Aesragen
Vassal des ténèbres
En vol stationnaire, légèrement tourné de trois-quarts afin d’offrir une prise moindre aux rafales bousculant les corps flottants des trois adolescents, Zane consulta l’écran de son X-Reader. Représentant présentement une carte en deux dimensions de couleur orangée, le cercle occupant presque la totalité de l’écran se rétrécit encore, réduisant la zone des recherches à quelques dizaines de kilomètres. Un manque de précision dommageable, certes, arrachant au jeune homme de longs soupirs intérieurs de frustration. Heureusement, au fur et à mesure de la progression de son équipe sur la terre ferme, la détection de la relique kaïru s’affinerait de plus en plus, augmentant à mesure qu’ils se rapprocheraient de leur objectif.
Pour autant, si l’appareil avait pu lui indiquer précisément où l’objet recherché se trouvait, de manière à ce qu’il n’ait plus besoin que d’en récolter l’énergie contenue, cela l’arrangerait bien. En particulier dans la situation actuelle, dans laquelle un seul faux-pas pouvait coûter cher. À savoir, sa propre liberté, il n’eut aucun doute là-dessus, sans parler de celle de ses compagnons. En particulier de Tekris… Avec ce qu’il s’était passé, quelques mois plus tôt, le Conseil du Redakaï ne les laisseraient sûrement pas s’enfuir une nouvelle fois, libres comme l’air. Un cas sans précédent, du moins officiellement, dans l’histoire du kaïru.
Un vague pincement picota sa poitrine. Une sensation que l’adolescent, presque adulte, repoussa sans pitié. Hors de question d’éprouver des regrets. Ce qui est fait ne peut être défait, aussi pénible cela puisse-t-il se révéler. Y compris pour l’irascible personnage qu’il savait être (en s’en fichant comme d’une guigne au passage). Son regard dériva vers son coéquipier, imposante stature à quelques pas – si tant était que l’on puisse parler ainsi quand on culminait à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol – en apparence imperturbable. Se grattant l’arrière de la nuque, Tekris observait le paysage désertique s’étendant à leurs pieds, fronçant les sourcils afin d’atténuer les effets de la réverbération du soleil sur le sable clair. Comme trop souvent ces derniers temps, Zane stoppa de justesse le sourire, trop doux pour un visage comme le sien, menacer d’étirer ses lèvres. Au contraire, cette constatation renforçant sa mauvaise humeur déjà suffisamment présente, ses traits se durcirent, se fermant brusquement. Ne pas laisser qui que ce soit l’atteindre. S’attacher, ce serait risquer de tout perdre, y compris sa liberté. Il devait être fort, dur, ne pas laisser ses pensées dériver ailleurs que sur ses désirs de conquêtes et de vengeance.
Néanmoins, une autre interrogation, revenant également régulièrement, titilla de nouveau son esprit. Était-ce à cause de ce que les monastèriens appelaient la Catastrophe de la Transition qu’il s’évertuait à prendre le gamin sous son aile, quitte à encaisser des coups symboliques pour le protéger ? D’accord, même Zane admettait que son équipe avait gaffé, et de la pire façon possible. Mais il ne s’agissait que d’un accident ! Un bête accident, alors que les Radikors cherchaient à échapper aux griffes du Conseil ! Que croyaient-ils, ces vieux décrépis soi-disant plus puissants combattants de l’Univers ? Qu’ils se rendraient bien gentiment, sous prétexte que leur Maître fut condamné à un exil imposé par la situation ? Qu’aucune attaque ne serait lancée, qu’ils useraient de leurs paroles et promesses pour tenter de s’en sortir ? Les fous !
Jamais Zane ne les laisserait prendre sa liberté ! À cette seule pensée, son front se couvrit de sueur, tandis qu’il déglutissait péniblement. Vérifiant l’absence d’attention sur sa personne, il s’essuya vivement du dos de sa main gantée, une inspiration un peu trop tremblante exhalée de ses lèvres pourtant serrées.
Intrigué, Tekris tourna le regard vers lui, rabrouer par deux iris onyx lançant des éclairs. Sursautant, le colosse s’empressa par réflexe de revenir à sa scrutation… avant de se rappeler qu’il ne fit rien de dommageable, ou méritant un tel traitement. Son air désapprobateur faillit faire se sentir vaguement coupable Zane. Après tout, son coéquipier n’y était pour rien dans ses tribulations mentales. Faillit, seulement. Son orgueil légèrement – beaucoup – plus élevé que la normale se débarrassa bien vite de cette considération.
Alors qu’il examinait plus attentivement encore l’écran de son appareil, il nota distraitement que quelques mèches, noires de jais, striaient désormais la chevelure violette de l’adolescent. Sa teinture ne supportait visiblement pas les traitements agressifs subis, reprenant lentement sa couleur d’origine en dépit des nombreuses années passées à arborer une teinte n’étant pas la sienne. Métisse, Tekris haïssait ce seul héritage visible de sa part humaine, lui rappelant sans cesse qu’il n’eut sa place nulle part durant son enfance. Le choix du violet comme coloration fut, Zane le savait, purement personnel.
Bref, se morigéna-t-il, tant que cela ne nuisait pas à la réputation de l’équipe, Tekris pouvait bien revenir avec une coupe afro rose bonbon, pour ce que ça lui changeait. Quoique, le noir lui allait si bien…
Grognant de mécontentement, il se passa une main dans ses propres cheveux d’un bleu clair aux reflets blanchâtres. Oui, le Redakaï aurait dû savoir que les Radikors se battraient, utilisant tous les moyens à leur portée pour lui échapper ! Croire l’inverse ne fut que prétention erronée sur la justesse de leur démarche, et manière particulièrement stupide de se voiler la face ! Comme leur appellation de « Transition » ; pensaient-ils réellement, ces monastèriens, que Lokar laisserait ainsi tomber sa place dans le kaïru, juste à cause d’une défaite – un grand poil – publique ? Visiblement oui, puisque tout était organisé de manière à « entrer dans une nouvelle ère ». En réduisant à néant les disciples de Lokar, bien évidemment. Foutaises, encore ! Si les Redakaï eurent l’intelligence de se montrer un peu moins présomptueux, Tekris n’aurait pas eu à employer l’une de ses attaques les plus offensives, poussant ses deux camarades à accompagner son geste. Et rien de ce qui s’ensuivit ne se serait produit.
Stupides, stupidité, toute humaine ! Vraiment, mieux valait pour ce peuple de vivre sous sa coupe. De toute façon, Zane se savait promis à de grandes destinées, aux hautes sphères de la puissance ; l’embêtant, étant que ces satanés autres combattants refusaient de le réaliser.
Il jeta un autre regard en coin à Tekris, celui-ci pianotant nerveusement de ses doigts sur sa cuisse.
Non, jamais il n’acceptera de sacrifier sa liberté. À aucun prix. Il ne pouvait pas se montrer d’une telle faiblesse. Patience, murmura son esprit. Il leur suffisait de tenir encore un peu.
– Ça fait bizarre de partir en mission, après ces derniers jours, commenta Zair, brisant finalement le silence s’étant installé depuis que le trio décolla du sol glacé des steppes entourant la forteresse.
Tekris approuva d’une exclamation presque enjouée, un peu trop forcée pour être tout à fait honnête, tandis que Zane se contenta d’un hochement de tête affirmatif. Au fond, elle n’avait pas tort. Depuis la découverte du gamin, quoi, trois semaines plus tôt ? Non, réalisa-t-il en recomptant mentalement, environ un mois et demi ?! Bon, un petit miracle tout de même, cela faisait une dizaine de jours qu’il se montrait un peu moins insupportable. Enfin, jusqu’au début de matinée, évidemment. Quel crétin ce Tekris, de l’accuser sans raison, alors que son chef d’équipe venait à peine d’entrer dans la même pièce que le gosse !
– Il faudra bien prendre garde à ce que Koz et ses sbires ne nous trouvent pas, répondit-il distraitement, histoire de ne pas laisser la jeune femme entretenir seule la conversation.
Bref, depuis la découverte du gosse, aucune relique kaïru ne fut, miraculeusement détectée. Et d’un autre côté, la poursuite perpétuelle du prince détourna l’esprit des Radikors de ce qui, de base, était censé se trouver le but de la Quête des combattants. À savoir, récolter l’énergie kaïru, logée dans divers objets appelés des « reliques » ou « source d’énergie kaïru », aux quatre coins de la planète afin de l’apporter à leurs Maîtres respectifs, les hommes formant leurs disciples à maîtriser l’art ancestral du kaïru. Partir en mission, aussi simplement et en dépit de la menace du monastère planant sur leurs têtes, n’était guère de tout repos pour les membres des Radikors, obligés de se tenir sans cesse sur leurs gardes chaque fois qu’ils s’approchaient d’une relique. Par chance, un allié inattendu permettait à l’équipe d’échapper chaque fois à leurs possibles assaillants : le Code d’Honneur kaïru, l’ouvrage référençant toutes les règles et conduites à tenir dans la maîtrise de cet art martial. En plus de stipuler qu’une relique devait faire l’objet d’un défi kaïru si deux équipes, généralement de trois combattants chacune, se trouvaient en même temps sur le lieu de la relique, le livre expliquait également qu’il était formellement interdit d’attaquer un combattant impliqué dans un défi. Honnêtement, les équipes de combattants avaient la fâcheuse manie de se battre à chaque fois qu’elles se rencontraient (enfin, ce n’était pas la faute de Zane si Ky avait une fichue tête de victime, tout de même ?!)… Mais si cela restait des plus habituel, les Radikors surent trouver parti des règles du Code.
En effet, il leur suffisait de ne pas se faire remarquer avant de se trouver face à la relique, de lancer leur défi aux Stax eux-mêmes en mission (ceux-ci ne pouvaient pas refuser le combat, abandonnant la relique aux mains de leurs adversaires), puis de filer à la vitesse du vent une fois l’issue décidée, avant de se faire attraper par un Koz furieux de les voir lui échapper chaque fois. Une fois ou deux, ce fut particulièrement juste (surtout quand, poussé à bout, le prince colla ses sous-fifres à cinq pas du lieu de la bataille, dans l’espoir de capturer l’équipe extraterrestre. Ce qu’ils avaient pu rire, devant la mine déconfite du jeune homme en les voyant s’envoler entourés d’un « écran de fumée » lancé par Zair !) pour passer entre les mailles du filet, mais pour le moment, Zane pouvait affirmer sans trop exagérer qu’ils se débrouillaient merveilleusement bien. Surtout que Koz, désormais, clamait respecter lui aussi scrupuleusement le Code.
Si parfois Zane trahit, par nécessité ou logique bien évidemment, avec son équipe certains préceptes de l’ouvrage, il se révélait des plus doué pour jouer avec les incertitudes et imprécisions des pages mitées recopiées des centaines de fois, quitte à ce que cela paraisse tiré par les cheveux. De toute façon, pendant que le Conseil du Redakaï décidait si ses déclarations étaient ou non recevables, il pouvait largement prendre le temps de jouer les filles de l’air.
Cependant, il ne pouvait qu’acquiescer : cela faisait du bien de partir en mission récolte de kaïru ! Qui plus est, il se sentait aujourd’hui d’une humeur plus que belliqueuse !
– Sans compter de vérifier que personne ne nous suit, ajouta Zair, voyant qu’il ne comptait pas reprendre la parole. Mieux vaut profiter encore un peu de notre abri temporaire, autant que possible.
– Bien évidemment, confirma Zane, approuvé silencieusement par Tekris.
À moins de débuter la production de mouchards, le monastère et ses occupants (ses fichus Stax, leur ancêtre de Maître et ses disciples, sans parler de Connor Stax, père de Ky. Ah ça oui, se vanter de son papa chéri, il savait faire, le préféré de Maître Baoddaï ! songea le chef des Radikors, à la fois rageur et amer), ces derniers n’avaient que peu de chances de découvrir leur lieu de villégiature. En effet, si le pouvoir des Maîtres se trouvait développé au point de repérer sans l’aide d’X-Reader la présence de reliques apparaissant dans le monde, il ne leur permettait pas de repérer celui que les combattants possédaient en eux, leur kaïru intérieur. Aussi n’avaient-ils aucun moyen de les retrouver, sauf si les Radikors héritaient du pire karma de l’Univers ! Et encore, Zane leur ferait regretter d’avoir mis le nez là où ils n’en avaient pas l’autorisation.
– Descendons, continua-t-il. D’ici, nous ne pourrons pas en voir plus.
Joignant le geste à la parole, l’extraterrestre vert amorça son atterrissage, ne prenant pas la peine de vérifier la présence de ses coéquipiers à ses côtés, ne jugeant pas cette idée utile.
Alors que les semelles de leurs chaussures rencontraient le sol sous leurs pieds, Zane regretta vaguement d’avoir remis son costume réservé à ses missions kaïru. Son t-shirt ne lui posait aucun souci, pas plus que ses éternels gants accompagnées des bandes lacées sur ses avant-bras. Ses baskets passaient également, les chaussettes de l’adolescent ayant été laissées à la forteresse quand il réalisa qu’ils devaient trouver une relique en plein Sahara. Par contre, le long pantalon retombant en ourlet sur ses chevilles fut franchement de trop ! Pas tant à cause de la chaleur ; sa terre natale avait été écrasée par les rayons ardents de la plus brûlante des lunes éternellement fixées dans son ciel où les nuages ne venaient jamais s’égarer, endurcissant son corps. Pourtant bien moins résistant que les vieillards à la peau tannée, leurs corps encore souples et noueux dégainant leurs épées aussi promptement que les explosifs jeunes adultes réputés pour leur caractère digne d’un buisson d’épineux. Mais il s’était habitué au tissu râpeux de son short frottant sur ses cuisses, laissant des marques violacées sur sa peau dure. Sa combinaison était presque trop… confortable…
Et cela le dérangeait plus qu’il ne l’aurait cru.
Un rire amer, qu’il étrangla promptement, croassa des tréfonds de sa gorge. Penser à sa terre natale… Quelle inutilité, maintenant qu’il ne la reverrait plus jamais ! Cela faisait longtemps qu’il oublia l’intensité de la lumière agressant les yeux, encore assez puissante la nuit pour laisser deviner les contours des reliefs accidentés des plaines où il promenait autrefois son regard. Maintenant, seule l’obscurité ayant déformé sa pupille de la planète sur laquelle il grandit durant une grande partie de son enfance s’imposait à sa mémoire. De toute façon, maintenant, il ne serait pas assez dur pour cette terre aride autant aimée que haïe par ses habitants. Pas assez fort. Alors, aucune faiblesse supplémentaire ne viendra s’ajouter !
Heureusement, sous le ciel sans nuages amenant la sueur à ruisseler sur les fronts de ses coéquipiers, trop de détails différaient du territoire ayant accueilli ses premiers pas pour le perturber outre mesure. Trop de sable s’étalant à perte de vue tout d’abord, recouvrant le sol de ce désert aride et brûlant, à moins qu’il n’en soit justement le sol, pour ce qu’il s’y intéressait. La terre à laquelle il pensait n’était que roches, reliefs et montagnes, forçant ses habitants à se battre pour faire pousser de quoi vivre sur leur sol, produisant des plantes terriblement résistantes, et dures à mâcher par moments, expliquant sûrement l’intérêt porté par son ancien peuple à sa dentition, nécessaire pour survivre. Et puis, ce Sahara se révéla bien trop plat, jonché de dunes déformées au gré des courants venteux, changeant même de forme selon son bon plaisir. Ses montagnes natales se révélaient aussi têtues que ses habitants, résistantes à toutes manipulations en refusant les modelages imposés par les furieux courants les frappant de plein fouet, quitte à se briser d’avoir trop résisté.
Pour autant, cela menaça de raviver le désir de vengeance tapi au plus profond de l’être de Zane. Pulsion plus frustrante encore, quand il savait n’avoir plus rien à venger, justement.
La relique détectée se trouvant à l’Est du Sahara, à quelques centaines de mètres sur la droite de l’équipe, le grain éblouissant du sable devenait peu à peu plus rêche, les molles formes des dunes engloutissant le paysage à leurs pieds au gré de leurs déplacements se transformaient en plateau de plus en plus fixes, jusqu’à se transformer entièrement en roche. Dans le lointain, des massifs montagneux aux formes rectangulaires se dessinaient dans des tons ocre et safran, plusieurs traînées le long de leurs parois rappelant le pinceau d’un peintre alcoolique peinant à tracer de droites lignes pour former ces discontinuités plongeant vers le sol. Pas très élevés, les sommets promettaient malgré tout une bonne partie de grimpette si jamais d’aventure la relique décida de s’y loger. Montant comme mus par un effort désespéré, ils tombaient soudainement, ne se réduisant qu’à un chemin qui arriverait à peine au-dessus des adolescents, balayés par des tourbillons sableux quasiment incessants, surgissant du néant puisque le vent, guère assez puissant, ne pouvait à lui seul expliquer cette étrange danse. Par-ci par-là, une rose des sables, balle d’un jeu des éléments du désert, roulait mollement devant eux, s’arrêtant un instant, sur le point de reculer, avant d’une nouvelle poussée reprendre son chemin. En plissant le front, Zane crut distinguer une autre forme mouvante, quelques pas devant lui ; le temps qu’il tende le cou, il la vit disparaître dans le tapis de papier de verre crissant sous ses pas.
Voyons, qu’est-ce que Zair laissa échapper, tandis qu’ils filaient vers le lieu de leur mission ? Que certaines créatures étaient venimeuses ?
Fixant encore quelques secondes, en vain, l’endroit où disparût la créature trop rapide pour être identifiée, en vain, l’extraterrestre abandonna finalement l’idée d’une identification plus précise.
– L’avantage, c’est que Koz ne pourra pas se cacher dans ce paysage, commenta Tekris.
– Ne te réjouis pas trop vite, coupa Zane. D’après mon X-Reader, la relique se trouve dans cette direction.
Tendant le bras, il désigna de son doigt ganté une petite zone un peu plus à l’écart des montagnes, ressemblant à une cuvette entourée de reliefs grossiers, compacts. Rien à voir avec ce qu’il vit jeune enfants, ces reliefs comme taillés par la main d’un géant ivre.
– Et alors ? répondit Tekris, sans comprendre où il venait en venir.
Le colosse suivit néanmoins le mouvement, emboîtant le pas au deux autres Radikors en cherchant l’ombre d’une explication sur le visage de son chef d’équipe. Ledit chef parvenant à se persuader, avec brio, que la gêne et la chaleur montant à ses joues n’étaient dues qu’aux rayons dardant leur sécheresse sur l’imprudent trio osant venir s’aventurer en ses terres.
– L’Imperiaz peut s’être caché en embuscade dans les sommets avoisinants.
– Koz ? s’étonna Zair, mordant sa lèvre inférieure pour retenir un ricanement. Si jamais l’idée traverse seulement son esprit, nous le verrons bien avant qu’il ne puisse s’approcher. À moins que nous entendions le bruit des armures de ses hommes, réfléchissant la lumière du soleil.
Gardant le silence, Tekris se contenta de hausser les épaules, parti dans des pensées connues de lui seul. Claquant des doigts, afin de le faire revenir à la réalité, Zane lui ordonna de partir, pour une fois, en éclaireur. Juste histoire de voir si les Stax étaient déjà arrivés dans ce désert au paysage désagréablement monotone. Depuis que l’équipe adverse était parvenue à trouver un système de camouflage pour leur vaisseau, quand le terrain ne permettait de dissimuler sa forte masse canari, l’extraterrestre vert se méfiait bien plus de ce que ses yeux ne pouvaient voir. Et il y avait fort à parier que toutes les conditions se trouvaient réunies pour pareil embêtement.
Surpris d’être désigné, le colosse ne fit pourtant pas de remarques, devançant l’équipe au pas de course. Si jamais il ne prenait pas soin du gosse pour se racheter, alors pourquoi s’acharnait-il à s’occuper d’un humain ? Il donnerait cher pour connaître la réponse.
Pour autant, ce n’était pas uniquement pour garder les idées claires que Zane décida d’envoyer au loin son coéquipier. Devinant elle aussi que cette soudaine désignation cachait quelque chose, Zair lui jetait de fréquents regards en coin, légèrement intriguée.
Décidant de ne pas perdre de temps, Zane se tourna vers elle, sans ralentir le pas.
– Qu’est-ce que tu as dit précisément au gosse ?
Levant les yeux au ciel, sa vis-à-vis retint péniblement un soupir qui, sans doute, agacerait plus encore le jeune homme. Il était loin, le temps où elle trottinait derrière lui, ses grands yeux cherchant à deviner quelle bêtise son insupportable frère inventerait de nouveau. Et encore, des taquineries, à peine.
– Curieux ? rétorqua-t-elle, enroulant instinctivement le bout de ses cheveux autour de son index.
Tiens donc, elle se trouvait gênée ? Il devait bien admettre que si ce ne fut pas la principale raison le poussant à poser la question, cela devenait sur le point de passer en tête de ses préoccupations.
– Plutôt indécis. Dois-je te frotter les oreilles, ou te remercier de le déstabiliser ?
La jeune femme eut un petit rire sans joie.
– J’ignorais que ça te travaillerait autant. Si cela te dérange tant, tu n’as qu’à me le dire.
– Ne détourne pas le sujet, c’est moi qui fait ça normalement, grogna l’adolescent. Alors ?
Un cri déchira le ciel uniforme, poussant les deux adolescents à lever brièvement le nez. Décrivant de larges cercles au-dessus de leurs têtes, ce qui ressemblait à un vautour tourna autour du duo une poignée de seconde, avant de plonger en piqué sur quelconque charogne repérée à l’avance. Une vision des plus classiques, songea avec agacement Zane, détestant être interrompu. Cela ne l’intéressait en rien.
– Rien de particulier, simplement qu’il devait bien réfléchir à ses choix, au risque de ne plus pouvoir retourner en arrière, répondit l’adolescente, continuant de regarder l’endroit où le rapace disparut.
Accélérant le mouvement, au cas où les Stax seraient sur le point de trouver la relique, Zane répondit impulsivement, sans prendre garde à la petite voix mentale lui murmurant de réfléchir à ses paroles.
Et puis quoi encore ?!
– Ce n’est pas un peu tard pour ça ? Il fallait me soutenir avant, au lieu de le faire pleurer après.
– Pourquoi, ça te dérange ? À moins que tu n’aime pas que Tekris ne te confronte ?
Zane tourna si vite la tête, qu’il sentit un craquement peu rassurant piquer ses vertèbres. Pensive elle aussi, Zair arborait une expression qu’il ne parvint à déchiffrer. Avait-elle remarqué… Quoi ? Il n’y avait rien à remarquer, sur quoi que ce soit ! Rester concentré sur la discussion, voilà ce qui comptait !
D’un autre côté, cela faisait plusieurs mois que personne ne vint réchauffer avec lui son lit, et…
– Arrête de te payer ma tête ! vociféra-t-il. Des semaines durant, tu n’as rien dit à propos du gamin, voir, prenait sa défense (il ignora grossièrement le début de protestation de l’adolescente, continuant sa phrase comme si rien n’essaya de l’interrompre. Tout comme il évita de prendre garde au regard orageux braqué sur sa nuque). Et maintenant que nous n’avons plus que le choix de le garder, tu changes d’avis ? J’ai le droit de m’interroger, tu ne crois pas ? Surtout, qu’est-ce qu’il t’a dit, lui ?
Soufflant, avec un rien d’ostentation selon lui, par le nez, Zair mit une petite minute à lui répondre, cette fois. Alors qu’il se trouvait sur le point de lui rappeler son manque naturel de patience, elle reprit.
– Comme tout le monde, je suppose que je ne pensais pas qu’il irait aussi loin avec nous. Après tout, il nous est trop fidèle, quoi que tu en penses, pour oser seulement nous trahir. Il suffirait de le ramener chez lui, maintenait qu’il est au courant pour notre capacité à voler, en lui ordonnant de ne rien révéler à personne.
– Et si c’est un espion ? argua Zane, poings serrés.
À la manière dont Zair écarquilla les pupilles, trop surprise pour formuler une phrase cohérente, Zane craignit un instant qu’elle ne se remette à rire. Là, il ne promettait pas de ne pas crier de rage.
– Tu ne le penses pas vraiment, si ? fit-elle, une fois qu’elle se fut reprise. Honnêtement ?
– Et pourquoi pas ? rétorqua-t-il avec humeur, peu disposé à admettre ses erreurs.
– Dans ce cas, selon moi, tu n’as pas de souci à te faire. Il n’a aucun avenir avec nous, ajouta-t-elle, se rembrunissant, mieux vaut qu’il se cherche une vie ailleurs. Sans parler qu’il n’a aucune aptitude kaïru. Comment justifier sa présence auprès de Lokar ?
– Je t’ai dit que j’en fait mon affaire. Donc quoi, tu veux qu’il parte ?
– Réfléchis un peu ! Tu te vois t’occuper d’un enfant jusqu’à la fin de tes jours ? Prendre soin de lui – parce que seul, je ne pense pas qu’il en soit capable –, le protéger ? Un humain ?
– Je ne suis pas son père non plus !
Elle ne répondit rien, marchant dans un silence aussi lourd que du plomb. Atteignant la lisière de la chiche ombre fournie par les bas massifs montagneux leur faisant face, Zane ne fit pas non plus d’efforts pour relancer la conversation. S’occuper d’un enfant… Certainement pas ! Garder quelqu’un d’aussi fragile que le gosse à ses côtés, ce serait le condamner à une mort inéluctable, ça, il l’avait prouvé bien des années auparavant. Voilà pourquoi, puisque menacer et effrayer sans arrêt la petite touffe érable les accompagnant ne fonctionnait pas, il décidait de tenter une autre approche : emmener quelques temps l’enfant, afin qu’il voit pour de bon l’ampleur des dangers l’attendant probablement, et qu’il comprenne de lui-même que sa place n’était pas avec les Radikors ! Une méthode dont il ne se trouvait guère familier, mais après plus d’un mois sans pouvoir se débarrasser du crampon, mieux valait tenter une autre approche…
– C’est un peu plus subtil, n’est-ce pas ? reprit-il. Je ne demanderais que ça, de ne plus l’avoir dans nos pattes, mais ce n’est pas possible, enfin plus, et tu le sais très bien ! Bon, il va falloir trouver une idée pour qu’il ne fouille pas dans nos affaires, mais le laisser dans la nature, avec l’importance de la tâche confiée par Lokar ? Pas question !
Sitôt les mots eurent-ils ses lèvres, il dut retenir sa main, qui tentait à toute force de venir claquer désespérément son front. D’accord, il devait conserver un certain comportement pour garder la face devant ses coéquipiers, et leur faire croire que son plan ne consistait qu’en cela, mais ce n’était pas la peine d’en faire des tonnes à côté ! La prochaine fois, il laisserait les manipulations à Zair ; lui, son truc, c’était plutôt de déstabiliser ses adversaires avec des piques, et frapper un bon coup là où ça faisait mal.
– Je souhaite seulement qu’il ait le choix ! siffla Zair, pressant à son tour le pas.
– Te voilà bien préoccupée par le devenir d’un humain, railla-t-il. Je croyais que tu te moquais de ce monde ?
– Et c’est le cas ! Puisque dans ce monde la souffrance et l’horreur sont si courantes, c’est à nous de créer notre place en son sein. Gagner en puissance pour pouvoir se protéger de la Terre – quoique, nous pouvons bien parler de l’Univers, à ce stade –, c’est tout ce qui m’importe. Nous avons besoin de la force que peux nous apporter le kaïru, et je ne suis pas prête à y renoncer. C’est bien pour cela que j’accepte de servir un Maître, afin qu’il nous enseigne son savoir ! Même si en ce moment, ce n’est pas l’idéal…
– Ce n’est pas la faute de Maître Lokar, si le monastère l’a forcé à fuir !
– Oui, je sais, j’étais là. Mais il aurait pu au moins nous dire où il allait, non ? De toute façon, avec ton serment de le servir, tu ne supporteras pas que je te contredise. Bref, continua-t-elle avant que Zane ne puisse l’interrompre, nous, c’est un besoin que nous avons, progresser sur la voie du kaïru. Lui, il fuyait, quoi, je ne sais pas et ce n’est pas le plus important, et il s’est accroché à nous comme une moule à son rocher. Il peut très bien se trouver une algue pour survivre, au lieu de s’acharner à nous suivre !
– Je te parie ce que tu veux qu’avant la fin de l’année, il repartira d’où il vient. Il ne supporteras pas de renoncer à tout son confort, sans savoir pourquoi. Et puis, je n’aime pas quand tu parles de nous comme si nous étions condamnés à je ne sais quoi. D’ailleurs, comment tu peux être aussi sûre de ce que le gosse éprouve ?
Le visage de sa comparse se rembrunit davantage, teinté d’une nostalgie que Zane ne comprit pas. L’observant, pour une fois, droit dans les yeux, il eut l’impression qu’elle tentait de lui faire passer un de ses messages uniquement visuels, que les femmes pratiquaient à l’excès. En oubliant que pour lui, cela revenait à se dévisager inutilement pendant des heures. Aussi ne comprit-il pas le moins du monde ce qu’elle voulait.
Comprenant, à son silence (et peut-être un peu son expression d’incompréhension, l’adolescent acceptait généreusement d’en convenir), avoir affaire à un inculte, Zair abandonna, pinçant les lèvres afin de retenir un soupir, que chez quelqu’un d’autre Zane qualifierait de mélancolique. Enfin, elle devait simplement être maussade de ne pas parvenir au résultat souhaité aussi facilement.
– Peut-être ai-je éprouvé une sensation analogue, il y a longtemps, lâcha-t-elle du bout des lèvres.
Admettre une faiblesse fut toujours particulièrement pénible pour la jeune femme. Un des points communs partagé avec son frère, d’ailleurs. Cela tendait à le surprendre, mais il devrait garder à l’esprit qu’ils partageaient une bonne part de leur sang, il était inévitable que certaines ressemblances ressurgissent.
– Ah bon ? Toi ? s’exclama-t-il, sincèrement surpris. Mais quand ?
Sa vis-à-vis se figea imperceptiblement, raidissant le pas. Lançant un regard oblique à son compagnon, elle sembla se demander s’il s’agissait du lard ou du cochon, scrutant la peau vert pâle de l’adolescent comme si elle cherchait une preuve qu’il se moquait effectivement d’elle.
Allons bon, qu’est-ce qui lui prenait encore ? À croire que ce gosse montait la tête de tout le monde !
– Tu n’es vraiment pas doué, finit par déclarer Zair.
– Pardon ?! C’est une plaisanterie j’espère ! siffla furieusement Zane. Méfie-toi, je ne suis pas d’humeur à rire, pas quand nous sommes en mission, et encore moins quand nous devons obéir à notre Maître !
Écrasant du talon une sorte de scarabée facilement de la taille de sa paume, l’adolescent poussa un grognement de frustration quand il le vit plonger dans les cratères de sable encore parcimonieusement présents. Quelques secondes plus tard, l’animal surgit à l’ombre d’une flèche de pierre d’une bonne dizaine de hauteur, dont la forme rappelait vaguement celle d’une épée plantée dans la roche, à la poignée corrodée par un acide venu du ciel. Un détail étrange dans une zone aussi désertique.
– Tekris reviens, commenta Zair, le ton neutre.
Relevant immédiatement la tête, Zane fixa l’endroit désigné par sa coéquipière. Visible presque comme le nez au milieu de la figure dans cet environnement de nuances orangées, voir terreuses, la silhouette imposante en gris et blanc du colosse dévalait aussi rapidement et prudemment que possible une pente, environ à douze mètres sur la gauche de leur position. Marmonnant entre ses dents contre les interventions inopinées (Zair en leva les yeux au ciel, mais qu’importe, son but n’était guère de se montrer discret), Zane s’avança à sa rencontre sans réfléchir, pressé d’entendre le rapport du garçon. Fugitivement, il se dit qu’il vérifierait également qu’aucun projectile ne trouait sa peau, juste au cas où.
Quand il eut atteint le bas de la petite montagne se dressant dans son dos, Tekris se retrouva presque nez-à-nez avec les deux autres Radikors, ses lunettes métalliques brillant de l’éclat du soleil reflété par leurs verres. Dans cette position, Zane pouvait presque distinguer les contours des véritables yeux du colosse, qu’il savait naguère d’un marron frisant le noir. Et rien ne venait l’empêcher de détailler les mèches ébène collant aux tempes de l’adolescent comme une seconde peau, sans parler de celles striant sa nuque.
– Tu as fait vite, commenta sobrement le chef d’équipe.
Tekris était plus couvert encore que lui, arborant un pantalon au tissu plus fin qu’il n’y paraissait, et un sweat épousant parfaitement la forme des muscles de son ventre. Pourtant, il transpirait à peine plus que les autres, passant machinalement sa main sur son front.
Emmener des chapeaux, maintenant qu’ils ne pouvaient pas porter leurs bandanas autour du crâne, ne serait pas une si mauvaise idée, songea Zane. Quoique, cela faisait quatre ans qu’il y pensait, quatre ans qu’il laissait tomber l’idée… à cause du style, affreux, que cela donnerait à son équipe.
Considération paraissant fort inutile à ses coéquipiers, jusqu’à ce qu’il leur fasse imaginer la dégaine qu’ils auraient avec un chapeau tout usé, cabossé par les intempéries.
– J’ai fait ce que j’ai pu, répondit Tekris, reprenant son souffle. La relique n’est pas très loin, et surtout, les Stax sont juste derrière ce pic (du doigt, il désigna une montagne aux flancs rocheux noirs, à force d’être brûlés par le soleil), mais il ne m’ont pas repéré, normalement. Et je n’ai pas vu Koz.
– Une bonne nouvelle, s’enthousiasma Zair, heureuse d’échapper à la conversation en cours.
Après un instant, durant lequel il foudroya sa coéquipière du regard, Zane approuva silencieusement. Si seuls les Stax se dressaient entre eux et la relique, il serait bien plus facile de s’en emparer, sans risquer l’enfermement juste après.
Encore quelques missions, et les choses sérieuses pourraient enfin commencer.
µµµ
Sortant de la grande tente bleu et or servant d’infirmerie au petit groupe de soldats, Koz poussa un grognement morose. Le médecin de la troupe, Ambrosios Ramis, ne lui apporta guère les nouvelles qu’il attendait désespérément depuis d’interminables journées. Homme approchant de sa cinquantaine, ses éternelles lunettes – dont il n’avait nul besoin, par ailleurs – épaisses remontées sur son crâne, Ambrosios se contenta de lancer un regard aux iris d’un jaune mat indulgent au prince s’agitant sous son nez, d’un ocre tirant sur le pastel tout comme sa peau. Passant une main couverte de minuscules cicatrice dans ses raides cheveux noir de jais, il lui expliqua en termes trop compliqués pour que Koz ne comprennent l’importance médicale de rester ici encore quelques temps, afin d’assurer une guérison optimale à ses patients.
Une nouvelle confirmée par l’énervement mal contenu de Noham, pressé de gambader de nouveau avec ses collègues. Déjà honteux d’avoir laissé aux Radikors son chargement de filet à énergie, son incapacité à satisfaire aux désirs de son seigneur le mettait terriblement mal à l’aise, au point qu’il peine à supporter le doré du regard de l’intéressé. Son frère tentant de plaisanter pour dédramatiser la situation n’arrangeant, malheureusement, guère le malaise du plus jeune. Bien sûr, Koz trouvait parfaitement normal d’inspirer une certaine crainte à ses vassaux, mais tout de même, il pensait s’être montré suffisamment indulgent pour les mettre à leur aise ! Pourtant, s’ils discutaient gaiement entre eux, et se comportaient avec Illian de la familiarité dont on fait preuve face à un vieil ami, seul Ézéchiel s’aventurait à s’approcher avec une certaine forme de confiance du prince, voir recherchait sa compagnie.
Jamais, avant de décider de lui-même de s’engager dans la traque des élèves de Lokar, Koz aurait cru que diriger des hommes soit si difficile… Et encore, ça, ce n’était rien comparé au manque de domestiques. Naïvement, il avait cru que faire les corvées après une longue journée de marche ne prendrait qu’une petite heure, deux si l’on décidait de lambiner, et ne serait guère très fatiguant. Quelle erreur ! Seul la fierté empêchait le jeune homme de se lever à l’heure du déjeuner, meurtri de fatigue après s’être écorché les mains sur le rabat de sa tente péniblement montée. Illian et Ézéchiel faisaient bien leur possible pour l’aider dans les tâches quotidiennes, mais ne pouvaient rester très longtemps à cause de leurs propres travaux. Et encore, le second s’arrangeait toujours pour porter de l’eau chaude à son prince à l’heure de ses ablutions.
Sans doute voulait-il gagner sa reconnaissance, au cas où son aventure avec Illian serait révélée.
Le désir de bouger, reprendre la traque, le démangeant, Koz se força à emprunter le chemin menant à sa propre tente, presque un pavillon des plus confortable en dépit du cruel manque de meuble. Souhaitant une troupe aussi mobile que possible, il avait exigé de prendre comme affaires ce que chaque homme pourrait porter avec lui lorsqu’ils ne seraient pas en chasse. Les un ou deux chariots utilisés pour transporter du matériel, aujourd’hui, lui apparaissaient comme le Saint Grâal.
Voyant la chevelure si caractéristique du plus jeune membre du groupe, Koz lui fit un bref salut, auquel Ézéchiel répondit en s’inclinant bien bas, les joues rougies par l’effort qu’il fournissait en transportant le bois pour les feux. Non loin de là, Illian surveillait son poulain, vérifiant qu’il ne se surchargeait pas inutilement. Aussi ne vit-il que très tard son seigneur, sursautant quand celui-ci s’arrêta un instant près de lui.
– Toujours rien pour le groupe que j’ai envoyé en ville ? demanda impatiemment le prince.
– Non, votre Majesté. Mais ne vous en faites pas, David déteste le noir, aussi s’empressera-t-il de revenir vers nous, et Eliau ne laissera pas son camarade partir sans lui.
Eliau Danzar, dernier des hommes de Koz à avoir rejoint la troupe, âgé d’une vingtaine d’années. D’abord hésitant à le prendre avec lui, à cause de son apparence plus paysanne que militaire, le prince finit par céder quand Illian lui assura qu’il pourrait ainsi négocier plus facilement des prix avantageux quand il faudrait se ravitailler. Toujours légèrement dubitatif, Koz changea d’avis quand les quelques semaines prévues loin du palais se transformèrent peu à peu en mois. Excellent marchand, il se révélait des plus doués pour dénicher les endroits où se trouvaient les meilleurs aliments de cette planète, devinant du premier coup d’œil quel vendeur était prêt à faire baisser ses prix plus qu’il ne le laissait sous-entendre. Petit et trapu, il ne payait pas de mine avec ses cheveux d’un bleu proche du turquoise, ses yeux vert pomme et son visage ridé, mais s’il peinait à se servir de son pistolet plasma, Koz ne regretta cependant pas de l’avoir engagé.
– Ils reviendront vite, j’en suis certain, ajouta Illian.
– Je n’en doute pas un instant. Vous avez toujours raison, déclara Koz. Vous m’êtes très précieux.
Il adressa à l’homme un sourire confiant, qui fit briller le regard du capitaine. Une seconde après, il fixait intensément l’endroit d’où venait de jaillir le hululement traînant d’une chouette, empêchant le prince de distinguer autre chose que son oreille légèrement allongée.
– Je ne mérite peut-être pas tant de confiance, murmura Illian, comme pour lui-même.
– Pourquoi donc ? s’étonna sincèrement son vis-à-vis.
L’intéressé se racla bruyamment la gorge, avant de s’incliner sommairement.
– Pardonnez-moi, mais puis-je vous laisser ? Il me faut vérifier qu’Ézéchiel ne fasse pas de bêtises.
D’un geste distrait, Koz lui indiqua qu’il pouvait y aller. S’inclinant de nouveau, l’homme s’éloigna d’un pas mesuré, ne trahissant rien du trouble l’ayant agité plus tôt. Même le prince, pourtant peu habile quand il s’agissait de décrypter les réactions, devinait que le capitaine cherchait à éviter de s’attarder sur le sujet. Très bien, mais lui, il ne comprenait rien à rien ! Plus tard, il reviendrait là-dessus avec lui, quitte à vérifier l’absence d’oreilles indiscrètes à deux fois. Son capitaine en personne ne pouvait pas se méfier de lui, tout de même ? Les personnes comme Lokar étaient craintes, mais lui, ce n’était guère son but.
À ce propos, où donc se trouvaient Killian et Giacomo ? Cela faisait plus d’un quart d’heure qu’il ne les avait vu. Comme si le moment était bien choisi pour disparaître !
Se détournant des deux soldats autour du rôti du soir, Koz fouilla les recoins du camp visuellement, en vain. Excepté sa tente, et celle des blessés, tous dormaient à la belle étoile, leurs couches à même le sol recouvertes d’une couverture aux couleurs de sa famille, pour le moment pliée en quatre à son pied. Leur paquetage leur servait de sac à dos, et ils se répartissaient par deux à chaque feu, de chaque côté. Ambrosios, dans son fief, dispensait ses soins à Lohan et Noham. Ézéchiel et Illian s’occupaient du repas. David et Eliau se trouvaient dans l’un des villages environnant, tandis que Balthazar entretenait les armes, Féris vérifiant le bon ordre du camp, rajustant tel ou tel détail laissé en désordre. Logiquement, Killian et Giacomo se chargeaient de la corvée eau, alors ? Mais s’ils devaient pousser un peu plus loin pour trouver un ruisseau potable, cela ne leur prenait pas tant de temps, si ?
Envisageant un moment d’envoyer quelqu’un à leur recherche, Koz s’exhorta au calme. Il s’était déjà ridiculisé devant ses hommes, une première fois en montrant son inquiétude exagérée pour Illian, une seconde fois en laissant échapper les Radikors. S’il s’affolait pour rien, encore, cela risquait de faire douter les soldats de son sérieux, avec tout le dévouement porté à sa famille.
Prenant l’air le plus innocent qu’il pouvait, il commença à se promener dans le camp, attendant que ses allers-retours n’attirent plus excessivement l’attention de ses compagnons. Pensant avoir lassé leur attention au bout de quelques minutes, il s’éloigna, aussi naturellement que possible, de l’aura orangée des flammes s’agitant sur le tapis racorni l’abritant, s’enroulant les unes autour des autres, comme autant de danseuses enlacées au sein d’une danse sensuelle.
– Mon prince, où allez-vous ? résonna soudainement la voix inquiète d’Illian.
Se figeant, l’intéressé eut quelques difficultés à se tourner naturellement vers le capitaine, son visage n’affichant aucune expression pour ne pas trahir le bond que fit son cœur dans sa poitrine.
– Je vais prendre un peu l’air, ne vous en faites pas, déclara-t-il.
– Ce n’est guère prudent, des bêtes peuvent rôder, sans parler que nos ennemis pourraient s’en prendre à vous. Ne voulez-vous pas que l’un d’entre nous vous accompagne ?
– Ah, parce que moi, je ne peux pas m’offrir une petite balade, mais Killian et Giacomo, si ? s’offusqua le prince. Ça veut dire quoi, que moi je ne suis pas apte à me protéger, contrairement à eux ?
– Non, pas du tout, je ne voulais pas dire cela, s’empressa de contester Illian. Simplement, je ne voulais pas qu’il vous arrive le moindre malheur ! Pardonnez-moi si je vous ai offensé.
– Ce n’est rien, fit Koz d’un ton plus doux. Ne vous en faites pas, rien ne peux m’arriver.
Tapotant la pochette de son X-Reader pour illustrer son propos, le jeune homme s’enfonça dans les ombres du crépuscule s’assombrissant encore, silhouette mouvante suivit du regard inquiet de son capitaine, pas particulièrement rassuré par les assurances de son seigneur.
Le camp, dressé à environ trente mètres de la lisière de la forêt cambodgienne, abritant les soldats de Koz, ainsi que le prince lui-même, se trouvait relativement calme depuis que le crépuscule tomba sur les quatre feux de camp allumés à égale distance les uns les autres. Illian voulut le dresser au sein même de la sylve agressive avoisinante, dans un souci de discrétion, seulement Koz ne se voyait pas chasser interminablement les moustiques et autres insectes s’amusant un peu trop à suçoter son sang quand il n’y prêtait pas attention. Sans parler des fauves sillonnant les bois, sûrement ravis de prendre un repas servi à domicile. Au moins, le vétéran put négocier pour que le contingent s’abrite à l’écart de la route, dans une petite cuvette aux flancs recouverts d’herbes rachitiques, à côté d’une rivière tellement desséchée que l’eau arrivait à peine aux chevilles des soldats. À moins d’un manque de chance extraordinaire, le prince convenait qu’il y avait peu de chance que des voyageurs égarés ne viennent les déranger.
Encore une autre suggestion d’Illian, ce camp… Prompt à repartir à l’assaut des Radikors dès qu’une relique kaïru fut détectée dans le désert du Sahara, quatre heures plus tôt, Koz seul n’aurait hésité à prendre l’ensemble de ses hommes avec lui pour réparer l’affront qui lui fut fait, deux semaines auparavant. Un enthousiasme réfréné doucement par le capitaine, appuyé par Féris, quoique ce dernier se montra plus hésitant encore à contredire son prince. Mieux valait patienter, les Radikors se montreraient bien trop sur leurs gardes, et risquait de ne pas se montrer s’ils repéraient les soldats de Koz. En brillant par leur absence, ces derniers feraient croire que la partie était gagnée pour l’équipe extraterrestre, les poussant à pêcher par excès de confiance quand ils reviendraient à l’assaut.
D’ailleurs, rajouta le brun à la chevelure strié d’argent, les soldats blessés nécessitaient encore un peu de repos ; les pousser à l’assaut maintenant, avec toute la conviction qu’ils mettraient à servir leur prince, rouvrirait peut-être leurs plaies, les rendant inaptes au combat. Enfin, continua Féris, le moral des hommes ne se portait pas aux nues après l’inexplicable échec de la dernière confrontation. Il fallait les laisser reprendre du poil de la bête, mijoter la colère, cela n’en serait que plus profitable.
Novice dans l’art de la traque d’êtres vivants, Koz se laissa convaincre par les arguments, somme toute recevables, des deux soldats. Aussi ordonna-t-il une pause, le temps que Noham, en particulier, puisse marcher de nouveau. Étrangement, cette nouvelle, si elle provoqua quelques soupirs impatients de la part des soldats extérieurement, une réaction à laquelle il s’attendait, le prince ne manqua pas les regards inquiets que s’échangèrent, pensant qu’il regardait ailleurs, entre certains soldats. Pile quand il annonçait que les Stax furent sur le point de mettre au point un plan infaillible pour capturer les Radikors, et donc qu’ils pourraient très bientôt tous rentrer au pays. Craignant un instant que les hommes devinent qu’il se précipitait juste un peu (le « plan » en question n’en étant encore qu’à l’ébauche), Koz chassa bien vite cette idée de sa tête. Une telle chose était proprement impensable. Il confia à Illian, et uniquement à lui, la vérité derrière cette démonstration de certitude. Rien ne le ferait douter de son capitaine. Après tout, il se comportait comme son mentor, venant le soir lui confier ce qu’il savait de la guerre quand le prince se montrait d’humeur à l’écouter, sans parler qu’il fut le premier à se porter volontaire, et à rassembler les hommes du contingent.
D’accord, mais pourquoi ce manque d’enthousiasme alors ? Incompréhensible pour Koz, qui ne rêvait que de son lit douillet, et d’un petit-déjeuner au lit apporté par un de ses domestiques favori. Certes, voir le matin Ézéchiel apporter son plateau ne le dérangeait pas, mais le jeune homme était un soldat, pas un servant. Et pour un prince, cela faisait une différence non négligeable. Et si les soldats perdirent confiance, persuadés qu’il s’agissait d’un mensonge pour les pousser dans une traque sans sens ?! Cela expliquerait également pourquoi, par moments, Illian et quelques autres, en particulier Balthazar, se montraient peu empressés d’en finir, en dépit de leur discours de vouloir faire payer l’affront commit à l’encontre de la famille royale.
Frissonnant sous la caresse d’une brise presque rafraîchissante, Koz allongea le pas, serrant les dents pour ne pas qu’elles grincent les unes contre les autres. Sûrement se faisait-il des idées, chaque jours passé dans la jungle renforçait l’impression de chaleur équatoriale laissant couler la sueur sur son front…
Humant l’air des feux de cuisson, il se lécha les babines. De la viande rôtie ce soir, pas bouillie pour une fois. Il ne se lassait pas de cette odeur ! Et si le groupe qu’il envoya dans les villages environnants afin d’enquêter, et de ramener à manger, revenait avant que la nuit ne soit d’encre, peut-être de petits légumes accompagneraient le plat. Bien que jusque là, les tubercules ramenés par les mandraliens auraient tout juste, sur leur planète, été bons à nourrir les cochons. Qu’il regrettait l’air conditionné et la bonne nourriture du palais…
Hésitant à peine sur le chemin à emprunter (un seul cours d’eau, dans la sylve, se révélait suffisamment potable pour y puiser de l’eau), Koz avança bientôt au pas de charge, scrutant d’un œil inquiet les alentours. Un oiseau s’envola lourdement au-dessus d’un arbre, lui arrachant un sursaut le figeant un instant sur place. Son pied s’enfonça parmi un buisson d’épineux et de roseaux, manquant le faire trébucher, tandis qu’il sentit nettement une pointe douloureuse traverser le tissu de son pantalon. Se rattrapant à un arbre, sa main se para de minuscules fourmillements. L’agitant frénétiquement, un faible cri étranglé mourut avant d’avoir pu franchir la barrière de ses lèvres. S’il envisagea furieusement d’appeler les retardataires pour les sermonner, la crainte de ne pas parler du ton souhaité l’arrêta. Soufflant par le nez, gonflant disgracieusement ses narines, Koz continua sa marche, pestant en silence.
Le scintillement de l’eau illuminée par la lune gibbeuse parvint, par chance, à le guider assez rapidement. Arrivé à l’endroit où devaient censément se tenir les deux soldats, le prince fronça les sourcils en voyant les seaux abandonner sur la rive creusée par les assauts du courant. Aussitôt après cette constatation, un cri étouffé lui fit craindre le pire. Resserrant sa prise sur le petit appareil à sa taille, il s’enfonça dans la végétation, grimaçant chaque fois qu’une branche craquait sous son talon.
Rien ne bougeant, excepté le fourmillements de petits poissons argentés dérangés dans leur ballet nocturne, il continua sa progression. Il ne mit pas longtemps à trouver les deux retardataires debout près d’un gommier.
Ceux-ci se tenaient face à face, Killian lui tournant le dos tandis que Giacomo observait son vis-à-vis. Le premier semblant plaquer l’autre contre le tronc, Koz crut tout d’abord à une bagarre éclatée au mauvais moment, Giacomo se trouvant visiblement en position de faiblesse.
Puis, alors qu’il s’avançait afin de les séparer, et comprendre l’objet de leur ire, le prince réalisa rapidement son erreur. Certes, c'était bien Giacomo qui poussa le cri entendu plus tôt, mais la façon dont, en réalité, il s’accrochait à Killian, laissait supposer une toute autre situation.
Clignant stupidement des yeux, Koz crut nager en plein délire. La lumière illuna brièvement le couple enlacé contre le tronc, soulignant la force avec laquelle Giacomo maintenait la tête de Killian tandis qu’il l’embrassait furieusement, ce dernier promenant exagérément lentement ses mains sur le corps à demi dénudé de l’homme. Nouant fermement ses jambes autour du corps le collant, Giacomo souffla quelque chose à propos de se dépêcher, qu’ils n’avaient pas le temps de jouer.
Rouge pivoine, Koz se détourna, s’empressant de revenir sur ses pas, poursuivi par les halètements caractéristiques d’un homme en train de prendre son plaisir.
Bon sang de bonsoir, tous les hommes de son camp étaient-ils gays comme des pinsons, ou quoi ?
Ralentissant en apercevant les premiers signes d’une activité vivante, rangées défraîchies écrasées par des bottes peu soigneuses, le prince se gratta furieusement le crâne, maudissant les petites bêtes élisant sans cesse domicile. À force, il allait effectivement couper court tout ça !
Mais cela ne réglait en rien le problème… Deux hommes éprouvant des sentiments l’un pour l’autre, d’accord, mais quatre ? Cela faisait beaucoup. Si jamais cela s’ébruitait, nul doute qu’il se verrait affublé d’une réputation peu enviable, aucun soldat ne voulant plus s’engager à ses côtés sous crainte de devoir retourner sa jaquette ! Plus d’un capitaine d’infanterie vit sa réputation détruite à cause d’un trop grand pourcentage d’homosexuels sur sa planète natale, et si cette Terre se montrant en général bien plus tolérante et ouverte que son lieu de vie natal, cela ne changeait rien au fait que le contingent rentrerait, tôt ou tard !
Il lui fallait en apprendre plus, et vite ! Savoir ce qu’il en était exactement, oui, voilà une bonne idée ! Et puis, il se trompait peut-être, à propos d’Illian et Ézéchiel ; le capitaine fut bien marié à une femme des années durant, avant qu’elle ne soit prise dans l’engrenage de la guerre, elle et ses trois enfants.
Aussitôt, il s’en voulut de s’appuyer sur une tragédie broyant encore le coeur de l’homme, pour tenter de diminuer ses propres craintes. Mais il ne pouvait décemment pas l’interroger directement sur un sujet tabou, tout de même ?
L’oreille heurtée par le son de sabots frappant le sol, Koz rejoignit plus vite encore ses hommes, intrigué. Les personnes de cette planète usaient de véhicules motorisés, et aucun cheval ne grossissait les rangs de son contingent. Néanmoins, les six cavaliers lancés au galop arrivèrent au camp avant qu’il n’atteigne la lueur du premier feu. David et Eliau se tenaient en tête, une expression respectueuse mêlée d’inquiétude au visage, suivis de trois autres hommes inconnus, escortant une femme en cape de voyage. Tout ce petit monde s’arrêta net devant la tente de Koz alors que celui-ci débouchait près d’Illian. Les deux soldats à cheval s’empressèrent de descendre, aidant la silhouette féminine à descendre de cheval, avant de se charger des montures, sous les regards surpris des habitants du camp.
Aucun ne semblait pourtant se sentir menacé. En observant le visage de leurs visiteurs, Koz comprit.
– Teeny ? s’exclama-t-il, médusé.
Sa sœur cadette lui sourit en retour, son regard éternellement dissimulé derrière un bandeau passant sur ses yeux, deux verres d’un smaragdin opaque occultant tout regard malvenu. Époussetant sa longue cape bleue aux bordures dorées, le dos orné du symbole de la famille royale, elle arrangea ses épais cheveux blancs, soulevant un petit nuage de terre sèche mêlée de feuillages indésirables. Puis, elle écarta les bras, étreignant avec force son frère qui le lui rendit bien. Vêtue d’une tunique et d’un pantalon outremer ayant connu des jours meilleurs, elle semblait éreintée, ôtant plusieurs petits cailloux de ses sandales hautes.
– Ça fait longtemps, n’est-ce pas ? finit-elle par déclarer.
– Tu l’as dit ! Que fais-tu donc ici ?!
Koz ne s’attendait certainement pas à de la visite, et encore moins venant d’une de ses sœurs.
– Père et mère m’envoient vérifier l’avancée des recherches. Et essayer de convaincre l’héritier du trône de rentrer à la maison, laissant le Redakaï faire son travail, au lieu de crapahuter par monts et par vaux.
Le prince soupira lourdement. Pas la première fois qu’il entendait ce refrain…
– Nous en avons déjà parlé, Teeny, et je n’ai pas changé d’avis…
Enfin, si peu… Mais hors de question de l’avouer à voix haute en public.
– Je m’en doutais, soupira la jeune femme. Tu ne dois pourtant rien à ces humains. Lokar a été mis à l’écart, et il est trop faible pour causer encore du tort. Et si besoin, le Redakaï se chargera de lui. Mais bref, j’ai amené avec moi ces trois hommes (elle désigna du poignet les cavaliers inconnus). Ils voulaient à tout prix te rejoindre quand ils ont entendu parler de ton acharnement.
Koz les examina brièvement. Au moins, son épopée ne sera pas totalement vaine, si cela lui permettait de remporter des partisans…
– Mon seigneur, intervint nerveusement David. Nous avons également trouvé ceci, dans une ville de taille modeste, dans laquelle nous rencontrâmes la princesse.
Il tendit un morceau de papier froissé par la chevauchée, que Koz empocha sans même regarder, préoccupé par l’arrivée impromptue de sa sœur.
– Parfait, je verrais cela plus tard, conclut-il. Teeny, si tu veux entrer dans ma tente…
La jeune femme ne se fit pas prier, se soustrayant aux regards inquisiteurs de ses sujets avec grâce. Ordonnant à Illian de se charger des nouveaux venus, et prévenant qu’il se chargerait seul de la visiteuse, Koz lui emboîta le pas.
Sous le pavillon, Teeny déposait déjà sa cape de voyage sur le paquetage de son frère, plissant dédaigneusement le nez en voyant la pauvreté des installations. Honteux de se montrer dans un tel dénuement, et pas encore débarbouillé comme il le faisait chaque soir, Koz oscilla nerveusement d’un pied sur l’autre, attendant qu’elle prenne la parole. Cela tardant, il prit un gobelet, qu’il remplit d’un cru soigneusement conservé pour les grandes occasions – comme le jour où les Radikors seraient enfin livrés à la justice, par exemple.
– Pas de domestiques ? questionna Teeny, acceptant néanmoins le verre. Cela ne te manque pas ?
– Un peu, avoua le prince. Mais que fais-tu donc ici, vraiment ?
– Comme je te l’ai dit, nos parents veulent savoir quand tu rentreras. Et je les ai convaincu que cela serait mieux si je venais en personne, pour te persuader de la folie de ta promesse. Le Redakaï ne s’offusquera pas si tu renonces, à dire vrai, il s’en doute plutôt.
– Je reste, répéta Koz, légèrement vexé.
– J’y compte bien, fit sa sœur, un mince sourire étirant ses lèvres tandis qu’elle reposait le verre sans y avoir touché. Dis-moi, as-tu trouvé une femme à ton goût, sur cette planète ?
S’attendant à tout, sauf à une question de ce genre, Koz en resta déstabilisé, ouvrant de grands yeux en vidant d’un trait sa propre coupe. Bizarrement, il n’appréciait guère le tour prit par la conversation.
– Non, et je n’ai pas le temps pour ce genre de choses.
– Pourtant, tu devras le prétendre à nos parents, déclara très sérieusement Teeny. Ou plutôt, c’est ce que je leur dirais. Et que tu t’es engagé à prendre sous ton aile le futur héritier de la couronne. Et dans environ six mois, tu retourneras à Mandraliore, ton enfant sous le bras.
– Par tous les saints, qu’est-ce que tu racontes ?! Je n’ai pas l’intention de faire un bébé à qui que ce soit, et certainement pas en ce moment ! Pour qui me prends-tu ? Ou plutôt, pourquoi ?
– Pour préserver l’honneur de notre famille. Tu sais que les bâtards sont très mal vus.
– Oui, et alors ? Je ne vois pas en quoi… (soudain, il réalisa, serrant le poing autour de son verre) Par pitié, dis-moi que ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas enceinte, n’est-ce pas ?!
Le silence qui s’ensuivit fut plus éloquent encore que toute les affirmations du monde.
– Hors de question ! explosa le prince. Tu ne peux pas me laisser sans nouvelles des mois, puis te pointer ici avec un polichinelle dans le tiroir, en me demandant de tout assumer à ta place ! Que vont dire papa et maman alors ? Et que je sache, si j’accepte, j’aurais un bâtard à élever, soi-disant de moi !
– Il n’en sauront rien, affirma la jeune femme. Je sais que cela peut paraître fou, mais toi, tu es l’héritier, tu ne peux pas être trop publiquement désapprouvé avec notre besoin de reconstruire notre planète. Et puis, je t’ai amené des soldats.
– C’est trop gentil, railla Koz, furieux. Qui est le père ?
– Tu ne le connais pas. Et il ne reviendra pas. C’est juste une erreur. Je te le demande comme une faveur.
– Et quelle faveur ! J’en veux pas, moi ! Avorte !
– Quelle horreur ! Tu te rends comptes de ce que tu dis ?
– Et toi ?!
– Cesse de faire l’enfant ! Tu sais très bien que si tu refuse, je serais la honte de la famille ! Toi, tu es le futur roi, Diara est l’enfant chéri, moi, je ne suis que la cadette sans rôle précis ! Koz, je ne veux pas le faire passer, mais je ne peux pas le garder avec moi ! Il m’est possible de m’isoler, les derniers mois, dans mes domaines pour plus de discrétion, mais après la naissance, il faudra que tu prennes l’enfant avec toi. Tu veux me voir couverte d’opprobre, méprisée jusqu’à la fin de mes jours ? C’est ça, le frère que tu es ?
Abattu, Koz se laissa tomber sur le sol, croisant les jambes en tailleur. Bien sûr qu’il ne voulait pas laisser sa petite sœur dans pareille situation, mais un enfant ?!
Confus, perturbé face à Teeny continuant de le dévisager en silence, certaine de son assentiment, il passa une main sur son visage. Le pire étant qu’elle avait peut-être raison de se montrer si confiante.
– Où puis-je dormir ce soir ? fit-elle, brisant le silence.
– Dans la tente médicale, répondit-il machinalement.
Un bébé ?! Quelle horreur… Il voulait des enfants, certes, mais bien à lui, et issus du ventre de la femme qu’il aimerait. Après un tel scandale, ses chances de séduire se réduisaient drastiquement.
Prêtant une attention distraite à la sortie de sa sœur, qui laissa sa cape sur son sac, il ne réalisa son départ qu’après lui avoir proposé, sans réponse, de laisser l’enfant à l’adoption. Comme s’il avait besoin de ça, par-dessus tout… Remarque, s’il capturait vite les Radikors, s’arrangeait pour que rejaillisse son succès et ses compétences à mener un groupe armé et militaire, peut-être les répercussions seraient-elles moindres ?
En résumé, il lui restait six mois pour remporter définitivement la partie…
D’ailleurs, que disait ce papier, donné par David ?
Plongeant la main dans sa poche, dépité, il en ressortit la page, obligé de la lisser du plat de la main pour en lire les inscriptions. Cela ressemblait à une affiche, mais pas de spectacle, sinon pourquoi…
Se levant d’un bond, il tourna et retourna plusieurs fois le papier, scrutant avec un intérêt réveillé le visage de l’enfant accompagnant les Radikors, grossi et imprimé avec des cartouches de mauvaise qualité, produisant plusieurs rayures colorées par endroits. Mais aucun doute ne fut possible, il s’agissait bien de la même personne !
Lisant attentivement le texte s’étalant sous la photo, Koz sentit la stupeur engourdir ses membres.
Alors comme ça, les Radikors allongeaient encore la liste de leurs méfaits ?!
Enfin joyeux, après l’avalanche de surprise l’ayant heurté de plein fouet, Koz se laissa retomber sur sa couchette, continuant de fixer le papier abîmé par les intempéries. Pour la première fois depuis une éternité, une solution au plus urgent de ses problèmes se formula dans son esprit.
Oui, il sentait que cela pouvait bien l’aider. Définitivement.
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Bonjour, ou bonsoir !
Alors, ne me demandez pas comment c’est arrivé, mais Koz et ses hommes se sont mis à développer un rôle, et une personnalité, plus importante encore que prévu ?! Donc, il y aura en quelque sorte deux histoires parallèle, l’une centrée sur les Radikors et Marc, et l’autre sur Koz et la suite de ses péripéties. En sachant qu’elles se rejoindront par moments, bien sûr !
Enfin, j’espère que cela vous plaira, et que le chapitre vous a plu ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé dans les commentaires, je suis toujours ravie d’avoir des retours !
Sur ce, bonne journée/soirée, et à la prochaine !