Aesragen
Un pas vers toi
Marc mit bien longtemps avant de s’endormir, incapable de se débarrasser de l’angoisse tenace qui chevillait son corps à l’idée que Zane ne vienne s’aventurer dans sa chambre pour lui faire payer son bref éclat. Aussi sursautait-il chaque fois qu’il entendait, ou que son imagination venait brouiller ses perceptions, tout bruit ressemblant à un bruit de pas. S’il passa le reste de la soirée calfeutré dans sa chambre, Tekris l’ayant raccompagné, sans que le chef des Radikors ne fasse mine de seulement lui rende visite, il avait la nette impression que ce dernier s’arrangerait pour se venger de son comportement « inapproprié ». Bon, c’était, il fallait l’avouer, une constante depuis le temps, mais quelque chose différait cette fois. L’ex-collégien comprenait un peu mieux l’étrange paradoxe qu’était Zane, mais cela ne l’aidait pas à savoir comment agir vis-à-vis de lui. En le forçant à s’allonger sur son lit, Tekris lui avait conseillé d’attendre le lendemain, afin que les esprits soient plus calmes, avant de prendre une décision. Cependant, il ne manqua pas l’expression inquiète du colosse, ni la crispation de son visage quand il fit mine de croire à une plaisanterie au moment où Marc demanda s’il lui fallait partir.
Enfin, il aurait autant de temps qu’il voulait demain pour réfléchir aux évènements de la soirée, et chercher comment arranger les choses. Devait-il suivre le conseil de Zair, continuer sur cette voix afin que les Radikors ne cherchent pas à le rattraper une fois qu’il choisirait de s’enfuir ? S’il empruntait cette voie…
Se tournant et se retournant dans son lit, il pensa à sa famille. Sa mère qui laissa tomber depuis bien longtemps maintenant l’idée de penser à autre chose que ses distractions sans cesse renouvelées, pour ne pas sombrer dans un néant dont elle ne pourrait ressortir. Sa petite sœur, encore, sa chère Emma abandonnée en arrière, et qui devait le détester à présent. Avait-il, ce fameux jour, fait le mal en ayant de bonnes intentions ? Et si Victoire s’en prenait tout de même à la petite fille ? Non, ça, il en doutait, la jeune femme à la crinière toujours soigneusement décoiffée savait qu’Emma ne faisait jamais rien qui déplairait à sa mère. Alors, se servir d’elle pour voler de l’argent ? Peu probable. Victoire n’était pas des plus futées, mais se révélait d’une logique imparable quand il s’agissait de faire souffrir son petit monde. La sous-estimer serait une grossière erreur. Bah, il ne l’avait jamais commise, mais cela ne l’empêchait pas d’en souffrir…
Sombrant lentement dans les limbes du sommeil, Marc sentit ses paupières s’alourdirent de plus en plus, ses pensées dérivant dans cet état entre veille et inconscience, perdant peu à peu leurs cohérences. Pourrait-il un jour rattraper son retard scolaire ? Les Radikors étaient-ils déjà allés à l’école ? Pourquoi ne parlaient-ils jamais… de leurs parents ? Comment… Zane et Zair pouvaient-ils être… frère et sœur ? Sans parler du kaïru, de… Lokar… le Redakaï… tant de nouvelles choses à…
Il ne finit jamais sa pensée. La tête penchée sur l’oreiller, le jeune garçon dormait déjà à poings fermés d’un sommeil agité.
Des murs blancs, partout, illuminés par une aura coruscante invisible, et qui pourtant lui écorchait les yeux. Frissonnant, il se jeta sur le pan de pierre le plus proche, emprisonné dans un carré aux contours si lisses que sa main glissait, sans pouvoir se retenir à la moindre anfractuosité. Respirant profondément, dans le but d’apaiser les battements de son cœur, il recula dans ce qui devait être le centre de la pièce. Aussitôt, les murs semblèrent s’étendre à l’infini, soudainement à des kilomètres de lui.
– N’essaie pas de t’enfuir, ricana une voix féminine grinçante. Tu ne pourras pas te dérober éternellement.
Son cri s’étranglant dans sa gorge, il se retourna vivement, l’image des immaculées silhouettes lumineuses s’écrasant sur sa rétine. Retenant la nausée montant dans sa gorge, il faillit gémir d’angoisse quand Victoire, vêtue d’un simple jean bleu troué agrémenté d’un pull col roulé sans manches écarlate, se planta devant lui. Étrangement, il la trouva bien moins belle qu’habituellement.
– Regardez-le, on dirait vraiment qu’il va s’évanouir ! Ou se pisser dessus, pour une pissotière, c’est assez banal, gloussa une seconde voix, tout aussi discordante.
Marie, bien évidemment, fidèle bras droit de la peste de service. Le sourire mauvais qu’elle arborait, s’il le terrorisa, lui rappela furieusement un masque sur le point de se fendre en deux. Une impression qu’il se trouvait incapable d’expliquer. Pas plus qu’il ne comprenait pourquoi, sans crier gare et sans qu’il ne s’en aperçoive, le cube lumineux l’entourant quelques secondes plus tôt s’était volatilisé. A la place des murs sans issue, une rangée de cabines alignées les unes à côté des autres, aux portes d’un vert écœurant pour la moitié taguées ne touchant ni le sol, ni le plafond. Rien que de très normal, pour des toilettes scolaires.
Marc n’eut pas le temps de s’ébaubir de la transition. Un poing recouvert de tissu, pour ne pas abîmer les doigts de Véronique, s’enfonça dans son estomac, lui coupant douloureusement la respiration. Tombant au sol, il dévia juste assez sa chute pour ne pas heurter le rebord de l’évier en émail jaune canari.
– Baisse les yeux, quand on te parles, marmonna la future boxeuse. Tu as oublié ?
Non, bien sûr que non, il n’avait pas oublié. Au sol, il ne put qu’encaisser les coups de pied ponctuant la réplique de Victoire, frappant sans pitié se côtes.
– Bien, si je résume, commença celle-ci, tu n’es pas venu à la gare vendredi, alors que je te l’avais ordonné. Ensuite, tu as osé me bousculer dans la cour de récréation (et peu importait à la jeune femme qu’un certain Peter venait de lui faire un croche-pied), puis tu viens me dire que tu ne pourras plus me donner d’argent avant, au mieux, deux semaines. Pour qui me prends-tu, la courge ? Je n’ai pas envie de perdre mon temps avec un gamin pleurnichard incapable d’obéir !
S’arrêtant un instant, juste ce qu’il lui fallait pour reprendre son souffle, elle se baissa à sa hauteur, une expression désolée peinte sur le visage. Résigné à ce que le sale quart d’heure passe le plus rapidement possible, Marc ne prit pas la peine de se rouler en boule, ne bougeant pas le plus petit cil. S’il résistait, cela attiserait la fougue de Victoire, et les coups reprendraient de plus belle. S’il se laissait faire, une seule salve douloureuse viendrait le frapper, quelques insultes habituelles, et elles repartiraient emplies d’une fierté mauvaise, sans raison de surenchérir.
Le simple fait de respirer le faisant souffrir, il alterna période d’apnée les plus longues possible, et inspirations très lentes, vidant ses poumons bien trop rapidement à son goût.
– Tu vois ce que tu me force à faire ? susurra-t-elle avec une fausse douceur. Je suis obligée de te corriger, parce que tu ne respectes pas les règles de la société. Alors je vais te les expliquer encore une fois : il n’y a que deux classes ici, celle de ceux ayant le pouvoir, comme moi. Et celle-ci commande la seconde, ceux qui ne valent pas mieux que des loques, tout juste bonnes à s’incliner sur son passage. Ca, c’est ta catégorie. Tu as compris, la courge ? J’en doute fort.
Les sbires de l’insolente collégienne ricanèrent allègrement, Marie jetant un coup d’oeil à l’extérieur pour vérifier l’absence de gêneurs dans les parages. Mieux valait que non, et pas seulement pour les tortionnaires ; étant à l’intérieur des toilettes pour filles, il suffirait d’une jérémiade bien placée de Victoire pour le faire passer pour le pire des pervers. Et ce, même si cette peste clamait partout qu’il était servile au point de lui tenir la porte des toilettes, un rôle qu’il se trouvait obligé de subir. Il se souvenait parfaitement de cette scène. Jusque là, il l’avait suffisamment niée pour l’empêcher de venir hanter ses songes, comme les autres habituelles réminiscences de ses maltraitances. Hélas, remiser sa honte au plus profond de son esprit ne bloqua guère la porte de ses souvenirs à son inconscient bien longtemps.
– Je vais te laisser une petite chance, d’accord ? Bien. Demain, on part pour le Cambodge, une idée complètement stupide de la prof d’histoire, évidemment (le haussement de sourcils qui suivit exprima clairement l’avis profond de Victoire sur la question). Et nous irons visiter plusieurs temples, durant ce séjour. Alors ouvre bien grandes tes esgourdes. Je sais que tu mens, et que tu veux garder le pognon pour toi. Puisque tu es devenu si égoïste, je vais te donner en prime une petite motivation de faire bien les choses. Si jamais tu ne réunis pas cent balles avant le départ – et oui, puisque tu ne donnes pas la monnaie de suite, il y a des intérêts –, et que tu ne donnes pas l’argent quand nous te le dirons, là-bas, nous irons voir si ta chère petite sœur se montre plus… coopérative que toi.
Les remous tanguant secouant imperceptiblement les quatre corps, réunis dans ces affreuses toilettes sentant la javel tout juste usitée, manquèrent le faire régurgiter son déjeuner sur le carrelage. Hélas pour son estomac sensible réagissant à ses émotions à fleur de peau, le roulis ne manquait pas, quand on vivait sur une des cinq île artificielle flottant le long de la Manche.
Il se souvenait avoir pleuré, sentant les larmes dévaler ses joues sans pouvoir rien faire pour les arrêter. Puis d’avoir tenté de convaincre le trio de lui faire confiance, qu’il lui fallait juste un peu plus de temps, et qu’elles ne devaient pas faire de mal à Emma, redoublant d’obéissance si elles promettaient de la laisser en paix. Des supplications restées vaines, ennuyant seulement un peu plus une Victoire fort peu patiente.
Dans son cauchemar, il sentit une colère violente sourdre en lui, s’ajoutant à la peur viscérale tordant ses entrailles, au point qu’elle se transforma en une haine brûlante. Par l’enfer, il en avait marre de subir sans cesse les insultes, les liquides visqueux collés sur sa chaise en classe, les détritus dans son casier et les bombardements de terre et de cailloux à la sortie de l’école ! Il en avait tellement marre d’être une loque, incapable de se défendre, à cause de la menace planant sur la tête de sa petite sœur, et de la faiblesse caractérisant si parfaitement sa misérable personne ! Il n’en pouvait plus de subir sans arrêt, en silence, sans pouvoir en parler à personne au collège, car tout parvenait aux oreilles du trio persécuteur, à cause de cette salope de Véronique fille de professeur principal ! Ni à sa mère, si chère maman occupée à rentrer de plus en plus tard le soir, une fois sur deux complètement pétée, clamant sans cesse que son si cher père avait produit deux pauvres rejetons rachitiques ! Elle lui dit bien, un jour, que sa pire erreur fut de ne pas avoir avorté après tout…
Tremblant de colère, une colère noire mêlée de chagrin, Marc releva la tête, les traits tordus en un rictus haineux. Il ignorait comment il le savait, mais au fond, cela n’avait aucune importance.
– Va te faire mettre, Victoire, siffla-t-il avec une conviction qu’il ne ressentait plus depuis bien longtemps. Ça ne te changera pas plus que ça, puisque toute l’école te passe déjà dessus !
Ne sentant plus la douleur de ses côtes martyrisées (la magie du monde onirique, supposa-t-il sans vraiment y songer), il percuta violemment la jeune femme, heurtant son ventre de sa tête. L’étreinte d’une Véronique en rage se referma sur sa poitrine, manquant le faire suffoquer. Il referma sa mâchoire sur le bras incommodant, mordant la plus petite parcelle de chair à sa portée. La pression se relâchant, ses pieds reprirent contact avec le sol, et il courut vers la porte pourrissant de seconde en seconde.
Un grincement sonore, amplifié en dépit de la désormais absence totale de parois excepté le mur de la sortie, averti le petit groupe de l’ouverture de la porte principale. L’espoir lui tordant la poitrine, Marc vit le visage du directeur de l’école se profiler dans la maigre lueur, sans visage si ce n’était des ombre définissant les endroits où auraient dû se tenir le nez, la bouche, les yeux et le menton. Le regard de l’homme passa sur Marc, remonta sur le trio féminin, revint sur le petit garçon.
Sans un mot, la porte se referma, dérobant le corps légèrement replet du principal à sa vue.
Gémissant d’horreur, Marc se jeta contre la sortie.
Alors qu’il apposait ses mains contre le contreplaqué humide, elles s’enfoncèrent dans un chuintement glouton jusqu’au coude, l’emprisonnant dans un étau dont il ne pouvait se défaire. Il voulut prendre appui avec son pied sur la matière à présent dégoulinante, pour dégager ses mains. Sans succès, sa semelle ne rencontra que du vide, brassant désespérément l’air. Il tenta de hurler à l’aide, son souffle se bloqua, le laissant suffocant.
– Je t’ai bien dit que tu ne peux pas m’échapper.
Le grondement ressemblait à la voix de Victoire, mais comme si une armada de tambours frappaient la cadence avec entrain, accompagnée de sifflements écorchant les tympans. Gémissant, Marc s’affala contre sa prison, sentant ses doigts remuer sans pouvoir les voir, ni les rapprocher.
Soudainement, elle fut là, près de lui, ricanant avec colère, une intonation mauvaise menaçant la vessie de Marc de lâcher sans sa permission. Il parvint à se reprendre, sans pour autant apaiser la peur le submergeant crescendo. Naguère belle, la Victoire sous ses yeux (Marie et Véronique ayant mystérieusement disparues pendant sa tentative de fuite, sans une parcelle d’explication), arborait une peau grisâtre et huileuse, ses bras s’étendant démesurément jusqu’à former une véritable prison. Ses yeux s’agrandirent, mangeant la moitié de son visage, lui donnant un regard malveillant et empli de cruauté, tandis que son nez disparaissait, avalé par un sourire discordant, d’apparence normal, mais pourtant quelque chose clochait sans que Marc ne mette un mot dessus. De toute façon, il était bien trop terrorisé pour articuler le moindre son.
– Tu vas rester avec moi ! hurla la forme cauchemardesque, le voix grondant comme un millier d’éclair frappant le même endroit, exactement au même moment.
Criant d’horreur, à s’en briser les cordes vocales, Marc ferma les yeux en rentrant la tête entre ses bras tendus, au moment où la créature fondait sur lui, refermant ses bras-prison sur sa frêle silhouette.
Ouvrant brutalement les paupières, Marc laissa échapper un gémissement plaintif, se débattant contre sa couverture ayant pris vie pour venir l’attaquer. Enfin, c’est ce qu’il crut, jusqu’à ce qu’il la jette contre l’indéfinissable métal ornant toutes les surfaces de la forteresse, ou presque. Dire qu’il demanda, la veille, une couverture plus épaisse à Tekris parce qu’il manquait mourir de froid chaque nuit… Il crevait de chaud, oui ! Et donnerait beaucoup pour fuir de sa chambre à toutes jambes, aussi irrationnel soit ce désir. S’éloigner de sa chambre ne ferait pas fuir les cauchemars… Si ça se passait ainsi, chaque fois qu’il tentait de lutter contre ses frayeurs, autant continuer à subir !
Une atroce migraine se profilait à l’horizon, refluant un peu quand le garçon se massa sans grande conviction les tempes. Ce n’était pas la première fois qu’un mauvais rêve venait le frapper avec la douceur d’un forgeron cognant vigoureusement son enclume, le laissant tremblant dans son lit. Mais rarement l’un d’entre eux lui avait donné un tel sentiment de véracité, de peur !
Envahi d’un subit doute, son regard plongea vers les draps. Avant qu’il ne soupire de soulagement. Aussi perturbant ait été le « souvenir », il n’eut pas la honte de réaliser que sa vessie se soit vidée entre deux coups (autant physiques que psychologiques). Une chose de positive, au moins…
S’étendant à nouveau sur les draps trempés de sueur, il frissonna encore, mais pas à cause de la température ambiante. Lorgnant la couverture d’un œil soupçonneux, il se demanda s’il pourrait se rendormir, sans couche protectrice pour le préserver du froid rôdant dans les couloirs de la forteresse.
La réponse lui vint rapidement, et pas à cause de la couverture. Chaque fois que ses paupières se fermèrent, plongeant son monde dans une obscurité à la fois bienfaisante et inquiétante, l’image d’une Victoire déformée et s’allongeant pour l’emprisonner une nouvelle fois repoussait immanquablement l’endormissement du garçon. Recroquevillé sous sa couverture, il essaya une nouvelle fois, puis encore une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que son imagination, interprétant en les exagérant les souvenirs de son cauchemar tournants en boucle sous son crâne, fasse naître une angoisse si profonde, que pour éviter de voir son coeur sortir de sa poitrine tant il cognait puissamment contre ses côtes, il abandonna la lutte.
Écartant l’idée de replonger dans un sommeil réparateur, il s’assit un instant sur sa couchette, frottant vigoureusement ses yeux avant de s’étirer longuement. La nuit, presque aussi claire que le jour même en l’absence de lune, laissait voir les nombreux recoins dissimulés dans les ombres de sa chambre, comme autant de cachettes en lesquelles pouvaient se cacher les monstres venant harceler ses peurs. Son mal de tête refluait, heureusement, mais il se sentit soudainement étouffer, dans cette pièce rassemblant tant d’émotions négatives encore trop fraîches. Saisissant ses chaussettes, il les enfila prestement tout en surveillant les doigts sombres s’étalant tout autour de lui, donnant aux objets jonchant le sol des formes irréelles, et des plus inquiétantes. Son sac à dos, négligemment jeté en travers du tapis moelleux recouvrant le centre de la chambre, tissé de motifs géométriques mêlant du noir, du turquoise et du gris, se trouvait sans crier gare munie d’une bouche au fond de laquelle brûlait une fournaise n’ayant rien d’amical. Le verre d’eau, posé sur la petite tablette faisant guise de table de chevet, voyait son ombre s’étirer indépendamment de sa volonté, se rétractant chaque fois que Marc posait dessus son regard, avant de s’allonger de nouveau, chatouillant les poils de sa nuque. Et tous les meubles, de la commode autrefois bureau de travail, à la petite table recouverte des trouvailles du collégien (cailloux aux formes et couleurs étranges, plume de rapace tombée en plein vol, branche noueuse tordue dans un angle improbable, etc), subissaient le même traitement.
Pourtant conscient de l’inflammation de son esprit créatif (particulièrement quand il s’agissait de le mettre mal à l’aise, pour ne rien arranger), Marc ne tarda pas à enfiler son sweat à capuche, se faufilant dans les couloirs entièrement fermés, n’étaient leurs début et fin. Il n’eut la force de pousser un soupir de soulagement, l’angoisse consécutive à cette nuit fort peu reposante refusant de le laisser en paix. Pourquoi fallait-il qu’il rêve de Victoire, justement maintenant ? Une question destinée à détourner son attention, et de ce fait parfaitement inutile. Il se doutait parfaitement de la réponse. La « confrontation » (s’il pouvait appeler ainsi le fait de s’être enfui après avoir juré) avec Zane avait réveillé des sensations qu’il n’éprouva plus depuis sa rencontre avec les Radikors. La peur d’être traqué, l’inquiétude de voir surgir un visage au prochain tournant, … Pour exploser dans un feu d’artifice le laissant les sangs glacés, sans pour autant qu’il n’eut froid. C’était bien gentil, mais en attendant, comment allait-il se reposer maintenant ?
Au bout de quelques minutes de marche, et quelques hésitations sur le chemin à parcourir, il se retrouva en face d’un demi-cercle de pierre grise encore rugueuse par endroits, trois fois plus grand que lui. Au centre de la ligne raclant le sol, une petite porte des plus ordinaires, n’était son sommet arrondi, peinte d’un noir d’ébène, se tenait debout, silencieuse dans la fraîcheur nocturne. La porte menant au couloir reliant les deux parties de la forteresse. Zane lui avait interdit de l’emprunter, ainsi que de pénétrer dans la plus petite des structures composant l’édifice. Mais s’il se contentait de rester dans le tube de verre, sans franchir l’autre limite, il ne désobéirait qu’à moitié aux ordres de l’adolescent, n’est-ce pas ?
Sa crainte de se faire surprendre faillit l’inciter à tourner les talons, continuant sa promenade qui avait de fortes chances de durer toute la nuit. Cependant, il se sentait mal à l’aise dans ces couloirs obscurs, encaqués dans un style géométriques angoissant à force d’être rigoureux. Et puis, il faisait si sombre ! L’endroit parfait pour une embuscade – ou rappeler sans cesse à son bon souvenir le cauchemar l’ayant laissé à demi paralysé sur sa couette. Même si la notion de clarté se trouvait toute relative à la forteresse, à cause de la lumière maussade sourdant d’un endroit inconnu, et de manière tout aussi inexplicable, il ferait toujours moins obscur qu’au sein des murs épais. Et puis, à force de déambuler en se perdant dans des pensées connues de lui seul, sans prêter grande attention à son environnement, Marc risquait de finir par se perdre dans le dédale piégeux conçu par un esprit, de son avis, légèrement retors. Les Radikors ne seraient, sans nul doute, pas particulièrement satisfaits de devoir partir à sa recherche, une heure ou deux après leur propre réveil. Et il devinait sans peine que le lendemain, il serait bien trop fatigué pour supporter un déluge de remontrances. Si la fatigue le fuyait comme un lépreux au Moyen-Âge, elle reviendrait l’envahir sans crier gare peu avant l’aube, comme chaque fois, le laissant épuisé là où il se trouvait, sans forces pour se traîner sous les draps refroidis de son lit. Autant prendre le risque.
La porte n’avait pas de poignée, et comme la majorité des autres de la forteresse, il ne fallait pas la pousser pour l’ouvrir, mais la coulisser. À une différence près, elle devait être soulevée, et non pas glissée sur le côté. Marc craint un instant de ne pas réussir à effectuer cette opération, vu que la première fois, il peina à la faire décoller d’un ou deux centimètres. Mais à sa surprise, il dut seulement pousser un peu sur ses bras pour dégager le passage, et pouvoir s’engager dans le tube aux parois aussi épaisses qu’un corps d’adolescent.
Par souci de discrétion, il referma immédiatement l’ouverture derrière lui, prenant garde à étouffer les éventuels bruits de sa descente en contrôlant, autant que possible, celle-ci. Il ne savait toujours pas si le couloir était fait de verre, en tout cas, cela y ressemblait suffisamment pour que Tekris le pense également. Une bande ébène, de quatre ou cinq mètres de large, occupait son « plafond » sur toute sa longueur. En réalité, elle n’était que le prolongement intérieur d’apparats en forme de pointes de flèches, de chaque côté du tube, mais à l’extérieur, et de même couleur. Le sol, toujours brillant bien que très rarement ciré, était d’un gris sombre métallique, avec des accotements plus foncés assortis tous les quelques pas de débords rectangulaires. Tout du long du tunnel, à intervalles réguliers, des pointes, noires de l’extérieur, parées de fines bandes lumineuses oranges à l’intérieur, montaient de la structure métallique supportant le passage au-dehors. La surface convexe ayant pu être miroir du métal acuminé en face, elles ne montaient pas tout en haut du tunnel, agencées de telle manière que le verre entre leurs serres artificielles formait un U. Les diodes orangées illuminaient le plafond, produisant des reflets safran que Marc trouva apaisants, surtout en ces circonstances. Il appréciait vraiment cet endroit…
Enfin, il l’apprécia un court instant, juste ce qu’il fallut pour que son regard noisette rencontre la silhouette, en pantalon de pyjama et sweat à manches longues rouges aux bandes jaunes bordées de orange, d’un Zane tout aussi perdu dans ses réflexions que le garçon une petite minute plus tôt. Légèrement penché en avant, l’adolescent appuyait ses mains gantées contre le verre, un peu au-dessus de sa tête, observant pensivement les glaciers en contrebas. Il ne paraissait pas s’être rendu compte d’une présence étrangère à ses côtés, obliquant par moments le regard sur un petit détail retenant mystérieusement son attention, avant de replonger dans sa contemplation muette d’un paysage qu’il ne voyait visiblement pas tant que ça.
Marc jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule, en direction de la porte. En s’éclipsant doucement, il pouvait peut-être partir sans que l’extraterrestre ne s’aperçoive de sa venue, et ainsi il éviterait un sermon sur son imprudence, ou sur sa manie de désobéir aux ordres…
Ou qu’il ne décide de se débarrasser une fois pour toutes de lui, en le faisant traverser le tube de verre…
Ces simples phrases ramenèrent une foultitude de souvenirs propres à son récent cauchemar, le laissant cloué sur place. Autant par ces réminiscences désagréables tordant encore ses entrailles, que par la présence de Zane, qui même s’il ne le remarquait pas, lui donnait toujours l’envie de se mettre au garde-à-vous.
Indécis, il retint un soupir dépité, intimant mentalement l’ordre à ses jambes de retrouver leur capacité à remuer. Oui, mais pour quoi ? S’enfuir le plus vite possible avant qu’un retour arrière ne soit plus possible, ou au contraire se rapprocher du Radikors en tentant d’assumer ses actes ?
La réponse ne vint pas de lui, lui épargnant de se creuser les méninges indéfiniment.
– Tu comptes me regarder encore longtemps ? marmonna Zane, pas particulièrement amène, mais sans agressivité excessive non plus.
Sursautant, Marc bredouilla une excuse, se tordant nerveusement les mains, baissant instinctivement le nez. S’apprêtant à courir pour sa vie, il en fut pour ses frais quand l’adolescent n’ajouta rien, pas un reproche, ni d’autres cris destinés à le forcer à s’excuser à genoux. Non, Zane se contentait de l’observer à la dérobée, pensif, comme s’il pesait le pour et le contre de il-ne-savait-pas-quoi.
– Au lieu de bafouiller, si tu me disais plutôt ce que tu fiches ici, gamin ?
L’intéressé se gratta le crâne, à la recherche d’une réponse n’impliquant pas une remontrance bien sentie, ou un commentaire sur sa faiblesse, sûrement. Hélas, rien ne daigna sortir de son profond instant de réflexion.
Haussant les épaules, Zane tourna ses pupilles onyx sur le gamin, plissant le front de manière indéchiffrable. Pas de l’énervement, ça, Marc le reconnaîtrait tout de suite. Ni de la curiosité, sinon il ne ferait pas une telle moue désapprobatrice. Un peu d’irritation, peut-être ? Dans ce cas, comment devait-il se comporter pour ne pas déclencher une explosion consécutive au caractère volcanique de l’adolescent ?
Là encore, ce fut ce dernier qui lui tendit la perche sans le savoir.
– Laisse tomber, en fait, je m’en moque, grogna-t-il, ramenant ses bras le long du corps. Contente-toi de ficher le camp, et je tâcherais d’oublier que je t’ai vu cette nuit.
Heureux de s’en tirer à si bon compte, l’ancien collégien fit mine de partir vivement, hésitant même sur le prochain lieu à visiter pour passer le temps. Cependant, il stoppa son demi-tour, observant l’adolescent porter une main à ses tempes, les massant lentement, marmonnant dans sa langue natale. Marc ne connaissait toujours pas la moitié du vocabulaire de celle-ci, mais il entendit suffisamment de fois les Radikors user de cet idiome pour connaître quelques mots régulièrement utilisés, et donc assez faciles à relier en fonction de la situation. En particulier, deux attirèrent son attention. Un qu’il avait déjà entendu, « raya » ou « fichu », suivi d’un second inconnu, « patlirqu » dont, au vu de l’attitude sous ses yeux, il craignit de comprendre le sens.
– Un cauchemar ? demanda-t-il doucement, enfin, aussi respectueusement que possible.
Ce qui lui valut, comme de juste, un regard noir (sans jeu de mots) l’avertissant de ne pas outrepasser ses droits. Allant de surprise en surprise, Marc réalisa que, pour une fois, il n’eut pas excessivement peur de cette démonstration d’agressivité rentrée. Bien sûr, avec ces yeux-là, il n’irait jamais faire le malin, comprenant aisément se trouver sur la corde raide. Mais il ne trembla pas comme une feuille secouée par une tempête hivernale véloce. Ni, s’il raidit le dos en guise de garde-à-vous inconscient, ne désira s’enfoncer six pieds sous terre, loin de démonstrations d’animosité. Une évolution incompréhensible selon sa vision de lui-même.
Zane remarqua également ce changement, plissant un peu plus le front, oscillant entre une colère montante et un semblant de… non, Marc devait se tromper, il crut voir comme de la satisfaction relever brièvement l’ourlet des lèvres vertes. Si rapidement, cependant, qu’une fraction de seconde plus tard, le jeune homme opta pour une petite moue vexée, mais néanmoins curieuse.
– Occupe-toi de tes affaires, se contenta-t-il de répondre, curieux de voir sa réaction.
Ôtant sa main de ses tempes, il la laissa reposer le long de son flanc, dévisageant le gamin. Un examen visuel qui dérangea profondément l’intéressé, qui cette fois dut forcer ses pieds à rester cloués au sol. Que voulait-il faire, au juste ? Entamer une discussion avec le Radikors souhaitant le moins supporter sa présence ? Son instinct de survie partait définitivement à vau-l’eau !
En face, bras croisés, Zane attendait clairement qu’il décampe, comme il venait de le lui ordonner, peu soucieux des dilemmes du garçon. Pire, sa patience, déjà parée de limites assez étroites, menaçait de s’effriter avant qu’il n’ait pu décider comment réagir.
Pourtant, quelque chose le retenait ici, à son grand dam. Inquiet, il observa fugacement la porte derrière lui, incarnation de la sérénité parmi les ombres. En retournant dans les couloirs, maintenant qu’il eut assez de temps entre deux phrases pour y penser à nouveau, qui savait ce qui se tapissait au-delà de ce pont de verre ? Une pensée plus terrifiante encore encombra son esprit ; et si Victoire l’attendait dans les ombres, prête à le malmener une fois encore ?
– Je ne veux pas retourner dans les couloirs, souffla-t-il piteusement.
Aussitôt, ses joues chauffèrent sous l’aveu. Pourquoi devait-il sans cesse se ridiculiser ?!
Inquiet, il guetta la réaction de Zane, décidant intérieurement que s’il se mettait en colère, monstres ou Victoire, il prendrait ses jambes à son cou pour courir se cacher sous ses draps !
– Et moi, je n’ai pas envie de t’avoir dans les pattes, marmonna le vert, serrant les mâchoires.
Le voyant débuter à lever sa main, avant de la laisser précipitamment retomber, Marc soupçonna que son animosité ne soit pas uniquement due au fait d’avoir été dérangé, alors qu’il désirait visiblement rester seul.
Avançant prudemment d’un pas, redoutant une fusillade visuelle qui miraculeusement ne vint pas, il faillit s’asseoir sur le sol, puis se ravisa. Ne pas tourner les talons risquait déjà de lui valoir un sermon, alors si, en plus, il jouait la décontraction, Zane ne pourrait s’empêcher de lui remonter les bretelles juste pour le plaisir de lui rappeler qui commandait, dans ce tunnel ouvert.
– J’ai fait un cauchemar, moi aussi, continua-t-il.
– Eh bien, pourquoi ne pas courir dans les bras de Tekris pour pleurnicher à ta guise ? Ne compte pas sur moi pour jouer les nounous de gosse paumé.
L’extraterrestre cracha presque les derniers mots, s’emmurant de nouveau dans la colère et l’amertume. Pourquoi était-il si acide, quand il évoquait ces moments privilégiés passés avec le colosse ? À moins que ce ne soit dû qu’à sa récente explosion malvenue ? Marc ne faisait pourtant rien de mal, et ne venait pas lui réclamer des câlins ! Alors il n’avait pas le droit de lui reprocher…
Si, réalisa-t-il. L’ex-collégien encombrait les Radikors depuis le premier jours, venant se mettre sous leur égide inconsciemment. Personne n’étant venu le réclamer, ou ne venait cadrer les adolescents. Qui plus est, il habitait dans leur forteresse, mangeant leurs repas gagnés avec leur argent. Oui, Zane avait tous les droits sur lui, un peu comme Victoire au collège, dans une autre mesure. Serait-il un jour maître de sa propre vie ?
Il baissa la tête (encore… parfois, il se détestait… ), mordant violemment sa lèvres inférieure pour tenter de contrôler les larmes perlant à ses paupières. Hélas, cela ne les tarit nullement, lui rappelant au contraire son incapacité à encaisser les coups, aussi symboliques soient-ils.
– Allons bon, pourquoi donc pleures-tu ?
Au moins l’autre eut la décence de ne pas rajouter le « cette fois » qui plana entre eux. Le pire, par contre, étant que le ton de la voix était mortellement sérieux.
Sans qu’il ne se soit aperçu que le jeune homme bougeait, Zane glissa une main sous son menton, le poussant à se redresser.
– Bon, il va falloir trouver un moyen pour que tu arrêtes de te laisser démonter à la moindre réflexion, soupira l’extraterrestre.
Bizarrement gauche, l’extraterrestre, après un instant de débat interne, essuya les larmes du dos de son gant. Ne sachant plus que faire de ses mains ensuite, et ne voulant pas les laisser retomber sans raison valable (une question de fierté, selon Marc. Il vit auparavant Zane faire des choses complètement insensées par fierté, par exemple s’acharner à franchir un canyon trop profond pour être honnête sur une branche sèche pas plus grande que son bras, seulement parce qu’il se trouva un moment persuadé que cela irait), il réarrangea quelques mèches érable, les disposant de manière à encadrer parfaitement le visage.
Qu’il aille prétendre ne pas être maniaque après ça, songea l’ex-collégien.
Il recula ensuite de plusieurs pas, croisant de nouveau les bras contre sa poitrine. Allait-il envoyer le petit dans les couloirs, encore une fois ?
– Bien, dis-moi, quel âge as-tu ?
Marc écarquilla légèrement les yeux, incrédule. Il ne s’attendait pas à ce genre de question.
– Quinze ans. Mais je suis petit, au niveau de la taille.
Les sourcils de Zane s’arquèrent, plus que dubitatifs.
– Hum… D’accord, quatorze ans.
Cette fois, un soupir exaspéré l’avertit de ne pas continuer à jouer ce jeu.
– Treize ans… C’est vrai ! Je suis juste petit ! Mais je vais avoir quatorze ans le mois prochain.
Un filet de sueur glacé coula le long de son échine. Et s’il lui demandait la vérité sur sa nationalité ? Sa famille ? Son arrivée au sein des Radikors ? Enfin, dans le groupe plutôt, il n’avait pas la prétention de se prétendre intégré dans l’équipe. Pourrait-il mentir, face à Zane ?
– Et depuis quel âge tu te fais battre ?
Le garçon gémit par réflexe, avant de reprendre contenance. Tout, mais pas ça !
– Oui, donc Tekris a raison, il n’y a pas que l’attaque de Koz qui te fait souffrir.
Alors comme ça, le colosse avait bien parlé à son chef d’équipe des marques sur ses côtes… S’il n’en fut pas surpris, Marc s’en sentit tout de même honteux.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Après son cauchemar et les souvenirs qu’il ramena, le kaïru obscur qui tenta de faire de lui son quatre-heures, ses peurs tapies dans chaque recoin de son esprit, il ne craignit plus assez le Radikors pour garder au fond de lui ce qu’il pensait.
– Pourquoi tu essaies toujours de nous séparer, hein ! cria soudainement Marc, le coeur broyé par la peine. Car c’est ce que tu veux faire, hein ? En disant que c’est lui qui a balancé, tu espères que je lui en veuille à mort, sans vouloir lui dire pourquoi, et lui il ne comprendrait pas pourquoi, et avec le temps ça nous aurait rongé et nous nous serions éloignés ! Avoue que tu veux faire un truc comme ça !
En vérité, Marc n’attendait aucune réponse, et de toute façon Zane ne lui en aurait pas donné !
– Tu ne veux pas comprendre que moi, j’ai besoin de lui ! Toi, tu es peut-être fort, sans reproches, et capable de faire face à une marée de zombies mangeurs de chair sans sourciller, moi, il me faut quelqu’un d’aussi fort que toi pour… je ne sais même pas pourquoi ! J’ai juste besoin… une seule fois, c’est trop demander ?! Je sais que tu es le meilleur, tu le dis tellement souvent que je l’ai retenu, mais…
Une main gantée vint s’écraser contre sa bouche, l’empêchant de continuer. Sans violence excessive, mais la poigne se trouvait si serrée que les joues de Marc lui firent mal.
– Ça suffit, murmura Zane. Crois-moi ou non, mais je comprends que tu aies besoin de lui, d’accord ? Alors ne viens pas me faire une crise, et reprends le contrôle de tes nerfs ! Tu fais désordre. Une fois, passons, et encore. Mais la deuxième sera la dernière que tu feras dans le groupe, c’est compris ?
Derrière la façade apparente de neutralité, Marc pouvait voir briller la colère derrière les pupilles onyx, son éclat rougeoyant le menaçant de défier une fois de plus son autorité. Soudainement, toute révolte se dissipa de son esprit, le laissant juste… là. Sans savoir ce qui lui avait prit, ni pourquoi Zane ne l’avait-il pas balancé au travers du verre épais, quitte à créer quelques courants d’air plus ou moins bienvenus.
– Tu es calmé ? (suite à un hochement de tête affirmatif, l’extraterrestre retira sa main, se tournant vers les étendues immaculées sous leurs pieds) Tu as de la chance, je suis trop fatigué pour t’infliger une bonne correction. Mais ne t’avise pas de recommencer !
Pour la première fois, depuis qu’il était entré dans le passage, Marc remarqua ses traits tirés, le noir cerclant ses yeux légèrement plus étendu sous leurs orbites. S’il ne fit pas mine de revenir masser ses tempes, la crispation de l’adolescent se révélait tout aussi révélatrice du mal de tête, jumeau de celui ressenti par le garçon un peu plus tôt, devait gratter contre les parois de son crâne.
Optant pour la franchise, puisque Zane ne paraissait pas désirer lui faire payer son éclat de la soirée, il murmura piteusement :
– Tu sais, tout à l’heure, je n’ai pas menti… Je pensais vraiment qu’il y avait un piège dans ta chambre. C’est bête, mais j’ai cru sentir quelque chose, et je me suis dit que ce serait une bonne idée de suivre ça…
– Laisse tomber, grogna Zane. Je vais sûrement le regretter, mais je passe l’éponge pour cette fois.
Ce disant, il frotta vigoureusement ses bras, sans s’en rendre compte, le regard perdu dans le vague. Marc ignorait la teneur du cauchemar fait par le jeune homme, mais il le devina assez perturbant pour en venir à provoquer d’aussi étranges réactions.
Cependant, Zane revint promptement au présent, l’air de plus mauvaise humeur encore. Néanmoins, son ton ne fut pas particulièrement désagréable quand il s’adressa de nouveau au gamin.
– Dis-moi la vérité, quand tu nous as rencontré, tu fuyais la personne qui te bat ?
– Dis-moi plutôt pourquoi tu veux le savoir, rétorqua Marc malgré lui.
Plutôt se prendre une soufflante, que de parler de Victoire !
– Tekris s’inquiète pour toi, répondit l’autre, une pointe d’amertume dans la voix. Et quand il m’a parlé de ce… problème, disons que certains mots ont dépassés ma pensée. Et je voulais t’en parler, de toute façon. De ça, et des possibilités de… résoudre notre petit problème. Et ne va pas t’imaginer que je fais ça uniquement pour garder Tekris près de moi, rajouta-t-il plus férocement, soudainement sur ses gardes.
Heureusement, Marc eut la présence d’esprit de ne faire aucune remarque sur son changement d’attitude. Déjà que ces mots semblaient lui arracher la langue, il n’allait pas décourager les bonnes volontés…
– Et tu as dis quoi, sur moi ?
Il crut un instant que Zane ne répondrait pas, vu comme il roula des yeux avec agacement.
Mais au moment où il allait lui dire que ce n’était pas important, il reprit, toujours sans le regarder.
– En gros, que je me fichais bien de ce qui t’es arrivé avant nous.
Malgré lui, Marc laissa échapper un petit rire. Et lui qui s’attendait à des horreurs monumentales !
– Mais ça, tu me le dis souvent, s’empressa-t-il d’expliquer pour ne pas déclencher un incident diplomatique (quand il se sentait moqué, ou insulté, Zane pouvait se révéler des plus véloces). Ce n’est pas grave.
– Tu crois que je cherche le réconfort ? grogna le jeune homme, serrant les poings. Je te fais pitié ou quoi ?
L’ex-collégien s’en trouva tout abasourdi. Il avait dû mal entendre ?!
– S’il y a bien quelqu’un pour qui je n’éprouve pas de pitié, c’est toi, fit-il. Je ne me permettrais pas. Au contraire, je sais que moi je te fais pitié… Et pas qu’à toi. Je ne sais pas quoi te dire d’autre…
– Moi non plus, avoua spontanément l’autre.
Un peu trop spontanément. Le côté gauche de son corps à présent appuyé contre la surface transparente, l’extraterrestre pensait visiblement à autre chose tout en discutant, une expression indéchiffrable peignant ses traits. Finalement, il haussa les épaules, sans pour autant se reconcentrer totalement sur Marc.
– Je m’étais dit que je devais te parler à un moment ou un autre, et je suppose que les coïncidences ont parfois du bon, ajouta-t-il autant pour lui que pour Marc.
Soudain, son visage s’éclaircit, tandis qu’il se décollait du mur pour venir placer une main sous le menton de ce dernier. Puis, il balaya de haut en bas le gamin, un petit sourire venant étirer ses lèvres.
– J’ai peut-être une idée, qui en plus me permettra de ne pas avoir à te sauver la peau des fesses toutes les deux minutes. Et puis, quand on y réfléchit, c’est complètement absurde de trimballer quelqu’un sur qui il n’est pas possible de compter pendant les combats.
Bizarrement, le soudain sourire fortement auto-satisfait du jeune homme ne rassura guère Marc. Claquant bruyamment ses mains, Zane lui fit signe de le suivre, avant d’ouvrir la voie sans prendre la peine de vérifier si l’intéressé lui emboîtait ou non le pas. Ce n’était pas la peine, quand on était sûr d’être obéi.
Contrairement à ce qu’il crut tout d’abord, l’extraterrestre ne rebroussa pas chemin pour emprunter la porte par laquelle Marc vint s’inviter dans le tunnel. Sans dévier d’un iota, il franchit la distance le séparant de la jumelle de celle-ci, attrapant une anfractuosité volontaire dans la structure, presque invisible comme pour l’autre, afin d’enclencher le mouvement de levée.
Bouche bée, Marc resta planté sur place, se demandant s’il se trouvait encore prisonnier d’un songe.
– Bon alors, tu te décides ou je dois te laisser là ? soupira Zane, se tournant de trois-quarts vers lui.
– Mais… Je croyais que je n’avais pas le droit d’aller dans cette partie de la forteresse.
– Sans autorisation. Mais je te la donne, et je suis certain que Zair et Tekris seront de mon avis.
Retenant une exclamation dubitative (il ne se souvenait guère de la subtile nuance soudainement sortie du chapeau), Marc s’empressa de le rejoindre, restant tout de même à distance respectable.
– Pourquoi ? demanda-t-il simplement, ne sachant trop comment formuler sa pensée.
– Parce que il y a une bonne raison. Tu verras bien d’ici peu.
µµµ
D’abord euphorique d’obtenir enfin le droit de se balader un peu plus librement au sein de la forteresse, et de découvrir de nouveaux horizons (même si l’édifice continuait à lui donner envie de regarder sans cesse par-dessus son épaule), un mauvais pressentiment véloce serra rapidement ses entrailles, au point de ne plus pouvoir détourner son attention du dos musclé du jeune homme, cherchant à deviner quelles pouvaient être ses intentions derrière cette soupçonneuse invitation. Les bruits de leurs pas résonnant contre les murs aussi encaqués, pour la plupart, que la tour miroir de la forteresse, ne l’aidant en rien à se concentrer. Au contraire, au fur et à mesure de leur progression, il avait l’impression d’entendre une mélopée funèbre et terriblement sentencieuse résonner à ses oreilles. Son imagination, particulièrement prolixe, ajoutant plus encore à l’inquiétante ambiance des lieux.
Fondamentalement, les couloirs restaient similaires à ceux rencontrés depuis son arrivée ici, à ceci près que le noir dominait le plus souvent les murs plus étroits, toujours munis de fines lignes les parcourant sur leur longueur. Et encore une fois, Marc se sentit rapidement perdu face à la configuration des lieux. Presque à angles droits, les tournants apparaissaient bien souvent là où il ne croyait pas possible de créer un croisement, et se ressemblaient tous. Comprenant qu’il ne pourrait pas se repérer en utilisant des repères, à condition de mémoriser le tracé des gravures, il tenta de garder en mémoire les directions prises par les deux garçons, sans grand espoir de succès cependant. Tout comme, comme d’habitude, il ne put déterminer par quel miracle les parois restaient si lumineuses sans applique. Comme si elles étaient auto-alimentées, quoique cela veuille dire, ou signifier, par cette bizarre lueur orangée montant, cette fois, des rebords des couloirs au sol. Un mystère qu’il désirait de plus en plus élucider.
Par moment, une ouverture se découpait soudainement au détour d’un chemin, sans porte, menant à des pièces devant lesquelles Zane ne s’attarda pas, et auxquelles Marc ne parvint qu’à jeter un rapide coup d’œil. La plupart se révélèrent vides, ou munies de meuble directement rattachés aux murs, et presque toutes comportaient des traces sur le sol, voir au plafond, ou même un ou deux cratères. D’autres fois, alors qu’ils s’apprêtaient à monter des escaliers – que l’ex-collégien jugea glissants –, il remarquait au dernier moment une porte des plus ordinaires, dissimulée dans les ombres, ou se confondant dans l’uniformité de l’ébène. Un noir qui, finalement, se révélait plus proche du marron foncé…
Enfin, ils entrèrent dans une salle aussi démesurée que ses consœurs, au plafond, tout comme la pièce renfermant le kaïru obscur, formant une coupole au sommet écrasé sur un cercle de dix ou vingt mètres de diamètre, sa structure métallique visible, mais harmonieusement intégrée à l’ensemble. La fenêtre en suivant tout le contour, prenant le deuxième tiers des murs, aussi Marc déduisit-il être assez haut, peut-être dans les derniers étages même. Aucun meuble, et beaucoup de marques de coups, complétaient le décor, ainsi qu’un rebord surélevé sur tout le contour de la pièce, délimitant son centre comme une sorte d’arène plate.
– Avant de commencer, tu n’es toujours pas fatigué, n’est-ce pas ? fit la voix de Zane, coupant ses réflexions.
Déglutissant péniblement, Marc le dévisagea, solidement planté sur ses pieds, lui faisant face à quelques mètres de distance seulement. Il ne savait pas vraiment comment interpréter la détermination figée sur ses traits… En espérant que cela ne signifiait pas quelque chose de mal pour sa personne…
– Hum, rassure-moi, tu ne m’as pas emmené dans cette salle isolée, loin de tout le monde, en utilisant un faux prétexte, hein ? bredouilla-t-il piteusement, sentant l’inquiétude revenir à grands pas.
– Non, enfin, pas aujourd’hui du moins, répondit l’autre avec un sourire carnassier.
Reculant instinctivement d’un pas, Marc dut mobiliser une bonne partie de la volonté lui restant pour reprendre sa position. Zane continuant de l’évaluer de son regard calculateur ; il pouvait presque voir les rouages se mettre en place derrière ses grandes oreilles.
– Tu n’es peut-être pas totalement irrécupérable, décida-t-il finalement. Cette aile de la forteresse est réservée, pour sa majeure partie, aux entraînements des combattants, transformés en monstre ou non, et autres petites spécificités en rapport avec le kaïru.
– Comme pour le ciel au-dessus de nous en permanence ?
– Pardon ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Eh bien, il n’est pas normal (le haussement de sourcils qui suivit, de la part de l’extraterrestre, semblait vouloir lui demander si d’autres évidences ne lui venaient pas à l’esprit). Et comme il ressemble beaucoup à ce qui se passe quand vous vous battez, la transformation, et compagnie, je me disais qu’il y a sûrement un rapport entre les deux. Je me suis complètement trompé, c’est ça, hein ?
Zane marmonna pour lui-même, se frottant pensivement les poignets.
– Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, fit-il, le côté physique du kaïru m’intéressant bien plus que ce genre de tergiversations. Mais étant donné que l’énergie est régulièrement utilisée ici, c’est possible. Quoique je connaisse d’autres lieux dans le même cas qui héritent d’un ciel des plus habituel. Ennuyant, en somme. Enfin, les façons de manipuler le kaïru ne sont pas les mêmes, alors cela doit influencer. Passons !
Oscillant entre un ton professoral, et un autre plein de confiance, le jeune homme finit par opter pour l’entre-deux, sa voix à la fois assurée, mais ne souffrant d’aucunes contestations.
– Il s’agit donc d’un lieu d’entraînement. Tu te rappelles, tous ces bruits de chocs et compagnie, que tu entends presque tous les jours ? Eh bien, c’est ici que nous les « produisons » ! Enfin, quand nous ne nous offrons pas une petite sessions extérieure. Avant de répliquer que tu ne sais pas manipuler le kaïru, ajouta-t-il en levant une main, voyant que Marc allait protester. La maîtrise de cet énergie est avant tout un art martial. Je vois que tu commence à comprendre. La plupart des techniques apprises durant notre formation sont défensives, privilégiant l’esquive et la vitesse afin d’esquiver les attaques. Cependant, cela ne constitue pas son entièreté, et nous savons également nous battre au corps-à-corps, au cas où les X-Drives – les, disons, sortes de cartes flottantes qui renferment les attaques et les monstres kaïru, tu comprends ? – ne suffisent pas.
– Génial, murmura Marc, fasciné. Tu vas m’apprendre à utiliser un sabre, ou une épée alors ?!
– Par les Enfers, bien sûr que non ! Tu serais capable de te trancher les oreilles avec ! s’esclaffa Zane. Et puis, les combattants n’utilisent pas d’armes. Une règle d’un Code dépassé, clamant que nous avons déjà assez d’avantages, et qu’il faut réglementer l’utilisation du kaïru. Mais je suppose que tu l’as lu dans celui que je garde dans ma chambre, n’est-ce pas ? (Au grand soulagement de Marc, l’extraterrestre n’attendit pas de réponse) Déjà, je vais t’apprendre à te battre, c’est un bon début. Maintenant, termina-t-il en se mettant en position défensive, attaque-moi.
Une vague d’incertitude noya les iris noisette. Il n’espérait tout de même pas qu’il sache comment faire ? Tentant d’imiter la position de Zane, mais de face, il observa, dérouté, ses poings fermés.
– Mais pourquoi je t’attaquerais, moi ? Tu ne m’as rien fait ! fit-il spontanément.
Soupirant à pierre fendre, Zane leva ses yeux au ciel, sans pour autant se laisser démonter.
– Allons, ne me dit pas que tu n’as pas eu envie, au moins une fois, de me faire taire pour de bon ? Sinon, pourquoi aurais-tu été si… clair hier ? C’est pourtant l’une de mes particularités principale, énerver mes adversaires ! Faut-il que je te provoque pour te pousser à attaquer, ou attendre le dégel ? Dans ces terres du Sud, ça risque de prendre un bon moment.
– Je n’aime pas frapper les autres, souffla Marc, toujours indécis.
– Tu n’aimes pas, ou tu crains de te rendre ridicule ? Zair avait ce problème avant, à se laisser marcher sur les pieds parce qu’elle ne voulait pas se faire remarquer inutilement. Et puis, un jour, je l’ai tellement provoquée que nous nous sommes battus au beau milieu de la place publique, sous les regards de tous ceux passant par là. Et elle s’est rendu compte qu’en fait, elle se fichait bien de l’opinion du quidam classique.
– Sauf que moi, je n’ai aucune chance de te toucher…
– Justement, insista-t-il en lui faisant signe d’engager les hostilités. C’est pour ça que tu as besoin que quelqu’un t’entraîne. Et tu le sais très bien. Ne vas pas t’imaginer que je vais te révéler les arcanes du kaïru ! Mais je peux au moins t’enseigner à ne plus te rouler en boule quand quelqu’un te regarde de travers, en attendant les coups. Puisque tu es là, autant ne pas devenir un poids, n’est-ce pas ?
Décidément, Zane avait complètement perdu l’esprit… Marc ne mentait pas, en expliquant détester se battre. Et pas uniquement parce qu’il savait pertinemment être incapable de gagner un combat, ne réussissant qu’à attirer les foudres de son adversaire qui se faisait une joie de lui rappeler sa faible condition physique.
Cependant, il devait admettre qu’il ne fut jamais à l’origine d’une seule des bagarres au sein desquelles il se retrouva entraîné. Alors qu’il s’efforçait par tous les moyens de fuir les conflits, sa posture fuyante et son regard en permanence baissé semblait au contraire attiser la convoitise de toutes les petites brutes du collège, peu importait qu’il soit ou non impliqué de base. Soit il était si transparent que personne ne le remarquait, soit les caïds prépubères s’amusaient à faire de sa vie un enfer. Comme Victoire…
Si une fois, rien qu’une toute petite, il pouvait lui rendre la monnaie de sa pièce…
Tentant une approche frontale, le garçon gémit de douleur quand son dos heurta sans douceur le métal. Un instant, la pièce tangua, menaçant de lui faire rendre l’entièreté des liquides contenus dans son estomac.
Bon, sa nausée n’était peut-être pas tout à fait passée en fait.
Se redressant laborieusement, il croisa le regard pensif de Zane, le transperçant comme s’il sondait son âme.
– J’ignore à quoi tu pensais, mais ça t’a rempli d’enthousiasme.
À nouveau sur ses pieds, Marc lança un nouvel assaut (si tant est qu’il puisse l’appeler ainsi, songea ironiquement le garçon), changeant brutalement de direction au dernier moment pour viser le flanc.
Aussi eut-il quelques peines à comprendre pourquoi ce fut le sien qui, après une frappe volontaire, le força à tomber à genoux, se tenant les côtes avec un petit rien de vexation.
– Arrête de vouloir imiter mes gestes, lui indiqua complaisamment Zane. En plus du fait que je devine sans problème où tu vas frapper, tu es bien plus petit que moi. Ton centre de gravité est donc plus bas, alors cesse si tu ne veux pas finir le nez par terre.
– Parce que sans ça, je vais réussir à rester debout ? soupira l’intéressé, revenant sur pieds.
Un sourire tranchant apparut sur le visage de l’extraterrestre.
– Pas avant un petit moment, concéda-t-il, amusé.
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Bonjour, ou bonsoir !
Premier réel face-à-face entre Zane et Marc, et premier moment sans – trop – de tensions entre eux ! J’espère que le chapitre vous aura plu, et si tel et le cas, n’hésitez pas à laisser un commentaire !
Sur ce, bonne journée, ou soirée, et à dans une dizaine de jours !