Aesragen
Chapitre 25 : Jour 5: Ce qui se cache à la surface
11571 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 08/12/2020 00:15
Jour 5 : Ce qui se cache à la surface
Le ciel se parât d’une couleur de plomb, les nuages semblant se fondre dans une masse uniforme qui s’étendit agressivement à partir d’un épicentre de liquide immatériel, s’approchant davantage de l’ébène que du gris. Animés du zèle que confère l’annonce imminente d’une tempête, les quelques imprudents n’étant pas encore cloîtrés à l’abri de leur maison toute de brique et de métal désengorgeaient progressivement les rues pavées, sous l’œil vigilant des sentinelles robotisées arpentant les allées sans démontrer le moindre signe de fatigue. Au fur et à mesure que l’après-midi avança, seuls les bars gardant leurs portes grandes ouvertes laissant s’échapper des sons indistincts à plus de trois pas au-dehors, sûrement une quelconque musique d’ambiance, la luminosité décrût prodigieusement, conférant une ambiance crépusculaire aux bâtiments presque entièrement dépourvus de verdure – à l’exception peut-être d’une jardinière rentrée à la hâte sur la façade d’un immeuble. Les rares arbres eux-mêmes, plantés disgracieusement au sein de petits ronds de fausse pierre par deux, le long du bitume défoncé par de nombreuses générations de carrioles, perdaient le pitoyable de leur condition pour se faire gardiens d’une nuit imprévue et bien trop empressée, étendant leurs branches à demi-dénudées en autant de suppliques muettes vers la voûte céleste témoin des chuintements moqueurs de l’aquilon fouettant impitoyablement les corps, organiques ou non, sur son passage. Par moments, les débris pitoyables d’une carcasse de voiture gisaient sur le bas-côté, depuis longtemps dépouillés de la plus petite trace de métal capable de rapporter ne serait-ce qu’une once d’or ou d’argent. La seule utilité notable dans un monde où l’épuisement des ressources ne permettait plus l’utilisation de tels engins autrefois indispensables, peu de catégories sociales ayant encore la « chance » d’en posséder.
En son for intérieur, Zane songea qu’il eut bien de la chance de ne jamais avoir connu ces trucs, tout juste bons à détruire plus encore un écosystème – sans parler des bronches et des tympans – avec autant d’efficacité. De toute manière, les terres arides au sol plein de rocheuses irrégularités, au sein desquelles il avait pu grandir quelques années, n’auraient sûrement pas permis une telle futilité. Même son akni, bien plus fluet en raison de son origine étrangère, retroussait ses manches pour pousser la charrette quand le travail débordait. Enfin, jusqu’à ce que son époux se précipite pour prendre sa place et lui enjoindre de ne pas s’épuiser. Ou que Zair s’échappait de la garde de sa nourrice et courait adosser ses minuscules mains contre le bois, forçant son oncle à arrêter le travail pour la ramener.
Serrant les dents, l’irascible extraterrestre chassa impitoyablement ces insupportables souvenirs de ses pensées, braquant son regard onyx sur la devanture d’une bâtisse certes miteuse, mais moins prometteuse de maladies insidieuses si d’aventure quelqu’un osait s’asseoir sur l’un des tabouret du comptoir.
Seuls les bars restaient ouverts ? Pas vraiment, ricana-t-il en son for intérieur tandis qu’il dépassait une façade grisâtre, toisant avec dégoût une enseigne discrètement disposée à l’écart des premiers regards. Bien que ses néons d’un rouge proche du flashy attirèrent immanquablement l’attention des quelques habitués rasant les parois de métal pour rentrer précipitamment, adressant (ou ignorant grossièrement) les deux créatures androgynes gardant l’entrée dans leurs tenues de cuir serré. L’une était immanquablement extraterrestre, comme en témoignant la queue fine partant du bas de sa colonne vertébrale pour frapper le bas de ses bottes aux talons vertigineux, ses courts cheveux d’un blanc neigeux parsemé de bleu, ses yeux dépourvus de pupilles d’un gris uniforme contrastant avec le rouge veiné de noir de sa peau. Au contraire, sa compagne (son compagnon ? Au fond, peu importait) se révélait un authentique habitant de cette planète, le roux carotte de ses cheveux incroyablement fins et longs s’assortissant parfaitement à l’émeraude d’un regard déjà vide de désir propre, uniquement habité de l’éclat sombre exigé d’elle, ou de lui. Remarquant les deux silhouettes traversant promptement l’étroite allée, la plus petite baissant le nez tout en maintenant avec l’énergie du désespoir sa casquette qu’il refusait, au grand dam de son compagnon, de laisser au fond de son sac, les créatures se redressèrent, leur adressant un clin d’œil équivoque, cambrant exagérément l’échine.
Serrant les dents, s’attardant brièvement sur la peau rouge de l’alien, Zane détourna rapidement le regard après les avoir foudroyés visuellement, soulagé de constater qu’il ne connaissait aucune des choses se déhanchant sur les marches. Pas qu’il avait un cercle particulièrement étendu de serviteurs prêts à exécuter ses ordres, mais l’irascible extraterrestre avait acquis depuis longtemps ce réflexe. Parfois à ses dépends.
Visiblement encore plus ignorant qu’il ne l’imaginait sur… eh bien, à peu près tout, le talsi se redressa avec étonnement, s’assurant que le signe fort peu discret des deux créatures s’adressait bien à eux. Souriant bêtement, croyant probablement qu’il s’agissait là d’une marque de sympathie désintéressée inexistante en ce monde, le gamin leva à son tour la main, saluant amicalement et avec une conviction que quiconque d’autre aurait sûrement trouvée touchante. Quant à Zane, cela ne fit qu’accroître sa mauvaise humeur déjà exponentielle. Remarquant que face à cette manifestation positive, l’extraterrestre s’apprêtait à descendre de l’escalier sur ses plateformes chaussées, le jeune homme empoigna sans douceur le garçon, un glapissement échappant à ce dernier. Lui soufflant de ne pas se retourner, il agrandit encore ses foulées, bifurquant dans une petite rue latérale au goudron craquelé, une forte odeur de cigarette (et d’une autre chose aisément reconnaissables une fois connue, qu’il espéra ignorée du gosse justement) imprégnant les murs faits d’un alliage d’acier bâtard et de briques totalement artificielles. Tournant abruptement quelques pas plus loin à un carrefour, regrettant vaguement d’amener un gamin dans pareil dédale, il s’autorisa finalement à jeter un regard par-dessus son épaule. Soupirant de soulagement en constatant que personne ne les suivait (hors de question de provoquer une rixe avec ces choses déjà plus vraiment conscientes, son temps était bien trop précieux pour le perdre aussi inutilement), il lâcha le bras du gamin. Fronçant le noir de ses yeux, lui retournant muettement de lourds reproches, un geste sec indiqua la direction qu’ils devaient prendre. Bon sang, ce gosse ne savait-il rien reconnaître de la vie ou quoi ?!
– Par les Enfers, je ne t’ai pas, par hasard, dit de n’adresser la parole à personne, et de garder les yeux sur le sol ?! Tu veux vraiment nous faire remarquer ou quoi ? À moins que tu n’aies envie que je te laisse, tout seul, jusqu’à ce que tu te fasses égorger dans un coin sombre ?
Penaud, le gosse cligna frénétiquement des paupières, l’ombre d’une terreur viscérale se lisant sur son visage alors qu’il balayait vivement les alentours. À sa décharge, Zane lui accordait silencieusement que l’endroit où ils se tenaient ne détenait rien de particulièrement rassurant. Les rues résonnant de chuchotements se trouvaient accompagnées de silhouettes à peine discernables rasant les murs, les crêtes acuminées de bâtiments tout juste en état de tenir debout depuis longtemps inhabitées, les aboiements secs de chiens abandonnés à eux-mêmes ou trottant près de leurs maîtres déjà soûls, la substance glissante s’accrochant aux chaussures que Zane se refusait d’identifier, rien n’incitait à la joie et à la confiance. Pour la première fois depuis qu’il avait accepté de garder le talsi avec son équipe, l’irascible extraterrestre regretta vaguement de l’emmener dans un endroit bien inconvenant pour un garçon de son âge. Trop souvent, lui avait déjà fait remarquer Zair, il oubliait qu’il ne s’agissait que d’un jeune humain peu habitué au monde extérieur. Et exceptionnellement, il adhéra à ses propos.
Fixant quelques secondes de trop un simple monticule de terre mêlée de gravats, le talsi laissa échapper un soupir sonore de soulagement en comprenant enfin qu’il ne s’agissait de rien d’autre qu’un objet des plus ordinaires, dissimulé sous le couvert nocturne en une créature fantasmagorique tout à fait imaginaire. Oubliant de vérifier où il mettait les pieds, le garçon étouffa un bâillement dans le creux de son coude, manquant de peu de s’étaler au sol en butant contre un rebord surélevé. Levant les yeux au ciel, Zane le rattrapa par la capuche, un glapissement étranglé l’avertissant que son camarade comprenait correctement son avertissement. S’assurant qu’il tenait suffisamment sur ses jambes pour marcher droit, le jeune homme lâcha le bout de tissu turquoise, désormais trop petit pour contenir la grande brindille trottinant à ses côtés. Enfin, le gosse un peu plus grand qu’au départ plutôt.
Appréciant le silence respectueux de celui-ci, Zane revint dans la rue principale, s’engageant dans une plus petite avenue latérale une fois certain de pouvoir retrouver sans problème son chemin. Dans son sillage, le talsi suivit ses détours d’une démarche traînante, étouffant à intervalles réguliers les bâillements perdus dans le souffle d’une tempête se précisant davantage à chaque minute, comme si son compagnon le tirait à l’aide d’un licol invisible.
Ne répondant que par bribes aux demandes répétées du garçon s’enquérant de leur destination, le jeune homme vérifiait régulièrement son chemin, poussant son camarade chaque fois que l’ombre menaçante d’un guetteur se profilait à l’horizon. Le seul moyen de pénétrer en ville sans une once de papier d’identité était d’avoir des contacts influents capables de ménager un passage… ou connaître les failles de sécurité pour passer au travers des innombrables contrôles d’identités et postes-frontières. Ou postes-villes ? Bref. Un homme alien tout juste sorti de l’adolescence accompagné d’un humain attiraient déjà immanquablement l’attention. Pas la peine d’en rajouter en se mettant dans les ennuis jusqu’au cou. Une simple discussion, dans ce genre de lieu, pouvait être associée à une rémunération. En liquide. Et mieux valait avoir de quoi payer.
Les souvenirs de Zane concernant Zangari dataient de presque six ans maintenant, aussi certaines de ses précédentes assurances se trouvèrent rapidement détrompées par des culs-de-sac, ou des avenues au sol tellement défoncé qu’il était impossible que quoi que ce soit ne puisse s’être établi dans le coin. Refusant obstinément de demander son chemin à qui que ce soit (toutes ses anciennes connaissances des lieux n’étaient pas amicales, loin de là), il piétina un instant dans un amas labyrinthique totalement inconnu à sa mémoire, fouillant impatiemment du regard les façades décolorées pour retrouver son chemin tout en arborant l’assurance propre à sa personne. Au début, ses observations pourtant minutieuses ne l’aidèrent pas beaucoup. Néanmoins, plus il se rapprochait de son objectif, plus ses souvenirs se faisaient précis, une marque sur un mur, une enseigne encore une activité, ou l’atmosphère des lieux, plus simplement.
Enfin, les deux garçons se retrouvèrent devant une devanture plus propre que la plupart des rues, appartenant à un grand bâtiment à trois étages, de pierre recouvert de plaques de crépi, muni d’une enseigne brinquebalante rappelant les tavernes d’autrefois. À tout hasard, Zane s’arrangea pour que le talsi ne puisse pas lever les yeux vers l’image obscène et volontairement provocatrice, mettant en scène un échange particulièrement passionné entre deux humains et un extraterrestre. Une manière « subtile » d’assurer que tous les peuples sont les bienvenus au sein de l’établissement.
Sortant de sa semi-torpeur, le gamin redressa immédiatement le nez quand les effluves lourdes de la nourriture habilement agrémentée – ou du moins suffisamment mangeables pour être appréciable – frappèrent ses narines. Plaquant ses bras contre le tissu fin recouvrant son ventre, la bouille encore arrondie rougit violemment en entendant la manifestation de son appétit, déglutissant bruyamment afin d’empêcher la salive de franchir la barrière de ses lèvres sèches.
Vaguement amusé de la gêne du garçon, Zane décidé de ne pas faire durer l’attente, poussant la porte grinçante et entrant. Après tout, c’était uniquement pour le gosse qu’il avait décidé de faire un détour par la taverne, alors autant régler ce détail le plus vite possible. Acheter un repas à emporter aurait été possible, bien sûr ; cependant la finesse des membres de son compagnon de galère l’incitait à prendre ses repas avec le plus grand sérieux. Au moins le temps de mettre son plan délivrant Zair et Tekris en place.
Très peu de tables étaient occupées, et toutes se trouvaient suffisamment éloignées pour que deux personnes puissent converser sans être entendues, à condition de parler à voix basse. Plus de la moitié des occupants arboraient une palette de couleur de peau plus diverses encore que les rues ne le laissait présager. La majorité, mal réveillés en raison de l’heure tardive, tourna à peine la tête vers les nouveaux habitants, ne réagissant guère plus quand Zane souffla un rapide « une table pour deux » à la petite femme, métisse, venue les accueillir. L’odeur de pain tout chaud mélangé à celle de la viande arrosée soigneusement mit l’eau à la bouche du talsi, qui trottina allègrement sans, pour une fois, se soucier des éventuels regards le dévisageant. Cependant, Zane remarqua que quelques clients les dévisagèrent sans vergogne, se détournant pourtant dès que le jeune homme les fixaient à son tour, exprimant clairement son mécontentement sur son visage. Décidément, être accompagné d’un humain ne pouvait qu’apporter des ennuis, du moment que l’on appartenait au camp des non-humains.
Une poignée de secondes plus tard, confortablement installés à une petite table rectangulaire au fond de la salle, trop éloignés de la cheminée pour que Zane ne sente pas quelques frissons de froid remonter le long de son échine. Ne restait plus qu’à attendre que la serveuse, s’éloignant à pas vifs et pressés, daigne revenir prendre leurs commandes.
– Les Maîtres du Redakaï ne viendront pas ici, c’est certain, hein ? demanda le talsi, échouant plus qu’il ne s’assit sur sa chaise, épuisé de sa longue marche.
– Aucune chance, ricana Zane, prenant soin de conserver son blouson sur ses épaules, au cas où il leur faudrait quitter les lieux au plus vite. La plupart du temps, ils restent enfermés dans leurs monastères, entraînant leurs élèves selon leur propre appréciation désuète et dépassée. Sauf quand exceptionnellement un tournoi se déclenche. Ou que Lokar capture l’un d’eux. Ah, j’oubliais, ils s’arrangent aussi pour conserver l’équilibre du kaïru à travers l’Univers. Vu qu’ils sont neuf pour des centaines de planètes, je te laisse imaginer l’efficacité de leur méthode ! Sans oublier qu’au moins deux d’entre eux restent sur Terre. Et avant que tu ne poses la question, Maître Baoddaï et Maître Connor. Ne va pas croire que je relâche ma vigilance en te communiquant ces informations ! Simplement tu dois t’assurer de les reconnaître, et surtout de nous avertir si tu les vois dans le coin, c’est compris ?
Le talsi hochant vigoureusement du chef, l’irascible extraterrestre se laissa aller à approuver silencieusement son obéissance, baissant d’un ton sous l’observation incrédule d’un des serveurs passant entre les tables trop peu nombreuses pour fournir de l’occupation à tous les employés.
– Rien de compliqué pour ça. Maître Baoddaï, comme tu le sais, est à la fois le Maître des Stax, et le Chef du Conseil du Redakaï. Pour le reconnaître, disons qu’il porte l’habit traditionnel des Redakaï, que c’est un vieillard un peu plus grand que Tekris, et que ses origines asiatiques se lisent sur son visage. Quant à Connor, il s’agit tout simplement du père de Ky, une version plus vieille de ce crétin prétentieux. Tu verras, impossible pour eux de nier leurs origines communes. Comme il a seulement été promu l’année dernière, il se comporte encore beaucoup comme un combattant, alors si tu le rencontres, prend garde à rester loin de lui.
Remarquant qu’enfin une serveuse daignait lâcher le téléphone de la caisse, et s’approchait de leur table calepin en main, le jeune homme se tut, laissant son dos s’appuyer contre le dossier de sa chaise. Commandant distraitement quelques plats choisis au hasard sur une carte qu’au final, aucun des deux n’avait ouvert, il ignora délibérément l’interrogation muette suintant de tous les pores de la peau du garçon, réfléchissant au moyen de reprendre la main sur les Stax.
La piste de Lokar ne menait, somme toute, nulle part puisque son Maître ne considérait pas que ses coéquipiers suffisaient pour confier à son élève le moindre artifice lui permettant d’acquérir suffisamment de force pour les délivrer. Ou bien la pensée de bientôt récupérer le Gant de Lokar vrillait toute autre possibilité dans l’esprit de l’homme, il ne savait trop. En tous les cas, la prudence restait le mot-clé de cette délicate situation : refusant de lui laisser le privilège d’utiliser le seul artefact à sa disposition, Lokar ne lui pardonnerait en aucun cas toute fraude, sa litanie avait été assez claire à ce sujet. Et si Zane se demandait encore comment son Maître saurait qu’il tentait d’utiliser sa création, hors de question de tenter l’expérience sans garantie aucune. Au moindre faux pas, l’exil ou l’élimination l’attendait, il n’éprouvait aucun doute à ce sujet. Aussi s’était-il résigné à se rendre, en dépit de ses réticences, dans ce quartier peu recommandable du Canada, autant pour se restaurer et permettre au talsi de reprendre un peu de forces, que parce qu’il comptait bien se servir de ses quelques connaissances de la population locale pour récupérer deux ou trois petites choses qui leur seront utiles. À condition de rester discrète, et de ne surtout pas tomber sur Naïs.
Finir la tête plantée au bout d’une pique ne figurait guère parmi ses prérogatives.
Comprenant que le chef des Radikors ne continuerait guère son explication, le talsi renonça à patienter silencieusement, profitant de l’absence d’oreilles indiscrètes pour s’avancer craintivement vers son compagnon de route. À l’extérieur, le souffle de glace cinglant les chevilles des passants se transformait progressivement en de puissantes rafales, frappant par intermittence les volets repliés sur l’encadrement de la devanture, claquant bruyamment quand la bise les soulevaient avant de projeter leurs battants repliés les uns contre les autres. Ou cela se transformerait en un puissant orage, revenant à un temps plus clément plusieurs jours durant, ou pléthore de trombes d’eau allaient tomber du ciel, assaillant la ville des jours durant.
À dire vrai, Zane ignorait ce qui l’insupportait le plus.
– Tu viens souvent ici ? reprit le talsi, brisant le silence installé entre eux.
– Nan, marmonna le jeune homme, ricanant intérieurement en imaginant le déluge qui allait tomber sur les deux clients quittant leur table avant que leur repas ne soit achevé. Je déteste cet endroit. Mais au moins tu peux avoir un repas chaud à un prix convenable. Et le personnel n’est pas regardant tant que tu paies ta part.
Pour être plus exact, Zane haïssait les villes. À peine eut-il posé le pied sur le bitume, surchauffé par une fin d’automne tenant davantage de l’été indien, qu’il détestât instantanément se retrouver plongé au sein d’une foule remplie de visages inconnus, se pressant autour de son corps transpirant à cause de la bulle de chaleur compacte ainsi formé tout autour. Peu importait leur appartenance humaine, ou d’autres individus que ces derniers considéraient stupidement comme ses « compatriotes ». L’irascible extraterrestre ne supportait que très difficilement cet amas de chair qui soit l’observait soit avec curiosité ou dégoût, soit cherchait dans son unique œil découvert un soutien qu’il se trouvait bien loin de ressentir, au nom d’une simple appartenance à une planète lointaine. Et le fait qu’il se trouvât accompagné d’un petit humain, talsi tout juste conscient de la réalité de son Univers, et découvrant l’envers du décor avec des yeux ronds remplis d’une excitation mêlée d’appréhension, n’aidait guère à les faire passer inaperçu. En dépit de plusieurs siècles de cohabitation, la mêlée entre les habitants de la Terre, et les ressortissants extra-planétaires, restait relativement rare. Bien sûr, les métissages existaient, même entre deux planètes hors du globe bleu (Zane en était lui-même un excellent exemple, songea-t-il, amer), cependant peu s’en vantait ouvertement.
Enfin, il lui fallait bien conserver une petite fraction d’une honnêteté qu’il ne cherchait plus depuis longtemps à entretenir. Les humains l'insupportaient encore bien plus que les extraterrestres. Leur seul but dans l’existence résidait en la soumission obligatoire de tout ce qui se trouvait sur leur passage, chaque peuple dévoilant des trésors de violence et d’ignominie que Zane haïssaient autant qu’il en examinait les rouages pour les réutiliser à son avantage.
Et dire que durant les premières années de sa vie, il s’était trouvé baigné dans l’idée que les combats étaient certes nécessaires, mais devait se dérouler selon un code tacite d’honneur. Ne pas s’en prendre aux enfants, par exemple. Ne pas frapper un ennemi dans le dos. Chaque fois que, emporté par des nuits d’insomnie, les rares souvenirs de l’enfant qu’il était revenait se présenter à son œil mental, Zane ne se reconnaissait pas. Ou plutôt ne reconnaissait rien de l’enfant qu’il fut en l’adulte qu’il était devenu.
Un ricanement cruel s’échappa de ses lèvres serrées jusqu’à en être blanchies.
L’honneur, surtout… Foutaises ! À quoi les beaux principes avaient servis à son peuple ?! À ses parents ? À Selina… La petite fille dont il avait banni le prénom, la désignant uniquement sous l’appellation de « sœur de Tekris », tant la personnifier réveillait un sentiment qu’il bannissait impitoyablement de son cœur depuis tant d’années déjà.
Inutile de suivre quelconque principe, quand l’ennemi en face de soi n’en répondait à aucun.
Son sourire amer s’élargit encore, dévoilant des canines trop pointues pour appartenir à une mâchoire honnête. En une dizaine d’années d’existence, Zane pouvait largement s’avouer être passé maître dans l’art de maîtriser les techniques de ses adversaires, honorables ou non. De toute façon, s’il voulait monter dans la hiérarchie, atteindre enfin la place qui était la sienne, tout en haut de l’échelle, nul besoin de se munir d’autre chose que son ambition. Oui, son chemin était le bon ! Il atteindrait les sommets, asservirait l’entièreté de cette planète, puis de l’Univers ! Réduirait d’abord à néant sa Nemesis, Ky Stax, son premier opposant au sein du Redakaï. Puis, il lui faudrait se débarrasser de Lokar d’une manière ou d’une autre, mais discrètement et sans éveiller les soupçons, ou sinon (un lourd frisson parcourut son échine, alors qu’il ne put s’empêcher de vérifier l’absence de danger par-dessus son épaule, comme si son Maître détenait la capacité de lire dans ses pensées) celui-ci le lui ferait payer très cher. Et enfin, une fois seul, ne resterait plus que son but ultime : retrouver les humains que son âme entière vouait aux gémonies, mettre leurs quartiers à feu et à sang, arracher leurs existences d’un geste négligeant, les voir supplier sa clémence tandis qu’ils sauraient pertinemment que leurs vies tenaient à un geste de sa main, savourant le pouvoir qu’il détenait enfin sur eux ! Et surtout, surtout, retrouver l’homme chauve et la Cape d’Or, leur faire payer, enfin…
D’un geste rageur, le jeune homme resserra le poing, l’épais tissu recouvrant ses mains empêchant de justesses ses ongles de forer sa peau. Pour cela, il lui fallait continuer à servir Lokar, juste un peu, exempt de tout soupçon. Gagner encore en puissance, continuer à entraîner le gamin, récupérer Zair et Tekris…
L’image de son compagnon, masse inébranlable en dépit de ses tout juste dix-sept ans, se forma devant son œil mental. Une bouffée d’angoisse, mêlée d’un désir brûlant qu’il censura immédiatement. Une manière de l’attacher plus étroitement à son corps, rien de plus, évidemment. Son nouveau credo, l’excuse de l’assouvissement d’une pulsion libidineuse finissant par réveiller des idées bien trop peu chastes pour son intégrité mentale. Certes, mais dans ce cas, s’il voulait tant cheviller son coéquipier (excellent argument de persuasion massive soi-dit en passant, la taille du colosse amenant souvent les rares imbéciles tentant de leur chercher des poux dans la tête à réviser leurs positions) à son service corps et âme, cela signifiait logiquement qu’il lui faudrait une fois encore ouvrir son lit… Une pensée loin d’être désagréable, en vérité…
Victime d’une soudaine bouffée de chaleur, résultat de l’atmosphère étouffante de l’insupportable ville, Zane foudroya du regard un quadragénaire terminant précipitamment son canard rôti, faisant sursauter d’incompréhension sa cible qui hésita entre l’injurier, ou continuer sans prêter attention son repas. Lui épargnant de trancher, l’irascible extraterrestre claqua de la langue, agacé, oubliant instantanément l’existence du type généreusement désigné comme diversion de ses pensées. Par les Enfers, qu’il avait hâte de quitter ce repaire de misérables en tout genre et reprendre sa mission !
Heureusement pour sa détestation des humains, le quartier dans lequel il s’était rendu avec le talsi, proche des bas-fonds, se trouvait majoritairement peuplé de ressortissants issus d’autres planètes.
Depuis la découverte de vies extraterrestres, certains peuples commerçant entre eux depuis déjà des décennies, voir des siècles, les humains avaient réussi à découvrir pas loin d’un demi-millier de ressortissants différents d’eux. Parmi ceux-ci, la majorité possédait une apparence humanoïde, en partie capable d’apprendre un langage rudimentaire, mais néanmoins suffisant pour être compris. De même, la presque totalité se trouvait accessible grâce à d’immenses structures appelées des spatioports, sorte de quais d’amarrage réunissant tous les vaisseaux spatiaux menant à telle ou telle planète en un seul endroit, depuis l’amélioration de la technologie terrienne. Le plus imposant d’entre eux étant le Spatioport de Fraradey, comptabilisant à lui seul des milliers de départ et arrivées chaque jour.
Bref, même en réduisant le nombre aux endroits que les humains pouvaient visiter sans risquer de trop finir six pieds sous terre à cause de mœurs un chouïa belliqueuses des habitants, cela élevait à bien trois cents cultures, extraterrestres et apparences plus ou moins différentes le nombre de peuples hors de la Terre. Hélas, Zane ne connaissait guère les chiffres exacts sur le pourcentage d’aliens capables de maîtriser le kaïru. Au minimum une bonne centaine, s’il se fiait aux récits. Un don se faisant de plus en plus rare, malheureusement, et autour duquel les Maîtres débattaient encore pour savoir si un peuple pouvait développer la maîtrise du kaïru, ou si cette dernière dépendait uniquement de la personne.
Cédant à l’appel de l’inconnu, nombre d’entre eux vinrent visiter la planète qui était unanimement appelée la « planète bleue », y restant parfois quelques jours, ou des années si le lieu leur plaisait… Ou qu’ils ne pouvaient plus atteindre le spatioport le plus proche, souvent à cause d’un manque d’argent quand les industries terriennes n’acceptaient que la monnaie de leur planète. Aussi, beaucoup échouèrent sur Terre sans possibilité d’échappatoire, se réunissant pour la plupart au sein d’agglomérations en bordure des quelques endroits pouvant mériter le nom de ville, ne se mêlant que très rarement aux humains, et vice-versa. Excepté au sein de quelques lieux souvent peu recommandables, ou les différences de peau et de culture n’avaient aucune importance. Les arènes de combat, par exemple. Le talsi, d’ailleurs, avait d’abord refusé de croire que des endroits aussi barbares et archaïques pouvaient encore exister sur sa chère planète de naissance. Intrigué, Zane avait fini par lui demander ce qu’il croyait, ou ce qui lui avait été appris, concernant les rapports entre la Terre et les extraterrestres. Sans attendre grand-chose, puisque lors de sa première rencontre avec les Radikors, le gosse avait bien parut surpris de constater que les aliens n’existaient pas seulement au sein des films de séries B diffusés au cinéma. Et pourtant, Zane avait quand même cru à une mauvaise plaisanterie.
Plus encore, le jeune homme se trouvait chaque jour plus surpris de l’ignorance du gamin par rapport à sa propre planète. Sa méconnaissance au final peu surprenante de l’existence d’aliens sur Terre n’était finalement que la partie émergée de l’iceberg. Par moments, Zane éprouvait l’impression de devoir déconstruire et corriger l’entièreté de l’éducation du garçon. Apprendre que sur l’entièreté de la surface de globe, il n’existait plus qu’une petite dizaine de mégalopoles, et à peine une vingtaine d’endroits sur le globe méritant le nom de ville, l’avait fait tomber des nues. D’après ses manuels scolaires, avait ensuite expliqué le talsi, l’opposition entre chaque pays, débutée en l’année 3028 environ, déboucha sur la fermeture de la plupart des frontières, peu d’humains quittant désormais leur endroit de naissance si ce n’était de manière purement touristique. Par contre, aucune mention n’était faite sur l’annihilation de la presque totalité des constructions humaines, revenant à une époque bien plus rustique, quoique parsemée par moments des technologies découvertes au fil des années. Et Zane savait de quoi il parlait, ayant rencontré autrefois un peuple d’humains vivant dans les marécages, et pourtant munis des étranges sphères-lassos dont se servaient Koz et ses hommes. Encore moins était-il expliqué que la Terre se peuplait désormais d’immenses étendues désertiques où la nature, pour la majorité, reprenait ses droits, habités seulement par moments de villages peu étendus. Le pire ayant sûrement été d’entendre que, toujours d’après ses livres, les extraterrestres se contentaient de commercer puis de repartir chez eux en une entente exemplaire et irréprochable entre humains et aliens. S’empêcher d’éclater de rire, entre sidération et consternation, fut particulièrement ardu.
À ces connaissances en grande partie erronées, le jeune homme avait exposé quelques-unes des missions effectuées au cours de sa carrière de combattant kaïru, arguant que seul un petit quart de celles-ci lui avait fait rencontrer des humains, réunis en groupe de plus de dix personnes évidemment. Ne manquant pas de déduire que l’étrange enseignement prouvait qu’il vivait, avant sa rencontre avec les Radikors, au minimum dans une ville de taille respectable. Réduisant ainsi drastiquement le champ des possibilités sur son lieu de naissance.
Enfin, au moins ce fichu gosse savait-il une petite partie de la vérité maintenant. Que cela soit une bonne chose ou non, rajouta mentalement Zane. Après tout, peu d’extraterrestres se montraient au grand jour. Ou pouvaient, c’était selon, et franchement il ne s’était pas assez intéressé au sujet pour se forger une opinion extrêmement développée. Certes, Zane admettait que fort peu, comparativement, échouaient sur cette insupportable planète bleue bien trop humide. Il acceptait également que cela impliquait que les connaissances de la plupart des humains sur les spécificités de chaque créature de la Galaxie avoisinaient le zéro absolu.
Par contre, il refusait catégoriquement de se voir traiter de « compatriote » de l’affreuse chose, munie de quatre bras, d’une peau d’un orange douteux entièrement écailleuse, et d’un unique œil lui donnant fortement l’impression de vouloir dérober son âme, venant de croiser son chemin cinq minutes auparavant sur le chemin du restaurant !
– Je peux te poser une question ? demanda le talsi, raclant le fond de son assiette de ses doigts.
Brusquement tiré de ses pensées, Zane porta son verre à ses lèvres, empruntant sa fourchette pour taper les phalanges du garçon, désignant de son autre main la corbeille de pain presque vide. S’il voulait saucer les reliefs quasiment inexistants de son repas, peu importe, mais certainement pas en se comportant comme un cochon !
Glapissant de surprise, le gamin massa sa peau en grimaçant, penaud. Comprenant le muet message, il s’essuya généreusement sur sa serviette, ne s’arrêtant que quand l’irascible extraterrestre opina du chef, satisfait, avant de se saisir du premier croûton à sa portée, délaissé car Zane le jugeait trop peu cuit.
Visiblement, ce n’était pas le cas du garçon, constata-t-il en plissant le front, constatant la satisfaction gourmande éclairant les traits fins. Les humains possédaient de drôles de goûts, vraiment.
– Ce n’est pas ce que tu fais depuis que nous nous sommes rencontrés ? rétorqua-t-il.
Se figeant, le talsi cligna frénétiquement des paupières, rentrant à demi la tête dans ses épaules, tentant de déterminer s’il se moquait comme à son habitude, ou s’il s’agissait d’un reproche précédant une réprimande.
Soupirant, Zane passa la jambe dans la sangle de son sac à dos, foudroyant du regard le bête serveur sur le point de marcher sur le morceau de tissu laissé à un semi-abandon. Il ne manquerait plus qu’un de ces idiots casse ses affaires !
Intimant d’un geste le silence à son camarade, le temps que les plats commandés ne soient hâtivement déposés sur leur table, Zane maîtrisa tant bien que mal son impatience le temps que la gêneuse ne disparaisse dans l’encadrement de ce qui ressemblait à l’accès aux cuisines.
Cessant enfin de foudroyer du regard l’impudente soustraite à sa vue, l’irascible extraterrestre se concentra de nouveau sur le talsi. N’ayant guère écouté la commande de celui-ci, se contentant de grogner qu’il n’avait qu’à prendre ce qu’il voulait, il crut tout d’abord à une « erreur » destinée à le faire débourser davantage que prévu, le blanc cassé de la nappe disparaissant sous l’amoncellement de nourriture manquant déborder du rectangle de bois. Dut se rendre à l’évidence, quant le talsi hocha la tête avec satisfaction, plongeant la main dans la corbeille rassemblant toutes les sauces, avant de s’emparer d’un pilon de poulet rachitique. Déçu de la taille peu convenable de sa prise, le gosse régla son menu problème en récupérant deux de ses congénères, s’attirant un regard dégoûté du jeune homme quand il se mit à mélanger la moutarde et le ketchup. Et dire que ce fichu humain paraissait très content du résultat obtenu !
– Vas-y. Il faut bien que je me charge, généreusement, de t’instruire, après tout, marmonna le jeune homme en reprenant contenance, résigné.
– Merci ! C’est quoi, le Gant de Lokar ?
Immédiatement, le chef des Radikors regretta sa magnanimité. Évidemment, de toutes les interrogations possibles, il avait fallu que ce soit celle-ci qu’il choisisse. Un instant, il envisagea de lui mentir, art dans lequel il se savait excellent si cela lui permettait de parvenir à ses fins. Accorder sa confiance à quelqu’un revenait à se planter un poignard entre les omoplates – et avec le sourire, s’il vous plaît, songea-t-il en scrutant le petit visage, rempli de curiosité, lui faisant face.
D’un autre côté, Zair lui avait affirmé, une éternité auparavant lui semblait-il, que le gamin sauterait d’un pont s’il lui en donnait l’ordre. Bon, pas en ces termes, mais l’irascible extraterrestre le traduisait ainsi. Et son comportement, particulièrement obéissant quand il prenait le temps d’y réfléchir, tendait à donner raison à sa sœur. Lui parler franchement l’amènerait-il à se lier davantage à eux ? Et si oui, était-ce une bonne chose ? Car impossible pour le gosse de retourner en arrière, si encore cette option lui était restée ouverte. Non pas qu’il se soucie des dangers possiblement encourus par le gosse. Simplement ne voulait-il pas s’encombrer d’une gêne supplémentaire s’il désirait un jour s’en débarrasser.
Haussant les épaules, Zane croisa les mains, appuyant son menton contre ses doigts. À travers la vitrine de l’auberge, une jeune femme effectua un grand détour pour éviter les deux silhouettes pourtant séparées d’elle par un écran de verre à la propreté douteuse, dévisageant fort peu discrètement l’irascible extraterrestre, avant de survoler visuellement le talsi tandis qu’elle disparaissait au coin de la rue. Intrigué, il la suivit du regard un instant, curieux de savoir ce qui pouvait bien tant capter son attention. D’accord, cela faisait bien des années que personne n’avait vu un extraterrestre doté d’une peau comme la sienne, mais les petits bonhommes verts faisaient partie intégrante de la culture terrienne, de ce qu’il savait. Alors pourquoi le toiser comme s’il détenait le pouvoir de l’étriper à mains nues, sans raison valable ?
Peut-être cette fille avait-elle le don de lire dans les esprits, conclut ironiquement Zane, ravi de constater que sa personne respirait suffisamment l’autorité et la menace pour troubler les humains autour de lui.
– C’est le Gant que tu as vu, au sommet de la pyramide, railla-t-il, juste au cas où cela suffirait.
– Je sais bien, mais je veux dire, pourquoi est-ce qu’il est si important ? reprit le gosse, sans relever sa moquerie, à sa déception. C’est une relique, ça je l’ai bien senti, mais elles ne sont destinées qu’à emmagasiner de l’énergie, non ? Pourtant, à écouter ton Maître, c’est la clé de son succès… Sauf si je n’ai rien compris du tout…
– Au contraire, c’est bien le cas, coupa Zane, peu désireux de supporter quelconque auto-apitoiement. Elle a été créée par Lokar, et dérobée par Maître Baoddaï il y a de cela une bonne vingtaine d’années. (Le jeune homme réfléchit un instant) Au moins. Le Gant offre des pouvoirs considérables à celui qui le possède : lévitation d’objets lourds, destruction, manipuler le sol, et j’en passe. Je me suis toujours dit qu’il s’agissait d’un catalyseur de kaïru intérieur, continua-t-il, songeur (après tout, il avait largement eu le temps de penser à la question, ces derniers mois). En plus des pouvoirs qu’il octroie.
– Parce que le kaïru intérieur peut détruire des objets ? s’exclama le talsi, mettant de côté son assiette aussi propre que si elle venait d’être lavée. Je croyais que c’était une énergie positive ?
Sifflant de mécontentement, Zane le fit impérieusement taire, vérifiant que personne n’avait entendu.
– Toute énergie est tributaire de la manipulation que l’on en fait, rétorqua narquoisement l’extraterrestre. N’oublie pas qu’il s’agit avant tout d’une force – et si tu me sors une référence stupide à la pop-culture, je t’assassine sur-le-champ, témoins ou pas. En tout cas, la lévitation fait partie des capacités d’un Maître kaïru. Lévitation de soi, ou des autres. Avec la manipulation accrue du kaïru environnant. Entre autres. À partir de là, ce n’est pas bien compliqué d’imaginer les effets que peut avoir cette énergie, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas le sujet. À mon tour de te poser une question.
Surpris par son changement de ton, le gosse l’observa curieusement, attentif. Fronçant les sourcils, son buste se pencha légèrement en avant, la concentration tirant les traits de son visage. Pour un peu, Zane aurait cru lui avoir demandé de trouver le sens du monde et la signification des lois immuables de l’Univers. Dissertation en quatre heures, pas une seconde de plus. Et avec le sourire s’il-vous-plaît.
Enfin, ainsi, il était certain qu’ainsi le talsi répondrait correctement à ses demandes.
– Quand le portail vers Lokar s’est ouvert, commença-t-il en baissant le ton, ignorant les regards soupçonneux qu’il sentait étrangement peser sur sa nuque, est-ce que tu as senti quelque chose de particulier ? Par rapport à cette réserve de kaïru obscur qui ne l’est pas vraiment, par exemple.
S’il parvenait à découvrir plus précisément les objectifs de son Maître (outre se venger du Redakaï et dominer le monde du kaïru, bien sûr), Zane conserverait une longueur d’avance précieuse, lui permettant de connaître les desseins de l’homme en ce qui concernait son équipe. Et, peut-être, de consolider sa place de favori de Lokar et s’assurer le chemin vers sa succession. Le flou entourant les actions de celui-ci, refusant de dévoiler son cheminement pour retrouver le faîte de sa puissance, intriguait Zane autant qu’il le frustrait, le jeune homme ignorant toujours quelle place lui était accordée dans le plan de son Maître.
Ou celle de Zair et de Tekris, ajouta-t-il mentalement, se rappelant les derniers mots prononcés. Lokar n’avait pas paru inquiet de les récupérer, obnubilé par son désir d’écraser les Stax, et son ancien élève désormais prince officieusement au service du Redakaï, devinait aisément Zane. Sans trop de difficultés, puisque l’envie de forcer Ky maudit de Stax à ployer le genou devant lui, avant de le détruire définitivement, hantait ses nuits depuis des années. Et dire qu’autrefois, l’extraterrestre avait pensé s’être lié d’amitié avec ce stupide humain, jaloux de sa puissance !
Achevant enfin sa réflexion, le talsi reprit la parole, hésitant.
– Ben, il me semble que Lokar garde encore du kaïru près de lui, oui…
Donc, déduisit Zane, en créant le kaïru obscur, son Maître avait conservé une partie de la précieuse énergie ailleurs que sur Terre. Ce qui expliquait son existence encore d’actualité, alors que le kaïru prismatique avait purifié l’entièreté de celui présent sur la planète bleue.
– Mais il paraît, je ne sais pas trop, plus vivant ? Non, ce n’est pas ça, corrigea le gamin. Enfin, si, il est plus mouvant que le kaïru classique, mais en même temps il a l’air de se plier à la volonté de Lokar.
– Comme s’il était programmé pour faire ce qu’il voulait dans une tâche précise ? proposa Zane, son attention happée, sans qu’il ne comprenne bien comment une telle chose pouvait être possible.
Ou du moins, pas de cette manière.
– On peut dire ça, je pense, confirma son vis-à-vis. Je me demandais, aussi, enfin, c’est plus personnel…
Soudainement hésitant, le gamin se tut un instant, pesant le pour et le contre d’une réflexion que Zane détesta ignorer. Profitant néanmoins de cet inattendu moment de répit entre deux interrogations, l’irascible extraterrestre détailla minutieusement le talsi à la dérobée. Cela faisait combien de temps qu’ils traînaient cet insupportable humain dans leurs pattes, au fait ? Presque trois mois, s’il faisait correctement le calcul, lui expliqua sa logique. Une éternité, souffla une petite voix dans sa tête. Et durant toutes ces semaines passées ensemble, il ne parvenait toujours pas à déterminer si le gosse était seulement un gêneur dont il aurait dû se débarrasser au Cambodge, au lieu de le sortir de son trou grâce aux « rochers ravageurs », ou, comme il commençait doucement à l’envisager, un possible atout totalement improbable pour son équipe.
Certes, ce gamin se révélait bancal, fantasque et terriblement stupide par moments, et plus d’une fois l’envie de l’étrangler afin de se défouler lui avait effleuré l’esprit, mais à force d’encadrement – et de recadrements –, l’humain avait presque apprit à obéir aux ordres, et ne pleurnichait plus à chaque réflexion du jeune homme ou de ses pairs sur les nombreux défauts animant sa petite carcasse de gamin. Au contraire, il semblait se contenter de ce que les Radikors lui offraient, toujours collé à Tekris pour le plus grand dam de Zane, mais sans jamais se plaindre, peu importe les corvées tombant sur son râble. Encore un peu de formation, et il conviendrait parfaitement au rôle de serviteur, totalement dévoué à sa cause.
Pour autant, si Zane envisageait avant tout les avantages qu’il pouvait retirer du talsi, il admettait intérieurement que ces derniers jours passés en la compagnie de ce gamin n’avaient pas été des plus désagréables. Jamais le sujet des cauchemars, trop fréquents, de l’irascible extraterrestre n’était évoqué, le gosse se contentant de le secouer doucement quand ils devenaient trop prenants, repartant se coucher presque aussitôt, aussi discrètement qu’il était intervenu. En échange, et uniquement pour l’attacher davantage à l’équipe évidemment, Zane prenait peu à peu l’habitude de se tenir à quelques pas de sa couchette, sa présence semblant inexplicablement repousser les propres songes pénibles du talsi. Le chef des Radikors regrettait seulement de s’être un peu trop laissé aller en arrangeant distraitement la tignasse épaisse trempée de la sueur d’un mauvais rêve, un soir ou le sommeil continuait de fuir ses paupières. Et même s’il avait bien vu son étonnement de le voir si servile face à Lokar (seulement de la stratégie, Lokar ne devait trouver aucun motif de reproche dans l’attitude de son élève. Zane comptait bien vivre suffisamment longtemps pour dominer le monde), aucune demande d’explication ne franchit la barrière des lèvres pâles, le gamin allant jusqu’à suivre scrupuleusement les consignes du jeune homme, en dépit d’un moment d’égarement à béer.
Finalement, il aurait peut-être dû écouter Zair, et envoyer au loin le talsi alors qu’il pouvait encore exiger de lui le silence. Cependant, laisser partir un humain trop curieux et potentiellement au service du Redakaï lui avait parut la pire idée possible. Mais avec un peu de recul, il concevait qu’il n’était, au fond, pas encore trop tard pour le relâcher dans son univers à ce moment désormais révolu, à présent que Zane envisageait la possibilité que le gosse n’avait rien d’un espion. Maintenant que les Stax et Koz connaissaient parfaitement sa trogne de jeunot paumé, le retour à une vie normale paraissait définitivement compromis. Le choix s’était fermé devant le talsi, le forçant désormais à suivre un chemin qu’au final, il avait lui-même choisit. Et, une fois encore, Zane ne savait pas quoi en penser.
S’il pensait au départ qu’il ne craignait presque rien, à la fois en arrière, protégé par le Code d’Honneur et la mentalité si dégoulinante des Stax, le chef des Radikors avait eu la démonstration que les hommes de Koz, si jamais ils se croisaient de nouveau, n’hésiteraient pas à s’en prendre à la bouille pourtant dénuée de toute méchanceté du talsi. Après tout, le prince n’avait-il pas tenté de les transformer en grillades ?
Le plus dur restait cependant à accomplir ; d’abord, trouver un moyen pour déterminer précisément les capacités et potentialités du gamin, tout en continuant à superviser les entraînements de son équipe.
Peu d’écrits abordaient le sujet des personnes capables de ressentir le kaïru, et plus rares encore étaient les personnes douées de cette capacité. Néanmoins, il comptait bien trouver une explication, tôt ou sur-le-champ, au cas étrange du talsi. Ensuite, le rallier définitivement et totalement à la cause de l’équipe, plus qu’à celle de Lokar. Son Maître n’apprécierait certainement pas ses idées, mais maintenant que la loyauté de l’humain lui était acquise, hors de question de la laisser filer au profit de l’homme. Zane avait trop besoin de mains supplémentaires pour accepter de céder un potentiel futur équipier à qui que ce soit. Mais pour cela, il fallait le forcer à abandonner ses stupides croyances sur l’importance de l’honneur et du respect des règles.
Ses mains se crispèrent, tordant douloureusement les doigts sans qu’il n’y prête attention. Son Dada, son père, prêchait que l’honneur était ce qui forgeait l’identité de son peuple, leur réputation. Et ce précepte fondamental de vie avait fini par le mener à sa perte. Tournant le dos à un adversaire vaincu, persuadé que ce dernier respecterait les lois et ne pouvait par conséquent plus rien lui faire. Jusqu’à ce que la pointe d’une lame traverse ses côtes, cœur de mort au centre d’une corolle écarlate, signant la fin de la liberté d’une nation. S’il voulait exercer enfin sa vengeance, il lui fallait continuer de gagner en puissance… et jouer selon ses propres règles. Seul. Assisté de ses coéquipiers pour grimper les échelons, mais seul une fois arrivé au sommet. Quitte à se damner.
Bon sang, pourquoi cela lui revenait-il en tête exactement maintenant ?! Il s’était déjà allé à la réflexion, sur le chemin pour retrouver le talsi, alors pourquoi se torturer plus encore l’esprit ?!
Oui, continua-t-il, chassant sans ménagement ses sombres pensées tout en ignorant l’étau ayant enserré sa poitrine une seconde auparavant, dès que ces menus problèmes seraient pour de bon réglés, le talsi ferait un combattant au sens universel du terme, en dépit de son incapacité à manipuler la fantastique énergie kaïru. Zair ne voyait que la survie possible du gamin marchant à leurs côtés, oubliant que désormais un seul sentier se dessinait devant lui ; et, après maintes réflexions, Zane acceptait enfin de visualiser un futur dans lequel le gosse pourrait les accompagner.
Définitivement, il ramènerait ce satané humain auprès de Tekris, expliquant par le menu au colosse que son rôle ne consistait nullement à jouer les baby-sitters, ni à coller au train d’un simple gamin humain à cause de la santé d’un crétin incapable de voir que son chef d’équipe pouvait vaincre une quinzaine d’adversaires sans problèmes, ou pour quatre pauvres mots prononcés au milieu de la cacophonie de la bataille.
Je te le confie…
Stupide, stupide Tekris, qui ne retenait jamais aucune leçon ! Comment pouvait-il lui demander une chose pareille, alors qu’il exigeait son départ précipité juste avant !? Que s’imaginait-il, qu’il suffisait d’un petit air convaincu et d’une nuit passée ensemble pour obtenir de lui ce qu’il voulait sans contrepartie ?
Être accompagné, répéta curieusement un écho au fond de son crâne, comme refusant de changer de sujet. Une fraction de seconde, Zane céda à la tentation rongeant son âme, depuis presque un an maintenant. Depuis que le colosse l’avait transporté, blessé à la cuisse par une attaque éclair d’Illian, à travers les sentiers montagneux sans faillir une seule fois. La fièvre, grande traîtresse, qui l’espace de quelques jours durant lesquels l’irascible extraterrestre avait craint perdre sa jambe, ballotté contre le torse puissant du colosse, avait fait naître dans son esprit des pensées peu chastes envahissant désormais son existence. Une toquade d’adolescent, sans plus, amplifiée uniquement par la frustration de n’avoir rien vu se réaliser. Fermant brièvement les paupières, il tenta de s’imaginer une vie loin de la menace du Redakaï, récoltant relique kaïru après relique kaïru, tout en sachant pertinemment qu’une fois la mission récolte de l’énergie terminée le colosse cesserait d’être son coéquipier, pour marcher à ses côtés, main dans la sienne.
Un rire amer secoua sa poitrine, accompagné d’un brusque accès de colère brûlant ses veines. Absurde ! Pas plus de quelques jours, du moins, le temps qu’il lui suffirait pour se lasser de Tekris, et ne le repousse sans ménagement. Zane n’avait besoin de personne pour parvenir à ses fins, jamais, et le reste se rangeait dans la catégorie superflu. Développer ses pouvoirs l’empêchait d’envisager une autre voie que celle de la domination universelle, celle-ci prenant déjà tout son temps. Le colosse influençait déjà beaucoup trop ses réactions ces derniers temps, pour absolument rien quand il y réfléchissait !
– Zane ? Tout va bien ?
Agacé de revenir aussi brutalement au présent, Zane foudroya du regard le talsi, surpris de ne le voir que tressaillir au lieu de se ratatiner dans son coin, comme il s’y attendait. Ne pouvait-il pas le laisser en paix quelques minutes, attendant sagement de se trouver interpellé au lieu de venir le déranger inutilement ?!
– Quoi ? Qu’est-ce que tu me veux encore ? aboya-t-il, clignant plusieurs des paupières afin de chasser les réminiscences d’un Tekris enlaçant ses doigts aux siens.
Bouche ouverte sur la phrase qu’il se trouvait sur le point de lancer, le talsi la referma brusquement, évitant soigneusement de fixer directement les furieuses pupilles onyx. Crispant les poings sur ses cuisses malingres, il empoigna son verre d’une main légèrement tremblante, manquant s’étouffer tant il s’empressa de le vider.
Nerveux à l’idée que son brusque éclat n’ait interpellé l’ensemble des clients de la salle commune, Zane fut satisfait de constater que seules quelques rares personnes, déjà au comptoir en train de régler leur consommation, peuplaient encore les bancs désormais vides de la petite salle. Une bonne chose, ça, personne ne viendrait laisser traîner les oreilles là où il ne fallait pas. Maintenant, ne restait plus qu’à surveiller attentivement le personnel, bien souvent un peu trop curieux de connaître tout et n’importe quoi sur les clients. Par chance, excepté le serveur s’occupant à contrecœur de leur table et la caissière, nul ne restait à arpenter inlassablement le sol étrangement impeccablement nettoyé.
Reposant l’objet aussi doucement que possible, peu désireux d’attirer l’attention, le talsi s’humecta peu discrètement ses lèvres devenues subitement sèches, tournant sans discontinuer le verre réchauffé par ses paumes comme si le frotter entre ses doigts pouvait faire apparaître un bon génie.
– Par la Guerrière Infernale, ça va, je ne vais pas te manger non plus, soupira Zane. Pose-la, ta fichue question !
Sursautant brusquement, probablement surpris de constater que son interrogation ne tombait dans l’oubli, le gosse cligna frénétiquement des paupières, gêné de se trouver tiré de ce qu’il était persuadé pour se retrouver face à une possibilité autre que celle envisagée.
– Quoi ? Quelle question ? Ah, oui, celle-là ! Non, en fait, ce n’est pas la peine ! Et puis, je vois bien que ça te dérange, alors oublie, s’empressa de déclarer son interlocuteur, forçant un petit rire absolument faux.
Le gosse renonçant à l’une de ses sempiternelles interrogations ?!
Soudainement bien plus attentif, Zane posa ses coudes sur la table, le scrutant sans vergogne. Extrêmement mal à l’aise de cet examen visuel, le talsi se tortilla sur sa chaise, renonçant à utiliser son verre comme dérivatif. Ramenant sa jambe contre son torse, il se souvint juste à temps que le chef des Radikors ne supportait guère les chaussures posés sur les chaises, laissant retomber son pied lourdement. Tentant tellement de ne surtout pas regarder Zane, que cela en devenant évident.
Dépité de constater que ses leçons destinées à lui apprendre à ce que ses émotions ne transparaissent pas sur son visage se révélaient bien inutiles, l’irascible extraterrestre ne put s’empêcher de sourire en remarquant les pommettes rosies du garçon, trop pour imputer son brusque dérangement à la seule température ambiante. Peu de choses pouvaient apporter universellement ce dérangement obstiné, cette façon de ne parvenir, en dépit de toute volonté, à fixer son interlocuteur dans les yeux.
– Dis-moi, tu ne serait pas un petit peu travaillé par… notre discussion après ton entraînement à la forteresse ?
Le fait qu’il n’eut guère à préciser de quel échange il s’agissait, parmi les dizaines déroulés au sein des murs glacés, lui prouva qu’il venait tout juste de frapper dans le mille. Rapetissant de dix bons centimètres sur sa chaise, le gosse réussit l’exploit de rentrer à demi le nez dans le col d’un vêtement bâillant largement sur sa poitrine sans paraître le moins du monde embêté par la difficulté.
Incapable de se retenir, Zane éclata d’un rire sonore, sans penser à l’effet produit, pour une fois.
– Bon, je refuse toujours de t’expliquer comment se font les gosses, mais je peux peut-être répondre à une ou deux interrogations, concéda-t-il, croisant les mains devant lui. Alors, qu’est-ce que notre petit humain de presque quatorze ans a comme interrogations miraculeusement non liée au kaïru ?
Sursautant brutalement, le genou cognant dans le bois de la table dans un vacarme de vaisselle s’entrechoquant, joues proches de l’écarlate, le gosse déglutit péniblement, osant enfin tenter un bref contact visuel avec son interlocuteur hilare. Balbutiant d’incompréhensibles paroles, il se tut un instant, inspirant profondément tandis qu’il se redressait tant bien que mal sur sa chaise.
– C’est… commença-t-il, s’apercevant que ses hésitations agaçaient profondément l’extraterrestre. Je veux dire, la nuit dernière, ben, j’ai fait un rêve un peu bizarre. Je crois. En fait, je ne me souviens pas de grand-chose, juste que… c’était bien quoi. Je veux dire, pas désagréable. Du coup, quand je me suis réveillé, il faisait encore noire, mais j’étais un peu bizarre… hum… quelque part où d’habitude il n’y a rien. Et ça a mis du temps à redevenir comme avant ! Alors, je voulais savoir si c’était normal, quoi…
– Je vois, murmura Zane, peinant de plus en plus à contenir son envie de se tenir les côtes. Rassure-toi, rien de grave là-dedans, ça arrive à tous les hommes un jour ou l’autre. Par curiosité, tu ne te souviens de rien de rien dans ton rêve ?
Certes, le jeune homme savait parfaitement que les premiers songes érotiques n’appartenaient, en théorie, qu’à leurs dormeurs. Néanmoins, si jamais le nom de Tekris osait surgir de la bouche encore novice du talsi, rien ne l’empêcherait de laisser s’exprimer la pointe âcre lui tordant les entrailles… de manière explicite.
– Je… Non, pas vraiment, c’est juste que comme ça fait plusieurs jours que l’on est seulement tous les deux, ben je me posais des questions, tu sais… Je me disais que tu pourrais m’aider. Ça va m’arriver souvent, ce truc ? Parce que c’est bizarre…
– Bizarre parce que tu ne sais pas de quelle manière cela en devient agréable, rétorqua Zane.
Constatant que le gosse achevait enfin son repas, pressé de quitter ces quatre murs s’apparentant, malgré son estomac bien rempli, à une trappe piégeuse, l’extraterrestre se leva de sa chaise, ouvrant son sac à dos pour en fouiller les divers compartiments à la recherche du rouleau serré de billets soigneusement dissimulé.
– Agréable ? répéta le garçon, interdit. Tu essaie de m’embrouiller ?
– Tu serais surpris, gamin. Mais bref, tu es un peu jeune pour t’essayer à ce genre de choses. Sache seulement que…
Le jeune homme s’arrêta brusquement, empêchant de justesse son corps de se retourner vivement. Au loin, les bruits d’une salle se vidant précipitamment parvinrent à ses oreilles, accompagnés des sifflements des guetteurs poussant leurs mânes à cesser séance tenante toute transaction à l’extérieur.
Mais ce n’était pas tant cela qui poussa l’inquiétude à se frayer un chemin jusqu’aux pensées de l’extraterrestre, alors qu’il commençait seulement à se détendre véritablement. Le hululement d’une sirène stridente, tranchant le voile étouffant des actions illicites de la nuit, attirait bien plus son attention que tous les misérables arpentant les trottoirs du semblant de ville, ou même de la taverne. Il n’eut guère besoin de préciser sa pensée.
– La police ? souffla le talsi, passant ses bras fins autour de la taille de son compagnon de route.
Éberlué, Zane le dévisagea sans comprendre. Voilà qu’il s’accrochait à lui comme un t’rkakar à son seigneur ?! Un geste pénible pour le jeune homme. Cela lui rappelait la vielle coutume de ce qui avait été son peuple, voulant que pour avoir une chance d’être épargnés durant une guerre, les enfants, poussés par leurs parents, venaient étreindre la taille du guerrier sur le point de les achever. Une règle ancestrale poussée par l’instinct, refusant que les enfants, trop précieux pour une terre où la sélection naturelle se révélait impitoyable, soient punis pour les fautes de leurs parents. Assassiner le petit ainsi confié en dépit de la haine des parents relevait du crime. Bien souvent, il s’agissait du dernier recours possible quand la pitié, aussi dur cela soit-il, ne pouvait plus être invoquée.
Une tradition stupide, qui encore une fois avait contribué à la chute de son peuple. Une compassion mal placée dictée par un honneur tant déclamé, et qui n’apportait que la ruine et la souffrance.
Alors pourquoi se sentait-il soudainement bien plus responsable du gamin, qu’il ne l’avait été jusque là ?!
Machinalement, sa main gantée trouva sa place au sommet du crâne touffu du talsi, le rapprochant instinctivement de lui. Si quelqu’un devait punir ce satané humain, ce serait lui, et personne d’autre. Encore moins d’autres terriens incapables de le garder correctement sous leur aile.
– Comment a-t-elle fait pour… commença le garçon.
– Pas de questions, coupa Zane, l’entraînant à sa suite à l’entrée de la taverne.
Vide, exactement comme il s’y attendait. Comment avait-il pu être aussi rapidement reconnu ? Car enfin, pour que la police soit déjà sur les lieux, il fallait bien avoir été dénoncé ! Alors qu’aucune image n’était jamais venue appuyer les quelques petits larcins, sans importance, qu’il avait pu commettre autrefois ?! Une de ses anciennes connaissances l’avait peut-être repérée alors que le duo s’acheminait vers la planque ? Impossible, emprunter ces ruelles mal famées, en dépit du gamin aisément catalogué comme proie facile, devait justement leur éviter de tomber sur de mauvaises rencontres. Et puis, la police ne descendait jamais dans ces quartiers, sauf cas exceptionnel. Certes, Zane ne figurait pas au Panthéon des adolescents irréprochables, et quelques-unes de ses actions nécessaires avaient attiré le regard des forces de l’ordre. Mais de là à allumer les sirènes, juste pour courir après un alien sans réelle importance à leurs yeux, cela faisait beaucoup à avaler.
Naïs avait-elle grossit le trait à son égard auprès des rumeurs afin de lui faire porter le chapeau ? Si jamais elle s’avisait de le trahir aussi grossièrement, la jeune femme pouvait commencer à numéroter ses abattis.
Remarquant les tremblement convulsifs du talsi, Zane entoura ses épaules de son bras, davantage pour l’empêcher de remuer inutilement que pour le rassurer. Pourtant, cela ne sembla pas avoir grand effet.
Sursautant brutalement, le gosse leva vers lui des pupilles écarquillées, un éclat brillant manquant s’échapper sur ses joues minces. Bien sûr, il ne s’était sûrement jamais confronté aux forces de l’ordre, bercé par les racontars transmis dans les populations humaines sur l’obligation de ne tenter, sous aucun prétexte, quelconque action contrevenant aux lois. Enfin, l’irascible extraterrestre n’osait imaginer ce qui pouvait bien se murmurer dans les cours de classe pour tant effrayer son jeune compagnon.
Sans mot dire, l’extraterrestre se mit en mouvement, entraînant le talsi à sa suite sans prendre la peine de vérifier s’il s’engageait bien à ses côtés. Peut-être avaient-ils encore le temps de filer par l’arrière.
Il le fallait !
µµµ
Bonjour, ou bonsoir ! Avant tout, désolée pour le retard conséquent de ce chapitre ; la reprise des cours, les partiels et contrôles, avec les horaires de bus contraignants ont particulièrement impactés les publications ; néanmoins, je vais tout faire pour continuer à sortir plus régulièrement les chapitres.
J’espère que ce chapitre vous aura plus malgré tout ! Si c’est le cas, n’hésitez pas à donner vos impressions en commentaires ! en dépit du temps qu’il aura mis à sortir ! En tout cas, on en apprend davantage sur le contexte de l’histoire, et surtout sur le peuple de naissance de Zane (au moins ;)) ! Et l’on découvre que Marc, derrière son apparence encore enfantine, commence à bien grandir !
Merci à celles et ceux qui continuent de suivre cette histoire, et à bientôt !