Un lever de printemps
Ilasidrel
La lourde chape de plomb, zébrée d’éclats bleu pâle, ébène et d’un blanc menaçant, ne fournissait plus qu’un grondement s’éloignant de seconde en seconde depuis de nombreuses minutes. Se décidant à se retourner entièrement sur son séant, refermant le poing sur les longues plumes ornant le haut de la nuque du monstre de sa fille, Saraya rattrapa la blouse à larges carreaux noirs et rouges d’Alan Rupert, le tirant vers elle afin de lui épargner une chute mortelle. Claquant bruyamment des dents, l’homme la remercia muettement, serrant davantage encore les cuisses autour de l’animal.
Rien de plus inutile pourtant, songea amèrement l’escorte, braquant ses pupilles d’argent droit devant elle.
Dans un concert de hurlements rageurs, le ciel se couvrit de créatures toutes plus difformes les unes que les autres, volant promptement en leur direction. Exacte symétrie de la nuée de charognes s’empressant de leur coller joyeusement au train.
Étouffant un juron dépité, Saraya baissa le regard vers l’écran de son X-Reader, vérifiant pour la troisième fois en une poignées de secondes ce qu’il lui indiquait. Clignotant faiblement depuis quelques secondes, accompagné d’un bip sonore inlassablement répétitif, l’appareil indiquait obstinément une relique kaïru… Directement sous l’épaisse couche de glace, désormais fendue en de nombreux endroits sous l’assaut massif d’énergie, un instant plus tôt. En réponse à ses réflexions, un grondement lourd, assourdi par les filins de brume, montant exponentiellement de la moraine impitoyablement martelée par le tonnerre, explosa brusquement en une gerbe d’écho tout de modulations stridentes, rebondissant contre les parois des congères ne s’étant pas encore effondrées. Juste à côté, s’étaient-ils assez éloignés pour se permettre de classer ce problème comme secondaire ? Que les tripes de Keres en soient témoins, cela faisait bien longtemps que ses sens n’avaient pas été brouillés – et ça ne lui manquait pas d’un pied !
Et si encore le signal daignait se laisser reconnaître, cela l’aiderait un peu plus que la mélasse dans laquelle elle s’enfonçait sans dévier ! En examinant de plus près le signal émis, Saraya avait cru nager en plein délire – pourtant, contrairement à certains, elle n’aspirait pas de schnell sous prétexte de se tenir éveillée –, pianotant fébrilement afin d’afficher la courbe exacte de la relique détectée. Malheureusement, aucune des variations ondoyantes ne lui permettait de relier cette source à une des formes connues de kaïru. Tout ce qu’elle pouvait déduire en observant son spectre, était qu’il s’agissait vraisemblablement d’une énergie plutôt éthérée, mais en même temps compacte – quoi que cela veuille dire.
Elle posa la main sur l’encolure de sa fille. Nerea avait assez d’énergie pour tenir quelques minutes encore sa transformation, mais passé ce délai, les ignominies de la Horde ne tarderaient pas à les réduire en lambeaux. Horde qui les cernait de part et d’autre, vraisemblablement attirée par ce monstre kaïru flottant dans le ciel, et ne suivant pourtant pas l’itinéraire inscrit en elle.
Quant à la relique, soit elle se trouvait noyée sous des litres cubes d’océan glacé, et les condamnerait à une mort atroce par hypothermie, soit il leur restait encore un fragment de chance, et elle reposait dans une poche d’air, ou quelque chose de ce genre.
– Maman ? résonna l’appel angoissé de sa fille, la voix déformée par son monstre.
– Plonge, Nerea ! Nous n’avons pas le choix ! Et prions pour nous en sortir vivants !
– Les grottes ne sont plus très loin, protesta Alan Rupert, et nous serons bien plus à l’abri…
– Accrochez-vous et fermez votre mouille !
Sans crier gare, la lancière n’attendit pas que l’homme achève sa tirade, obliquant brutalement avant de plonger en piqué, vers le minuscule point indiqué par les X-Readers. Jetant sa dignité aux orties, Alan poussa un long hurlement sonore, vidant ses poumons une dernière fois.
Dragus glissa entre les fissures de la glace, plongea dans l’eau glacée. La première seconde frappa de plein fouet Saraya, heurtant de plein fouet un mur de béton liquide. Le froid s’insinua sous la moindre parcelle de peau en des milliers de grains de papier de verre, grignotant ses bronche dépourvues du moindre souffle d’air en dépit de son inspiration prévoyante. Fermant par réflexe les paupières, elle resserra ses poings, son cerveau, paralysé par la température ambiante, suffisant tout juste à l’empêcher de lâcher les plumes de Dragus.
De longues secondes s’écoulèrent, durant lesquelles elle ne fit pas le moindre effort pour brancher à nouveau ses neurones, afin de ne pas ressentir l’inquiétude montant en elle davantage. Incapable de distinguer quoi que ce soit, elle ne pouvait que se fier aux mouvements saccadés de Nerea, ne cessant d’onduler par brefs mouvements secs, filant à travers le rideau aquatique sans dévier une seule fois.
L’eau paraissait absorber le moindre son, la moindre sensation, à l’exception des poinçons du froid, et la présence oppressante, omniprésente, des profondeurs. Alors qu’elle se savait dotée d’un sens de l’orientation des plus corrects, l’escorte n’aurait pas su même dire dans quelle direction ils avançaient. Ni vers quelle noyade. Car enfin, s’ils ne parvenaient pas à trouver une poche d’air, ou quoi que ce soit d’autre, ils allaient finir stupidement happés par sa propre décision idiote !
Pourtant, Nerea continua à avancer, suivant scrupuleusement les pulsations indiquées par son X-Reader… et finit par émerger hors de l’eau, projetant sans douceur ses passagers, menton heurtant une fine couche de glace protégeant une roche irrégulière. Parvenant de justesse à sortir à son tour, une aura grenat l’entoura, le monstre s’effaçant pour laisser place au corps frissonnant de la jeune femme.
Étourdie, Saraya frictionna vigoureusement ses bras nus, mi-rassurée mi-dépitée de constater la survie de l’humain, en dépit du fond de l'océan qu'il recrachait à pleins poumons. Redressant le buste, raidissant les genoux pour ne pas glisser, elle s’approcha de Nerea, l’aidant à quitter le bord légèrement tanguant, s’assurant qu’aucune blessure grave ou hématome inquiétant ne grave la peau cuivrée de la jeune femme.
– Ton énergie ?
– Il m’en reste un peu, j’ai préféré me détransformer au plus vite, au cas où. Tu veux que je retourne dans l’eau, pour explorer les environs ?
– Non, je réserve tes attaques pour autre chose.
Approuvant sans discuter sa mère, Nerea grimaça brutalement, son teint virant au verdâtre. Se détournant, elle se pencha précipitamment sur le côté, déversant le contenu de son estomac sur le sol.
– Ce n’est rien, la rassura l’escorte. Prend ton temps, nous…
Jetant un regard de côté, afin de vérifier la position de l’humain, elle se tut brusquement, abasourdie.
Patientant un instant, l’escorte finit par tapoter l’épaule de Nerea, l’incitant à se retourner. Au lieu de la poche d’air à laquelle elle s’attendait, et au sein de laquelle une relique aurait pu tomber, une pâle lueur crépusculaire bleutée était diffusée par des dizaines de minuscules cristaux incrustés dans les parois d’un immense dôme. Si ce qu’elle voyait n’égalait guère la taille une ville telle que Uthir, où se réunissaient les guildes de commerçants de tout le territoires, une arche ressemblant à celle des temples de son peuple accueillait les visiteurs. Au-delà de son imposante masse, s’étendait tout un complexe aux rues assez larges pour que six cavaliers y passent de front. Des bordures à moitié dévastées laissaient supposer qu’il y avait eu là des champs, et de fréquentes fontaines ornées de statues (cette combinaison n’existant que chez les Dangarwill, son peuple se contentant d’une simple coupole. Quant aux Koyals, aucune terre ne comportait assez d’eau pour en faire une fontaine) se dressaient, brisant la monotonie du paysage.
Érigés de part et d’autres des avenues, d’étranges bâtiments de plusieurs étages, certains rappelant les palais Koyals, culminaient à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, d’immenses vitraux, pour la plupart détruits, ornant la majorité des façades. Aucune construction ne semblait réellement modeste, rien n’évoquant une auberge, un refuge ou même une banale épicerie. Seules existaient des demeures majestueuses, parfois pourvues de colonnes dorées, rouges ou blanches. Au-dessus des piliers se dressaient des sommets de tours pointus, se rapetissant à mesure que montait leur hauteur, des sortes de minarets, effleurant parfois la voûte glacée.
Pourtant, aussi majestueuse pouvait être cette ville, aucune forme de vie, aucune source d’eau ou de culture ne surgissait des rues pierreuses, recouvertes d’une fine couche de glace. De plus, de nombreux bâtiments étaient décapités, leur plafond ne s’ouvrant que sur un trou béant. Ça et là, de nombreux cratères ornaient les crevasses des hautes colonnes d’ébène, comme autant de blessures fièrement exposées à la vue de tous par un guerrier Handroktasiaykins à la fin de son existence. Peu de chances que les habitants aient quittés la ville de plein gré…
Étrangement, la température restait largement supportable, constata Saraya, ses frissons s’apaisant lentement, tout comme ceux de ses compagnons, la chaleur régnant au sein de l’étrange bulle avoisinant celle d’une fin de soirée estivale. Un répit bienvenu, quoique inexplicable.
Suivant ce qui semblait être une avenue principale, le trio déboucha rapidement sur une esplanade, la seule de la ville à ce qu’ils voyaient, cernée de toutes parts par les témoignages du passé.
– Comment est-il possible de tomber sur une telle ville en ces terres de glace ? s’interrogea à haute voix Nerea, exprimant les pensées de sa mère à haute voix, la pâleur de son visage nerveux ressortant dans la pénombre crépusculaire. Notre peuple aime les demeures souterraines, je ne l’ignore pas, mais au sein même du monde des Humains ?! Comment une telle chose est seulement envisageable ?
– Je l’ignore, murmura Saraya, balayant du regard l’arche majestueuse, quoique partiellement effondrée par les ravages de l’existence, aux rebords pointant fièrement vers le ciel rappelant vaguement une mâchoire gargantuesque moqueuse. D’après l’histoire des nôtres, il n’est fait mention que de passage temporaires sur Terre. Éventuellement, quelques liens commerciaux forgés ici et là, mais rien de plus concret que cela.
– Mais si nos propres écrits se sont trompés au point de méconnaître l’existence de cet endroit, n’est-ce pas inquiétant pour l’avenir ? L’Infanticide aurait-il falsifié d’autres documents officiels ? À moins qu’il ne s’agisse que d’un ancien repaire de Sylvia, abandonné pour une raison inconnue ?
– Cela remet bien plus de choses en cause, marmonna Saraya, l’œil intrigué sans parvenir à définir la cause de sa gêne. Je ne crois pas que Sylvia soit à l’origine d’une telle construction. Du moins, elle n’aurait pas envoyé des troupes monstrueuses détruire les environs si proches, en prenant le risque de finir découverte. Non, elle est bien plus fourbe que ça.
Et surtout, jamais elle ne nous aurait laissé découvrir aussi facilement le lieu de sa retraite, ajouta-t-elle mentalement, surveillant que la démarche de sa fille reprenne son pas ferme habituel.
– Il y a plus étrange encore, murmura-t-elle, la gorge devenue sèche. Tu as consulté ton X-Reader depuis notre arrivée, ma fille ?
– Non, pas encore, fit l’intéressée, gênée de n’avoir pas eu cette idée elle-même. Est-ce que la relique est dans les parages, alors ?
– En quelque sorte… Si je me fie à ce que je lis (d’un geste, elle glissa son propre appareil devant le regard de la lancière, celle-ci plissant les paupières afin de décrypter les lignes s’inscrivant doucement sur l’écran), cette ville est la relique toute entière.
– Pardon ?! Le kaïru s’est dispersé aussi massivement, aussi profondément, dans… C’est possible ça, au moins ?!
– On peut toujours supposer qu’à l’origine, cet endroit se tenait à la surface, et qu’un tremblement de terre l’a condamné aux abysses, mais ça n’expliquerait pas sa présence en aussi grande quantité. (Levant le bras, l’escorte attendit quelques secondes, passant au crible de son X-Reader les bâtiments les plus proches.) Non, je dirais plutôt que c’est comme si l’énergie sous-tendait l’ensemble de la ville.
– Comme une sorte de ciment énergétique ?! balbutia Nerea, visiblement perdue. Ça paraît aberrant, comment le tanabris peut-il faire un truc pareil ?
– Pas du tanabris, souffla Saraya, tentant de trouver un explication logique à tout cela, sans parvenir à une conclusion satisfaisante. Je n’ai aucune foutue idée de quelle forme de kaïru ce lieu peut être rempli !
Loin de paraître aussi déboussolée que sa mère par cette découverte, Nerea ne put s’empêcher de battre joyeusement des mains, trottinant jusqu’à une réplique, bien moins imposante, de l’arche de l’entrée.
– Si nous n’avions pas été attaqués par ces étranges créatures, jamais nous n’aurions trouvé ce gigantesque complexe ! s’exclama-t-elle, les cernes s’étalant sous ses yeux lumineux atténuées par son excitation presque enfantine.
Oscillant entre une colère puissante, et une incrédulité absolue, Saraya se retourna brutalement, toisant la lancière de toute sa désapprobation.
– Quelle importance, de dénicher un tel endroit, dans notre situation ?! Te réjouirais-tu d’une bête architecture incompréhensible, alors que ton souverain et son fils sont probablement en grand danger ? Dois-je te rappeler qu’il s’agit là du plus puissant espoir de rédemption jamais incarné pour notre peuple ? Et toi, tu choisis donc de t’extasier du critique de leur sort, parce que nous sommes, par hasard, tombées sur « un gigantesque complexe » ?! Notre chute n’as pas secoué que les os de ton corps, ma fille !
Nerea se rapetissa significativement, détournant une fois encore une fois le regard. Le doré de ses pupilles brilla, accrochant l’aura bleutée faiblement diffusée par les candélabres, une violente culpabilité tordant ses traits. Les remontrances mourant dans sa gorge, l’escorte la dévisagea silencieusement, vaguement agacée de son absence totale d’explications. Depuis quand sa fille se laissait-elle déstabiliser par un simple rappel à l’ordre ?! Pas que cela la dérangeait, en ce cas précis, mais bon…
Certes, Saraya se savait parfois dure, exigeant des femmes sous son égide une discipline impitoyable quoique nécessaire, mais jamais elle ne s’était appliqué à les museler. Que ses enfants protestent, très bien, à condition que la situation n’exige une réactivité et une discipline absolue. Qu’elles lui expliquent précisément les raisons de leur protestation, et si celle-ci lui paraissait justifiée, l’escorte se contentait d’une réprimande, avant de chercher un compromis efficace. Ou, éventuellement, reprenait calmement les points sur lesquels elle estimait que sa fille se trompait.
D’autant que Nerea n’avait jamais été la dernière pour se rebeller. Durant les premières années passées auprès de sa mère, Saraya avait dû asseoir des plus fermement son autorité, le temps que la fillette accepte sa nouvelle vie, et comprenne que l’escorte désirait réellement son bien, rien de plus. Une conception que Nerea peina à assimiler au départ, testant bien trop régulièrement, au goût de l’escorte, les limites de sa patience. Heureusement, une fois le cadre – et les limites indispensables – posés, la lancière sut s’apaiser peu à peu, s’épanouissant à mesure qu’elle apprenait les techniques de combat, lui assurant qu’elle saurait se défendre, jusqu’à la guerrière qu’elle était aujourd’hui. Néanmoins, elle n’avait pas perdu pour autant son caractère contradictoire, n’hésitant guère à exprimer son désaccord, respectueuse sans se laisser démonter.
Alors pourquoi une telle réserve ?! À cause de son bref moment de dégoût, juste avant de pénétrer dans cet endroit… Étrange ? Surprenant en ce cas, d’autant que la découverte avait soufflé tout ce qu’elles avaient pu penser ou envisager auparavant.
Repoussant sans y penser le mélange de colère la secouant une seconde auparavant, Saraya s’adoucit, cédant à son instinct maternel lui criant de cesser de malmener sa fille.
– Nerea… commença la vieille femme, tendant un bras vers elle, appuyant doucement sa main contre sa joue. Je n’aurais pas dû crier. Nous sommes toutes un peu à cran, mais il y a une chose dont je suis sûre. Nous finirons bien par quitter cet endroit, et rejoindre nos souverains, sans parler de ta petite sœur. Cette maudite Horde nous perturbe, cependant il doit bien exister un passage permettant de remonter jusqu’à la surface entre ces antiques murailles. Une fois sorties d’ici, nos idées redeviendront plus claires. Dès que nous aurons retrouvé Juàn…
– Et Izan ? l’interrompit brusquement Nerea, repoussant la main de sa mère. Il est bien beau de se soucier sans arrêt de nos compagnons, mais pas une fois vous ne l’avez cité. Pourtant, il s’est battu autant que nous, peut-être davantage. Et surtout, surtout, lors de notre séparation ses blessures se sont révélées assez graves pour l’empêcher de fuir correctement. Or, vous ne cessez de l’oblitérer !
Ramenant son poignet contre sa hanche, blessée dans son amour-propre autant que dans son amour de mère, Saraya retint de justesse les invectives fleurissant sur ses lèvres, mordant violemment sa langue pour s’empêcher de répliquer vertement. Perturbée, voilà comment était sa fille. Pour une raison qui lui échappait, Nerea perdait son calme à une vitesse difficilement croyable. Si jamais l’escorte se laissait aller à son propre ressentiment, cela ne ferait que créer une boucle infernale de cris, au sein de laquelle l’une comme l’autre ne chercherait qu’à prendre le dessus sur l’autre sans seulement écouter ses arguments.
Par Keres, que le métier de maman pouvait être difficile, par moments !
Pourtant, si elle décidait de ne guère répondre à la provocation par la sévérité, il lui fallait tout de même découvrir ce qui troublait tant sa fille. Plus encore si cela mettait en danger leur propre expédition.
– Pourquoi te soucies-tu tellement d’Izan ? questionna Saraya, excluant toute aménité de sa voix, sans pour autant se départir de son autorité naturelle. Et, plus important, pourquoi perds-tu aussi rapidement tes moyens ? Cela ne ressemble guère à la combattante que je connais.
– Nous sommes poursuivies par des créatures dont nous ignorons tout, dirigées probablement par des ennemis bien décidés à provoquer notre silence éternel en nous empêchant de porter les nouvelles de paix éventuelle à notre peuple, alors j’estime qu’il y a de quoi s’inquiéter, au moins partiellement, rétorqua Nerea, levant rageusement les mains, sans que sa mère ne puisse déterminer contre qui sa colère se trouvait dirigée.
– Modère tes propos, l’avertit néanmoins Saraya, peu appréciatrice de l’accusation alourdissant la réponse de sa fille. J’en suis parfaitement consciente, mais tu ne réponds pas à ma question principale. Ton intérêt grandissant pour Izan m’interroge fortement. Prends-tu ton rôle… Trop au sérieux ?
Piquée au vif, la jeune femme arrondit les yeux, secouant la tête comme si elle ne parvenait pas à en croire ses oreilles. Jetant un regard inquiet aux deux femmes, partagé entre le désir d’en apprendre davantage ou de ne pas s’interposer sans certitude de s’en sortir en un seul morceau, Alan privilégia finalement la prudence, s’éloignant de quelques pas. Nerea regarda un bref instant les imposants palais inachevés, puis elle baissa les yeux sur sa mère et lâcha un soupir sonore, agacé. Enfin, elle ouvrit la bouche, pleine d’aplomb.
– Je me contente d’obéir à tes ordres, maman, rétorqua sèchement Nerea. Quant au reste, il ne s’est rien produit entre nous qui ne serve l’intérêt de notre souverain.
– Certainement, mais n’oublie jamais qu’Izan est marié, et que ton rôle est uniquement de t’assurer qu’il ne perde pas pied et finisse par saboter nos plans, grinça l’escorte, craignant de comprendre ce qu’elle refusait d’envisager pourtant. Pour les Dangarwill, l’adultère est puni de mort.
– Je n’aime pas vos insinuations, marmonna Nerea, passant du tutoiement au vouvoiement une nouvelle fois, sans y penser. Mais rassurez-vous, je n’oublie rien, absolument rien. Et nous ne sommes pas membres des Dangarwill, n’est-ce pas ? Quant à nous, que je sache, l’adultère était, jusqu’à récemment, un sport national. Les Handroktasiaykins, au moins, reconnaissent tous leurs enfants, nés durant ou hors mariage. Ils ne les tuent pas pour éviter toute querelle de succession.
– Pauvre folle ! Des sauvages qui participent à leur propre version des feux de Beltane ! lâcha Saraya, médusée, secouant la tête, sa chevelure d’argent oscillant au gré de ses mouvements. Bon sang, pour de tels propos, tu pourrais être exécutée. J’ai eu tort de te confier cette mission secondaire. Je te relève de ta tâche, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. De toute manière, Izan n’en a peut-être plus pour longtemps.
– C’est ce que nous verrons. Il est bien plus fort que vous ne l’imaginez. Que Keres en soit témoin.
Lissant du bout des doigts ses cheveux roux, la couleur revenant sur ses joues caramel, la jeune femme se tut, attendant le prochain ordre – ou reproche – de sa mère, s’efforçant de rattraper l’irrespect de ses propres paroles par une obéissance de statue.
Résistant à l’envie de lui décocher une bonne gifle, histoire de lui remettre les idées en place, Saraya inspira profondément, levant une main pour intimer le silence à l’aubergiste, sur le point de tenter une intervention d’apaisement. Ou toute autre chose, peu importait au final. Rivant les yeux sur sa fille, elle se détourna finalement, rejetant toute la frustration agacée qu’elle retenait en elle sur Alan Rupert, furieuse de remarquer qu’il tenait désormais une petite bouteille fendillée entre ses doigts, avalée avec enthousiasme.
Reprendre son calme, la colère est toujours mauvaise conseillère ! Il devait bien exister un côté positif à leur enfermement !
– Après tout, cette cité engloutie pourrait nous être utile, grinça Saraya, retenant à grand-peine un mouvement d’humeur, s’avançant vers la réplique de l’arche postée à l’entrée.
Parfaitement identique, y compris dans la forme architecturale unique. Si elles en trouvaient d’autres au travers de la ville, il s’agissait peut-être d’une façon d’activer un portail, quelque chose de cette veine ? Elle frotta du bout des ongles la mousse recouvrant l’un des deux piliers soutenant l’arche. Sous ses doigts, le lichen s’effrita promptement, trop fragile pour résister à une agression extérieure. De minuscules créatures, ressemblant à une colonie de fourmis, gorgées de résidus de kaïru flottant dans l’air ambiant si elle se fiait à son X-Reader, apparurent. Leur taille, bien trop imposante pour être naturelle, se dandina alors qu’elles s’éparpillaient furieusement, quelques-unes tentant de grimper sur l’avant-bras de l’escorte. Comme quoi, toute forme de vie n’était pas annihilée ici.
Chassant les intrus du plat de la main, elle acheva de nettoyer sommairement la colonne faite d’un alliage inconnu, glissant les doigts à mesure qu’elle sentait sous leur pulpe un faisceau d’irrégularités. Suivant le contour de ce qu’elle estima être leur dessin, Saraya observa, sans d’abord y croire réellement, les larges runes acérées s’accoler les unes aux autres, jusqu’à se rassembler en une suite de mots indéchiffrables.
La langue des Koyalsi, elle la reconnaîtrait entre mille, pour avoir contemplé les proverbes énigmatiques ornant les boucliers des peuples des terres ardentes.
Continuant à gratter, curieuse de découvrir d’autres écritures (comment Juàn avait-il dit qu’elles s’appelaient ? Bah, les dix-huit pays constituant les Koyalsi possédaient presque tous leur propre langage), l’escorte fronça les sourcils. Un trait, plein de circonvolutions, bien trop léger pour résulter d’un graveur koyal, privilégiant l’efficacité à l’esthétique ? Saraya dégagea rapidement une seconde phrase, suivant la première après un petit espace typographique. Du mirthidras, la langue des Dangarwill. Et, quelques mots plus loin, l’arion, idiome de son propre peuple.
Plissant les paupières, Saraya se rapprocha des écritures, étalées là rigoureusement, exactement au même niveau les unes des autres, comme une volonté de prouver qu’aucun peuple n’avait la primauté sur son voisin. Un seul nom, étalé là en différentes langues de manière à ce qu’il soit connu de tous.
– Ilasidrel, énonça-t-elle à voix haute, un inexplicable frisson remontant le long de son échine.
Autour des deux femmes, l’écho de sa voix rebondit le long des parois, propageant un message secret, solennel, qu’elles étaient désormais les seules à connaître, et à détenir, sans pour autant parvenir à en déchiffrer le sens.
– Qu’est-ce que ça signifie ? fit Alan, se penchant au-dessus de l’épaule de Saraya aussi loin qu’il lui était possible sans ne serait-ce que l’effleurer.
– Rien, justement, marmonna-t-elle, désorientée. Rien que je ne connaisse, en tout cas. Mais ça ne nous aide pas à trouver une solution pour revenir à la surface.
– Si par miracle nous parvenions à sortir d’ici par le même chemin qui nous a fait entrer, les créatures de ce qu’ils appellent la Horde n’hésiteront pas à nous lacérer sur-le-champ. Si ce n’est pas la tempête. Et je n’ai plus assez d’énergie kaïru pour me battre, déclara sombrement Nerea, plissant le front tandis qu’elle examinait l’avertissement muet s’inscrivant sur l’écran de son X-Reader.
Déçue, exceptionnellement, de ne pas s’être trompée, la rousse abandonna le petit appareil au creux de sa sacoche pendant à sa ceinture. Déglutissant péniblement, elle se passa une main tremblante sur son front trempé de sueur, arrangeant ses mèches rebelles de manière à les placer derrière ses oreilles. Son visage caramel avait pris une teinte pâle, presque blanche, les muscles de ses bras paraissant peiner à soulever la lourde lance dont la pointe tintait, à intervalles réguliers, contre les parois gelées. La forcer à utiliser davantage ses pouvoirs, qu’il s’agisse de X-Drive ou de tanabris, pourrait bien conduire sa fille au bord de l’évanouissement, songea Saraya. Peut-être les conditions extrêmes épuisaient plus rapidement leur énergie.
Elle lui poserait la question, une fois débarrassées d’Alan. Il ne paraissait pas particulièrement dangereux, ni même doté de capacités de combattant, néanmoins si les Hildenerven étaient parvenus à convertir un fier Koyal à leur idéologie, nul doute que de braves petits espions se dissimulaient sur cette planète.
Si encore ils avaient la moindre idée de qui se tenait à la tête de cette Famille Originelle autoproclamée, Juàn et elle pourraient envisager un accident regrettable.
Soupirant lourdement, l’escorte vérifia ses propres niveaux d’énergie. Les deux ou trois attaques lancées une heure auparavant (ou était-ce une poignée de minutes ? Non, probablement plus que cela, bien qu’il soit impossible de se repérer avec précision sous les glaces) n’usèrent guère la totalité de son énergie. Cependant, tout comme Nerea, elle ne pourrait affronter l’entièreté de la Horde. De toute manière, dans tout leur groupe, seul Blàs possédait la capacité de repousser éventuellement ces monstres… Si seulement il n’était pas si jeune, et doté d’un pouvoir encore immature.
S’apercevant que l’humain, tout en affectant de vérifier la survie des quelques affaires disposées à la hâte dans son sac, se penchait bien trop sur sa gauche pour ne s’intéresser qu’à son contenu, Saraya foudroya du regard l’impudent. Sursautant brutalement, une violente carnation écarlate envahissant ses joues devant son flagrant délit d’indiscrétion, Alan se détourna vivement. Tentant un geste d’apaisement, il renonça rapidement à son entreprise, scrutant le petit appareil avec l’intérêt d’un entomologiste face à une nouvelle espèce. Tout en se demandant si celle-ci se révélerait nuisible, ou apporterait un quelconque intérêt. Eh bien, qu’il continue à s’interroger, tant qu’il gardait son bec cloué !
– Le combat ne sera pas la solution, concéda finalement l’escorte, à contrecœur. Examinez les parois, le plafond, n’importe quoi. Il doit bien y avoir une issue quelque part !
– Pas sûr, grimaça l’humain, sans que ses compagnes ne lui prêtent attention.
– Ça se tient. Ça m’étonnerait que les habitants d’Ilasidrel aient volontairement choisi de s’enterrer définitivement sous les glaces, répondit au même moment Nerea, oubliant un instant sa fatigue pour se poster près de sa mère. Il y a bien des cultures, mais rien qui ne ressemble à un atelier d’artisan. Ils devaient bien se fournir ailleurs.
– Je pensais à quelque chose de similaire, avoua Saraya, caressant distraitement les cheveux emmêlés de la jeune femme.
– C’est ridicule, marmonna Alan. J’habite ici depuis des décennies, et personne n’a jamais habité dans les parages. Les collines sont une zone bien trop hostile pour que quiconque y habite. Et croyez-moi, si des lézards capables de faire des tas d’effets pyrotechniques avec des schnioques d’étoiles qui brillent étaient venus dans le coin, je l’aurais su !
– Oui, il est vrai que votre perspicacité nous a immédiatement démasqués dans votre auberge, railla Saraya. D’une manière ou d’une autre, la population a peut-être disparu depuis un sacré moment ? Avant même avant votre naissance, qui sait.
– Ben voyons ! En admettant que ce soit possible, mon père a vécu dans mon refuge avant moi, et son père avant lui, et le père de son père encore avant ! Et si Dieu l’avait voulu, mes gamins auraient repris l’héritage familial. Alors même comme ça, ça se saurait.
– Vous n’êtes pas un peu vieux pour espérer encore avoir des enfants ? grommela Saraya, que le babillage quasiment incessant de l’homme commençait à sérieusement agacer.
Ne pouvait-il pas se taire juste cinq minutes, histoire de lui laisser le temps de réfléchir ?!
– Et vous, vous n’êtes pas trop jeune pour avoir comme fille une minette de vingt, à peine ? rétorqua l’humain, s’emparant d’une nouvelle flasque apparue comme par magie.
– Qui vous dit qu’il s’agit de ma fille ? rétorqua sèchement Saraya, posant la main sur sa fidèle masse.
– Elle vous a appelé « maman », tout à l’heure, déclara Alan, haussant platement des épaules comme s’il ne percevait guère la menace implicite.
– Vous réalisez bien que votre instinct de survie est sacrément en berne ? commenta sentencieusement Nerea, pliant gracieusement les jambes pour s’asseoir à une distance raisonnable.
– Pourquoi donc ? parut-il s’étonner sincèrement, les yeux arrondis sous la surprise.
Entamant sérieusement le contenu de sa flasque (qui n’incluait très probablement pas un quelconque jus de fruit), l’aubergiste proposa poliment à la jeune femme de prendre une lapée de son contenu.
– Ces histoires d’en savoir trop, de finir éliminé dans un coin perdu là où nul ne retrouvera votre corps, continua-t-elle, refusant d’une main, le nez plissé sous les effluves atroces du breuvage.
Désabusé, l’intéressé ramena son breuvage à ses lèvres, prenant un temps précieux avant de répondre.
– Vous savez, j’ai déjà vu de quoi nourrir mes cauchemars durant des années, alors un peu plus un peu moins…
Durant un long moment, personne ne prit la parole. Refusant de se laisser choir à son tour, surveillant d’un œil méfiant l’imprudent humain qui continuait de puiser à sa source à intervalles réguliers, Saraya resserra son emprise sur son arme. La lance pendante, Nerea ne cessait de se frotter les paupières, lorgnant avec une envie mitigée les irrégularités des pavés, hésitant entre les considérer comme une couche acceptable, ou un ignoble affront à sa personne. Elle avait beau figurer parmi les plus prometteuses de ses enfants, aînées compris, la tension de la fuite mêlée à sa perte d’énergie avait lentement raison de la résistance de la combattante. Dès leur retour au pays – car cela ne pouvait se dérouler autrement, tout comme Juàn et Blàs reviendraient sur leur chemin à un moment ou un autre –, Saraya devrait renforcer l’entraînement de sa fille. Et dire qu’elle se trouvait jusque-là persuadée de leur enseigner à faire face à n’importe quoi !
Rien de mieux qu’un danger critique pour mettre ses croyances erronées à l’épreuve.
Ses iris d’argent s’arrêtèrent de nouveau sur l’humain. Il suffisait d’un pas ou deux, déboucler la lanière de cuir maintenant sa masse en place dans le même mouvement, et l’aubergiste ne pourrait guère se relever. Quant à espérer lui échapper, personne, et certainement pas lui, n’y croyait. Voilà qui serait probablement le plus simple moyen de s’assurer qu’il ne raconterait ses découvertes à personne.
– En somme, d’après vous, impossible de retourner à la surface pour le moment, traduisit Saraya, railleuse. Alors que d’autres ont trouvé le moyen de… demander assistance aux locaux ? Oui, ce doit être ça murmura-t-elle pensivement, refusant de démordre de sa théorie.
– À quoi penses-tu, maman ?
– Juste que les habitants de cette cité ont donc eu le moyen de se mêler à la population de la surface, et ce sans éveiller les soupçons, lâcha du bout des lèvres l’escorte, paraphrasant ses précédentes déclarations.
Quoi qu’en dise Alan, aucune autre théorie n’expliquait la survivance de ce qui était le peuple souterrain durant tout ce temps. Car, enfin, il avait bien fallut des années entières pour ériger tous ces bâtiments ! Or, qui disait mélange de deux populations, laissait soupçonner des rapprochements plus… personnels. Nombre d’humains rejetaient la différence, et bien souvent de manière cruelle, refusant d’accepter ou d’essayer de comprendre ce qui leur était inconnu, Saraya en avait eu la preuve à de nombreuses reprises au cours de sa longue vie. Pour autant, pour des millions de génocidaires prêts à provoquer l’extinction de peuples sous le couvert de la peur et de la haine, existerait toujours l’exact opposé. Des membres appartenant aux humains, capables d’accepter, voir de dépasser les a-priori pour mener une coexistence harmonieuse, quitte à aider leurs vis-à-vis à se dissimuler aux yeux des autres humains. Et parmi ces âmes charitables, nul doute que la propension des êtres vivants à se jeter sur la moindre romance éventuelle n’ait pas eu quelques conséquences… naturelles.
Heureusement, Nerea n’insista pas, reprenant aussi rapidement qu’elle était intervenue sa lutte contre la fatigue, non sans observer discrètement sa mère, cherchant mollement une issue.
– Fouillez bien les alentours, ajouta Saraya afin de détourner l’attention de ses compagnons. Je ne vois aucun cadavre joncher le sol, en dépit de l’abandon des lieux. Cela signifie sûrement qu’ils ont réussi à s’enfuir d’une manière ou d’une autre. Et donc, que nous pouvons sortir d’ici.
Hochant positivement de la tête, Nerea se leva précautionneusement, se penchant doucement d’abord, puis franchement quand elle fut certaine que sa nausée ne reviendrait pas, plissant les paupières en scrutant les ombres. Ronchonnant dans un premier temps à propos de ses « cannes injustement malmenées », Alan finit par suivre le mouvement collectif, boitillant comiquement tandis qu’il visitait à l’envie les quelques bâtiments ne menaçant pas de s’écrouler sur son front.
Soulagée de ne pas avoir à développer ses idées devant l’humain, Saraya s’assura encore une poignée de secondes que personne n’avait de questions intempestives, avant de reprendre le cours de sa réflexion.
Peut-être était-ce là le but de l’attaque de l’étrange trio ? Éliminer les résultats d’une pareille mixité ? Et cela concorderait avec les informations délivrées par Clint : depuis quelques temps, de nombreux enfants, métisses de deux peuples ou de deux Familles, disparaissaient par poignées. Aussi rare cela soit-il, le mélange de deux origines et de magies aussi génétiquement éloignées menant à pléthore d’avortements spontanés, quand les unions n’étaient pas stériles. Et pourtant, les enfants parvenant à survivre à la fois à la grossesse, puis à l’accouchement, développaient des capacités surprenantes, voir totalement inédites. Sans parler de leur résistance accrue aux faiblesses originelles de leurs Familles ancestrales. Une fois, Saraya avait dû abattre de justesse une gamine à demi Koyal, qui, au lieu de se trouver engourdie par le froid intense de l’hiver, paraissait n’en souffrir d’aucune façon.
D’un autre côté, de nombreux enfants issus de ce métissage, extrêmement rare, suscitaient une méfiance accrue du peuple au sein duquel l’enfant se trouvait élevé, menant souvent à une impossibilité d’acceptation de leurs semblables. Malheureusement, cet état de fait mena fatalement à la création des Hildenerven, ses membres se proclamant autant Originels que les autres Familles. Depuis, nombre d’entre eux choisissaient de rejoindre de plein gré leurs rangs, développant un désir de vengeance et une agressivité dangereuse pour les autres peuples. De même que les marginaux, les rares à s’élever contre des règles immuables érigées des siècles auparavant… ou ceux qui ne parvenaient à trouver leur place nulle part dans les Familles Originelles ou les peuples sous leur bannière. Des Marasmes, d’après le terme employé par son peuple. Ou Inaptes, d’après les Dangarwill. Voir, comment disaient les Koyals ? Des Hùryn’d ? Oui, ce devait être ça.
Hélas, les Familles Originelles et les peuples sous leur bannière respectives avaient eux-mêmes, en quelque sorte, provoqué la création de ce qui restait aujourd’hui un mystère presque insondable. Amenant d’autres spécimens, bien plus méprisables, à venir rejoindre les Hildenerven pour servir leurs buts personnels, parfois aussi risibles et détestables que provoquer la destruction, et entretenir le feu de la guerre brûlant dans les veines de chacun.
Réalisant retarder le moment où elle formulerait clairement l’interrogation la perturbant tant, Saraya soupira lourdement, craquant machinalement ses phalanges. Enfin, de simples mots confinés au creux de ses pensées ne pouvaient guère causer le moindre mal, n’est-ce pas ?
Alors, pourquoi s’en prendre à des métisses qui finiraient par rejoindre leurs rangs avec un peu de propagande ? Décidaient-ils d’éliminer tous ceux qui, au lieu de s’engager dans la voie pavée de violence leur étant octroyée par leur naissance, préféraient se réfugier auprès de Clint, protégés par la neutralité revendiquée par l’homme et ses pairs ?
Voilà qui ne correspondait guère aux grandes déclarations égalitaires prônées les quelques fois où les Hildenerven daignaient s’exprimer. Rien d’étonnant pourtant, du moins à ses yeux : elle ne croyait plus depuis longtemps à l’Eden, ou toute autre forme idéaliste de ce genre.
Un bruit sourd, suivi d’un grognement franchement satisfait, interrompit sa réflexion. Jetant un regard par-dessus son épaule, l’escorte observa lourdement Alan Rupert, le derrière tranquillement déposé sur la pierre recouverte de glace, une chaussure jetée au loin tandis qu’il massait vigoureusement son mollet endolori.
– Par hasard, avez-vous réellement l’impression que c’est le moment de s’octroyer une pause ? marmonna Nerea, croisant ses bras sur sa poitrine, désapprobatrice.
– Avec mes jambes, je ne peux pas marcher plus, de toute façon, rétorqua simplement Alan. Alors je prends une petite pause, et ensuite je m’y remets. Vous feriez bien de vous reposer un peu aussi, toutes les deux.
Joignant le geste à la parole, l’homme plongea la main sous sa lourde veste, en sortant immédiatement une énième petite flasque évoquant irrésistiblement une tablette de chocolat à l’escorte, à l’exception de sa couleur, d’un gris argent cabossé. Dépité, l’aubergiste passa son doigt sur une fente s’étalant sur toute sa longueur à quelques centimètres du goulot, laissant échapper un liquide ambré par intermittence.
– Ça m’a mouillé mon pull, constata-t-il avec déception. Et en plus, c’est tout pété… Sûrement quand je suis tombé de cheval, tout à l’heure. Bien, alors autant le finir avant de tout perdre.
Léchant ses doigts humides, il déboucha sa flasque, prenant garde à pencher le récipient du côté épargné.
– C’est quoi cette fois ? demanda Nerea, front plissé.
– Du Vana Tallinn, un alcool récent que j’importe directement d’Estonie pour le bon plaisir des clients. Nouveau, mais plein d’avenir. Vous voulez goûter ? Ce n’est pas si fort, et ce n’est pas drôle de boire tout seul.
Agacée, Nerea rejeta de nouveau la proposition. Usant de sa lance comme d’une béquille, elle interrogea muettement sa mère du regard, afin de savoir si elle devait secouer l’homme à sa manière.
– Deux minutes de pause, mais pas plus, soupira Saraya. Et donnez-moi ça, je n’ai pas l’intention de vous laisser vous saouler. À moins que vous ne souhaitiez que ne ne vous abandonne sur-le-champ.
– Ce n’est pas avec des moitié de flasque que je vais me rouler par terre, marmonna l’intéressé, sans oser protester davantage.
Néanmoins, il obéit promptement, tendant à regret son trésor numéro trois vers Saraya, s’étant rapproché jusqu’à se tenir à deux pas de lui. Tant mieux, elle ne se sentait pas d’humeur à gérer les caprices d’un humain à qui l’on retirait son joujou favori.
Que de détours inutiles et d’embranchements futiles, alors que Juàn restait sans la moindre protection avec les deux enfants ! Sans compter que cela faisait beaucoup de découvertes, dont il allait falloir informer les autres membres du Conseil.
– Et donc, vous êtes quoi ? finit par demander Alan, rompant le lourd silence s’étant installé. Des genres de petits bonhommes de l’espace ?
L’homme s’efforça de conserver un ton et une attitude parfaitement détachée, comme si rien de tout cela ne l’atteignait. Hélas, son effet se trouva gâché par la curiosité brûlant avidement au fond de son regard, ses pupilles marrons ne cessant de parcourir avec avidité les larges avenues de la cité engloutie.
– Pourquoi je devrais vous le dire ? Vous n’espérez tout de même pas que les effluves d’alcool me délient à ce point la langue ? ricana Saraya, roulant ses épaules sous le tissu afin de les délasser.
Dédaignant approfondir sa pensée, l’escorte délaissa ses compagnons tandis qu’elle suivait lentement le pourtour de ce qui semblait être la place principale. Cela n’avait aucun sens, et pourtant… Le faste discret, mais néanmoins évident par endroits, comme sur les vitraux encore intacts, aux couleurs délavées et pourtant envahis de détails délicats rappelant les réalisations luxueuses propres aux Dangarwill… L’architecture élancée et bardée d’angles stricts évoquant immanquablement les demeures nobles de son pays de naissance… La base des bâtiments, massive et faite d’une seule dalle de pierre taillée sur-mesure propre aux habitations Koyalses…
Était-il possible qu’un jour, qu’en une occasion, ces trois peuples habitués à se mener la vie dure aient pu se supporter suffisamment longtemps pour permettre la construction d’une pareille ville ? Si elles parvenaient à dénicher la preuve indiscutable d’un tel phénomène, cela pourrait les aider considérablement pour inciter les autres Familles Originelles à rejoindre leur cause ! Une preuve que cela n’était pas qu’une vulgaire chimère, engendrée par des nobles désireux de protéger secrètement leur intérêts !
– Au point où j’en suis, j’aimerais bien savoir au moins à quoi j’ai affaire… Donc, vous ne niez pas que vous ne venez pas de notre bonne vieille Terre ?
– Allons, je ne vois vraiment pas pourquoi vous tirez pareille conclusion, plaisanta Nerea, essorant vigoureusement les mèches dansant devant son front.
– Ne me vouvoie pas, ma dame. Le tutoiement suffira, je ne suis pas si vieux après tout, tenta de sourire l’aubergiste, non sans scruter la jeune femme avec une mince crainte dans le regard. Aussi, sinon, j’ai une autre question : est-ce que tout à l’heure, vous avez parlé de souverain… Je veux dire, chez vous – quoi que cela puisse être –, vous avez encore un roi ?! Ce n’est pas un peu dépassé ce genre de choses ?
La main de Saraya vola à la masse reposant contre son flanc, foudroyant du regard l’impudent. Comprenant aborder un sujet sensible – du moins pour sa propre existence –, Alan tenta un sourire désarmant de fausse innocence, levant les mains en guise d’apaisement.
– D’accord, j’ai compris, pas toucher au seigneur… Je l’oublierai pas, si vous y tenez tant que ça.
– Vraiment, vous feriez bien de surveiller un peu plus vos paroles, ou il se pourrait que vous ne rejoigniez jamais la surface, commenta Nerea, qui n’avait pas esquissé le moindre mouvement.
Pourtant, son X-Reader ne résidait plus dans sa pochette attitré, mais au creux de son poing.
Avant que l’une d’entre elles n’ait pu mener à bien quelconque menace, un bref éclat sonore détourna leur attention, se répéta rapidement jusqu’à former un mince bip sonore. Intrigué, Nerea tourna sa paume tenant son X-Reader en direction de son visage, éclairé par la lueur désormais verdâtre illuminant l’écran.
– Il y a eu un bref pic d’énergie, souffla la jeune femme, redressant la tête vers sa mère. Comme si la ville était entrée en résonance avec quelque chose ?
– Quoi ?
– Voyez cela comme un appel, aubergiste. Éloignons-nous, c’est peut-être hostile.
Aucune ne protestation ne s’éleva, alors que le trio se relevait, Nerea en tête sans qu’elle ne quitte son X-Reader des yeux. Les doigts de Saraya pianotèrent sur sa masse, écho de ses troubles internes, attirant un regard inquiet d’Alan. Pourtant, ce n’était pas de lui qu’elle se méfiait désormais. Elle sentait que quelque chose se trouvait sur le point de basculer, comme si des paires d’yeux assassins se fichaient dans son dos. Pourtant, empli de quiétude, Ilasidrel baignait toujours dans la lumière bleutée des glaces. Les jeux de lumière générés par le soleil dessinaient de délicates ombres chinoises, alternant entre l’obscurité de la ville et ses pâles rayons falots au-dessus de son crâne.
Au-dessus de son crâne ? Pourtant, ils se trouvaient bien trop profond sous les glaciers pour être éclairés autrement qu’avec les cristaux d’Ilasidrel !
– Est-ce que vous pouvez marcher plus vite ?
– Dites plutôt courir, souffla Alan, les yeux levés vers la voûte.
Joignant le geste à la parole, l’homme accéléra le pas, claudiquant tant bien que mal.
Autour du trio, les ombres s’agrandirent de plus en plus, rejointes par des poignées de congénères, cherchant à les engloutir. Soudain, déchirant la surface du bassin par lequel ils avaient accédé à la ville, une nuée de créatures déformées, ignominieuses, s’échappèrent des eaux troubles dans un criaillement agressif.
Alors qu’une douzaine de monstres s’éparpillait dans Ilasidrel, encerclant progressivement le trio, une dernière créature se hissa sur la roche, s’aidant de sa min gigantesque pour s’appuyer sur le rebord. Lentement, prenant le temps de laisser se dégager la menace qu’il représentait, le monstre kaïru, trois ou quatre fois plus grand que les créatures l’entourant, se redressa. Les écorchures provoquées par l’épée de Juàn, ses ailes décharnées se déployant de ses omoplates, les nombreuses paires d’yeux du monstre se braquèrent sur le trio, un sourire atroce étirant son visage incomplet. Seule une claudication prononcée témoignait de son combat contre Juàn, alors qu’il traînait ses pattes arachnéennes à l’abord de la ville.
– Selmir ! souffla Saraya.
– Alors vous, souffla Alan, vous avez vraiment un karma merdique.