Aesragen
Réveil brutal
– Sinon, comment vous saviez que Koz ne lancerait pas ses soldats à la charge ? questionna Marc, bras chargés de branchages.
S’efforçant de faire le moins de bruit possible, bien que les Radikors aient affirmé qu’il en faisait un peu trop, il déposa son chargement juste devant le cercle de pierres formé par Tekris. Relevant la tête, le colosse choisit rapidement quelles brindilles constitueraient le début de sa flambée, avant de les assembler en un margotin serré, mettant les plus fines à sa base. Puis il allongea paresseusement les jambes, attendant le signal de Zane avant d’allumer le tout. Sinon, il en serait quitte pour une sérieuse réprimande en règle. Au loin, un cri perçant s’éleva vers les cieux, un caquètement aigu suivi de trilles enlevées, retournant ensuite au silence de la forêt. La nuit tombait sur la canopée, les hautes frondaisons dissimulant le soleil depuis un bon moment déjà. Pourtant, ils avaient continué de marcher jusqu’au crépuscule, parfois se guidant en suivant de la main les contours des troncs au diamètre trois ou quatre fois plus gros que leurs propres corps. Excepté Marc, ayant mis la main sur quelque chose d’absolument visqueux manquant de le faire crier de surprise, qui s’accrochait désormais au T-shirt de Tekris, plissant les yeux pour identifier au plus vite les formes s’étalant autour d’eux avant que son imagination n’ait le temps de s’enflammer. Et Zane, se déplaçant aussi aisément dans l’obscurité que si le sentier s’était trouvé illuminé de mille feux. Le collégien supposait une capacité extraterrestre, ou une idée s’en rapprochant en tout cas, sans oser le demander au principal intéressé.
Il commençait à se demander si l’équipée allait marcher toute la nuit, quand, après être revenu de l’un de ses repérages nocturnes, le chef du trio déclara qu’ils ne se trouvaient qu’à quelques heures de marche du village de Takeo, la destination finale de leur encombrant paquet. Aussi, ajouta-t-il, ils pouvaient bien s’accorder un peu de repos ; Koz n’oserait probablement pas attaquer si près de la civilisation. Exceptionnellement, il semblait de bonne humeur, sûrement parce qu’ils avaient atteint leur destination avec près d’un jour d’avance sur ses prévisions. Par précaution, les Radikors choisirent tout de même une petite clairière, nouant branchages et fougères entre eux afin de créer l’habituel rideau végétal les dissimulant efficacement au regard du monde extérieur. Devant l’étonnement de Marc face à cette surprenante technique, Tekris avait expliqué qu’ainsi, il leur suffirait de retirer les fines cordes couleur feuillage le lendemain, et la nature reprenant ses droits se réarrangeait comme s’ils n’étaient jamais passé. Le tout étant de prendre garde à disposer leur mince protection de manière à ressembler à un arrangement naturel. Une tâche nécessitant de l’habileté, ou de l’habitude, Zane refusant catégoriquement de couper la moindre branche, ou de tordre le plus petit agavier. De même, chaque matin, chacun des quatre jeunes gens devait relever l’herbe couchée par les tentes, dissimuler les quelques trous laissés par les piquets, relâcher l’ensemble de la végétation, avant de pouvoir repartir, quitte à perdre une ou deux minutes. Si, aux premiers temps, Marc trouva que cette obsession de tout laisser en ordre frôlait la paranoïa, il commençait à réviser son jugement, lui-même sursautant au moindre bruit non identifié dans les quelques secondes. Encore heureux, le quatuor ne devait pas chercher tous les soirs les pierres entourant le foyer, puisqu’ils les gardaient dans leurs sacs, ne touchant guère à celle de la forêt. Sage précaution, il n’était pas certain d’en trouver de toute façon.
Terminant de sortir en vrac les éléments nécessaires au montage de leur tente, Tekris prit un peu de temps pour réfléchir, choisissant soigneusement ses mots ; pour ne pas l’effrayer, ou trop en révéler ?
– On n’en était pas sûr, finit-il par déclarer. Et pour être franc, Zair n’y croyait pas du tout. Je suppose que Zane s’est basé sur le code de conduite de Koz. Il perdait, il nous laissait partir, voilà l’enjeu implicite du duel. Mais il a aussi voulu passer un peu ses nerfs je pense.
– Koz a une ligne de conduite ? s’étonna Marc.
En le voyant, il aurait plutôt cru que le prince serait le genre à lancer un poignard dans le dos de quelqu’un, si cela pouvait lui permettre de briller, ou démontrer sa supériorité.
– À la base, pas vraiment, mais disons que depuis peu, il a décidé de rejoindre certains combattants, qui eux suivent des préceptes assez strictes. Le Duel kaïru fait partie de ces principes, un adversaire totalement défait se doit de quitter le champ de bataille, et laisser le champ libre à son vainqueur. S’il attaquait avec ses hommes, il trahirait cette règle, tu ne trouves pas ?
Il approuva silencieusement, pensif. Rejoint certains combattants? Pourquoi personne ne voulait lui dire clairement les choses, au lieu de sous-entendus à chaque phrase ?!
– Et vous trois, les…Radikors, vous ne respectez pas les mêmes principes ?
Tekris laissa échapper un « ouff » sonore, se balançant légèrement en arrière, les yeux perdus dans la couverture émeraude abritant leur cachette. Comme à la recherche d’une question. Marc sut qu’il avait touché un point sensible, voir dérangeant. En rapport avec le kaïru ?
– Voilà une question piège, rit jaune le colosse, confirmant ses soupçons. Zane t’enverrait balader pour moins que ça, et crois-moi, tu n’apprécierais pas.
Il le croyait, sans problème. Tant que ça ?
Frottant ses paupières lourdes, il se dit qu’il valait mieux laisser tomber, ne serait-ce que pour ne pas attirer d’ennui à son « protecteur ». Depuis sa prise de position franche en sa faveur, Zane ne cessait de le considérer avec méfiance, doutant de sa fiabilité, au point de laisser régulièrement des sous-entendus – dont la subtilité allait en décroissant – à propos de sa soi-disant influence sur le colosse. Comme si Marc était capable de circonvenir qui que ce soit...
– Tu ne veux pas me répondre ? Je peux comprendre, tu sais. J’ai bien vu que ça n’allait pas fort entre toi et les autres. À cause de moi.
– Quand tu dis « les autres », tu parles vraiment de nos deux camarades, ou seulement de Zane ? demanda malicieusement Tekris, sourire en coin.
Démasqué, il ne sut quoi répondre, ses pupilles passant désespérément d’un endroit à l’autre à la recherche de l’inspiration divine. Un éternuement brusque le secoua des pieds à la tête, le dispensant heureusement de répondre, suffisant pour détourner l’attention.
– Bah, laisse tomber, Zane est comme ça de toute façon (disant cela, le colosse prit tout de même garde à vérifier le désintéressement du sujet de la conversation). Le jour où tu le verras sourire plus d’une fois dans l’année, préviens-moi ! plaisanta-t-il
S’apercevant trop tard de sa maladresse, il toussota, gêné.
– Bon, eh bien, je vais essayer de répondre, mais ne vient pas te plaindre si tu ne comprends pas. Et interdiction de répéter à qui que ce soit que je suis celui t’ayant informé de quoi que ce soit.
Tout heureux, le regard du petit se mit à briller, comme un gamin devant ses cadeaux de Noël. Tekris nota vaguement qu’avant de le relâcher dans la nature, il faudrait songer à lui trouver un ou deux vêtements, plus utile que ses frusques habituelles.
– Disons qu’en règle générale, nous respectons des règles, hum, semblables. Mais à un moment, les choses étaient un peu, heu, pas pareilles. Par contre, Koz n’est pas censé avoir l’habitude de respecter les règles. On a évolué, faut pas croire !
– Je suppose…fit le collégien, sans trop saisir.
Il se tut, le regard perdu dans le vague. Quelques secondes.
Se mordant l’intérieur de la joue – un tic, avait-il fini par comprendre, quand l’adolescent devait retenir ses imprécations, exactement comme maintenant –, Zane terminait de monter sa tente, non sans les observer ponctuellement, les pupilles lançant des éclairs. Bien qu’affectant une indifférence totale, concentré sur son objectif principal (à savoir, se débarrasser du boulet empêcheur de tourner en rond), la possibilité d’être suivi à distance mettait ses nerfs à fleur de peau, le rendant presque invivable. Dans un sens, Marc appréciait de ne pas entendre toutes les expressions de son agacement, seulement celles ne pouvant être retenues.
De l’autre côté du petit campement, son abri pour la nuit déjà dressé parmi les adventices pullulant sur l’humus humide des sous-bois, Zair choisissait quels aliments finiraient dans leur tambouille du soir. Au fur et à mesure que les jours passaient, Marc distinguait plus nettement les traces laissées par ce climat inadapté pour elle, que ce soit avec ses trébuchades fréquentes (mais jamais elle ne retomba), dans sa pâleur discrète mais présente, ou le fait que désormais son frère partait en éclaireur plus souvent qu’à l’habitude.
Probablement encore des biscuits, ou de la viande sèche, se dit-il, quelque chose ne nécessitant aucune cuisson afin de ne pas alerter Koz et ses hommes. Autant le trio n’accordait visiblement aucun crédit à l’homme en lui-même, autant ils ne souhaitait guère se frotter au contingent l’accompagnant. Autre chose mettant Zane de mauvaise humeur ça, être forcé de se cacher d’un individu qu’il méprisait.
– C’est vraiment un prince ? reprit le collégien, massant ses tempes.
Il devait se trouver plus fatigué qu’il ne le croyait, un mal de tête pointait le bout de son nez à travers la brume envahissant son cerveau. Une conséquence de cette marche incessante dans la jungle ; la veille, à sa grande surprise, ils avaient dû franchir une tourbe nauséabonde, avançant sur les racines des palétuviers glissantes. Plus d’une fois, il manqua se retrouver le nez dans la mélasse, retenu au dernier moment par Tekris souvent, Zane une fois, ce qui lui avait valu un regard mauvais des prunelles onyx. Heureusement, ce dernier ne le forçait plus tant que ça à marcher avec lui, permettant au gamin de rejoindre assez souvent le colosse. Il ne lui ordonnait de revenir à ses côtés seulement quand il s’apercevait que Tekris ralentissait pour s’adapter au rythme de son compagnon. L’irascible garçon souhaitait sortir de la canopée équatoriale le plus vite possible, et le moindre retard attirait immanquablement nombre de soupirs éloquents. Au mieux.
– Crois-le ou non, mais c’est totalement vrai, confirma Tekris. On ne dirait pas, hein ?
– Bof, pour moi, tous les aliens se ressemblent, plaisanta Marc, terminant de placer les branchages en piles organisées.
L’autre le fixa avec surprise, puis son regard passa de Zair, qui s’avançait vers eux sa sélection terminée, à Zane, celui-ci lui adressant un « tu veux ma photo ? » en se concentrant intensément sur les nœuds de la tente, avant de revenir se poser sur ses mains. Finalement, il pouffa doucement, jouant machinalement avec son briquet. La seule fille du groupe vint s’asseoir près d’eux, curiosité piquée.
– Qu’est-ce qu’il y a de si amusant ?
– Tu sais pas ce que minipuce vient de me sortir ?
– Par un étrange concours de circonstance, je n’en ai aucune idée, soupira-t-elle.
– C’est rien, intervint Marc, rouge aux joues, une bêtise.
– Oh que ça va me changer tiens !
– Ha ha, très drôle, tu viens de rater l’occasion de t’amuser un peu.
Elle tourna à peine la tête vers son compagnon de route, très sérieuse.
– Je suis pétrie d’affliction là, j’espère que ça se voit.
Seul un soupir désabusé lui répondit, à sa grande joie. Ne sachant si c’était du lard ou du cochon, Marc reprit la parole, au cas où le tout finirait en dispute bruyante et facilement repérable.
– Avant de vous rencontrer, je croyais que toutes ces histoires d’aliens ayant débarqués sur Terre, de mélange de population, bref, tout le toutim, n’était qu’une énième théorie complotiste du genre !
– Tu dois vraiment vivre dans un orphelinat coincé dans un trou perdu alors, commenta Tekris.
– Pas forcément, contra Zair. Au cas où tu ne le saurais pas, les humains ont commencé à découvrir l’existence d’autres planètes habitées vers deux mille cent vingt-trois. Il leur a fallu un peu plus de cent ans pour s’organiser et avoir la technologie nécessaire de les atteindre, en deux mille deux-cent trente-trois. Soit il y a seulement cent onze ans. Mais le voyage reste long, et excepté deux ou trois tentatives d’invasion de la planète bleue – et encore, celle-ci se trouve souvent bien loin –, les autres peuples de l’Univers n’ont pas vraiment de raison de vous rendre visite. Quand eux-mêmes connaissent son existence, évidemment. Aussi, les ressortissants que vous appelez « extraterrestres » sont encore peu nombreux sur Terre, et sauf les villes les plus concernées, nombre d’humains croient encore aux légendes. En règle générale, continua-t-elle, posant le doigt sur sa lèvre inférieure, si j’en crois mon expérience, ils savent que d’autres planètes ont été découvertes, voir que des aliens se sont retrouvés sur Terre, mais n’en ont jamais rencontrés. Toujours en excluant la poignée de villes en rencontrant tous les jours. Et toutes vos légendes d’expériences gouvernementales ou que sais-je encore. Sérieusement, tu n’as même pas appris les bases à l’école ?
– Ben, pas vraiment, j’en ai vaguement entendu parler pendant les cours d’histoire, mais je ne suis pas encore arrivé à l’époque contemporaine. Là, je faisais seulement l’humanisme.
– En Amérique, vous étudiez l’humanisme ? s’étonna Zair.
Le collégien se figea, se retenant de frapper son front de sa main. Bon sang, allait-il un jour apprendre à faire attention ?! Tentant de garder un air naturel, il détesta sa voix légèrement tremblotante.
– Oui, c’est, genre, une ouverture au monde décidée récemment…
– Je croyais qu’au contraire, depuis les années deux-mille, deux-mille cent, au moins les Etats-Unis avaient décidé de se fermer aux idéaux occidentaux dépréciant la valeur de l’Amérique ?
Évidemment qu’il le savait, c’était précisément en espérant que ce repli sur soi couvrirait ses possibles gaffes à l’avenir, le monde ne connaissant désormais que peu la politique interne des états, que le choix de sa soi-disant origine s’arrêta sur ce lieu en particulier. Il regrettait d’omettre sa capacité fulgurante à provoquer ses propres ennuis…Il chercha une excuse, n’importe quoi de crédible pour se sortir de ce piège !
Si son cerveau daignait se remettre un minimum en marche bien sûr…
– Sauf si tu parlais du continent américain, et pas des Etats-Unis, en évoquant ton lieu de vie. Mais dans ce cas, c’est étonnant que tu parles si bien la langue.
– Zair, arrête de le taquiner, intervint Tekris, forçant un sourire sur son visage. Tu vois bien qu’il est épuisé.
– Pas faux, convint-elle. Je vais vous laisser alors, comme en plus tu es de corvée de vaisselle ce soir. Dépêche-toi, ta tente est seulement déballée ! J’ai hâte de reprendre notre conversation demain matin, termina-t-elle, s’adressant cette fois à Marc.
Joignant le geste à la parole, elle se releva souplement, se dirigeant sans bruit vers sa propre demeure. Elle s’arrêta un instant auprès de Zane, échangeant quelques mots, auxquels il répondit en opinant du chef, toujours avec ce regard spécial dédié au jeune garçon. Ce dernier la suivit des yeux, incertain de la réelle finalité de cette étrange conversation, jusqu’à ce que sa silhouette filiforme disparaisse derrière le battant.
– Tu penses que demain, elle aura oublié vouloir me parler ? murmura-t-il, mi-figue, mi-raisin.
– Si j’étais toi, je ne compterais pas trop là-dessus. Elle a une mémoire eidétique, donc ça m’étonnerais.
Un ange passa, chassé par le collégien, piteux.
– Je suppose qu’il n’y a pas de dico dans le coin ?
– Nope. Mais en gros, ça veut dire qu’elle se souvient de pratiquement toute sa vie, et avec précision. Ai-je besoin de préciser que sa rancune est à la hauteur de sa souvenance ?
– C’est de famille faut croire.
Tekris toussota, vérifiant à nouveau que Zane n’écoutait pas leur conversation plus que nécessaire. Celui-ci venait tout juste de finir le dressage de sa tente, vérifiant une dernière fois le bon ordre des choses. Quand il le voulait, le chef du trio pouvait se montrer terriblement maniaque, tout en le niant farouchement.
Dans quelques minutes, tout au plus, il braquerait ses yeux orageux sur eux, puis les rejoindrait en deux ou trois enjambées, avant de donner quelconque tâche à effectuer au gamin. Un rituel, presque, se répétant chaque fois que celui-ci traînait trop longtemps dans les pattes de tout le monde, disait-il.
Déjà, il commençait à tourner en rond, réarrangeant les rares objets traînant sans qu’il n’y en ait besoin. Signe annonciateur de son ordre prochain. Tekris le vit également, car il ajouta rapidement :
– Tu cherches les ennuis, fait gaffe à ce qu’ils ne t’entendent pas, ou ça pourrait devenir problématique pour nous deux. Rappelle-toi, t’es pas censé être au courant.
– Il va se transformer en monstre pour me ratatiner ? questionna-t-il, seulement à demi blagueur.
Une main lourde alla ébouriffer sa tignasse érable, provoquant un soupir pas si mécontent.
– Il n’a pas besoin de se transformer pour botter les fesses d’un minipuce comme toi. Va t’occuper de la tente, si tu veux bien, comme ça Zane ne viendra pas faire son méchant et te faire peur.
Ce que Marc aurait aimé pouvoir contester cette boutade…Mais lui comme Tekris savait qu’il s’agissait tout bonnement de la vérité. Aussi, il obéit, se levant sans un mot, dénouant les cordes emmêlées dans le tissu par le voyage. Depuis sa première tentative, il n’avait plus tenté l’expérience du campeur perdu en plein Cambodge. Seulement, il en avait profité pour observer énormément les trois adolescents s’occuper de leurs affaires, même s’il se trouvait lui-même occupé à d’autres tâches/corvées. Si un peu de chance se perdait près de lui, il pourrait peut-être mettre en application ses apprentissages muets, quitte à mettre un peu plus de temps que les autres.
µµµ
– Bon, on va manger minipuce, fit Tekris en se retournant, as-tu…
Les mots moururent dans sa gorge. Paisiblement installé sur une des vieilles couvertures servant de lit, lisant pour la énième son guide des temples de la Voie Royale, le gosse releva le museau, avec dans le regard quelque chose ressemblant à une vague inquiétude.
Juste à la gauche du garçon, le dôme de toile attendait sagement, entièrement monté, sans une corde dépassant de l’ensemble. Pour le coup, le colosse était pour de bon surpris.
– Euh, tu as déjà fini ? Je veux dire, je croyais que tu ne savais pas le faire ?
Le collégien haussa les épaules, regardant son œuvre comme s’il n’y croyait pas non plus.
– J’ai regardé, déclara-t-il simplement.
– Tu…eh bien, c’est parfait. Je suis sérieux, c’est vraiment super.
Il ne put s’empêcher de répondre au sourire presque heureux qui fendit le petit visage rond en deux. Une des première fois qu’il en voyait un aussi sincère. Pourtant, l’extraterrestre détestait pas mal les humains, enfin disons qu’il se fichait bien de leur sort tant qu’ils ne se mettaient pas en travers du chemin de son équipe. Mais le gamin était si frêle, si…totalement pas menaçant, maigrelet. Qu’on lui donne un combattant kaïru armé de son X-Reader, son monstre et ses attaques, et il pourrait envoyer deux ou trois châtaignes afin de le calmer. Ça, c’était facile à gérer, ledit monstre dusse-t-il faire trois mètres de haut. Mais devant un gamin à deux doigts de s’évanouir si quelqu’un avait le malheur de crier un peu trop fort, que faire ?
Un mystère insondable pour l’adolescent habitué à se battre depuis l’enfance. Impossible de lui faire mal, ou même d’y penser. Et encore ne le connaissait-il que depuis une petite semaine ! Enfin, à deux ou trois jours près. Bref. Pourtant, il essaya, ne serait-ce que pour éviter de contrarier Zane, de se montrer moins attentif à ce drôle d’humain. La dernière chose qu’il souhaitait était de s’attirer les foudres de son camarade.
Ah, oui, ce dernier ne possédait guère la même façon de voir les choses. Comme d’habitude quand il s’agissait d’humain, il se montrait plus intraitable encore. Mais cette fois, sa paranoïa classique atteignait des sommets, sans que Tekris ne comprenne pourquoi. Et il ne se trouvait pas assez fou pour poser en personne la question au principal intéressé !
– Si vous avez fini vos roucoulades tous les deux, le repas vous attend, fit une voix féminine près du petit feu.
– Si tu n’as rien d’intelligent à dire, grogna de suite Zane, tais-toi.
Elle le dévisagea, surprise. Et ne fut pas la seule. N’ayant pas la moindre intention de donner la plus petite explication, il afficha un air hautain, se fichant royalement de leur surprise, n’émettant plus un son.
Le repas débuta dans un silence total, excepté un « de la viande séchée, quelle surprise » venant de Tekris, suivit d’un « si t’es pas content, va te faire cuire l’œuf que nous n’avons pas ». Suite à cette boutade, une chape muette tomba sur le quatuor, personne n’osant la repousser, comme craignant les conséquences.
S’il s’en aperçut, Zane n’en montra rien, se contentant de finir son assiette, perdu dans des pensées fort peu agréables, si Marc se fiait à son air renfrogné. Enfin il le supposait, peinant encore à faire la différence entre sa mauvaise tête, et son expression habituelle.
Une fois son repas achevé, l’adolescent se leva sans un bruit, redressant machinalement l’herbe couchée par son poids du bout du pied. Puis, après avoir déposé son assiette sur le morceau de tissu servant à recueillir la vaisselle à laver (pour ne pas laisser tomber trop de miettes, une précaution à laquelle il tenait), il écarta le rabat de sa tente, se retournant brièvement.
– Demain, nous nous levons aux aurores, déclara-t-il.
Alors que l’extraterrestre disparaissait dans l’entrebâillement rapidement refermé, une pierre râpeuse tomba au fond de l’estomac de Marc, l’empêchant de continuer de mâcher. Avaler la bouchée précédemment engloutie avec appétit fût un calvaire ; il crut bien rendre sa portion quand les aliments franchirent enfin le seuil de sa gorge. En une phrase lancée sans vraiment y penser, Zane venait d’ériger à nouveau ce mur séparant les Radikors du collégien ramassé dans la jungle. Ce mur invisible, impalpable, et pourtant bien présent, lui rappelant sans cesse qu’eux et lui ne faisaient pas partie du même monde.
Frissonnant, il ramena ses jambes contre son torse, frottant mollement la peau laissée nue par son short élimé. S’il s’agitait plus vigoureusement, il craignait de ne plus pouvoir contenir la nausée grandissant dans ses entrailles. Promenant son regard autour du faible feu soigneusement circonscrit, le collégien observa en silence les deux autres adolescents. À son tour perdu dans des pensées connues de lui seul, Tekris semblait chercher la réponse à toutes les questions du monde dans sa tambouille de haricots rouges froids, tandis que Zair, ayant depuis de longues minutes finit son propre repas, lorgnait avec une attention trop soutenue pour être honnête celui que Marc délaissait, sagement posé à l’écart. En somme, tout se déroulait comme les jours précédents, à une ou deux variantes près ; rien qui eut put laisser penser à un quelconque sentiment inspiré par son départ prochain transparaissait dans leurs attitudes.
À cette constatation, Marc se demanda comment arrivaient-ils à être si…habituels (aussi paradoxal cela puisse-t-il signifier dans leur cas), alors que sa propre poitrine se trouvait si serrée, qu’il craignait d’étouffer?
– Tu vas finir ton assiette ? demanda Zair, suite à une longue hésitation.
Ce n’était pas sa première demande du genre, au contraire. S’il ne l’avait pas vu de ses propres yeux ces derniers jours, Marc n’aurait jamais cru qu’une si frêle fille avalait de la nourriture à une vitesse surprenante (parfois, elle ne devait même pas sentir le goût de ce qu’elle mangeait, se disait-il). D’accord, les rations étaient assez frugales, mais les soupirs de regrets devant une assiette vide, ou ses éternelles déclarations comme quoi elle continuait à avoir faim ne trompaient pas.
En temps normal, cela le faisait sourire, et en fonction de son appétit, il lui tendait le reste de nourriture, ou faisait semblant de ne pas avoir entendu, se recroquevillant pour ne pas la mettre en colère par son refus.
Ce soir-là, poser les yeux sur l’objet du désir de la jeune femme fit remonter un goût acide dans sa gorge.
Se levant précipitamment, il faillit bousculer Tekris, qui laissa échapper un « ben qu’est-ce qui t’arrive minipuce ? » surpris. Arrivé un peu à l’écart du campement, il tourna la tête sur le côté de justesse, rendant tripes et boyaux sur l’herbe jaunie.
Tremblant sur ses jambes mal assurées, il se releva prudemment, évitant de croiser le regard du colosse posté près de lui, affreusement gêné. Pire, du coin de l’œil, il distinguait l’ouverture kaki de la tente de Zane (celle de Tekris était marron, celle de Zair, d’un vert jauni) s’écarter. Il ferma les paupières avant de voir l’adolescent en émerger, certain qu’il allait avoir droit à sa dose de reproche quotidienne.
Sauf si l’extraterrestre passait sur cet écart car il se disait n’avoir plus longtemps à le supporter…
Un nouveau haut-le-cœur le saisit, qu’il réprima à grand-peine en serrant les dents, prenant la serviette que lui tendait Tekris en le remerciant d’un léger signe de tête, la passant sur ses lèvres.
– Que se passe-t-il encore ?! pesta Zane.
Marc le devina sur le point d’exploser de colère ; sa voix s’éraillait toujours un peu dans ces cas-là. Voir se cassait parfois, d’une façon abrupte, sèche, qui ne donnait pas envie de rire. Une fois, il se demanda même si cette particularité était due à un cri poussé trop fort, trop jeune.
– Apparemment, le gamin n’apprécie pas la viande séchée, répondit Zair.
Elle restait assise à sa place, si Marc se fiait à son oreille. Son interlocuteur soupira, désabusé. Mais pas à l’égard du collégien pour une fois.
– Et c’est pour ça que tu finis son repas je suppose ?
– Faut pas gâcher la nourriture, c’est toi qui le dit. Et puis je parie qu’il ne mangera plus ce soir.
– Arrêtez de parler de…ça, les interrompit Tekris.
Ce dont Marc le remercia intérieurement, ne désirant guère se ridiculiser plus encore.
– Tu ne vas pas me faire le coup d’être malade juste avant Takeo ? reprit Zane, mi-question, mi-affirmation. Dans ce cas, tu sera déçu ; quoi qu’il en soit, demain tu files et retourne faire ta vie en Amérique, en Papouasie ou en Indochine, peu importe !
– C’est bon, murmura Marc, se redressant lentement. Rien qu’un peu de stress.
– Allons bon, pourquoi tu serais stressé ?
Le collégien recula jusqu’à un tronc d’arbre, s’appuyant machinalement sur Tekris. Il se sentait mieux maintenant, en tout cas suffisamment pour parler sans devoir s’interrompre abruptement. Oh, dans un sens, il aimerait tellement être véritablement malade, juste pour se trouver une bonne excuse, et rester auprès des Radikors quelques jours de plus !
– J’ai jamais été totalement seul pour rentrer quelque part…dans une ville que je ne connais même pas…En espérant que les gens connaissent l’anglais. Alors, ben, j’ai un peu peur…
Il maudit sa voix tremblante, comme chaque fois qu’il devait répondre à une interrogation directe de Zane. Réunissant un peu de courage, il releva le nez, se forçant à fixer son attention sur le visage plissé de contrariété. Tekris lui avait conseillé de le regarder quand il lui parlait, pour ne pas trop avoir l’air d’une lavette. Sans trop plonger son regard dans le sien, pour ne pas lui donner l’impression de le défier, chose qui risquait de l’énerver. Enfin, mieux valait que cela suffise pour ce soir, il se sentait trop fatigué pour faire plus.
– Tu as peur pour ça ? Ce n’est pas ta dernière trouvaille pour nous mener en bateau par hasard ?
– Non ! J’ai toujours été, heu, sensible à ça ; avant un examen important, j’ai mal au ventre, envie de vomir, la poitrine douloureuse, enfin j’ai peur quoi. Mais ça va maintenant, ajouta-t-il précipitamment, il faut juste que je dorme, et demain je me lèverai comme vous tous.
– Vaut mieux pour toi, grommela Zane, bras croisés.
Observant avec attention le visage du garçon, il finit par se détourner quelques secondes plus tard, ayant ou n’ayant pas trouvé ce qu’il cherchait. Quoi, Marc aurait été bien en peine de le deviner.
– Dans ce cas, va dormir, et estime-toi heureux que je ne t’envoie pas nettoyer tes cochonneries. Évidemment, ça va laisser des traces, ajouta-t-il plus pour lui-même.
– Ah bah là, c’est plus que probable, oui.
– Zair, je ne t’ai pas demandé de commentaires.
L’attention du vert détournée, Marc en profita pour se faufiler hors de son champ de vision. Tout à coup, la perspective d’une couette bien chaude, aussi vieille soit-elle, paraissait la meilleure chose pouvant lui arriver.
Et puis, si Zane en personne ordonnait qu’il aille se coucher, il n’allait certainement pas protester.
µµµ
Attendant la disparition de la petite silhouette dans les ombres de la tente, Tekris revint auprès du feu, suivit d’un Zane silencieux. Même sans le voir, le premier sentait la défensive de celui-ci, prêt à défendre bec et ongles son opinion, peu importait l’avis des autres, dusse-t-il être totalement opposé. Et au fond de lui, Tekris mourait d’envie d’argumenter, chose qu’il détestait car il ne faisait jamais le poids face à Zane, ou Zair, afin de rallonger le départ du gamin ; pas qu’il s’attachait réellement, mais même pour lui, capable de supporter nombre de crises colériques sans broncher, remarquait que l’acharnement de son chef d’équipe sur le gamin frôlait l’obsession. Mauvais signe ça, le seul type, autre celui dormant actuellement sous sa tente, envers qui Zane avait une sacrée fixette, c’était Ky Stax, son ennemi juré personnel rien qu’à lui. Et encore, son but était de se venger, accessoirement de manière grandiose, définitive et douloureuse.
Ky possédait son monstre signature pour se défendre. Le minipuce, par contre…
Qu’est-ce que le petit avait bien pu faire pour mériter un tel traitement de la part de Zane ? D’accord, l’amabilité restait absente de son vocabulaire, mais s’acharner ainsi sans raison ?
– Pardon ? Tu peux répéter ? siffla une voix profondément agacée.
Tekris sursauta, fixant Zane d’un air surpris. D’une humeur de plus en plus orageuse, l’adolescent réussissait à le prendre de haut tout en étant d’une taille inférieure au colosse. Une attitude normalement rencontrée chez Zair, se fit-il la remarque, experte dans ce domaine ; au point de donner l’impression que sa petite taille était la référence absolue, et que la dépasser entrait dans le sacrilège.
Un claquement de langue sec le ramena à la situation présente. Donc, il avait pensé à voix haute.
Super…
– Rien, désolé, je réfléchissait bêtement, fais pas attention !
À peine les mots eurent-ils franchit la barrière de ses lèvres, qu’il réalisa la faiblesse de son excuse. Retenant son souffle, il attendit la remarque cinglante qui ne manquerait pas de suivre, comme d’habitude. Oh, tout pourvu qu’il n’écope pas de la corvée du repas pendant un mois entier !
Étrangement, la colère attendue ne vint pas. Seul un long soupir empli de colère rentrée lui répondit. Toujours tendu, Zane restait en apparence sur le point d’exploser, comme cherchant un prétexte pour laisser libre cours à ses mouvements d’humeur. Et pour l’une des premières fois depuis leur rencontre (qui remontait tout de même à un sacré bout de temps), Tekris eut l’impression que celui-ci hésitait, ne sachant pas vraiment comment réagir.
Plus surprenant encore, l’espace d’un instant, il crut voir une légère chaleur éclairer les pupilles onyx. Mais cela fut si fugace, remplacée immédiatement par un regard lourd de reproches incompréhensibles, que le colosse ne sut s’il rêva ou non.
– Puisque les états d’âme du « petit » te semblent si essentiels, en dépit de la situation actuelle, va donc le retrouver, finit-il par déclarer durement. Je t’en prie, attache-toi stupidement à ce gosse inutile, j’en ai rien à faire au fond, demain il dégage !
S’il était péniblement parvenu à se contenir au début de sa réponse, le caractère emporté de l’adolescent reprit rapidement le dessus, le ton montant au fur et à mesure de sa déclaration. Plus que de l’énervement, il mettait presque au défi le colosse de tourner les talons, rejoignant un inconnu arrivé inopinément, parenthèse étrange dans la jungle inhospitalière. Du moins, Tekris le ressentait ainsi. Et cela réussit à remuer un début de contrariété pointant le bout de son nez. Aussi, au lieu de baisser les yeux et retourner à ses corvées, évitant au maximum le conflit, hocha-t-il affirmativement la tête, jouant à l’imbécile heureux pour pouvoir faire ce qu’il désirait sans attirer excessivement les foudres de son interlocuteur.
– Comme tu le propose, j’accepte avec plaisir. Laissez-moi la vaisselle si vous voulez, je la ferais avant de partir demain matin.
Sans laisser le temps aux deux autres de se remettre de leur surprise, il fila sous sa tente, faisant le moins de bruit possible en voyant le gamin yeux fermés, couché de travers sous les couettes.
– Zair, tu t’occupes de la vaisselle, entendit-il à l’extérieur.
– Quoi ? Mais j’ai déjà fait le repas ! protesta-t-elle, interrompue en pleine bouchée.
Ce qui n’eut aucun effet, preuve en était le bruit d’une fermeture éclair sourde aux revendications.
µµµ
Il savait pertinemment qu’il rêvait ; cette sensation entre flottement et conscience était devenue une compagne familière de ses nuits pénibles, quand il se trouvait trop fatigué pour lutter contre le sommeil, mais trop angoissé pour se laisser totalement aller. Cela donnait un étrange mélange, voir les images se déplier derrière ses paupières closes, comprendre la plupart de ce qu’il se passait, sans possibilité d’agir sur les évènements oniriques en cours. Exactement comme sa vie, à bien y réfléchir : une pièce de théâtre dans laquelle il jouait soi-disant le rôle principal, alors que d’autres tiraient les ficelles à sa place, influençant ses décisions, ses actions, avec une régularité désespérante de métronome. Jamais l’expression « être spectateur de sa propre vie » ne lui avait parue si juste.
Une vague pulsation douloureuse frappait contre ses tempes, lourdement posées sur un oreiller depuis longtemps hors de tout confort. Ça aussi, il le ressentait, devinant confusément que cet élément ne faisant pas partie de son rêve. De son souvenir, dans ce cas précis.
Comme chaque fois, il essaya de se débattre mentalement, plus par habitude que réelle conviction. Trouver une issue au film de ses réminiscences, sans grand succès évidemment. Rapidement, il abandonna l’idée, résigné. Il savait ce qui allait se passer, et savait que la chaleur extérieure, contrastant avec les frissons glacés l’ayant envahi plus tôt dans la soirée, était à l’origine de ce choix précis de sa mémoire.
Allumant négligemment une cigarette, Victoire toisait son corps allongé au sol, sur le ventre. Elle réfléchissait au meilleur moyen d’effectuer sa prochaine crasse, en vitesse car elle venait de le coincer à la récréation, après avoir envoyé Emma lui dire qu’il était attendu dans la réserve d’arts plastiques. Un subtil avertissement, vraiment, elle se dépassait en ce moment – il n’inventait rien, elle venait de le déclarer avec fierté. Aucune des deux autres filles, que ce soit Marie ou Véronique, ne le retenait vraiment, mais la première allongeait perpendiculairement ses jambes sur son dos, Victoire ayant aimablement proposé au garçon de ne pas déranger les si délicates échasses de sa meilleure amie. « Sinon, j’en serais très fâchée », finit-elle avec un petit sourire enjôleur. Un sourire de prédateur.
En d’autres circonstances, elle aurait pu être jolie, avec sa taille fine, ses cheveux mi-longs noirs bouclant délicatement aux extrémités, et son visage ovale, typé asiatique, aux profonds yeux noirs en amandes. Non, s’était-il corrigé, elle était belle. Une beauté venimeuse, telle la digitale aux couleurs chatoyantes.
– Vraiment, tes joues sont affreusement rebondies, déclara Victoire, quittant le mur aux arabesques colorées, souvenirs d’élèves s’amusant davantage que la plupart des collégiens en arts plastiques. Elles seraient bien plus jolies avec un peu de couleur.
Arrivée à sa hauteur, elle s’agenouilla, une main sur le béton glacé (Marc pouvait sans peine l’affirmer), l’autre jouant avec la flamme de son briquet. Ôtant ses pieds de son sweat orange (autrefois appartenant à sa mère, mais celle-ci l’avait raccourci puis donné, conférant au vêtement une apparence informe étonnant les autres personnes de l’établissement scolaire, professeurs compris. Mais il le détestait surtout à cause du surnom qu’il lui avait valu, « citrouille » transformé en « courge »). Marie saisit ses bras, les coinçant dans son dos. Une fois remis en position assise, Véronique appuya sur ses épaules, l’empêchant au maximum de bouger.
Une vague de panique saisit à la fois le Marc du souvenir, et celui du présent. Même des mois après, la peur restait intacte, y compris en rêve. Pourtant, il savait que Victoire ne lui marquait presque jamais le visage, et jamais de manière à provoquer quelconque soupçon.
Mais en voyant la petite lueur bleutée s’approcher de sa pommette, il ne put réprimer un mouvement de recul, se débattant dans la poigne serrée des deux autres filles. Leurs rires étouffés – il fallait rester discrets tout de même – résonnaient encore dans sa tête, accentuant la pulsation de ses tempes.
Comme il voulait se réveiller…
– Regardez-moi ça, vous croyez qu’il va pleurer ? susurra Victoire, s’amusant à avancer, puis reculer, puis ramener de nouveau la flammèche.
Celle-ci se trouvait si proche, que Marc sentait son halo brûlant chauffer sa peau.
– Bien sûr qu’il va pleurer, ricana Marie, c’est un gros bébé ! Hein que tu es un gros bébé, monsieur courge ?
Il sentit sa gorge le brûler, se devina sur le point de pleurer. Il ravala ses larmes, l’idée que Victoire et ses copines puisse le voir à la fois souffrir et pleurer lui étant insupportable.
– Comme il est mignon, reprit la chef de cette bande organisée. Il se retint, il veut faire le courageux.
La flamme se rapprocha encore, sans s’être éloignée un peu avant comme jusqu’alors.
– Quel dommage que les choses mignonnes, j’adore les briser.
Puis, elle se pencha vers son oreille, lui murmurant doucement :
– Si tu cries, tu ne seras pas gentil. Emma, elle, est très gentille. Tu veux que j’aille la voir ?
Il secoua vigoureusement la tête, au grand plaisir de sa tortionnaire.
– Marie t’a posé une question. Réponds, et si ça ne me plaît pas, je te brûle pour de vrai. Tu me crois, pas vrai ? Bien sûr que oui. Donc, tu es un gros quoi ?
Marc dut tousser plusieurs fois avant de réussir à parler, même d’une voix faible.
– Je suis…un gros bébé…
– Voilà une description incomplète.
Voyant la lueur dansante se rapprocher trop rapidement de lui, il s’empressa d’ajouter :
– Je suis un gros bébé courge !
– Je ne suis pas sûre d’aimer la façon dont tu le dis. Mais bon, il faut savoir se contenter de peu. Tu vois, ce n’est pas si difficile. Je ne sais pas pourquoi les pleurnichards ont tant de mal à accepter leur condition. Pourtant, il y a trois catégories de personnes dans la vie ; les dominants, les intermédiaires, ou les bras droits, et les soumis. Dis-moi, courge, toi tu es un quoi ?
– Un soumis…
– Parfait. Encore un peu d’éducation, et tu auras le droit de me tenir la porte des toilettes.
Ayant gardé jusque là les yeux baissés, Marc les releva instinctivement, mortifié.
Il ne voulait pas hériter de ce rôle ingrat, pour rien au monde !
Ce devait être exactement ce type de regard qu’attendait Victoire, car elle sourit largement.
– En fait, tu es prêt. Alors à partir d’aujourd’hui, tu t’appelleras pissotière ! Ça lui va bien !
Avant de comprendre ses gestes, il ressentit une vive douleur sur sa joue. La dernière chose vue fut le visage déçu de Victoire quand elle déclara, soupirant lourdement :
– Tu as perdu pissotière, tu viens de crier.
µµµ
Sursautant violemment, Marc porta les mains à son front, gémissant, l’angoisse au cœur. Son mal de tête ne s’arrangeait décidément pas, la faute à ses cauchemars. Et celui-ci paraissait si réel ! Il pouvait encore sentir la morsure du feu sur sa joue (« tu te souviendras de moi comme ça », avait déclaré Victoire à la fin de la récréation. La vérité, tout simplement, car il gardait de cet incident une trace presque invisible, près de son oreille ; comme une cicatrice rosée blanchâtre boursouflée), la chaleur autour de son corps…
Il se figea soudainement. La douleur disparut à l’instant où il se réveilla, ne laissant qu’une sensation fantomatique chassée d’un brassement de pensée.
La chaleur, par contre, happait la moindre particule d’air, la modélisant à son gré, rendant l’atmosphère aussi étouffante qu’en pleine saison tropicale.
Fébrile, il tâta du côté de Tekris, rouvrant lentement les yeux. La couche était vide, encore chaude. Un mauvais pressentiment chevillé au corps, il regarda sans comprendre le rabat flotter mollement, porté par une brise inexistante. Il savait vaguement qu’autre chose pouvait soulever de faibles masses, mais encore une fois, son cerveau embrumé refusa de lui donner immédiatement la solution.
Enfin, il entendit les exclamations fusant tout autour de la tente.
Mais qu’est-ce qu’il se passait encore ?!
Réfléchir plus longtemps fut inutile. Un bruit de pas précipités se dirigea droit vers l’abri rapiécé, omettant toute discrétion. Se recroquevillant, Marc resserra les pans de la couverture autour de lui, fixant anxieusement le triangle sombre, traversé par instant d’une lueur écarlate piquant ses yeux encore ensommeillés. Un soupir de soulagement lui échappa quand la silhouette massive de Tekris s’y découpa.
Cela ne dura guère. Une inquiétude véritable déformait les traits de l’adolescent, suivie d’un bref soulagement en constatant le réveil du collégien.
Marc s’attendait au pire, il ne fut pas déçu.
– Sort de là, vite ! Il y a le feu dehors !
La moitié de sa phrase aurait suffit à le presser. L’ensemble le poussa à repousser le plus rapidement possible les masses laineuses dans lesquelles il se cachait quelques minutes auparavant, saisissant au passage son sac à dos. À travers la brume entourant ses pensées, il remarqua néanmoins que Tekris portait déjà son petit boîtier – un X-Reader donc, s’il avait bien tout suivi –, cataloguant cette découverte dans la colonne « très mauvais signe ». Le colosse récupéra son T-shirt, ôté pour la nuit, l’enfila à la hâte, laissa le reste en l’état, empêchant même Marc de perdre du temps en en chargeant plus.
S’engouffrant dans l’obscurité de la nuit, le collégien ralentit, s’attendant à devoir accommoder quelques secondes sa vision.
Au contraire, il se trouva forcé de mettre sa main en visière pour ne pas se retrouver ébloui.
Un bruit sec de pétarade détourna son attention, juste à temps pour mirer un arbre au tronc rouge éclater en deux, projetant de petits morceaux de cendres un peu partout alentour. Sur sa droite, les fougères si soigneusement disposées quelques heures auparavant se tordaient en une danse gémissante, recroquevillant leur ramures autrefois glorieusement étendues contre leur tige si fine, qui suivit l’exemple en retournant à la terre. Une marée de carmin, blanc, orangé et jaunâtre léchait la cime des plus grands troncs, les plus épais se tenant dignement au sein de cette fournaise insensée, les plus fragiles voyant la si prolifique ramure s’embraser en une fraction de seconde, progressant des extrémités jusqu’au tronc, mordant, jaugeant et ricanant contre l’écorce par endroits encore humide. L’odeur du bois vert était si âcre, bien plus que Marc ne l’aurait crut ! La fumée planait au-dessus de son crâne, obscurcissant le ciel, le teintant d’une affreuse nuance charbonneuse, un véritable monstre aux longs doigts décharnés se promenant à travers le royaume des mortels, cherchant à saisir tous les imprudents entre ses mains irréelles. Les étoiles devenaient ses yeux, la lune, presque entièrement voilée, sa bouche si petite, mais si vorace.
Une main puissante l’arracha à sa contemplation, le forçant impérieusement à se baisser. Enfin, son cerveau daigna faire le rapprochement entre les images fantastiques s’agitant autour de lui, incompréhensibles seules, terribles reliées les unes aux autres.
La forêt brûlait ! Et ils se trouvaient au centre du brasier, ou peu s’en fallait !
À présent conscient de la situation, Marc fouilla les alentours du regard, cherchant à localiser Zane et Zair. A équidistance des trois tentes, le feu de cuisson terminait de se consumer paresseusement, à l’abri de son cercle de pierre. Enfin, il vit Zair sortir à son tour de sa tente, accompagnée d’un Zane tenant fermement son poignet. En quelques enjambées, les quatre compagnons de route se rejoignirent, courbés à cause de la fumée. Ils n’avaient pu saisir que leurs X-Readers, et leurs sac à dos de voyage, indispensables.
– Pourquoi la forêt a prit feu ? gémit malgré lui Marc, plissant les paupières à cause de la luminosité douloureuse. Il pleut pourtant régulièrement depuis ces dernières semaines !
– C’est pas un incendie naturel, déclara Zair, sentencieuse. C’est un piège !
– Koz veut nous débusquer, continua Zane, et vu qu’il raterait un mammouth dans un cabinet de dentiste, il a décidé de nous faire sortir de notre abri !
– Ça en serait presque intelligent, souffla Tekris.
– Pas tant que ça, si le feu se propage, il va se retrouver coincé à son tour, rétorqua Zair.
– Faut pas trop lui en demander non plus donc.
– Je parierais Bruteron qu’Illian l’a bien aidé à établir sa stratégie, conclut Zane, entraînant ses compagnons vers le seul chemin possible pour échapper aux flammes, au sud de leur position.
Une invitation trop évidente. Si doute il pouvait y avoir, il se trouvait dissipé à l’instant même. Maladresse du prince, ou acte délibéré pour bien faire comprendre qu’ils étaient à leur merci ? Marc ne détenait guère la réponse. Il serra avec force la main de Tekris, retenant un sanglot. Mais pourquoi devait-il avoir envie de pleurer à chaque difficulté ?!
Comme s’il se trouvait encore prisonnier d’un souvenir désagréable, il vit défiler un kaléidoscope de couleurs éclatantes, de formes cauchemardesques rongeant la moindre parcelle de nature, d’agaviers, adventices et autres plantes se tordant dans des sens insensés, suivis de cris silencieux implorant de faire cesser leur souffrance. Ou peut-être était-ce là son imagination. Se retournant brièvement, sa poitrine le pinça en apercevant le tissu usé des tentes prendre corps, se transformant en torche improbable. En quelques secondes, plus rien ne resterait des possessions du trio extraterrestre, excepté les affaires sur leurs dos. Pourtant, si Marc éprouva une nette sensation de déchirement, à aucun moment l’un d’entre eux ne se retourna, ni ne parut s’appesantir sur ces pertes.
Il choisit de détourner le regard, observant le chemin aux bordures rattrapées par les flammes.
Il ne sut combien de temps ils coururent à travers bois, quelques minutes, un quart d’heure ? Cela lui parut durer une éternité. Il ne se rendit compte du chemin parcourut qu’en distinguant les contours de la vieille piste, celle qu’ils avaient délaissé pour éviter au maximum Koz.
Une exclamation brisa soudain la ronde des craquements et gémissements. Une ombre plana, durant une fraction de seconde qui s’allongea, tant qu’il aurait cru qu’elle ne cesserait jamais.
Marc se sentit saisit à la taille, soulevé dans les airs. Peut-être vola-t-il, même peu gracieusement, en tout cas il en éprouva la sensation. Mais bientôt, il heurta durement la terre battue réchauffée, aussi solide que de la pierre. Son souffle se coupa, il gémit de nouveau. Pourrait-il reprendre sa respiration, un jour ou l’autre ?
De nouveau, ce choix terrifiant, le même que quand il s’était retrouvé le nez dans la boue, ayant perdu son chemin. Continuer à lutter, probablement pour rien. Ou laisser tomber, attendre son sort, tellement tentant…
Repoussant cette idée avec force, il se redressa vivement sur ses coudes. Trop vite ; la nausée revint, quoiqu’il put la contenir cette fois. Affolé, il se retourna. Un épais tronc enflammé, rongé de toutes parts, barrait la petite piste en deux rangs bien distincts. Du moins le pensa-t-il, avant de remarquer les entailles régulières faites à sa base. Assis comme il l’était, il ne réussit à en voir plus.
Il distingua la silhouette filiforme de Zair, debout, courant à grandes enjambées vers lui. Mais nulle part de Zane, ou de Tekris. Il voulut les appeler ; les mots moururent dans sa gorge.
Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, l’adolescente tomba brutalement à terre. Marc craignit une faiblesse malvenue, le signe qu’elle arrivait au bout de sa résistance. Se remettant sur pieds, courbé, il vit avec surprise un fin cordage orangé entourer ses chevilles.
Elle lui cria quelque chose comme « va-t-en ». Il en eut envie, réellement, pendant un instant.
Celui d’après, il se retrouvait à genoux, essayant d’aider la jeune femme à se débarrasser de ce lasso encombrant. Il comprit trop tard pourquoi elle tenait tant à le voir fuir.
Un sifflement, plus bref que ceux de l’incendie, l’alerta. Trop tard. Lancé droit sur sa personne, un fin lien vint entourer son torse, plaquant ses bras contre son corps, comme mû par une volonté propre. Interdit, il distingua des cris joyeux, vraiment trop proches. Moins d’une minute suffit pour voir apparaître les hommes de Koz, enfin, la moitié d’entre eux environ. Marc supposa que l’autre partait cueillir Zane et Tekris.
– C’est quoi ces machins ? murmura-t-il finalement.
– Des liens d’énergie, répondit plaisamment Zair, ne renonçant pas à se libérer. Encore heureux qu’ils n’aient pas sorti des filets de ce type, sinon je n’aurais pas pu faire ça : Vapeurs vertige !
Elle ramena ses paumes l’une près de l’autre, avant de les projeter vers les soldats, bien trop proches du duo. Un tourbillon bleuté en jaillit, se soulevant en de cotonneuses vagues claires en touchant le sol. Bientôt, l’attaque forma une épaisse brume les entourant, soustrayant les deux compagnons de route à leur vue. S’il se fiait au nom de l’attaque, Marc les soupçonna d’être bientôt aussi nauséeux que lui.
– Fiche-lui la paix, ce n’est pas un combattant ! s’écria soudain Zair.
Marc fit volte-face, un peu trop vite. Sa vision se brouilla, sans pour autant lui cacher la forme de Koz, affreusement reconnaissable à sa coiffure défiant la gravité. Heureusement, une profonde inspiration empêcha le monde de tanguer plus longtemps.
Le prince, gaussé par sa supériorité temporaire, dédia à la fois au collégien, et à l’adolescente, un sourire cruel. Instinctivement, Marc sut que la suite allait être pénible.
– Peut-être, mais il est avec vous, non ?
– Tu te trompes, on te l’a déjà dit, ça nous arrange que tu le fasses disparaître. Mais tu trahirais là le Code d’Honneur, et les préceptes moraux du Redakaï !
– Oh, mais peu m’importe, ricana Koz.
Ses mains se nimbèrent d’une aura rouge-orangé.
– Ce sera le cas dans peu de temps déjà. Permettez que je fasse vite, je suis pressé. Mur de lames !
À terre, chevilles liées, Zair ne put éviter l’assaut.
Marc n’eut guère le temps de se remettre de sa stupeur. Une seconde salve de lames le heurta de plein fouet, le faisant basculer en arrière.
Miraculeusement, il parvint à rester conscient une poignée de secondes. Suffisamment pour endurer la douleur se diffusant au sein de son corps, avant de sombrer dans une obscurité gourmande, bienvenue après l’éclat les ayant poursuivi jusqu’alors.
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Et voilà le nouveau chapitre d’Aesragen ; je m’excuse pour l’attente, mais j’espère que ça en valait la peine en tout cas ! N’hésitez pas à commenter !