Quatorze Juillet
– Prologue –
La pluie tombait, drue et à flots. Les égouts peinaient à faire évacuer les fleuves qui s’y écoulaient. Quelques déchets suivaient le cours d’eau qui les emportait. C’en était le cas pour une fleur de chrysanthème, flottant à la surface de l’eau. Elle vint se heurter aux pieds d’une personne se tenant là. Ladite personne se baissa et ramassa la pauvre fleur égarée. Elle la porta à ses lèvres et en huma le parfum ; elle laissa s’échapper un soupir.
La ville dormait. Les quelques lumières de la capitale française qui restaient allumées étaient là-bas, au loin, ailleurs. Il faisait noir, et il pleuvait. Et dans ce décor lugubre, la jeune fille attendait. Trempée jusqu’aux os, elle guettait l’instant. Ses vêtements lui collaient à la peau, mais elle ne s’en préoccupait pas ; c’était bien la dernière des choses qui pouvaient la préoccuper. Elle n’avait pas de parapluie, elle n’avait pas pensé à en prendre un en partant.
Elle surveilla ce coin de lumière. Dans un appartement, au rez-de-chaussée d’un immeuble, au coin d’une rue. Une pièce, une lampe, restait allumée. Elle guettait chacune des ombres qui se profilaient.
Finalement, la lumière s’éteignit. Elle entendit des portes grincer, et vit une ombre sortir de l’immeuble.
Elle sortit un bout de papier de sa poche, et vérifia l’adresse écrite dessus. Tout correspondait.
La maigre feuille se désintégra sous la pluie, dans ses mains.
Elle ne s’en préoccupa pas.
Elle l’avait trouvé.
Enfin. Tout allait pouvoir commencer.
*
« Ce n’est pas la pluie qui va nous arrêter, hein Fondue ? »
Le dénommé Fondue, un canidé blanc portant une cape rouge, aboya pour donner son approbation à son maître. Ce dernier était un jeune homme de dix-neuf ans, dont le regard brillait d’excitation à l’idée de ce qu’il avait l’intention de faire. Il ferma la fermeture éclair du blouson gris qu’il portait et mit sa capuche, avant de sortir sous la pluie, suivi de près par son chien.
S’aventurer dans l’obscurité la plus totale ne les dérangeait pas. Ils savaient parfaitement quel chemin prendre, avec ou sans lumière.
Ils s’engagèrent dans des dédales de rues en manquant à plusieurs reprises de tomber en glissant sur les dalles, avant d’arriver devant un immense portail. La bâtisse qui se dressait devant eux se détachait de l’obscurité de la nuit. Un immense manoir, dont quelques pièces étaient restées allumées. Le personnel devait sûrement encore travailler, malgré l’heure tardive.
Le jeune homme sourit en observant la demeure.
Telle était sa destination.
Et il était arrivé.
*
Il était tard, oh oui. La jeune fille avait cessé de compter les heures depuis que la lune s’était levée. Mais le sommeil ne venait pas à elle, alors elle attendait que les heures passent en espérant pouvoir tomber de fatigue, si bien qu’elle portait encore ses vêtements du jour. Elle avait commencé par lire de nombreux romans, depuis ceux de Rabelais jusqu’à ceux d’Albert Camus, avant de se saisir de son étui et de ses partitions, et de se rendre dans le cabinet insonorisé du manoir, à l’autre bout du couloir.
Prise dans la musique et les notes qu’elle tirait de son instrument, elle n’entendait plus la pluie qui frappait aux carreaux de la fenêtre. Elle était bercée par la mélodie des cordes frottées et pincées de son violon.
Elle joua pendant longtemps. Une heure, peut-être deux, ou plus encore. Son bras droit devint lourd, et cessa de frotter l’archet contre les cordes avec vigueur. Ses doigts de la main gauche s’engourdirent et cessèrent de suivre le rythme.
Peut-être que je devrais aller dormir à présent, songea-t-elle, bien que l’envie n’était pas là.
Elle rangea soigneusement son instrument dans l’étui, en remettant les tissus de protection sur l’objet de bois. Elle ferma le tout, et retraversa le couloir dans le silence le plus total, bien qu’elle fût la seule à dormir dans l’une des chambres que l’on pouvait trouver derrière ces portes.
Elle saisit la poignée de la porte. Elle fut surprise de constater que le métal n’était pas froid comme il devait l’être. Comme si quelqu’un avait attendu pendant longtemps, la main posée dessus. Elle la tourna, et au moment de pousser la porte, elle entendit une voix familière lui murmurer à l’oreille.
« J’avais hésité à entrer. Puis j’me suis dit que c’était malpoli. »
Elle se retourna, surprise et heureuse à la fois. Elle lâcha la poignée, posa l’étui de son violon, et sauta au cou du nouveau venu. Des larmes de joie coulaient sur ses joues.
« Je suis tellement heureuse de te revoir, Raphaël ! »
Un jappement à la tonalité jalouse vint annoncer sa présence.
La jeune fille lâcha son ami, et salua le chien en lui caressant la tête.
« Toi aussi Fondue, tu m’as tellement manqué ! »
Le canidé s’ébroua, dispersant des gouttelettes de pluie dans le couloir. Il attendit d’elle des câlins –ce qu’elle fit– et afficha un air ravi.
La jeune fille invita ses amis à entrer dans sa chambre. Le dénommé Raphaël hésita un instant, et expliqua qu’ils avaient couru sous la pluie.
« On va quand même pas salir ta chambre, dit-il d’un air gêné. Les domestiques ont assez de travail comme ça... »
L’adolescente secoua la tête, faisant onduler ses cheveux blonds, et répondit que c’était elle qui s’occupait du ménage de sa chambre, et donc qu’il n’y avait aucun problème pour eux.
Elle demanda à ses amis de s’asseoir, et s’absenta un instant, avant de revenir avec deux serviettes de toilette. Elle en tendit une au jeune homme afin qu’il se séchât les cheveux tandis qu’elle s’occupait du poil du compagnon à quatre pattes. Ce dernier était bien heureux d’être à nouveau sec.
Le silence s’installa, à la fois lourd et gêné. Assise sur son lit, la jeune fille n’osait pas regarder son ami. Celui-ci, assis sur son bureau, n’osait pas prendre la parole. Ils avaient tant à se dire, mais aucun ne savait comment amorcer la conversation. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas parlé ? Près d’un an, sûrement. Et tant de choses s’étaient passées durant ces douze mois. L’adolescente se décida à parler, mais Raphaël lui coupa la parole.
« Je voulais m’excuser pour... ne pas avoir donné de nouvelles. »
Il s’approcha, et lui tendit un paquet emballé, un cadeau. Elle le saisit, et frémit lorsqu’elle toucha ses doigts. Sa peau était si chaude... Elle voulut le remercier, mais elle bégaya, si bien que tout ce qu’elle put articuler ne fut qu’une bouillie de mots. Son visage rougit sous la honte.
Elle déballa doucement son cadeau, et dévoila un écrin. Avant d’ouvrir le petit coffre, elle sourit à son ami, et demanda sur un ton ironique s’il avait volé ce qu’il lui offrait. D’un air faussement exaspéré, il lui répondit qu’il ne volait que dans les musées, et que les seuls objets exposés dans les musées étaient vieux et sans valeurs.
« Et puis, tu mérites mieux que ça » ajouta-t-il en souriant.
Les joues de la jeune blonde virèrent au rouge pivoine. Elle ne répondit rien, elle ne savait quoi répondre, et ouvrit le coffret. Elle écarquilla les yeux, stupéfaite par ce qu’elle voyait. Le coffret contenait un petit bijou, un collier. Elle le prit délicatement, elle n’en revenait pas. C’était un pendentif en forme de croissant de lune, sur lequel reposait un violon. La chaîne qui le tenait, et le bijou lui-même, était en argent.
« Mais... combien ça t’a coûté !? » s’exclama-t-elle, presque choquée par l’importante valeur du cadeau.
Il se tut, et lui prit délicatement le bijou des mains, afin de le lui passer au cou. Le contact de ses mains sur la nuque de la jeune fille la fit frissonner. Cela lui faisait drôle, de tels contacts après autant de temps.
Il recula, et passa une main dans ses cheveux rouges, toujours souriant. Il avoua que le collier lui allait très bien, voire mieux que ce qu’il pensait, et l’invita à se regarder dans le miroir qu’elle gardait sur son bureau. Elle s’avança afin de voir son reflet, et constata qu’en effet, Raphaël avait raison.
Le pendentif, dont le croissant de lune était un peu plus gros qu’une pièce de cinquante centimes, lui tombait juste au-dessus du creux de la poitrine. Discret de par sa couleur unie, elle pouvait le porter avec n’importe quelle tenue. Mais ce qui l’avait le plus surprise était la signification de la lune et du violon qu’eux seuls connaissaient.
Elle vit le reflet de Raphaël s’approcher du sien. Il vint l’enlacer, passant ses bras autour de son cou, et murmura à son oreille.
« Tu es magnifique Marie. »
Elle lui sourit. Toutes ses pensées se chamboulaient dans sa tête. Sa gêne disparaissait, laissant place à une sensation agréable de bien-être. Elle avait cru oublié ce sentiment, mais maintenant qu’il était là, il refaisait surface. Son cœur battait la chamade, et elle savait qu’il le savait.
Marie tourna son visage vers le sien, à sa droite. Son regard noisette, dur et doux à la fois, vint rencontrer ses yeux d’un bleu clair pétillant. Elle entrouvrit ses lèvres ; elle voulut lui dire ce qu’elle avait gardé pour elle pendant longtemps. Mais il ne lui laissa pas le temps de s’exprimer. Raphaël vint poser ses lèvres sur les siennes. Ce simple premier baiser qu’ils échangèrent, lors de cette nuit pluvieuse, fut la réponse aux interrogations qui se posaient en elle depuis un an.
*
Il pleuvait toujours autant à son retour.
La jeune fille avait attendu, sous la pluie, son retour. La nuit était toujours là, il était tard. Peut-être quatre heures du matin. Elle n’en savait rien, elle n’avait pas non plus de montre. Mais elle guettait toujours le moment où il rentrerait chez lui.
Il finit par arriver. Tranquillement, il s’approcha de son domicile.
Accompagné de Fondue, l’adolescent aux cheveux rouges attendait à un passage piéton que le feu passât au vert. À cette heure-ci, il n’y avait pas beaucoup de trafic, mais il préférait s’assurer que la voie était libre. Par chance, l’attente ne fut pas longue, et ils purent traverser. Fondue passa en courant et s’assit en attendant son maître qui traînait du pied, appréciant chaque pas qu’il faisait.
Un vif coup de klaxon retentit.
Une lumière l’aveugla.
Mais il était déjà trop tard.