Aesragen
Les combattants
Une fois, Marc se souvenait d’une sortie scolaire, la seule qu’il eut réellement apprécié, Victoire n’ayant pu venir, clouée au lit par une gastro entérite foudroyante. Bien sûr, officiellement, ses deux sbires de compagnie parlèrent uniquement de sa forte fièvre, mais les rumeurs se répandaient à une vitesse incontrôlable – quelqu’un qui aurait entendu les parents de la peste révéler la véritable cause de son absence l’aurait dit à un autre quidam, et ainsi de suite. Bref, en entendant cela, Marc cessa de se chercher une excuse pour ne pas venir avec la classe, heureux au contraire de passer cinq jours loin de sa Némésis. Même s’il regrettait de ne pas pouvoir prendre Emma avec lui.
La sortie scolaire se déroulait dans un musée dédié à la chevalerie et au Moyen-Âge. S’il fut surpris d’apprendre que cette époque s’était prolongée jusqu’au XVe siècle, l’excitation le gagna quand, passées les armures d’époque soigneusement alignées derrière leurs vitrines et les diverses armes rouillées, les élèves furent invités à avancer dans la cour intérieur de l’édifice. Là, deux hommes revêtus d’habits flamboyants appartenant aux ménestrels d’antan commencèrent à déclamer leur numéro, quelque chose à propos d’un chevalier noir ravageant champs et récoltes. Marc n’écouta pas très longtemps ces déclamations, plus ennuyé qu’intéressé. Mais son attention revint à son maximum en voyant ledit antagoniste faire irruption dans le petit espace entouré de jasmin, de clématites et de lierre, tout en évitant d’un naturel feint les quelques parterres de fleurs entre lui et la scène de plein air. Le métal étincelant de sa lourde épée arracha de petits cris à l’assistance majoritairement composée d’enfants. Marc, lui, restait hypnotisé par la nitescence du soleil frappant la lame, aussi tranchant que sa comparse du jour. Puis, un autre homme, tout de blanc vêtu, intervint, déclamant un pamphlet enflammé à l’égard de son adversaire, tirant au clair sa propre arme, une petite flamberge bien frêle. Son cœur fit un bond dans sa poitrine au premier assaut, mettant en difficulté le sauveur de ces contrées, plus petit et plus mince que la brute en noir. Tout au long du combat, Marc sursauta, s’inquiéta, trépida parfois sur place, suivant avec une constante attention chaque mouvement habilement chorégraphié, jusqu’à la victoire du gentil chevalier, accordant son pardon si l’autre cessait de semer le mal. Quelques temps plus tard, il comprit qu’il ne s’agissait que d’un spectacle, minutieusement préparé, mais jamais il ne ressentit d’émotions si intenses que celles procurées par le combat, surtout pas en sortie scolaire.
Pourtant, ce moment paraissait bien fade comparé à celui qu’il était en train de vivre. Parce que cette fois, il ne s’agissait pas d’un amusement destiné aux gamins d’une école. Tout était réel, et même sans saisir les enjeux sous-tendant les évènements, ni comprendre vraiment ce qu’il se passait, les conséquences ne se limiteraient pas à une pirouette scénaristique pour sauver les héros.
Aussitôt le duel accepté, un vent puissant se leva, balayant les feuilles, cailloux et autres objets trop légers pour lui résister. Levant le regard vers le ciel, surpris de ce changement soudain, Marc vit de cotonneux nuages gris se rassembler, puis prendre la forme d’un tourbillon céleste, illuminé en son centre d’une aura céruléenne aux contours légèrement lie-de-vin, en une fraction de seconde. Abasourdi, le collégien se tourna vers Tekris, en quête de réponses. Concentré sur la petite troupe perchée sur sa butte d’argile, le colosse ne s’en aperçut guère, ne lui prêtant pour le moment aucune attention. Déçu, il massa ses poignets encore endoloris par ses liens (jamais il n’aurait seulement imaginé se retrouver prisonnier, avec son existence d’une banalité affligeante!), avant de poser nerveusement ses mains contre celles enveloppant ses épaules. Comment le ciel, presque limpide et abritant un soleil brûlant, avait-il pu se retrouver en si peu de temps envahi de la sorte ? Comment l’atmosphère moite pouvait-elle en devenir presque glaciale à cause de la bise vorace ? Et surtout, pourquoi le cœur du tourbillon nuageux était-il…bleu ? À sa connaissance, le temps pouvait peut-être changer brutalement, mais transmuter ses couleurs ? Impossible !
Ou bien, se dit-il, je suis en train de faire un rêve particulièrement élaboré et complètement fou.
Baissant les yeux sur son bras, il prit la peau entre le pouce et l’index, pinçant de toutes ses forces.
Mais excepté une douleur aiguë et l’impression d’être un idiot fini, rien ne changea.
Remarquant son manège, Zair lui adressa un sourire mi-amusé, mi-compatissant.
– Tu auras beau essayer autant que tu veux, tu ne te réveilleras pas, tu sais.
– Je suis accompagné d’extraterrestres, dans une forêt abritant des monstres invisibles, en train de traverser le Cambodge de long en large, et maintenant il y a d’autres extraterrestres pas gentils capturant tous les imprudents s’éloignant du groupe, puis je vais les regarder se battre dans un duel dont je ne sais rien !
– Bon sang, il a du mal à réaliser mine de rien, soupira Tekris.
Sa compagne haussa les épaules, pas perturbée pour un sou. Redevenant sérieuse, elle concentra son attention sur Zane. Confiant, et n'hésitant pas à l'afficher, il se mit en garde, légèrement de biais, tout en gardant l'un de ses poings serrés à proximité de sa pochette grise. S’avançant de quelques pas, Zair resta néanmoins en retrait, juste ce qu’il fallait pour pouvoir s’adresser à lui sans avoir à hausser le ton.
– Es-tu certain que ce soit une bonne idée ? Je croyais qu’il ne fallait pas montrer quoi que ce soit au gamin.
– Tu préfères sûrement affronter ces soldats à mains nues ? rétorqua le vert.
Voir quelqu’un oser contester ses ordres n’améliorait guère son humeur, déjà en chute libre.
– S’il est vaincu, il les enverra droit sur nous, tu en es conscient ? fit judicieusement remarquer Zair.
– C’est une possibilité, admit-il à contrecœur. À moins qu’il ne respecte le Code à la lettre désormais.
– Donc, tu bases l’issue des évènements sur une supposition ?
Zane soupira, sans quitter Koz du regard.
Cependant, il ne se justifia pas, pas plus que Zair n’essaya de le convaincre de renoncer. Vu l’air quelque peu blasé peint sur son visage, elle semblait plus qu’habituée aux décisions impulsives de son frère. Une découverte que Marc peinait à intégrer. D’accord, Tekris l’avait averti de ne pas chercher à en savoir plus, mais quand même ! À treize ans, sa curiosité atteignait des sommets, comme tout enfant de son âge !
Il stoppa net le cheminement de ses pensées, resserrant sa poigne autour des mains du colosse.
Faux. Depuis plusieurs années déjà, il cessait de s’intéresser à autre chose que la façon d’éviter Victoire et compagnie dans les couloirs de l’école, ou comment allait Emma pendant ces longues heures où il ne pouvait voir son petit visage rond plein d’étoiles.
En fait, réalisa-t-il stupéfait, il ne s’était pas senti en droit de laisser libre cours à ses élans naturels émotionnels depuis très longtemps. Enfin, excepté sa trouille, et sa lâcheté habituelle bien sûr…
Résister à l’envie de fouiner son nez dans le large torse de Tekris fut l’une des tâches les plus difficiles de toute sa vie. A sa grande surprise d’ailleurs. Il allait devoir faire très attention pour ne pas s’attacher plus que nécessaire au trio. Seule la souffrance l’attendait, s’il se laissait bêtement aller.
– Mais si Zane perd, qu’est-ce qu’il va se passer ? ne put-il s’empêcher de demander, autant par réel intérêt que pour penser à autre chose.
– Je ne perdrai pas, rétorqua l’intéressé, sans se retourner (ce qui ne dérangea absolument pas Marc, bien loin de désirer essuyer un autre de ses regards mauvais). Pas contre ce type à peine assez puissant pour distinguer un X-Drive d'une carte à jouer !
Si la première phrase fut prononcée d’un ton égal, la seconde dut bien alerter tous les habitants de la canopée dans un rayon de deux ou trois kilomètres. Koz comprit.
Serrant les poings, le prince descendit de son perchoir, atteignant le bord de la sente, sans s’avancer plus avant vers le trio. Plus crispé que jamais, Illian le suivit scrupuleusement des yeux, une main enserrant la poignée de l’épée qu’il portait au côté, l’autre restant dangereusement proche d’un petit holster n’augurant rien de bon au collégien. Maintenant, son ex-ravisseur semblait vraiment en rogne.
– Alors, Zane, que se passe-t-il ? J’avais souvenir que tu dégainais bien plus vite, dans le temps. Je suis déçu ; aurais-tu peur ?
Provocation, ou simple assurance de façade devant les hommes de sa garde? En tout cas, l'intéressé réagit immédiatement à l'insinuation.
– Juge par toi-même ! Détonation supersonique !
Tout en parlant, l’adolescent rejeta le bras en arrière, avant de le ramener de nouveau devant soi, faisant le geste de pousser quelque chose. Non, en fait, de projeter quelque chose, corrigea rapidement Marc.
Jaillissant de la paume ouverte, une sorte de, eh bien, d’obus d’un rouge menaçant fila à l’horizontale, droit vers Koz, entraînant dans son sillage toute l’argile, les cailloux, la terre soulevés en même temps. Le prince évita la tête monstrueuse, mais se fit emporter par les débris, reculé de plusieurs mètres. La seule fissure marquant désormais le sol suffisait pour témoigner de la brutalité de l'offensive.
Pourtant, Zane jeta un regard morose à ses gants.
– Quand je pense à ce que je pouvais faire avec le gant de Lokar…marmonna-t-il, sourcils froncés.
Marc ne comprit pas le moins du monde la référence, au contraire de Zair et Tekris. Ce dernier fit une petite moue vaguement angoissée, l’adolescente soupirant, comme si elles n'en croyait pas ses oreilles, pourtant longues.
– Sérieusement, crois-tu vraiment que le moment soit idéal ?!
– Explosion de venin ! cria Koz, derrière eux.
Une aura écarlate se matérialisa entre ses mains face-à-face, qu’il envoya d’un mouvement ample vers l’avant. Prenant soudainement consistance, une tête de cobra, d’un rouge proche de la détonation précédente, se dirigea vers son adversaire, son corps s’étirant à l’infini. Le collégien nota que de nouveau, plus qu’un véritable reptile, l’apparition ressemblait étonnamment à de la matière modélisée, mais pas verte cette fois.
Par la force des choses, Zane ne daigna pas répondre. Réagissant de justesse, il poussa sur ses jambes, sautant en avant au moment où le…la chose allait le frapper. S’ouvrant sous l’impact, le sol prit la forme d’un cratère dans un fracas rappelant la rencontre entre un mini-van et une falaise.
Marc s’autorisa à respirer de nouveau.
– Je vois, alors comme ça, tes très chères sœurettes ont tellement peur de te voir revenir en petits morceaux, qu’elles t’ont donné leurs X-Drives ? Ou Diara considère désormais que la quête du kaïru est une tâche indigne de ses précieux petits ongles vernis ?
– Je te ferais ravaler tes insultes, gronda Koz, la main s’approchant dangereusement de la pochette pendant à sa ceinture.
Un mouvement qui n’échappa pas à son adversaire.
– Des insultes, ça ? À peine des taquineries ! Grenades visqueuses !
Ah, enfin un nom annonçant parfaitement ce qui allait suivre !
Larguées droit vers son ennemi, leur vitesse supérieure à celle des précédentes offensives, lesdites grenades vinrent s’agglutiner tout autour du prince, un véritable champ de mines bondissant. Intérieurement, Marc nota que cette fois, ce fut une lueur verdâtre, moins brillante que celle du fouet de Zair, qui entoura les mains du chef du trio. Tenant leur promesse, elle explosèrent rapidement, sans possibilité d’échappatoire, produisant une épaisse barrière de fumée cotonneuse.
– Votre majesté ! cria Illian, avançant de plusieurs pas, avant de s’arrêter à regret, comme maintenu par une présence indicible, mais primant sur ses sentiments.
Si chacun de ses hommes resta à sa place, il n'y en avait aucun qui ne partageaient clairement son envie de se mêler à la bataille, le corps tout entier tendu vers le lieu du combat.
De leur côté, les réactions de Zair et Tekris s’opposèrent ; la première se tendit légèrement, scrutant avec attention les deux duellistes, sur ses gardes. Le second, quant à lui, se décrispa significativement, Marc pouvait le sentir aux grosses paluches entourant toujours ses épaules. Et honnêtement, il se trouvait ravi qu’on ne le relègue pas à l’arrière-plan, là où il ne pourrait rien voir.
Néanmoins, le cœur menaçant de sortir de sa poitrine, le jeune garçon ne pouvait détacher son regard des volutes opaques. Zane se rendait-il compte de l’impact que pouvaient avoir des grenades ?! Pas des jouets, ni des fruits, des grenades, certes visqueuses, ça se voyait, mais mortelles !
Pourtant, quand le voile fumeux se dissipa, à peine une ou deux secondes plus tard, sa surprise devint plus grande encore. Repoussé encore une fois en arrière, les bras levés devant son visage pour se protéger et en équilibre instable sur ses jambes, Koz paraissait sonné, oscillant entre une colère – un peu – justifiée et un début d’anxiété prenante. À peu près indemne, si ce n’était la poussière, quelques égratignures en formation, et le besoin de reprendre la main afin de ne pas se faire humilier.
Ce qui, malheureusement pour lui, était précisément le but de Zane.
– Épée de l’ombre ! siffla-t-il, un sourire suffisant étirant ses lèvres.
Apparaissant en une fraction de seconde, une véritable arme, étrangement ondulée et au pommeau en forme d’ailes anguleuses, prit place au creux de sa paume. Encore, une aura l’entourait, mais la lame était d’un vert plus sombre, plus, Marc chercha le mot approprié, marécageux. Même le halo était différent. Il n’aurait su expliquer pourquoi, mais cette épée avait quelque chose d’autre comparée aux précédentes attaques. De différent.
L’empoignant fermement, plus concentré qu'il ne voulait le laisser paraître, Zane la lança en avant avec force, d'une seule main. Tourbillonnant sur elle-même sans pourtant dévier d’une once de sa trajectoire, l’épée menaçait de trancher tout ce qui pourrait se retrouver sur son chemin ; elle faillit mettre pour de bon Koz à terre.
Faillit seulement.
Roulant sur le côté plus rapidement que l’arme ne put l’atteindre, le jeune homme se redressa prestement, la laissant s’écraser contre un rocher derrière sa personne, une volute verte brillante s’évaporant dans les airs.
Zane en grogna de frustration, l’autre s’époussetant machinalement les vêtements, moqueur.
– Il a fait des progrès, commenta Tekris (loin d’être un compliment, cette constatation lui arracha une grimace surprise). Voilà quelque chose que j’aurais cru impossible !
– Pas tant que ça, avec l’appui du monastère. Baoddaï l’a probablement entraîné, un truc du genre. Zane n’aurait pas dû employer l’épée de l’ombre sous cette forme, répondit Zair, une ride barrant son front.
– Parce qu’il y a d’autres utilisations de ce machin ?!
Les deux extraterrestres le regardèrent avec étonnement, comme ayant oublié sa présence. Autant Marc s’en sentit vaguement insulté, autant il n’arrivait pas à comprendre comment une lame pouvait faire autre chose qu’être lancée. Déjà, il oblitérait soigneusement le coup du tournoiement trop long pour la physique, histoire de ne pas surchauffer ses neurones bien chargés. Entre autres.
La suite donna raison à Zair.
– Tu aurais dû m’achever quand tu en avais encore le temps, ricana Koz (pas tout à fait de la même façon que Zane, nota Marc, ce ricanement-ci était plus sec, plus…canin, comme son faciès). Fouet piquant !
Une seconde, le nom donna envie de rire au collégien. Un fouet qui pique, vraiment ?
Puis, la lanière, plus fine que celle de Zair, davantage d’un bleu-vert, vint s’enrouler autour de la cheville de Zane avant qu’il n’ait pu réagir, et tout désir d’hilarité fondit comme neige au soleil.
Tiré d’un coup sec vers l’arrière, le fouet emporta l’adolescent avec lui, et il laissa échapper un cri de surprise involontaire. Emporté dans un mouvement de balayage, il heurta rudement le tronc d’un arbre côtier, souffle coupé. Et, loin de se décourager, d'une humeur de plus en plus orageuse.
– Allez, relève-toi, marmonna Zair, serrant les dents.
Koz enchaîna précipitamment, refusant toute occasion de se rétablir à son adversaire.
– Sursaut de frénésie!
Quatre figures cauchemardesques, dignes des gargouilles des plus grandes cathédrales, prirent forme entre les mains du prince, nuage écarlate parsemé d'éclairs agressifs, jetant leur dévolu vorace sur l'adolescent toujours à terre. Plusieurs fois plus grandes que Tekris, sans corps, Marc était presque absolument certain d'en faire des cauchemars. Les faces grimaçantes s'écrasèrent contre la terre déjà malmenée, gémissements qui se mêlèrent au vent furieux fouettant les mollets, soulevant des volutes sanguines englobant la zone, comme pour prendre définitivement au piège toute âme ayant pu échapper à leur assaut.
Le prince prit quelques secondes pour essuyer son front de son bras. Un nouveau détail qui surprit Marc. D’accord, il faisait chaud, mais le prince paraissait réellement fatigué, comme s’il venait de courir un marathon.
Autour du champ de bataille, la troupe d’hommes agglutinés sur la butte commença à frapper les plastrons étincelants de leurs gantelets au fer soigneusement ouvragés. Le vacarme une seconde désordonné prit rapidement le rythme d’une symphonie métallique, sans un mot, mais avec une ferveur exaltée. Pour eux, la victoire de leur prince ne faisait aucun doute, réalisa Marc, un goût de bile remontant dans sa gorge.
Tendu à craquer, il tourna le visage vers les deux adolescents l’entourant, sur le point de demander ce qu’ils comptaient faire à présent, s’ils avaient prévu un moyen de fuite, ou une idée de repli…
Partageant sa nervosité, voir l'éprouvant au centuple, Tekris marmonnait entre ses dents, quelque chose comme "ce n'est pas possible, il ne peut pas se faire vaincre ainsi, pas maintenant...", doutant sérieusement de la bonne fin pour eux.
Mais quand il reporta son intérêt sur Zair, il ravala rapidement ses questions. S’apprêtant à la voir en proie à un trouble semblable au sien et celui de Tekris, il se retrouva face à une extraterrestre désespérée ; mais pas, comme il l’aurait cru, du style « oh mon dieu, nous sommes perdus ! », plutôt comme si elle se trouvait devant un sale gosse qui la faisait tourner en bourrique. Ou quelque chose d’approchant du moins. Bref, rien de très logique comparé à la situation présente. N’arrangeant guère son incrédulité, elle baissa la tête, jusque là relevée, vers lui, arborant un air d’excuse totalement feinte.
– Tu sais, il vaudrait mieux que tu fermes un moment les yeux, gamin. Ou tu ne vas pas apprécier ce que tu vas voir, ça pourrait te faire des cauchemars.
– Trop tard, commenta Marc d’un ton égal, ce qui fit rire doucement son "protecteur".
Koz adressait de rapides approbations du chef à ses hommes, les rassurant sur l'issue de ce combat. Le tout ne dura pas plus d’une ou deux dizaines de secondes. Jusqu’à ce que ses mains luisent d’une agressive aura cette fois bleutée se tournant de nouveau vers le lieu de la collision.
Excepté l’inébranlable centenaire au tronc rouge, l’emplacement était désert.
Un éclat de rire moqueur, tenant davantage du ricanement, résonna par-dessus la symphonie guerrière, qui perdit quelques musiciens.
Levant le visage, à la recherche de la provenance de ce son incongru, Koz la trouva perchée sur une branche aussi épaisse que son corps. À peine légèrement courbé à cause de l'impact de son corps contre l'écorce, Zane remit négligemment ses gants en place. Attendant patiemment que son adversaire daigne se remettre de sa surprise. Pour quiconque d’autre, le jeune garçon aurait pu croire à une extrême politesse. De la part de l’adolescent, il commençait à se faire une idée assez précise de cette manœuvre.
Si Marc ne venait pas de le voir de ses propres yeux, jamais il ne croirait que quelqu’un puisse se mouvoir aussi vite ! Pourtant, le prince fit volte-face, stoppé net dans sa prochaine offensive. La cacophonie guerrière se tut brutalement, Illian commençant à déboucler prudemment son holster.
– Que dirais-tu si ce combat ressemblait davantage à un duel digne de ce nom ? susurra-t-il.
Tout s’enchaîna après ça.
Se redressant prestement, il sauta de son perchoir, atterrissant souplement sur le sol, devant un Koz qui tentait de déterminer comment réagir. Ouvrant la pochette pendant à sa ceinture, Zane en sortit le petit boîtier déjà aperçu une première fois par Marc. De là où il se trouvait, il ne voyait pas très bien, mais cela ressemblait à un téléphone portable grand format un peu plus épais que la normale. Sauf que cette fois, l’écran s’illumina d’un orange vif ; deux sortes de cartes transparentes, d’une taille équivalente, apparurent au-dessus de l’appareil, sans qu’il n’eut le temps de plus les détailler. Il distingua cependant nettement des formes imprimées, ou dessinées, enfin bref, quelque chose sur ces petits rectangles dansants.
– Bruteron ! clama l’adolescent, comme une invocation.
Entouré d’une aura à la couleur très proche de celle de l’écran, celle-ci le recouvrit entièrement, se distordant, prenant une forme déjà bien plus grande que ce à quoi il s’attendait. Elle en devint bientôt si lumineuse qu’il se trouva obligé de fermer les yeux, une main devant ses paupières pour les protéger. Sans en être absolument certain, il lui sembla que la lueur provenait du téléphone nouvelle génération tenu par Zane… S’il rêvait, l’ensemble était redoutablement bien organisé !
Quand il put de nouveau observer la scène sans craindre la cécité, il se rejeta instinctivement en arrière, maintenu plus fermement encore par Tekris.
Le colérique extraterrestre qu’il connaissait jusqu’alors n’était nulle part en vue, remplacé par une créature bien plus grande, et encore plus alien à ses yeux ! Un instant, il crut reconnaître le monstre vert avec lequel il était tombé nez-à-nez, plus d’une semaine auparavant, mais ayant subit une opération de chirurgie esthétique tournant au drame. La structure de base était semblable, mais excepté les deux excroissances dorsales et les yeux jaunes, sans pupilles ni iris, la ressemblance s’arrêtait là. Tout d’abord, l’entièreté du monstre était coloré en nuances de rouge, foncé pour le torse, le bras gauche et la partie inférieure du corps, plus clair au niveau de l’abdomen, intermédiaire pour le bras droit. La seule exception résidait dans l’unique morceau de peau visible s’étendant sur le cou et la moitié gauche du visage. La droite, quant à elle, paraissait victime d’une affection bubonique, rampant le long du côté du cou, et atteignant son paroxysme sur le bras droit recouvert d’une peau plissée, épaisse, le rendant plus gros que son homologue symétrique. Quelques doigts décharnés de cette espèce de peste pustuleuse se prolongeait sur le torse, sans l’envahir complètement. Sur ce dernier, une sorte de pierre en forme de losange se trouvait incrustée, à l’endroit idéal pour une attache de cape, sans qu’il y en ait une pourtant. Comme un plastron, il s’arrêtait au niveau du diaphragme, laissant place à un abdomen plus fin, ayant quelques…veines, racines ? Le parcourant. Par moment, cela paraissait illuminé brièvement d’une lueur interne, mais Marc préféra ne pas examiner plus avant le phénomène. Enfin, la créature se terminait par de puissantes jambes, comme cuirassées, aux pieds fendus en deux.
Comment tous les autres pouvaient rester aussi calme devant une chose aussi…bizarre ? Un peu dégoûtante aussi ? Sa peur ne lui permettait pas d’aligner plus de deux pensées cohérentes.
Le monstre poussa un cri issu des tréfonds de sa gorge, levant les poings au ciel, comme lançant défi à quiconque d’oser se frotter à lui. Le collégien ne serait jamais ce quidam, se promit-il, luttant pour empêcher ses jambes de trembler.
Koz, par contre, semblait remplir les critères.
– Puisque tu insistes tellement pour te faire ratatiner, je ne vois pas pourquoi je retiendrais mes coups!
Imitant les gestes de son adversaire un peu plus tôt, il sortit de sa propre pochette un boîtier similaire, mais à l’écran illuminé d’un jaune presque maladif. Plus lent, Marc put cette fois distinguer la silhouette de l’homme inscrite en miniature sur l’une des « cartes », dans une position différente cependant.
– Grindoid ! clama Koz, sous les vivats des soldats.
Il s’obligea à garder les paupières entre-ouvertes, même au faîte de la nitescence. Aussi vit-il plus précisément la masse lumineuse s’étirer, moins en hauteur, mais gagnant facilement deux ou trois fois l’épaisseur du prince. Comme avec Zane, cela dura à peine le temps d’un battement de cil ; une éternité presque pour le jeune garçon.
S’il agrippa les poignets de Tekris comme si sa vie en dépendait, il n’esquissa pas un mouvement de fuite.
Le second monstre, deux fois moins grand que l’autre, était trapue, une sorte de machine infernale dans les tons brun et beige, sauf pour ses yeux, deux globes d’un jeune-vert hideux, tout comme le corps auxquels ils appartenaient. En guise de protèges-bras se tenaient deux moitiés de foreuses géantes, et ce n’est que lorsque la créature tourna les poignets pour se mettre en position de défense, que Marc vit qu’il s’agissait seulement de protections, la forme des bras suivant la leurs, triangulaire. Une machine, oui, c’était le mot approprié pour décrire cette chose, et…Une minute, dans la partie transparente à l’arrière du crâne oblongue, était-ce vraiment un…cerveau ?! En tout cas, l’espèce de bouillie y ressemblait beaucoup trop pour l’estomac de Marc. Et s'il ne se trompait pas, il s'agissait de la figure inscrite sur la seconde "carte" du prince, celle qui flottait au-dessus de son écran de portable?! Complètement perdu, il serra le tissu sur son ventre avec force, comme si cela pouvait l’aider à garder son repas à l’intérieur de son estomac.
– Toi qui voulait passer aux choses sérieuses, tu vas être servi ! grinça la machine, d’une voix complètement changée, comme s’il parlait à travers un large tuyau. Mur de lames !
Sans savoir pourquoi, les dizaines de poignards de taille moyenne surgissant de l’espèce de foreuse droite lui firent penser à autant de jets d’eau propulsés à haute pression d’un tuyau d’arrosage. Des jets d’eau entourés d’un rouge sauvage et aux corps métalliques étincelants. Mais était-ce réellement du métal ?
Sautant sur le côté, Zane… Bruteron…Bref, le monstre rempli de botox foudroyant se réceptionna sur les bras, utilisant le mouvement de son esquive afin d’atterrir plusieurs pas hors de portée de l’attaque. Fichées dans la terre meuble de la sente, les lames scintillèrent brièvement, puis disparurent au bout de quelques secondes, comme s’ils n’avaient jamais existé. Excepté les entailles rectilignes, là où ils se trouvaient juste avant. Agenouillé, Zane (oui, finalement, Marc décida de garder ce prénom pour le moment, seulement le temps de comprendre ce qu’il se passait ; ce qui n’était pas gagné, conclut-il pour lui-même) ne prit pas la peine de se relever, ricanant avec suffisance.
– Épée de feu ! enchaîna Koz, la voix vibrante de frustration.
Rarement épée porta si bien son nom, car dans le poing du prince transformé, une lame crépitante prit consistance, et bien qu’à l’écart du combat, le collégien put sentir un souffle brûlant lécher son visage, tandis que la machine abattait l’arme sur le sol. Se fendant sous l’impact, une lézarde courut vers Zane, soulevant une vague de terre et de pierres enflammées fusant vers l’adolescent.
Trop lentement. Alors que le monstre de Koz, trapu et massif, bougeait seulement pour lancer ses attaques, son adversaire, bien plus mobile, esquiva de nouveau, se fendant d’un sourire que même Marc trouva très agaçant. Et vu le grognement sourd émit par la machine, il n’était pas le seul à le penser.
– Tant d’X-Drives, et si peu de puissance. Tu me ferais presque de la peine. J’ai bien dit presque !
Sur la butte d’argile, plusieurs soldats durent empêcher Illian d’intervenir, peinant à maintenir le grand homme, et à le persuader de ne pas utiliser ses armes, si Marc ne se trompait pas.
– Morsure de la fatalité ! continua son seigneur, sans rien remarquer de cette scène.
Toute son attention restait focalisé sur le combat et Zane, ce dernier n’ayant toujours pas répliqué. Un rapide mouvement circulaire des bras de sa part, et un épais nuage d’un nuage dont l’extrémité se tordit, dévoilant une gueule sans tête, ni visage, mais garnie de deux rangées de crocs bien trop pointus pour être honnêtes.
Chaque attaque lancée nécessitait donc un geste précis, se demanda Marc ? Ce n’était pas la première fois qu’un mouvement presque…chorégraphié suivait une invocation orale. Mais est-ce que…
Il interrompit brutalement ses réflexions en entendant Zair soupirer lourdement.
– Mon dieu, la dernière fois ne lui a pas servie de leçon ? Koz n’apprendra jamais.
Loin de paraître inquiété, Zane n’esquissa pas le moindre geste de fuite. Au contraire.
– Il est maintenant temps de finir ce combat ! Vortex de Lokar !
Surgissant de sa poitrine, une vague d’énergie couleur bleu nuit, parcourue d’éclairs, engloutie totalement la gueule béante apparue des mains de Koz. Continuant sa progression, elle s’enroula autour de ce dernier, se divisant en plus petites sections voraces, jusqu’à l’emprisonner dans un tourbillon immatériel, emportant impitoyablement le jeune homme.
Sans en être la victime, une angoisse sourde tordit les entrailles de Marc, le souffle soulevé manquant de le faire tomber par terre. Comme l’épée de l’ombre précédente, une impression étrange accompagnait ce puissant vortex, le mettant mal à l’aise sans pouvoir se l’expliquer.
Instinctivement, il serra plus fort la main de Tekris.
L’attaque ne resta en place que quelques secondes, mais ce fut suffisant pour ôter tout espoir de victoire au prince. Incapable de réagir, la machine se retrouva soulevée dans les airs, puis brutalement rejetée sur le sol quand le vortex se dissipa. L’aura l’ayant entouré au moment de sa transformation revint, mais cette fois, ce fut pour lui faire reprendre forme humaine, le tourbillon nuageux laissant sa place au ciel presque immaculé s’étendant avant le combat. Gémissant bruyamment, Koz ne bougea pas le temps que l’autre monstre écarlate disparaisse, laissant place à l’adolescent au regard onyx que connaissait Marc.
Pouvant enfin intervenir, Illian descendit prestement de son surplomb, s’agenouillant afin d’aider son prince à se relever. Les vêpres presque immaculées n’étaient plus qu’un lointain souvenir, maculées de poussière et de terre leur conférant un aspect bien plus paysan. Par contre, si l’on ne comptait pas de petites mèches folles, la coiffure si particulière restait bien en place, défiant toujours les lois de la gravité.
Secouant la tête pour chasser ses inutiles pensées, le collégien regarda, encore sous le choc de ce qu’il venait de voir, Zane regagner tranquillement sa place auprès de ses compagnons de route.
– J’ai gagné ce duel, Koz. Nous avons donc le droit de nous en aller, conclut-il, comme une évidence.
Néanmoins, la tension ne redescendit pas pour autant. À nouveau sur pieds grâce à son homme de main, l’intéressé ne digérait pas sa défaite, son regard oscillant entre le quatuor, à portée de tir, et le reste de ses soldats, prêts à obéir à la moindre de ses sollicitations. Du côté du trio, Zair gardait la main proche de sa propre pochette, tandis que Tekris ramena son protégé un peu plus en arrière. Si un autre combat éclatait, il pouvait facilement le placer derrière sa masse imposante. Si Zane paraissait le plus détendu des protagonistes, sûr de lui, Marc ne manqua pas ses coups d’oeil à ses coéquipiers, ni ses muscles encore tendus, prêt à réagir et à sa battre de nouveau, si le besoin s’en faisait ressentir.
Enfin, Koz s’arrêta sur le collégien, puis sur la main du colosse encore posée sur son épaule. D’un geste, il intima aux autres de reculer, s’appuyant lui-même sur Illian pour marcher correctement, le dos le plus droit possible en dépit d’une légère courbure. Au grand regret des soldats stationnés plus haut.
– Ce n’est pas terminé, avertit-il cependant, une fois ceux-ci rejoints. Nous nous reverrons très bientôt.
– C’est ça, oui, tu diras bonjour à tes sœurs de ma part, rétorqua Zane, sans le quitter des yeux.
Koz ne répondit guère, tournant les talons en pointant le menton, suivi de sa troupe. Marc s’attendait à le voir repartir sur son espèce de chaise à porteurs, hautain, prenant le quatuor de haut. Pourtant, il eut beau se tortiller, se hisser sur les pieds, il n’aperçut pas le véhicule du prince. De plus, même s’il affectait une supériorité indifférente, il se retournait à demi fréquemment, comme pour les surveiller, ou s’assurer de ne pas être suivi. Un comportement bizarre, songea-t-il. À la réflexion, plutôt logique, s’il avait amené son attirail devant les compagnons du jeune garçon, nul doute que les moqueries auraient fusées. Vu leur fou rire quand il fut confondu avec un éclaireur…
Une fois son boîtier rangé dans la pochette, Zane claquant bruyamment ses mains gantés, attirant l’attention de tout le monde. Se retournant vivement vers son chef, une lueur irritée dans les pupilles, Zair croisa les bras, un air de reproche au visage.
– Est-ce que c’était vraiment nécessaire de pousser Koz à se transformer, au lieu de l’achever rapidement avec des attaques éclairs ? Au lieu de faire tout un cérémonial, tu aurais pu finir ce duel sans trop t’épuiser, et en lui infligeant une défaite si cuisante qu’il serait retourné dans les jupes de sa mère, nous fichant la paix beaucoup plus longtemps ! Qui sait s’il ne se cache pas dans les fourrés, attendant la nuit pour nous sauter dessus maintenant ?
– Avec l’appui du monastère, et sûrement les conseils de Baoddaï, il n’aurait jamais laissé tomber notre poursuite, quel qu’ait été le résultat. Au moins, comme ça, je lui inflige une bonne correction lui rappelant qui je suis, tout en le laissant hors jeu au moins un jour ou deux. Et puis, l’effet, Zair. Ma victoire a beaucoup plus d’impact comme ça, même pour le moral de ses troupes, répondit Zane avec force gestes théâtraux.
– Mouais. Dis surtout que tu mourrais d’envie de l’humilier, fit Tekris, haussant les épaules.
Le vert lui adressa un regard indéchiffrable, comme s’il cherchait quelque chose sur son visage. Au bout d’un moment, il se détourna, sans que quiconque puisse savoir ce qu’il avait trouvé, ou pas.
– Dis donc, tu te permets quelques largesses en ce moment, finit-il par répondre.
Un rapide balayage de son coéquipier, yeux plissés, puis il se détourna, ne précisant pas à quoi il pouvait bien faire référence. Néanmoins, le colosse se détendit significativement en comprenant qu’aucune crise de colère ne viendrait ponctuer cette déclaration, son chef repartit vers d’autres préoccupations. S’arrêtant près de Zair, il l’observa en silence un moment, jusqu’à ce qu’elle hoche affirmativement la tête, l’air de dire « pour qui me prends-tu exactement ? ». Bien sûr, Marc ne saisit pas tout, mais comme il paraissait satisfait de sa réponse muette, il supposa que ce n’était pas une mauvaise chose. Une seconde, il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais se ravisa, préférant endosser le rôle du dirigeant, celui qui est obéit, non sans couler un regard méfiant vers Tekris. Ce n’était pas la première fois que le jeune garçon constatait ce manège, aussi supposait-il que les récentes interventions du colosse à sa défense y étaient pour quelque chose. Finalement, Zane reprit la parole d’un ton sans appel.
– Tu as au moins raison sur un point. Maintenant, Koz risque de nous suivre, et une attaque en pleine nuit n’est pas à exclure. Peu importe, le plus important est de mettre le plus de distance possible entre ce parvenu insupportable et nous. Autant je peux l’écraser encore et encore, autant je ne tiendrais pas une rencontre de plus à supporter ses discours grandiloquents !
Cette dernière phrase sonnait comme un défi lancé implicitement à qui oserait seulement penser autrement.
– Et cela signifie se mettre en route immédiatement. (il scruta les alentours à la recherche de leur futur itinéraire). Donc, le mieux serait, au lieu de passer par le sentier principal, de…
– Et c’est tout ? laissa échapper une petite voix.
Trois paires d’yeux lui firent face. Elles exprimaient soit un énervement pointer le bout de son nez, une certaine compassion, ou un intérêt d’entomologiste, toutes ne paraissaient guère vouloir s’étaler sur le sujet. Il se sentit immédiatement mal à l’aise d’être ainsi le centre de l’attention ; pourtant, cette fois, Marc voulait de vraies réponses, et certainement pas quelque chose comme un…
– Oui, c’est tout. Et ça le restera. Dépêche-toi, ou sinon tu restes dans la jungle, Koz ou pas Koz.
Ne bougeant pas d’un poil de jument, il les observa tour à tour, peinant à croire ce qu’il entendait.
Non mais ils n’allaient quand même pas le laisser dans le brouillard, et faire comme si rien ne venait de se passer ? Le sol, asséché par de nombreuses journées sans la moindre goutte de pluie, portait encore les stigmates de l’affrontement, que ce soit des entailles, ou des cratères de taille variable !
– Mais…Mais non ! Vous ne pouvez pas me laisser comme ça, sans rien m’expliquer ?!
– Oh si, nous le pouvons, et nous le faisons !
– Zane, peut-être que…commença Tekris.
– Non ! J’ai le droit d’en savoir un peu plus que ça ! Maintenant, je suis aussi impliqué dans cette histoire, et j’estime qu’un ou deux éclaircissements sur cette histoire, justement, ben ce serait bien…Zane, tu m’écoutes ? (son vis-à-vis lui tournant le dos, seul un vague signe du bras – Marc refusa de penser qu’il s’agissait d’un bras d’honneur effectué au-dessus de la tête de l’adolescent, et encore moins à son attention ; même si Zair lâcha un « c’est pas joli-joli ça » - fit office de confirmation) C’est pas juste de me laisser comme ça, alors que j’ai tout fait pour prouver qu’on peut me faire confiance !
– Je n’ai jamais dit que nous étions justes.
Il implora silencieusement Tekris de lui parler, de dire quelque chose pour l’aider, n’importe quoi, une réaction ! Mais Zane coupa court à toute possible intervention du colosse sur le sujet.
– Ne t’avise pas de t’en mêler, Tekris ! Ce gosse t’a déjà assez retourné le cerveau, au point que je me demande si tu es encore fiable, alors ne vient pas semer plus encore le doute !
Un moment, le grand adolescent faillit protester. Mais son vis-à-vis, le visage crispé par une colère subite, n’invitait guère "à la discussion ; une option n’ayant visiblement pas effleuré son esprit.
– Quant à toi, siffla-t-il, accordant à peine une once d’attention au collégien, je te conseille de ne pas insister, ou tu pourrait bien le regretter.
– Le regretter ? (pour un peu, Marc aurait éclaté d’un rire hystérique!) Mais tu ne comprends rien, Zane, je n’ai rien à perdre ! Tout ce à quoi je tenais…
Il se tut, avalant péniblement sa salive. Passant la manche sur ses yeux, autant pour ignorer leurs picotements désagréables, que pour ne plus voir les regards interloqués que s’échangeaient le trio, il inspira profondément, s’exhortant au calme. Remettant le tissu en place sur son épaule, il se força à recentrer ses pensées. Perdre son calme était la pire chose à faire, le meilleur moyen de se griller !
– Pourquoi un prince, un vrai, est à votre poursuite ? reprit-il rapidement, dans le but de stopper un éventuel reproche, ou des questions gênantes. Pourquoi le ciel a changé de couleur ? C’est quoi le kaïru ? Et tous ces trucs rouge, vert, gris, ou je ne sais pas !? (à son grand désespoir, il vit le chef du trio l’ignorer grossièrement, bien plus occupé à vérifier la praticabilité des bois qu’à l’écouter) Le premier jour, les monstres géants de la forêt, c’était Zair et toi ! Et…Et pourquoi il vous a appelé les Radis Noir ?
– Les quoi ? l’interrompit soudain le vert, faisant si promptement volte-face que Marc craignit une seconde de le voir tomber. J’ai dû mal entendre, tu as dis les quoi ?
Assise en bordure de sente, les fougères soigneusement écartées, Zair camouflait péniblement son sourire derrière sa main, toussant discrètement quand elle sentait observée. Tekris, lui, oscillait visiblement entre un affolement justifié, et une envie de rire de bon cœur. Le collégien les observa avec stupeur, sans comprendre aucune des réactions. Et encore moins celle de Zane, revenu se poster devant lui en trois enjambées, bras croisés, et décidé à ne pas laisser passer cet affront – quel qu’il soit. S’il avait cru voir de la colère juste avant, ce n’était pas grand-chose comparé à l’outrage pur peint sur son visage.
Oh…Ah oui, Marc se souvenait, ce n’était pas tout à fait Radis Noir, mais quelque chose de ressemblant…
– Je…Les Radis Rouges ?
– Radikors, ignare ! explosa l’adolescent. Pas les Radis Machin, Verts ou arc-en-ciel !
– Hum, désolé, je voulais pas…Enfin, c’est une variété de radis extraterrestres, les Kors ?
– Mais…Mais retenez-moi ou je vais le…
Le voyant sur le point de mettre sa menace à exécution, Marc détala instinctivement derrière Tekris. Il ne sut si ce dernier fut surpris de son attitude, ou qu’il accepta de le laisser l’utiliser comme nouveau gilet pare-balles, en tous les cas il ne fut pas repoussé. Heureusement, il n’avait pas spécialement envie d’expérimenter en personne les attaques bizarres de Zane.
– Allons, du calme, intervint Zair, se mordant la lèvre inférieure afin de rester sérieuse.
– D’accord, j’ai compris, marmonna Marc, Radikors n’est pas un nom de légume.
– Évidemment que non, andouille ! Tu crois vraiment que j’aurais laissé Koz nous insulter ?!
– Mais ça veut dire quelque chose alors ! (trottinant, il remonta jusqu’à Zane, qui avait reprit sa marche) Et je te parie que ça a un rapport avec le caillou !
– Le… ? Le kaïru, corrigea l’adolescent, envisageant sérieusement un abandon dans la forêt.
– Oui, qu’est-ce que c’est ?
Avant de pouvoir répliquer vertement, de plus en plus agacé par l’insistance du gamin, Tekris saisit le poignet ganté du bout des doigts, au cas où il aurait à le retirer en catastrophe. En temps normal, le colosse évitait tout contact direct avec son chef, celui-ci préférant avoir son espace personnel, au point d’en être inaccessible à ses yeux. Et il s’en réjouissait, car quelques mois auparavant, quand ce dernier prit, comment dire, la grosse tête (et encore, voilà un doux euphémisme), cette sensation s’amplifia plus encore. Mais ça, c’était avant, avant que la situation ne dégénère, jusqu’à aujourd’hui. Parfois, il éprouvait l’impression que ce simple geste, au bon moment, pouvait lui remettre suffisamment les pieds sur terre pour le raisonner.
Un exploit, quand on connaissait Zane aussi bien que lui.
Le tout était de ne pas lui laisser le temps de repartir dans un cycle de colère incontrôlable.
– De toute façon, Koz est persuadé que nous lui en avons parlé, murmura-t-il. Si on ne lui laisse pas un petit bout à mâcher, il ne nous lâchera pas.
– D’un autre côté, moins il en sait, mieux il se porte, que je sache, répliqua agressivement le vert.
– Pour faire simple, le kaïru est une énergie mystique, à la base une force du bien, car vitale pour l’Univers.
– Zair ! Qu’est-ce qui te prend !
– Chaque chose contient du kaïru en lui, chaque planète, mais en quantité plus ou moins variable, continua la jeune femme, ignorant l’intervention. En règle générale, les peuples ont juste suffisamment de kaïru pour vivre, tout comme les plantes, etc. C’est ce que nous appelons le kaïru intérieur, l’énergie que chaque chose a en soi. Mais une poignée d’individus est assez puissante pour maîtriser le kaïru extérieur, voir développer son propre kaïru intérieur. Tu comprends ?
– Je crois…C’est cette énergie qui fait toutes ces attaques ?
– En gros, c’est ça.
– Mais c’est quoi le kaïru extérieur ?
– Une image, pour que tu saisisses la différence. Savoir qu’une force mystique sous-tend l’Univers, ce n’est pas dangereux pour toi, ni problématique pour nous. Par contre, ce qui concerne cette « image » en particulier, tout le contraire. Il ne serait pas judicieux de t’en apprendre plus. Tu devras t’en contenter.
– Et c’est déjà beaucoup, grogna une voix irritée derrière eux.
Marc fit signe qu’il avait comprit. Mais cette courte explication n’apaisait pas sa soif de connaissance, bien au contraire, cela ne faisait que soulever d’autres questions encore.
– Donc, vous trois, vous êtes capables de maîtriser le kaïru ?
– Absolument, répondit Zane, comme une évidence.
– Pas tout à fait, contra Zair en même temps.
Les deux jeunes gens s’échangèrent un regard désabusé, reflet de celui lui faisant face.
– Disons, pour faire simple, qu’au sens strict du terme, oui, intervint Tekris, tandis que ses compagnons s’engageait dans un débat passionné pour savoir lequel avait raison, et lequel se trompait.
– D’accord…
Le colosse observa son vis-à-vis quelques secondes, incertain. Il voyait bien que quelque chose le chiffonnait, voir l’intriguait. Seulement, il ne paraissait pas vouloir oser demander plus amples explications, fixant sans vraiment les regarder Zane et Zair, qui continuaient leur argumentaire, mais dans leur langue natale cette fois. A tous les coups, ils en étaient venus aux termes spécifiques, et ne désiraient guère informer le petit plus avant. Dans l’idéal, le mutisme de ce dernier était une bonne chose, et Zane entretenait volontairement son manque de prises d’initiative pour avoir la paix.
D’un autre côté, bientôt, le trio se séparerait de lui, sans plus jamais le revoir. Alors, même si son chef d’équipe l’écorcherait vif s’il savait le contenu de ses pensées, il voulait l’aider, juste un petit peu, à comprendre ce qu’il se passait. C’était totalement bête, Tekris en prenait conscience, mais le petit paraissait si ingénu, si…fragile ! Une petite tape dans le dos, et il tomberait le nez dans la poussière.
Comment un poulain tel que lui pourrait s’en sortir, une fois lâché seul dans la nature ?
Sensiblerie, dirait Zane, et il aurait raison, sans aucun doute.
Et si le gosse ne mentait pas, n’avait réellement pas de famille ?
Cédant enfin, il tapota doucement le dos du garçon, une habitude prise quelques jours avant. Quand il se perdait dans ses pensées, Tekris prenait soin de l’avertir qu’on lui prêtait de nouveau attention.
– Un détail qui t’as échappé ? demanda-t-il une fois les prunelles noisettes le dévisageant.
– Ben, le…kaïru est une énergie positive, c’est bien ça ?
– Hum, effectivement, à la base.
– Pourtant, plusieurs fois, j’ai eu l’impression, je ne sais pas trop, comme un malaise, comme si ça n’allait pas. Je ne veux pas contredire Zair, enfin, c’est juste mon idée (Tekris gardant pensivement le silence, il soupira, désabusé). Tu dois me trouver stupide, pas vrai ?
– Tu as ressenti ça ?
Se taisant de nouveau, le colosse n’explicita pas le sens de sa phrase, l’examinant à la dérobée.
– Peut-être que tu devrais en parler à Zane, pas du kaïru, mais de ce que tu viens de dire.
– Hein ? Mais il va me jeter aux crocodiles si je lui adresse de moi-même la parole !
– Il y a des crocodiles au Cambodge ? s’étonna l’adolescent. Bizarre, on n’en a pas croisé un seul.
– Je…Bref, je veux dire, ma vie n’est pas la plus géniale qui existe, mais j’aimerais bien essayer de m’en sortir encore un peu, chose impossible si jamais je parle de ça à Zane !
– Pourquoi, qu’est-ce qu’il a Zane ? rétorqua justement l’intéressé, se penchant légèrement pour les jauger.
De nouveau, ce fichu réflexe intimant à Marc de détaler le plus vite possible !
Luttant, le collégien détourna néanmoins les yeux, examinant ses chaussures avec un soin particulièrement méticuleux. Au bout d’un moment, il finit par relever le museau, soutenant péniblement le regard du vert.
– Rien, enfin, comment on va faire si on ne peut plus emprunter le chemin vers le village ?
Ne surtout pas tourner la tête à droite, il ne voulait à aucun prix voir le visage probablement déçu, ou peut-être énervé, qui savait, de Tekris.
– Eh bien, voilà enfin une question pertinente !
– Sans oublier, ajouta Zair en le désignant du menton, que laisser le petit en arrière n’est plus envisageable. Koz pourrait en profiter, encore une fois.
Le chef du trio grogna, lançant un de ses regards de reproche habituel à l’intéressé, qui se ratatina sans le vouloir. Au moins parut-il un peu satisfait de son effet, puisqu’il ne lui accorda plus d’attention.
– Bien, nous allons longer le sentier principal, à travers bois. Ce sera plus long – et probablement plus difficile pour le gamin – mais continuer de se promener au vu et au su de tous serait de la folie furieuse. Et tu marcheras avec nous, alors tâche de ne pas nous ralentir.
Marc eut une seconde l’envie de lui demander si exposer leur future feuille de route, même à voix basse, avec leurs ennemis dans les environs, était vraiment une bonne idée. Abandonna très vite cette possibilité.
– Cela ne change rien, au lieu d’arriver demain en milieu de matinée, il arrivera dans la soirée.
Un poids s’écrasa dans l’estomac du collégien. Entre sa capture, le combat et ses découvertes, la véritable raison de cette marche à travers jungle lui avait complètement échappée ! Pour se rappeler à son bon souvenir de la pire des manières.
– Oui, bien sûr, finit-il par murmurer. Mais, Zane ?
Un grognement impatienté lui répondit, tandis que Zair se relevait, accordant plus d’attention que nécessaire à ses gestes. Pour autant, hors de question d’être un poids pour l’équipe ; elle reprit sa place à l’avant de la petite colonne, sans vraiment remarquer que le vert ne la perdait pas de vue.
– Quoi encore ?
– Si ce n’est pas le nom d’un quelconque légume, qu’est-ce que ça veut dire, « Radikors » ?
La réplique cinglante à laquelle il s’attendait ne vint pas, à sa grande surprise. À la place, Zane se rengorgea significativement, réajustant ses gants sans qu’ils n’en aient besoin.
– Combattants, répondit-il. Cela signifie « les combattants ».
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J’espère que ce chapitre vous aura plus, n’hésitez pas à commenter pour dire ce que vous en avez pensé !