Aesragen
Partir dans le vent
Une bourrasque, plus forte que les autres, fit trembler les vitres, pourtant épaisses de plusieurs pouces, occupant dans chaque pièce un bon tiers de l’espace menant vers l’extérieur. Emportée par la bise joueuse, une fine traînée de poudreuse s’éleva paresseusement du sol, ses flocons formant un tourbillon intermittent composé de petites plaques étirées. S’élevant de plusieurs mètres, elle tutoya un instant les courants ascendants, prenant tantôt de la vitesse, décélérant ensuite en effleurant dangereusement les glaciers. Enfin, elle en frôla leurs surfaces, se confondant avec la blancheur, sans éclats lumineux à cause de l’atmosphère, avant de disparaître définitivement en se mêlant aux reliefs accidentés se profilant à l’horizon.
Soufflant vers l’est, le vent souffla avec une intensité redoublée, incapable d’emporter dans son sillage plus de quelques particules dispersées par son ire glaciale. Il balaya obstinément le territoire des steppes enneigées, avant de se heurter à la silhouette effilée de l’imposant bâtiment de métal et de verre, se séparant en deux tel un cours d’eau entravé par un rocher, une petite fraction seulement tentant l’ascension vainement l’attention de l’édifice, pour glisser sur sa surface inhabituellement lisse sans trouver prise.
Car si l’on devait bien reconnaître une qualité à la forteresse, c’était que l’atmosphère frissonnante ne fut guère le résultat d’une mauvaise isolation.
Dans cette forteresse, heureux de se trouver à l’abri des fouets cruels du vent, Marc observait avec curiosité ses bras immatériels remonter le long des pistes des glaciers. Manquant sursauter quand un grincement sinistre, venant probablement de l’étage inférieur, fit vibrer le sol sous ses pieds. Le phénomène n’était pas nouveau. Régulièrement, et à n’importe quel moment de la journée, un crissement impromptu venait hérisser les poils de ses avants-bras. Chaque fois, il se surprenait à agripper fermement le premier objet à sa potée, promenant son regard effrayé sur les quatre murs l’emprisonnant plus sûrement qu’une toile d’araignée, si jamais un effondrement venait mettre définitivement un terme à sa nouvelle vie. De notoriété publique, l’existence était bien trop courte, mais il y avait des limites tout de même…
Se forçant, de justesse, à ne pas regarder par-dessus son épaule histoire de voir si l’autre personne présente dans la pièce repéra sa réaction instinctive, il inspira profondément, desserrant les doigts de l’éponge impitoyablement pressée dans sa poigne. Aucun remarque moqueuse ne résonna dans l’air, pas plus que le son d’une pomme que l’on croque ne s’arrêta. Bloquant un soupir de soulagement au creux de sa gorge (cela n’aurait pas manqué d’attirer l’attention, évidemment), il se remit à frotter les assiettes ayant servi au déjeuner du midi avec une vigueur encouragée par son stress.
Les bottes claquant contre les dalles se rapprocha de lui, aussi se raidit-il par réflexe. Évitant cependant de se retourner, obnubilé par les remous de la mousse emplissant la large cuvette ferreuse posée à même le sol, et dans laquelle il enfonçait les mains jusqu’aux coudes. Jetant son trognon dans une corbeille, cachée dans un coin de la pièce à côté de ses consœurs (Zane tenant à ce que chaque chose, y compris les ordures, soient à leur place respectives et désignées. Trouver trois poubelles ne fut pas particulièrement compliqué, par contre, devoir acheter les sacs allant avec manqua arracher les yeux de l’adolescent tant ils roulèrent dans leurs orbites), Zair s’adossa un instant contre le mur. Observant en silence les efforts du garçon pour éliminer toute trace de saleté de l’opale teintée de mauve. Redoublant de nervosité, Marc fut obligé de ralentir un peu le mouvement, s’il ne voulait pas arracher le revêtement de la vaisselle.
Achevant de boire le lait chaud, contenu dans un mug d’un blanc passé sur lequel était inscrit les mots « Asreg Tardi » (il n’osa demander la signification de ces paroles à la principale intéressée, malgré sa curiosité), elle le déposa ensuite près de la cuvette. Claquant sèchement contre le métal, l’objet fit relever immédiatement le nez du petit, qui croisa tout aussi promptement les orbes pâles de l’adolescente.
La soupçonnant d’en avoir fait exprès, il se figea, attendant la suite. Au moins, la Radikors ne paraissait pas fâchée, ou désireuse de passer ses nerfs. Au contraire, elle était intriguée, cela se voyait à sa manière de plisser le front, en inclinant la tête sur le côté.
– Dis-moi, tu te souviens que c’est au tour de Tekris de faire la vaisselle ?
Il opina affirmativement du chef, l’adolescente le fixant comme si elle hésitait à le classer dans la catégorie des imbéciles finis, ou des jeunes garçons possédant un masochisme particulièrement précoce et avancé pour son âge. En effet, plonger les mains dans l’eau tiède savonneuse pour frotter énergiquement les couverts ne leur appartenant guère figurait au rang des pires occupations possibles aux yeux des Radikors (prudemment, Marc omis de raconter ses nombreux souvenirs durant lesquels il jouait avec la vaisselle tout en la faisant, donnant des noms redondants aux assiettes tout en faisant régner l’ordre grâce à monsieur fourchette assisté de ses enfants cuillères). Cependant, depuis l’installation des Radikors à la forteresse accompagné de leur « invité », dix jours auparavant, le gamin s’acharnait à mouiller ses vêtements à force de s’approcher trop près de la grande bassine en fonte faisant office d’évier. Ça, et quelques autres tâches par-ci par-là, comme balayer le sol ou le frictionner à grande eau afin de lui redonner une apparence digne d’être habitable. Le soupçonnant tout d’abord de tenter endormir sa méfiance, Zane n’en fut, les trois premiers jours, que plus attentif à ses moindres faits et gestes, lui interdisant formellement de sortir sans permission, ou même de tenter d’accéder aux souterrains. Ignorant jusque là l’existence de ces derniers, le collégien fit l’erreur de le lui faire remarquer, uniquement dans le but de prouver son honnêteté. Néanmoins, après avoir paru avaler une couleuvre refusant de se laisser faire, l’extraterrestre vert prit particulièrement mal cette remarque, lui sifflant que ce n’était guère dans son intérêt de s’amuser à l’agacer. Trop pétrifié pour protester, ce fut Tekris qui vola à la rescousse du garçon, promettant à son chef qu’il veillerait à ce que son protégé ne commette plus d’erreur. Une affirmation n’apaisant en rien le feu brûlant les pupilles onyx.
Vraiment, Marc ne savait plus quoi faire pour ramener Zane à de meilleures dispositions à son égard… Tekris se contentant de lui dire que cela lui passerait.
– Alors, pourquoi continues-tu à te friper les mains comme une mamie terrienne ? A ta place, cela fait longtemps que j’aurais lancé par la fenêtre ces instruments de torture !
Il ne douta pas une seconde que la jeune femme l’aurait réellement fait ; Tekris lui-même s’entraînait au lancer de javelot avec son balai dès que ses corvées, à la seconde près, se trouvaient désormais terminées.
Mais comment expliquer à l’un des membres des Radikors, que si eux avaient tous leur place dans le quatuor, lui, par contre… Ne sachant ni se battre, ni se promener dans la forteresse sans se perdre (pourquoi diable ce Lokar ordonna-t-il la construction de salles aussi grandes, et sans réelle utilité à première vue ?!), tout en se révélant incapable de les aider pour tout ce qui touchait au kaïru à cause de son ignorance, il ne lui restait plus que les tâches ménagères pour se rendre un peu utile. Et pour persuader Zane de ne pas soupirer d’abondance quand les preuves de son incompétence s’étalaient au vu et au su de tous. Deux jours auparavant, en tentant de trouver le chemin des toilettes, il avait fini par se retrouver à l’intérieur du pont circulaire de verre, coulissant la mauvaise porte. Ne sachant comme enclencher de nouveau son ouverture, il dut bien crier une bonne dizaine de minutes, suite à d’infructueuses tentatives, avant qu’un Zane peu amène ne vienne le délivrer. Lui rappelant au passage l’interdiction de se promener dans cette partie de l’édifice, soit la plus petite flèche foncée en face de la structure principale. Et s’il marmonna dans sa barbe à propos de la stupidité des gamins fouineurs, pour une fois, il ne le laissa pas errer dans les couloirs en repartant à ses activités premières. Il accompagna même le garçon, quand celui-ci lui avoua, piteux, la raison de son exploration avortée. Ne poussant pas le bouchon trop loin, Zane se contenta de lui indiquer le chemin menant aux quartiers des Radikors, d’une voix sèche, mais pas encore trop désagréable. Toujours accompagné de ce regard semblant regretter le moment où il décidé de l’emmener avec eux.
Autant dire qu’il se sentait plus comme un boulet que l’on accepte avec soi, un dérangement mineur mais agaçant, dont on s’accommode à défaut de pouvoir s’en débarrasser.
Révéler une telle idée ne lui attirerait que mépris. Ce n’était pas assez « brave » comme justification…
– Ça ne me dérange pas, déclara-t-il finalement.
Zair l’observa, avec un intérêt soutenu. Se demandant visiblement quel espèce d’hurluberlu se tenait devant elle. Gêné, Marc s’efforça de scruter attentivement ses mains mousseuses, tout pour ne plus sentir ce regard.
– Tu es décidément très bizarre, fit-elle enfin. (après une petite pause, elle ajouta) Même pour un humain.
Pour autant, elle ne lui proposa pas de prendre sa place, pas plus qu’elle ne tenta de le dissuader de continuer cette corvée. S’étirant longuement, elle récupéra le pain et le lait, resté posés sur une petite tablette débordant du mur. Après consultation de ses camarades, Zane avait dépensé l’argent ayant survécu à l’incendie provoqué par Koz en nourriture, le temps de prendre un peu de repos et de réfléchir à ce qu’ils allaient faire par la suite. Bien que le repos, pour les Radikors, incluait des sessions régulières d’entraînements, quotidiennes ou tous les deux jours selon le temps en réserve, durant lesquelles retentissaient bien souvent des bruits d’explosions, de corps jetés contre les murs, et autres joyeusetés que Marc ne rangeait guère dans la catégorie « détente ». Bien sûr, il lui était interdit d’assister aux entraînements en question, même s’il avait à présent une idée assez précise de leur contenu. Encore un sujet faisant débat au sein des Radikors, les positions de chacun se résumant habituellement par : Zane a son opinion, Tekris essaie d’en arrondir les angles ou n’est pas d’accord sans vraiment le crier à haute voix, et Zair s’en moque pas mal du moment que personne ne vient se mettre dans ses pattes. Décider qui resterait à la forteresse pour faire les courses, et qui partirait, amena d’ailleurs à une situation de ce genre, Zane refusant de le laisser seul, ou à la garde d’un unique Radikors, Tekris ne voulant pas que Marc reste seul, ni ne se fatigue excessivement, Zair haussant simplement les épaules sans que l’une ou l’autre option ne la dérange. Finalement, seul l’extraterrestre vert partit pour la ville, les deux autres faisant office de gardes du corps Plutôt d’escorte veillant à ce qu’il ne touche à rien, de l’avis du collégien.
Mais pour une fois, l’avis de Tekris n’arrangeait pas vraiment ses projets. Ne voulant pas qu’il reste trop hors de portée de sa surveillance, Zane dut bien, au bout d’un moment, évoquer devant lui la façon dont il gagnerait de l’argent. Parlant par sous-entendus, compris grâce à l’habitude par ses camarades, les décisions prises restèrent assez énigmatiques pour Marc. Cependant, il retint deux choses : Zane insistait pour prendre la place de Tekris, quoi que cela veuille dire, arguant avoir besoin du colosse en pleine forme, ce à quoi l’intéressé répondait être le plus qualifié pour ce rôle, quel qu’il fut. Et surtout, les Radikors iraient en ville, une étape apparemment obligée. D’abord angoissé à l’idée que la vérité sur sa personne soit découverte, Marc y vit ensuite, au contraire, un moyen d’en savoir un peu plus sur les conséquences de sa fuite. La forteresse n’ayant ni télévision, ni internet, il ne risquait pas de se voir démasqué ici. Mais rester dans le flou ne l’arrangeait pas non plus. En profitant de la distraction des Radikors, concentrés sur tout autre chose, il avait peut-être une chance d’en apprendre plus, en dénichant un café possédant un réseau, ou quelque chose du genre. Et puis, savoir ce qu’il en était apaiserait sûrement ses cauchemars, fréquents ces derniers temps. Seulement, pour que le trio accepte de l’emmener quand il s’envolerait (une étape n’enchantant guère le jeune garçon, tout en l’excitant malgré lui ; il ne cherchait plus à se comprendre… ), il fallait prouver en valoir la peine. Ou posséder une justification en béton.
En attendant, Marc s’acharnait à ne fournir aucun motif de grief envers sa personne, priant pour trouver les arguments, et convaincre les Radikors de l’emmener avec lui !
– Et sinon, tu as pensé à ton avenir ? reprit Zair, refermant la porte du placard dans lequel elle rangea les restes de son petit-déjeuner.
– Comment ça ? demanda-t-il machinalement, posant sa tasse désormais lavée près de lui.
L’avantage, quand, quelle que soit la situation, aucun ne vous attendait, était que justement l’on attendait plus rien de la vie, songea-t-il amèrement pour lui-même.
– J’ai tendance à penser que cela dépend des dispositions d’esprit de Zane.
– Tu n’as pas tort, confirma-t-elle, observant le paysage au travers de la large fenêtre. Mais pas totalement raison non plus. Zane ne te lâchera pas à cause de ce que tu as vu, sauf si tu le dégoûtes suffisamment pour qu’il refuse de te voir une seconde de plus, peu importe les conséquences.
– Plus que je ne le fais déjà ? s’étonna le collégien.
Il croyait pourtant que cela fut fait depuis longtemps ! Sinon, pourquoi Zane le mépriserait tant ?
– Tu penses le répugner ? Les épinards, ça oui, il en a horreur au point de grimacer en voyant seulement leur photo. Mais toi, tu l’énerves. À ce propos, je me demande bien comment tu as fait pour que Tekris veuille tellement, eh bien, éviter de te laisser en arrière dirons-nous.
– Je ne sais pas, fit-il sincèrement. Pourquoi il m’en veut tellement ?
Elle haussa les épaules, pensive. Un éclat de voix frappa leurs oreilles, en dépit de l’épaisseur du verre. Les deux autres garçons du groupe, partis s’entraîner un instant à l’extérieur en faisant fi du mauvais temps. Un ricanement grinçant ne laissant que peu de doutes sur celui possédant l’avantage à ce moment.
– Probablement parce que tu es un élément perturbant ses projets. Habituellement, il se fiche royalement des humains, tant qu’ils ne traînent pas dans ses pattes. À croire qu’il a une raison personnelle de t’en vouloir. Dans ce cas, il y a peu de chances que cela change, borné comme il est .
– Et toi ?
Ce n’était pas vraiment ce que Marc prévoyait de répondre. Mais la question sortit de ses lèvres avant de pouvoir être stoppée. Après tout, il ignorait totalement l’avis de l’adolescente sur la situation, celle-ci semblant se contenter de prendre les choses comme elles venaient, sans se soucier du lendemain.
– Quoi moi ? Je ne suis pas humaine, que je sache.
Aussitôt ces paroles prononcées, elle se rembrunit inexplicablement, tapotant le bout de ses doigts contre la table leur servant pour prendre leurs repas (une horreur en argent surchargée d’ornements), Zane marmonnant nombre d’imprécations sur l’inconfort des chaises, bien loin de valoir les bons vieux coussins rembourrés « de chez lui », silencieusement approuvé par sa sœur, qui surveillait plus attentivement ses réactions encore quand il prononçait ces mots.
– Je veux dire, qu’est-ce que tu en penses de tout ça ?
Zair haussa les épaules, croisant les bras comme si elle plongeait en pleine réflexion. Cependant, moins de quelques secondes s’écoulèrent entre le moment où il posa sa question, et celui où elle répondit.
– Tu n’as aucun avenir avec nous, fit-elle tel un coup de semonce. À part des ennuis, tu ne pourras rien obtenir de plus, aussi pénible cela soit-il pour toi de l’admettre. Mieux vaudrait que tu repartes sans te faire remarquer, pour ne jamais revenir.
Choqué, Marc se tourna vivement vers sa frêle silhouette, la bouche à demi-ouverte. Il ne s’attendait certes pas à un accueil enthousiaste, mais de là à se retrouver renvoyé de la sorte, une différence existait. Droit comme un I, Zair guettait sa réaction, sans trahir le moindre remords, ou montrer le plus petit signe pouvant montrer qu’elle tentait seulement de le provoquer.
Sentant ses yeux le picoter, il reporta son attention sur la bassine pour la seconde fois, pinçant les lèvres pour les empêcher de trembler. Alors quoi, à part Tekris, tous souhaitaient le voir disparaître ?
– Je n’ai nulle part où aller, murmura-t-il finalement, le coeur douloureux.
Incapable de maîtriser les inflexions de sa voix, il maudit sa faiblesse, reflet du trouble menaçant de lui faire quitter la pièce à toutes jambes. Une réaction que Zair ne parut guère remarquer.
– Ici, il n’y a rien non plus pour un petit garçon dans ton genre. Tu dois bien avoir de la famille, où à défaut, peut-être ton pays natal peut-il te prendre comme pupille. C’est quelque chose qui se fait, je crois.
– Pourquoi toi aussi tu me détestes ? gémit-il brusquement. Je n’ai rien fait qui justifie… ben, tout !
– Je n’ai jamais dit te détester, corrigea l’adolescente. Seulement notre vie est dangereuse. Plus que tu ne le crois. Partir est, pour toi, la meilleure décision. Zane ne te courra pas après plus de quelques jours, surtout s’il ignore complètement où tu t’es rendu.
– Et comment je pourrais faire ?
Ses dents grincèrent si fort les unes contre les autres, qu’il s’étonna de ne pas voir Zair soupirer.
– Profiter d’un moment d’inattention, quand tu sortiras de la forteresse avec nous, et t’en aller sans te retourner. Zane pense encore être capable d’échapper indéfiniment à ses ennemis, sans se douter qu’un jour il fera un faux-pas. Il ne sait pas apprendre autrement qu’à la dure… murmura-t-elle finalement, étrangement pensive (elle se reprit rapidement, se concentrant de nouveau sur la discussion). Et le jour où nous devrons agir plus… directement pour nous en sortir, tu n’aimerais pas être dans les parages.
Ses mains s’entrechoquant sans qu’il ne puisse les laisser immobiles, Marc dut déglutir plusieurs fois avant de réussir à articuler une réponse, visiblement attendue. Que cherchait-elle donc à faire ? Seulement le convaincre de les laisser tranquille ? Son instinct lui murmurait que ce n’était pas tout, bien qu’il ne puisse se l’expliquer. Peiné, il traça d’artistiques volutes dans l’eau souillée.
– Tu ne sais pas ce que c’est, d’être obligé de fuir en laissant tout derrière soi, même si c’est bien peu en réalité. Pourtant, au moins l’un d’entre vous devrait comprendre ; si vous aviez un endroit où aller, vous ne seriez pas obligés de voyager d’un lieu à l’autre sans vous arrêter ! Alors pourquoi tant vouloir me laisser en arrière ? Je ne suis pas le plus fort des humains, mais je peux vivre avec vous ! Comme vous ! J’en suis capable ! Oui, vous devriez savoir que je n’ai pas le choix !
– Justement, si, petit, rétorqua Zair. Tu l’as encore, et tu dois le saisir avant qu’il ne soit trop tard. C’est une chance que tu possèdes ; pourquoi t’infliger autant de souffrances, hein ?
Les iris pâles luirent d’une aura que Marc ne parvint à identifier, trop chamboulé pour analyser objectivement la situation. La main de l’adolescente se leva vers ses cheveux, avant qu’elle ne s’aperçoive de son geste et ne la laisse retomber le long de son flanc.
– Et pourquoi m’avoir révélé l’existence du kaïru, si c’est pour me renvoyer juste après ? Parce que c’est bien toi qui m’en a parlé, contre l’avis de Zane ?
Il ne comprenait, ne parvenait pas à comprendre l’intérêt d’une telle action, si les idées de Zair furent si arrêtées à son sujet. Pourquoi connaître un mystère, avant de se voir refuser les explications, pire, pour se faire renvoyer comme un malpropre juste après ?!
– Je l’ai fait pour que tu saches à quoi t’en tenir. Que crois-tu, avoir le don de maîtriser le kaïru ? À ton âge, il aurait dû se révéler depuis longtemps. La prochaine fois que Koz, ou pire (elle frissonna imperceptiblement) t’aura entre ses mains, comptes-tu sans cesse sur nous pour t’arracher à ses griffes ?
Essuyant ses mains sur le torchon d’un rouge uni, Marc ne répondit rien. À gestes lents, il entreprit de sécher ensuite l’intégralité des couverts, tournant obstinément le dos à la jeune femme, pour ne pas subir une humiliation cuisante en éclatant en pleurs à cause d’une autre remarque indésirable. Plus que tout, il détestait imaginer son visage rougi et congestionné parce qu’il ne pouvait retenir ses émotions.
Dans le silence régnant désormais en ces lieux, le bruit caractéristique d’un X-Reader, une sorte de bip rappelant au collégien une goutte d’eau tombant brièvement dans la mare, n’en résonna que plus fort encore. Sans un mot, Zair ouvrit la pochette attachée à sa cuisse, en sortant le petit appareil pour en scruter son écran, ses sourcils se fronçant comme face à une contrariété problématique.
– Génial, une relique kaïru détectée, comme si nous n’avions que ça à faire, soupira-t-elle, pensive.
Quelques secondes plus tard, un chuintement feutré informa les deux jeunes de l’ouverture de la porte, dévoilant un Zane aux cheveux empoissés de neige, mais visiblement hautement satisfait de lui-même. S’ébrouant vigoureusement, il céda à son côté maniaque, saisissant une serpillière afin de la passer là où les flocons venaient de s’échouer, tout en parlant.
– Tu as consulté ton X-Reader ? (la question s’adressant à sa compagne, Marc n’esquissa pas le moindre geste pour se faire remarquer) Parfait ! Le gosse, vient ici !
Sursautant, l’intéressé en resta un instant figé, s’attirant un sifflement impatient – et agacé. Dans un geste qu’il voulut naturel, il fit mine de ranger le torchon tenu dans sa main droite, essuyant promptement ses yeux humides au passage. Il détestait prodigieusement sa manie de pleurer pour un rien !
Poussant enfin sur ses talons, il se redressa, époussetant la poussière maculant par endroit son pantalon, voyant du coin de l’oeil Zane reposer la serpillière. S’avançant à petits pas prudents, il enfonça la tête dans les épaules, fixant le grand adolescent de ses pupilles inquiètes. Pourvu qu’il ne se mette pas à lui crier dessus, pas maintenant… Et où était donc passé Tekris, alors ?
L’interpellé enfin à sa hauteur, Zane ne put s’empêcher de le toiser de toute sa hauteur, comme pour le jauger en attendant de décider ce qu’il pourrait bien faire de lui, les rouages de la réflexion visibles derrière son seul œil visible. Finalement, il plissa le front, se tournant à demi vers sa sœur, toujours immobile près de la fenêtre, l’écoutant aussi attentivement que possible. Soupçonneux sans que Marc ne devine pourquoi, il reporta ensuite vers lui son attention, prenant un ton empli d’avertissements muets.
– Zair, Tekris et moi, nous allons devoir repartir pour un petit moment. Je ne sais pas combien de temps nous serons absents, mais ça va peut-être durer plusieurs jours. Comme nous n’allons certainement pas pouvoir t’emmener avec nous (une petite moue tordit ses lèvres, comme s’il ignorait encore entre décider qu’il s’agissait d’une excellente nouvelle, ou d’un état de fait très contrariant), il va donc falloir que tu restes ici. Mais fais attention, talsi, tu n’as pas intérêt à toucher à quoi que ce soit en-dehors du frigo et de ta chambre. Et, surtout, ne va en aucun cas aux sous-sols, ou dans la partie droite de la forteresse ! C’est bien compris ? (baissant les yeux sur son interlocuteur, il pencha légèrement la tête, plissant le front) Quoi, pourquoi me regarder avec cet air de chien battu ?
Derrière l’imposante silhouette de son frère, Zair se détourna vers la fenêtre, dissimulant mal la gêne assombrissant ses traits, tandis que le petit essuyait vivement son visage avec sa manche, grimaçant au passage quand il déposa un peu de mousses près de ses paupières.
Sur ces entrefaites bien mystérieuses, Tekris apparut à son tour, jouant les muscles de son épaule avec précaution, un splendide bleu en cours de formation débordant légèrement sur son col. Adressant un petit sourire encourageant au jeune garçon, il suspendit son pas, toisant Zane d’un regard lourd de reproches tout en franchissant la distance les séparant, ignorant assez grossièrement les protestations indignées de celui-ci pour sortir un mouchoir d’un petit paquet contenu dans sa large poche avant gauche. Avec plus de délicatesse que l’on aurait pu croire venant d’un adolescent de cette taille, il passa le carré de tissu sur les traînées brillantes maculant les joues du garçon, prenant garde à ne pas étaler plus de mousse.
– Qu’est-ce que tu lui as encore dit ? daigna-t-il enfin répondre aux agacements de son chef d’équipe.
– Quoi ? Pourquoi moi ?
Le vert paraissait sur le point de s’étrangler, mains suspendues en l’air dans une expression de surprise incrédule. Rangeant le mouchoir dans sa poche, le colosse ébouriffa amicalement la tignasse érable, passant ensuite un bras protecteur autour de ses épaules.
– Jusque là, quand j’ai retrouvé le petit près de pleurer, tu venais de l’invectiver. Et là, je t’ai laissé cinq minutes seul avec lui, le temps de changer de vêtements comme les miens ont été trempés par la neige, pour le retrouver dans cet état. Ne me dis pas que c’est un pingouin volant qui a provoqué cet effet !
Le museau encore humide, Marc fixa son protecteur, les yeux ronds comme des soucoupes. Alors il paraissait si misérable, n’importe qui entrant dans la pièce devinant son état d’esprit ? Affreusement mal à l’aise, il se cala un peu plus contre le large torse de l’adolescent, s’attirant un regard brûlant venues des pupilles onyx. Pétrifié sous la flamme menaçante y luisant, son corps fin se recroquevilla plus encore contre Tekris, ne cessant de scruter l’autre extraterrestre masculin.
– Ou bien, il a vu son ombre et s’est empressé de sauter au plafond, siffla Zane, la voix bien plus agressive qu’une petite minute auparavant. Tu ne vois pas qu’il te manipule aisément, pour tirer de toi ce qu’il veut ?! Il lui suffit de te faire les beaux yeux pour que miraculeusement, tu te retrouves prêt à te plier en quatre pour satisfaire le moindre de ses désirs !
Sursautant, l’appréhension crispant sa mince silhouette, Zair s’avança vers les deux garçons, ouvrant la bouche, pour les contredire ou apaiser les esprits, Marc ne le sut sur le moment.
– Parce que ce n’est pas ce que tu exiges de nous ? rétorqua sèchement Tekris avant qu’elle ne puisse articuler plus d’un son, se redressant pour toiser son vis-à-vis de toute sa hauteur.
Une situation horripilant ce dernier, son front se plissant avec humeur. Croisant les bras, il le défia muettement de continuer sur cette voix, serrant et desserrant les poings. Miraculeusement, au lieu de crier tel qu’il le fit depuis que Marc le connaissait, il s’efforça d’inspirer profondément une fraction de seconde, reprenant très vite comme s’il dirigeait toute son énergie belliqueuse dans la vitesse de ses paroles.
– Cette histoire est censée être réglée depuis longtemps, et nous ne l’avons plus évoqué depuis bien longtemps maintenant. Que je sache, j’ai fait bien plus d’efforts que nécessaires ! Je demande votre avis avant d’aller où je veux, il y a des tours de vaisselle (ces derniers mots furent crachés avec mépris), de nettoyage et compagnie, alors ne vient pas me dire que j’exige une existence absolue ! Et toi, que cherches-tu en te mettant sans arrêt entre ce gosse et moi ?
– Zane, écoute… tenta de nouveau Zair.
Sans succès, celui-ci l’interrompant d’un mouvement sec du poignet, uniquement concentré sur Tekris. Le colosse se crispa presque douloureusement sous la joue du gamin, posée contre sa taille, l’effort qu’il fournissait pour maintenir ses jambes bien en place n’arrangeant guère sa situation.
– Alors ? Pourquoi ?!
– Rien de secret là-dedans, j’ai simplement accepté l’idée qu’il continuera à voyager avec nous. Je ferais pareil avec n’importe qui de cette équipe !
– Pourtant, habituellement, tu es plutôt du genre à éviter le conflit. Alors pourquoi fais-tu une si grande exception pour lui !? explosa Zane, se penchant vers l’avant comme si cela pouvait faire plier Tekris.
– Je te l’ai dit, je ferais pareil avec Zair, ou même toi !
– Avec moi ? répéta l’extraterrestre, amer sans que Marc ne comprenne pourquoi.
Ceci dit, il peinait déjà à imaginer une situation dans laquelle Zane aurait besoin de l’intervention de Tekris, en supposant qu’il ne réduisait pas en charpie les idiots venait lui chercher des poux dans la tête.
– Aussi, oui. Donc si tu pouvais juste le laisser un peu tranquille, pour une fois, et…
– Non mais vous allez m’écouter deux minutes !? J’essaie depuis cinq minutes de vous expliquer que Zane n’est pour rien dans cette histoire ! cria soudainement Zair, plaquant les poings sur ses hanches.
Qu’elle soit terrienne, extraterrestre ou même pâte à tartiner, Marc savait pertinemment que voir une femme placer ainsi ses mains ne pouvait guère être une bonne nouvelle pour l’homme en face d’elle, et ce de manière universelle – une expression prenant plus encore son sens, depuis sa découverte de l’existence réelle d’autres planètes. Si encore ledit mâle eut l’intelligence de ne pas insister, la catastrophe se trouvait évitée de justesse… Zane et Tekris furent visiblement au courant de cette règle tacite, puisqu’ils choisirent, miraculeusement, d’accorder un peu d’attention au petit bout de femme plantée devant eux, quelque peu agacée. Et en même temps, elle évitait soigneusement de croiser le regard interrogateur noisette du collégien, s’intéressant plutôt à fixer tour à tour ses coéquipiers.
– Mais si ce n’est pas Zane qui a fait pleurer le petit… commença Tekris.
– Attends une minute, pourquoi tu te mêlerais des affaires le concernant, alors que jusque là, tu t’en fichais royalement ? continua son frère, des plus soupçonneux.
Le reste de la conversation se perdit dans un concert de mots hachés, lancés à la va-vite, suffisamment âpres pour gratter la gorge une fois prononcés, sans que Marc ne puisse comprendre autre chose que son propre prénom, accompagné de « aklalli », et un autre mot, « dergnek », signifiant « vaisselle ». Une déduction facile à faire, quand, accolé à « ythlra » (un juron que Tekris, après l’avoir surpris à s’entraîner à sa prononciation dans sa chambre alors qu’il en ignorait encore son sens, lui interdit de sortir à nouveau s’il était un garçon poli. Le rouge chauffant les joues du colosse renseignant ledit garçon sur le degré de malpolisme de la chose… ), le même mot revenait chaque fois que Zane se forçait à prendre son tour de plonge. S’il ne comprit pas un mot de plus, langue extraterrestre inconnue oblige, Marc écouta, silencieusement, tentant de retenir le plus de syllabes possibles, repérant les phrases revenant le plus régulièrement. La vitesse n’aida guère l’apprenti linguiste, une pratique régulière laissant couler les paroles des Radikors comme un fleuve enragé heurte les obstacles sur son passage. Ses meilleures chances de compréhension venant de Tekris, le colosse possédant visiblement un vocabulaire plus pauvre que celui de ses compagnons, mettant un peu plus de temps à formuler ses phrases tout en parlant un peu plus lentement. Un net désavantage quand il fallait tenir tête face à deux autres adolescents maniant leur langage d’une aisance laissant le collégien admiratif.
Par chance, il put deviner le sens global de quelques répliques grâce aux grands gestes saccadés de Zane, accompagnés des moues peu convaincues, ou démontrant son envie d’intervenir sans oser de Tekris, eux-mêmes côtoyant le ton assuré, quoique vaguement plus faible par moments de Zair.
Finalement, les trois Radikors se mirent d’accord relativement rapidement, poussés par un Zane consultant toutes les trois minutes l’écran de son X-Reader, de plus en plus impatient. Observant le colosse, le petit le vit marmonner « farsi trahich », l’air penaud et en même temps peu convaincu. Déclaration salué d’un vague « ce n’est rien » tout aussi peu sincère de Zane. Après plusieurs minutes passées à entendre seulement les protestations de ce si particulier idiome, entendre sa propre langue frappa Marc aussi sûrement qu’un coup de gong, le ramenant à la réalité. Avec surprise, il ne put que constater s’être laissé bercé par la conversation, se laissant aller contre la jambe de Tekris. Plus surprenant encore, son envie de pleurer s’évanouit dans l’air, comme si elle n’avait jamais existé.
– Bien, visiblement nous avons eu un léger malentendu, rien de très important donc puisque la vérité a été rétablie, grinça Zane avec tant de mauvaise foi que Marc s’étonna de ne pas voir la bile remonter jusqu’à sa gorge. Puisque nous avons perdu suffisamment de temps, nous réglerons cette histoire plus tard, si encore besoin en est.
Nul n’eut besoin de consulter son visage pour comprendre qu’il n’avait nullement l’intention de revenir sur cet incident. Pour autant, quand ses prunelles agacées se posèrent sur le gamin toujours entouré d’un bras protecteur, l’extraterrestre parut sur le point de raviver la polémique. Une réaction qu’il censura après un rapide débat mental, haussant les épaules en foudroyant sa sœur du regard à la place. L’adolescente s’intéressant davantage au petit appareil accroché à sa cuisse qu’à sa mauvaise humeur, Zane finit par lever les yeux au ciel, sans s’attarder sur le colosse caressant la tignasse érable.
– Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il est plus que temps d’y aller.
Zair et Tekris hochant affirmativement la tête, l’adolescent presque adulte se mit en route après un dernier avertissement muet au collégien, trop heureux de ne pas se faire punir, ou autre chose aussi peu agréables.
– Si tu veux, tu peux nous suivre, fit Tekris en la décollant de son vêtement, mais prend une écharpe, ou quelque chose comme ça, il vente fort dehors. Et il ne faudra pas que tu te perdes en rentrant.
– Ce serait super, déclara Marc, enthousiaste. Juste le temps d’en prendre une, et je reviens !
Le colosse lui sourit, partant à son tour en lui ébouriffant une dernière fois la tignasse.
Au moment où Zair s’apprêtait à franchir le seuil à son tour, quelques secondes après son compagnon (le temps qu’il lui fallut pour ranger son X-Reader, maintenant qu’elle n’eut plus besoin de se donner une contenance), Marc rassembla son courage, la hélant aussi discrètement que possible.
Contrariée de cette interruption, elle se contenta de tourner son visage fin vers lui, une lueur intriguée luisant dans son regard vert pâle. Elle jeta un regard presque envieux au couloir, soupira bruyamment. Enfin, elle se retourna complètement vers lui, son attitude lui intimant de se dépêcher. Et Marc comprenait pourquoi, avec un Zane déjà forcé d’attendre avant de pouvoir aller chercher cette… relique ? Déglutissant, il se dit que quelques centimètres de plus n’aurait pas été de refus ; à peine assez grand pour atteindre le bas de la poitrine de l’adolescente, il se sentait gêné de se retrouver en tête-à-tête avec une fille. Surtout une fille capable de donner un coup de poing à un garçon plus grand qu’elle de deux bonnes têtes. Si jamais elle fut de la trempe de Victoria, qui lui disait qu’elle ne voudrait pas le faire taire par la force ?
– Tu sais, je n’ai pas toute la journée, fit-elle remarquer devant son silence.
– Oh, oui, bien sûr ! Je voulais savoir, ça veut dire quoi « talsi » ?
– C’est un surnom donné aux enfants, pour le peuple de Zane.
– Le peuple de Zane ? Je croyais que vous étiez…
Il se mordit en catastrophe la lèvre. Je croyais que vous étiez frères et sœurs, voilà ce qu’il faillit dire, dévoilant ainsi sa connaissance de ce qu’il fut censé ignorer. Fronçant les sourcils, Zair croisa les bras, inclinant la tête sur le côté en attendant la suite.
– Que vous veniez de la même planète, tous les trois, acheva le collégien.
– C’est compliqué, répondit-elle laconiquement. Trop pour toi, au moins pour le moment. Bon, c’est tout ce que tu avais à me dire ?
De plus en plus agitée, elle ne faisait plus aucun effort pour s’empêcher de regarder sans cesse les ombres pourtant lumineuses du long tunnel censé la mener auprès de ses compagnons. Un autre mystère de la forteresse ; Marc ne comprenait pas comment des couloirs métalliques, autant fermés rectangulairement, pouvaient toujours diffuser une mince lumière orangée suffisante pour guider les pas des visiteurs.
– Non, juste, hum, eh bien (la voyant trépigner sur place, il se lança), pourquoi n’as-tu pas laissé Zane et Tekris se disputer, tout à l’heure ? Si ton désir est de me voir partir, ç’aurait été une super occasion ?
Marmonnant à voix basse sur les imprévus tous plus enquiquinants les uns que les autres, Zair saisit le bout de sa queue-de-cheval, entortillant les cheveux autour de ses longs doigts. Finalement, elle lâcha un bref « ce n’est pas important », avant de lui dire de se dépêcher de prendre son écharpe (un morceau de tissu d’un bleu outremer coupé en rectangle, Marc ayant commencé à coudre sur ses bords deux petites bandes blanches issues d’un drap reconverti pour l’occasion) s’il ne voulait pas être laissé en plan.
Abandonnant la partie, le collégien obéit promptement, emboîtant le pas de la jeune femme dès le précieux sésame en main. Le trajet menant vers l’extérieur se fit dans un silence quasiment total, n’étaient les bourrasques régulières venant secouer les murs dans un gémissement craquelé. Obligé de trottiner pour ne pas se faire distancer, Zair elle-même à la lisière de la course, il s’obligea à ne pas saisir la main ballottée par la marche de l’adolescente, comme le lui demandait son réflexe premier.
Il fallait bien commencer à se débrouiller un peu tout seul, après tout… Sauf avec Tekris. Il ne se sentait pas prêt à renoncer à la présence protectrice du grand adolescent quand il se perdait dans son nouveau monde.
µµµ
Resserrant les pans de sa royale cape autour de son corps grelottant, Koz, morose, jetait de fréquents regards vers le petit village en contrebas. Un lieu de villégiature idéal pour une troupe de douze soldats sur les nerfs, épuisés par une longue marche à travers marais, boue, mousse, et autres joyeusetés qui aurait fait hurler d’horreur Diara. La petite sœur du prince, préférée du trio d’enfants royaux, éprouvait une sainte horreur envers tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un insecte, les classant sans distinction dans la catégorie « nuisibles ». Oh, le jeune homme les détestaient tout autant, mais au moins ne se mettait-il pas à gémir ou se plaindre face à un moustique.
Bref, un endroit où se reposer… si Illian, envoyé en éclaireur, n’avait pas rapporté que les lieux se trouvaient infestés par le paludisme. Honteux de s’être fait berné tel un débutant, le capitaine châtain, aux tempes grisonnantes et à la barbe courte enchaînait les tours de garde et autres tâches réservées au bas de la chaîne militaire. Le jeune Ézéchiel, préoccupé par le comportement de son aîné, ne cessait d’exprimer son inquiétude quant à son acharnement méticuleux, arguant qu’il devait faire cesser cette folie. Le prince, déjà soupçonneux d’une possible liaison entre les deux hommes en dépit de leur différence d’âge, y voyait ses doutes confirmés. Hélas pour le couple secret. Fort peu tolérant, son peuple considérait les relations entre personnes de même sexe comme un sujet tabou, réservé aux basses classes de la population. Bien évidemment, eut égard son statut de prince, Koz hésita à en toucher deux mots à son capitaine, avant de renoncer. Il ne pouvait pas prendre le risque de l’inciter à fuir, qui plus est en emmenant un de ses précieux soldat à la traîne. Tant qu’il continuait à effectuer correctement son travail, tout en restant discret, il pouvait bien faire impasse sur quelques déviances. Et puis, en son for intérieur, il admettait volontiers que la silhouette délicate d’Ézéchiel n’était pas désagréable à regarder.
Il grimaça involontairement. Il était temps de se trouver une fille à aimer, pour avoir la certitude de revenir auprès d’un corps se pliant volontiers aux désirs mâles de la chair ! Cela valait toujours mieux que le plaisir solitaire qu’il se refusait d’adopter, par principe. Mais étreindre, même brièvement, la chair brûlante, faisait rêver plus d’un des hommes si éloignés de leur planète.
Illian n’ayant pas émit de commentaires, à partir du moment où Koz l’assigna à de plus reposantes missions (désobéir à son prince ne lui effleurait guère l’esprit), le capitaine s’épuisait ainsi bien moins à la tâche, envoyé au lit si besoin dès qu’Ézéchiel venait rapporter qu’il s’obstinait à veiller interminablement. Enfin, disons qu’il l’affectait à la surveillance des blessés, une tâche somme toute assez simple. Si Lohan Artis, un homme de vingt-six ans aux cheveux cuivrés tirant sur le bleu et aux yeux d’un doré délavé, se remettait assez bien du choc de sa rencontre avec Zane, son camarade, Noham Flarant, continuait de souffrir de sa jambe blessée à chaque heurt brutal de sa civière. Aussi étrange que cela paraisse, avec la chevelure pétrole et le regard vert du derniers, ils étaient ironiquement frères. Un de leur seul point commun étant l’aspect légèrement serpillière emmêlée de leur crinière. Même leur corpulence différaient, assez grand et bien bâti pour le premier, à la limite de l’obésité pour le second, pourtant plus jeune de deux années. Mais Koz ne cherchait plus, depuis longtemps, à comprendre les mystères de la génétique.
– Je crois qu’ils ont trouvé quelque chose, déclara Féris Githr.
Le plus vieil homme du contingent, âgé de presque cinquante-quatre ans, n’arborait presque aucune cicatrice, seule une balafre sur sa joue gauche laissant supposer qu’il n’avait pas toujours porté ses armes pour la parade. Allant vers la fin de son existence, sa peau caractéristique ocre pâlissait peu à peu, se rapprochant de la teinte asiatique terrienne. Comme tous les autres, son plastron restait impeccablement poli en dépit des conditions climatiques, ses tempes étaient entièrement blanches, formant une crinière lui tombant aux épaules, qu’il nouait à la va-vite afin qu’elle ne lui tombe pas dans les yeux. Étrangement, Illian n’insistait pas pour qu’il la coupe à une longueur réglementaire, expliquant qu’il s’agissait d’un vœu fait par l’homme, sans expliquer cependant sa teneur. Agacé de n’obtenir aucune réponse, Koz se promit de découvrir un jour la vérité, et seul, pour changer. En attendant, la silhouette vieillissante se montrait faussement fragile ; la prince avait déjà vu le vétéran aux iris entre le doré et le gris jeter au sol des adversaires bien plus jeunes que lui.
Comme chaque fois qu’il éprouvait l’impression que les Stax se mêlaient trop de leurs affaires, il lissa distraitement sa moustache aux poils aussi blancs que sa chevelure. Au contraire de la coutume, encore une fois, aucun collier de barbe ne venait orner ses joues. Il prenait soin de toujours conserver un galbe irréprochable, quitte à diminuer sa ration d’eau pour s’en servir en jouant du rasoir. Y compris en cette journée accablante de chaleur, Koz pouvait sentir les fragrances du savon à barbe derrière l’odeur piquante de la sueur. Pointant le nez vers une colline, à quelques pas de là, le prince suivit son indication.
Les branches basses claquant sur leur passage, ce son se décomposa avec lenteur dans la chape brûlante ralentissant le mouvement des hommes, les Stax disparaissaient dans un tunnel obscur de végétation. L’air chaud, venu du sol, picotant ses paupières agressées par la sueur manquant couler dans ses yeux, le prince mit sa main en visière, afin de ne pas perdre leur progression de vue.
Quelques heures plus tôt, l’équipe envoyée par Maître Baoddaï, accessoirement le Maître du Conseil du Redakaï, et leur formateur, avait avouée être déjà en route pour le Cambodge, quand ils reçurent l’appel de Koz signalant la capture des deux Radikors (un souvenir encore vif, laissant un goût amer sur son palais). Ce qui expliquait le pourquoi d’une si rapide venue, alors que le jeune homme attendit d’avoir méthodiquement disposé son campement avant de les contacter. Décidant dans un premier temps de respecter le compte-gouttes tenant lieu d’informations, Koz céda bien vite à l’envie d’en savoir plus. A force d’entendre sans arrêt ses arguments concernant le partage de données, les Stax, après un bref conciliabule à trois, acceptèrent d’expliquer plus précisément les raisons de leur venue.
La veille (le temps qu’il fallut au X-Scaper pour les amener en pleine jungle), une forte quantité d’énergie kaïru, trop pour être contenue dans un seul objet, fut ressentie par Maître Baoddaï, précisément dans cette partie du Cambodge. Les Radikors se révélant être dans les parages, personne ne crut à une simple coïncidence. Mais à quoi cela pouvait-il bien rimer ? Koz ne comprenait rien à rien, excepté que Lokar n’avait visiblement pas dit son dernier mot…
Une clameur vint inviter le petit groupe de soldats à rejoindre les humains. L’exaltation se mêlant à l’impatience, Koz se précipita en avant, son regard quittant les montagnes que l’on apercevait dans le lointain. Il dut attendre que son regard s’habitua à ce qui se révélait être une petite clairière obombrée par les hautes frondaisons alentours. Faisant une petite moue à cause des fourmilières éparpillées un peu partout, son attention se trouva entièrement absorbée par l’affaiblissement surplombant les créations des insectes. L’entrée d’un temple, probablement, encore une fois envahie par les roseaux aussi secs qu’un brin de paille, ne s’étant pas désagrégés encore uniquement grâce à l’obscurité bienfaisante. Fort peu amateur d’art, Koz faillit exprimer à voix haute son opinion sur le crapahutage parmi les fougères seulement pour voir un gros tas de cailloux. Giacomo, un petit sourire au visage, lui tapotant respectueusement l’épaule, indiquant un endroit, quelques mètres sur la droite, duquel la végétation se trouvait moins dense. Et pour cause, émergeant du fouillis de lianes, Maya poussa sur le côté une grille, précédemment nouée parfaitement à l’ensemble, de roseaux enchevêtrés les uns aux autres, avec un soupçon de mousse spongieuse parfaitement répugnante. Pourtant, elle ne s’en formalisa pas, faisant signe aux autres de la suivre.
– Toute cette végétation est caractéristique des anciens temples pris d’assaut. Boomer est tombé à travers ce trompe-l’œil, expliqua-t-elle rapidement. Les moisissures l’ont fait glisser.
Un gloussement amusé ponctua sa phrase.
– En quoi un temple nous aidera à comprendre le pourquoi de la présence des Radikors ?
– D’abord, parce qu’il est très bien dissimulé, presque trop pour qu’il ne s’agisse que des ravages du temps. Ensuite, eh bien, sache que l’architecture khmère est inspiré du style religieux bouddhiste, orné de statues et autres bas-reliefs faisant la joie des voleurs de frises.
Orienté par la direction muettement indiquée par l’adolescent, son regard croisa de hautes tours pour la plupart à demi-écroulées ; mais l’édifice principal, seulement égratigné par le passage obligé du temps sous l’emprise des adventices, était surplombé d’une coiffe acuminée, pointant fièrement parmi les arbres à tronc carmin. Plusieurs petites grenouilles, incultes de la présence de l’homme, s’éparpillèrent en croassant d’indignation au passage des souliers ferrés ou de cuir craquelé. Dépassant promptement l’estrade s’écroulant sous le poids des âges, Koz écarta de la main le tunnel obscur des pariétaires, pour la plupart recroquevillées les unes sur les autres. Plus le temps passait, plus il haïssait cette jungle.
Il déboucha dans une salle circulaire, à l’intérieur bien plus entretenu que ce qu’elle laissait présager vue de son seuil. Et surtout, ce n’était plus de la pierre lisse ou sculptée servant de matériau à la structure, mais un métal seulement recouvert d’une fine couche de gravats, s’écroulant par endroits. Oscillant entre un gris ciment et un bleu-noir inquiétant, selon l’éclairage apporté par les rares rayons lumineux parvenant à franchir le feuillage, projetant de petits éclats lumineux tel un kaléidoscope de faible intensité. Des saillies rectilignes couraient le long de la pièce, du sol au plafond dont le sommet, plongé dans l’obscurité, demeurait invisible.
Les dalles, posées sans être réellement fixées, s’inclinèrent sous son poids, alertant les deux garçons des Stax, penchés sur une gravure incrustée dans le métal. Non, pas vraiment une gravure, comprit-il en s’approchant. Cela ressemblait à un socle, comme si quelque chose se trouvait là, avant d’en être retirée. Les contours étaient circulaires, quoique irréguliers.
– Et qu’est-ce que c’est ?
Boomer releva la tête, hésitant franchement à lui accorder ne serait-ce qu’une once de confiance. Si Koz comprenait pourquoi – avoir été trahi une ou deux fois n’aidait pas à instaurer un climat de confiance, bien sûr –, il s’en sentit tout de même vexé.
Heureusement, Ky, qui considérait que, les parents des Imperiaz libérés, ils n’avaient plus aucune raison de se battre les uns contre les autres, accepta de répondre à sa question.
– Je ne sais pas encore. Mais ça devait être important, en tout cas. Maya ? Ressens-tu quelque chose ?
Toute l’attention se reporta sur la jeune fille. Mal à l’aise, Balthazar évitait soigneusement de la regarder de face. L’idée qu’elle puisse détecter l’énergie kaïru simplement en se concentrant, alors que, exception faite des Maîtres ayant développé leur perception, un X-Reader restait nécessaire, passait encore. Mais Maya, en plus de ce don naturel, avait parfois des visions de l’avenir ou du présent, se révélant toujours exacte. Déjà peu appréciateur du surnaturel, voir l’adolescente s’évanouir après avoir prédit la Catastrophe de la Transition avait définitivement refroidi l’homme. Depuis, il se tenait aussi loin que possible de toute manifestation des talents de la protégée de Baoddaï.
Fermant les yeux, celle-ci se concentra brièvement. Se frottant les mains, comme si elle éprouvait le brusque besoin de les laver, elle les rouvrit moins d’une minute plus tard.
– Il y a eu une grosse dépense d’énergie kaïru ici, c’est certain. Comme… un passage.
– C’est ça qui te met dans cet état ? s’étonna Boomer.
– Non ? C’est… de l’autre côté, c’est comme si une montagne de kaïru obscur nous attendait.
Le frisson clouant les pieds de Koz au sol fut, pour une fois, parfaitement unanime. Pourtant, le kaïru obscur, à l’exception des reliques dans lequel il s’était logé avant le deuxième tournoi du Cube kaïru, était censé avoir été purifié par Ky en personne.
Tant d’énergie encore à disposition de Lokar ?
Ce que rajouta Maya ne fit rien pour apaiser ses craintes.
– Mais même ce kaïru obscur n’était pas normal. Comme, vous allez me trouver idiote, prédestiné. Bien que je ne puisse pas l’expliquer.
Voyant le jeune Ézéchiel serrer violemment les poings pour les empêcher de trembler, Koz lui adressant un sourire rassurant, et assuré. L’effet ne fut pas à la hauteur de ce qu’il espérait, il le devina à l’éclair intrigué traversant le gris-vert, mais au moins le soldat se reprit, redressant le torse.
Le prince se gratta nerveusement le menton. Peut-être les Stax avaient-ils de quoi calmer les crampes d’estomac dans leur vaisseau…
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Bonjour, ou bonsoir ! J’espère que le chapitre vous aura plu ! Si c’est le cas, n’hésitez pas à laisser un commentaire !
Quelques éléments propres à la série ont été évoqués dans la dernière partie ; normalement, ils seront explicités par la suite !
Sur ce, passez une bonne journée/soirée, et à bientôt j’espère !