La Fin Infinie
Pourquoi devrais-je avoir peur ? Contrôler des gens par écrit, c’est ce que je fais depuis si longtemps. Je ne suis pas le seul. Tous les gens qui ont un jour écrit une histoire l’ont fait.
Sean avait le regard fixé sur le sol, les yeux écarquillés. Corvus vit ses petits doigts blancs et tout fins trembler sous sa manche.
Mais bon sang ! Qu’est-ce que je fais ici ?
« Eh toi ! »
Quelle sorte de folie est en train de m’arriver ? Je dois rêver…
« Sean ? »
Mais je sais que je ne rêve pas ! Tout cela n’a rien d’un rêve !
« Sean ? »
Mais alors c’est quoi ? Ça n’a ni tête ni queue ! Ça n’a aucun sens !
« Sean ! »
Corvus avait hurlé. Il était à bout, lui aussi, et cet idiot continuait à rêvasser au lieu de lui expliquer.
Sean releva la tête, sous l’effet du choc, il cria à son tour sans réfléchir.
« Je veux rentrer chez moi ! »
Corvus poussa un lourd soupir énervé. Se posant en face de l’autre jeune homme, il lui agrippa violemment les épaules.
« Écoute, tu ne vas pas commencer à faire ta fillette ici ! Le type de la lettre a dit qu’on a le même âge, donc t’as dix-huit ans, c’est ça ? »
Sean, le choc encore lisible sur le visage, se contenta de hocher lentement la tête.
« Eh bien agit comme tel ! »
Il le lâcha. Ramassant la lettre et l’agenda que le jeune écrivain avait laissés tomber, il les lui mit dans les mains.
« Je suis encore plus perdu que toi », ajouta-t-il d’une voix plus calme. « Mais je veux tout comprendre avant de faire une tête comme la tienne. »
« Tu ne peux pas comprendre », dit simplement Sean. Il avait beau avoir dix-huit ans, sa voix ressemblait plus à celle d’un adolescent. Le fait qu’il parlât toujours aussi bas y jouait pour beaucoup. Corvus l’avait remarqué, sa voix avait eu un peu plus de profondeur lorsqu’il lui avait demandé son agenda, prenant une bonne dose de confiance par la panique.
N’empêche, Corvus n’aurait jamais deviné qu’ils avaient le même âge. Si seulement ce n’était pas le cas, il n’aurait jamais été mêlé à cette histoire.
« Raconte toujours, on verra. »
Sean reposa le regard sur la lettre.
« Ça risque d’être très long. »
Corvus s’assit par terre en tailleur et ôta sa casquette.
« Ça tombe bien, il paraît que je n’ai plus besoin de dormir. »
*************
Il fallut toute la nuit à Sean pour expliquer à Corvus ce qui se passait, ou du moins, ce qu’il avait pu comprendre. Depuis le début, il savait que ça allait être difficile, mais ça l’a été encore plus que ce à quoi il s’attendait.
Déjà, il avait fallu lui faire comprendre que toute sa vie, toute sa personne, et même tout ce qui l’entourait, n’était rien d’autre qu’une minuscule histoire créée par quelqu’un pour amuser des gens. Sean devait être honnête avec lui-même : il n’aurait jamais pu accepter une nouvelle pareille si on la lui avait annoncée à lui. Aussi comprenait-il parfaitement la réaction de Corvus.
« Oui, c’est ça ! Que comptes-tu me raconter pour ton prochain mensonge ? »
Au début, Sean avait essayé de le convaincre, mais il avait vite compris que des choses pareilles ne s’acceptent pas au bout d’une petite argumentation. Il avait décidé de passer à la phase suivante. Sans doute la plus compliquée. Il fallait expliquer à quelqu’un qui vit approximativement dans les années soixante le concept de jeu vidéo, puis celui de fanfiction.
Corvus avait écouté sans broncher. Dans sa tête, il devait certainement croire qu’il venait de croiser le plus grand mythomane de toute sa vie, et qu’il valait mieux le laisser continuer avec ses chimères.
Et finalement, Sean lui expliqua qu’il avait écrit une fanfiction sur le jeu Professeur Layton supposée contenir trois tomes, qu’il avait écrit les deux premiers sans encombre mais qu’au bout du troisième, il s’était retrouvé dans cet endroit.
« Voilà », déclara-t-il comme pour mettre fin à son récit. « Le reste est clairement explicité dans la lettre. »
Il regarda Corvus, appréhendant un peu sa réaction. Les deux jeunes hommes étaient tous les deux assis par terre, à environ deux mètres l’un de l’autre. Sean avait trop peur de se rapprocher plus, mais ne pouvait pas reculer davantage car il arrivait à la limite de la pièce.
Corvus souleva un sourcil.
« Je peux savoir pourquoi, si ma vie est un jeu comme tu le prétends, celui-ci doit avoir pour nom celui d’une personne que je n’ai croisé qu’une fois dans ma vie ? »
« C’est parce que tu n’es qu’un personnage secondaire. Hershel Layton, lui, est le personnage principal. Tu n’apparais même pas dans mes histoires, et je ne comptais jamais te faire apparaître. »
Corvus réfléchit à sa prochaine question.
« Et comment toi, tu es arrivé là ? »
« Je ne sais pas. »
« Logiquement, ça devrait être le créateur de ce jeu, non ? »
Sean souleva la tête.
« Logiquement, ça ne devrait être personne. »
« Tu as raison », lui accorda le chef du clan du corbeau noir. « Sauf qu’il n’y a rien de logique dans ce que tu viens de me raconter. »
Sean ne répondit pas.
Et Corvus ne dit plus rien.
Pendant un instant, ils gardèrent le silence. Sean, penché en avant, sa capuche cachant le haut de son visage, se sentit frissonner. Il se rappela qu’il avait écrit « C’était une nuit assez froide. »
Alors comme ça, son pouvoir était vraiment absolu ?
« En gros, tu peux écrire n’importe quoi et contrôler tout le monde sauf moi ? »
« Je crois bien… »
« Et si tu termines ton histoire, tu rentres chez toi et je redeviens moi-même ? Je pourrai reprendre ma vie d’antan ? »
« C’est ce qu’il dit. »
Le plus grand des deux resta un instant silencieux, à réfléchir. Il ne savait plus trop comment agir.
C’est complètement fou, je ne peux simplement pas le croire… pourtant, tout semble prouver qu’il a raison. Peut-être est-ce une simple mise en scène… il est certainement de mèche avec les habitants, cela expliquerait pourquoi il n’a aucun contrôle sur moi…
Corvus fronça encore plus les sourcils.
Mais… dans quel intérêt ?
Il le savait, Arianna et Tony étaient ses amis. Jamais ils ne se seraient alliés avec un parfait inconnu contre lui. Et d’ailleurs, un parfait inconnu ne pouvait juste pas obtenir la coopération de tous les habitants. Corvus était catégorique. Il n’avait jamais vu Sean dans Misthallery auparavant.
Mais pourtant, cette explication restait plus logique que celle que l’autre lui avait donnée.
Mais, en l’occurrence, qu’il sache ce qui se passait exactement ou pas, Corvus ne pouvait rien faire. Il décida alors, après une énorme hésitation, de continuer à suivre cette étrange personne et de se faire une idée sur ses motivations au fur et à mesure.
J’accepte de travailler avec toi, mais je ne te crois pas et je ne te fais certainement pas confiance.
Il se leva, adressant un regard qu’il s’efforça de garder impassible vers l’autre.
« Nous allons voir où tout cela va nous mener. »
Sean, fidèle à lui-même ne dit rien. Toujours assis, tournant la tête, il observa les premières lueurs de l’aube à travers la petite fenêtre. Il n’avait pas vraiment sommeil, car il avait dormi pendant toute la journée, la veille, mais il mourrait de faim.
Après tout, il n’avait rien mangé depuis combien de temps… quarante-huit heures ?
Et bien qu’il eût naturellement un appétit d’oiseau, il sentait son estomac lui faire mal tant il avait faim.
« Dis… » commença-t-il, un peu gêné.
« Oui ? »
« Tu… n’aurais rien à manger…n’importe quoi fera l’affaire. »
Corvus sourit, amusé par l’embarras de l’autre garçon.
« On dirait que même ma nourriture, tu vas me la voler. »
Il prit une pomme jaune sur une étagère devant lui et la lui jeta. Sean la rattrapa avec ses deux mains.
« Tiens, c’est tout ce que j’ai. Si tu veux autre chose, va au marché. Mais je suppose que tu n’as pas d’argent, n’est-ce pas ? »
Sean hocha timidement la tête.
Corvus soupira.
« Il faut vraiment tout faire pour toi… et puis il va falloir t’acheter de quoi écrire. Je n’ai pas envie de voir mon agenda rempli avec tes scénarios loufoques. »
*************
Vers la moitié de la matinée, Sean et Corvus rentrèrent à nouveau chez ce dernier. Ils avaient été au marché pour acheter de quoi manger et écrire. Pour le premier, Sean avait assuré qu’un peu de pain, de l’eau, et une orange suffiraient. Pour le second, il avait pris un petit cahier et un stylo à un marchand de rue qui vendait un peu de tout.
Assis sur le bord du lit, il avait vite avalé sa nourriture sous le regard de Corvus pour qui le concept de la faim n’existait plus. Pendant, un moment, il se demanda comment son organisme allait fonctionner, s’il allait vieillir.
« Tes vêtements aussi posent problème », remarqua-t-il en se remémorant les regards que les gens avaient portés sur lui lorsqu’il était sorti. « Ils sont assez… bizarres. »
Sean posa le morceau de pain qu’il avait mangé à moitié sur ses genoux et leva la tête.
« C’est normal, l’époque est différente. »
« Il vaut mieux te changer. »
« Je n’ai rien d’autre. »
Corvus soupira encore. Il commençait vraiment à être fatigué.
« Prends mes vêtements, comme tout le reste. »
Puis il l’examina du regard.
« Quoique… je ne pense pas qu’ils t’iront. Nous n’avons pas du tout la même taille. »
Même ses propres vêtements étaient trop grands pour lui, alors ceux de quelqu’un de bien plus grand et corpulent que lui n’étaient même pas envisageables. Corvus n’était pas énorme, mais Sean était le contraire.
« Tant que je rentre dedans, je m’en fiche », dit l’écrivain d’une petite voix en hochant les épaules.
« Bon. Je vais aller te chercher un truc qui pourrait t’aller. »
Alors que Corvus se retournait pour aller fouiller un placard de l’autre côté de la chambre, Sean ouvrit son cahier tout neuf et prit son stylo.
Il regard la page blanche qui s’offrait à lui. Une page nouvelle. Il pouvait y écrire n’importe quoi, et ce qu’il écrirait allait se passer. En temps normal, il y parvenait sans peine, mais, lorsqu’il rapprocha le stylo du papier, sa main s’arrêta et les mots se moururent dans sa tête.
S’il écrivait quoi que ce soit, il savait que ça allait se passer.
Mais est-ce que ceci avait la moindre importance ? Ce monde, bien qu’il fût désormais immergé dedans, restait un monde imaginaire. Le « quelqu’un » qui avait envoyé la lettre avait bien dit qu’il n’y avait aucune différence entre écrire une histoire ici et ce qu’il faisait d’habitude.
Il n’avait qu’une seule chose à faire. Écrire son scénario comme il l’avait prévu et quitter ce cauchemar, revenir chez lui, redevenir un écrivain normal.
Mais… il ne parvint pas à écrire quoi que ce soit.
Tremblants, ses doigts entourant le stylo se rapprochaient et s’éloigner de la feuille. Ça ressemblait à une panne d’inspiration, mais il savait que ce n’en était pas une. Il n’en avait jamais eu.
Lorsque Corvus revint, il le trouva assis, le regard tremblant, le stylo encore dans la main. Sur ses genoux, le cahier était toujours vide.
« Tiens », dit-il en lui tendant les vêtements qu’il avait apportés pour lui.
Sean ne réagit pas.
« Tiens ! » Répéta-t-il, agacé par cette habitude de ne jamais répondre lorsqu’il lui parlait.
« Merci. » La voix de Sean était encore plus basse que d’habitude.
« Change-toi et finis de manger », lui indiqua Corvus d’un ton involontairement autoritaire, séquelle de son rôle de chef du clan. « Je vais faire un tour dehors et voir si quelqu’un me remarque, même si je n’y crois vraiment plus. »
Alors qu’il s’apprêtait à sortir, il tourna à nouveau la tête.
« Et surtout, ne pars pas d’ici sans me prévenir, et n’écrit rien tant que je ne suis pas revenu. »
Sean voulut lui dire que c’était à lui qu’on avait confié la mission et qu’il n’avait pas besoin de ses ordres, mais il n’avait simplement pas le courage de le faire.
Alors il se contenta d’un regard ennuyé, et Corvus s’en alla.
Sean se laissa alors affaler sur le lit et regarda le plafond.
Qu’est-ce que je vais faire…
Ses pensées revinrent quelques années plus tôt… cette époque. Il ne pouvait pas l’oublier. C’était parfaitement gravé dans sa mémoire.
« Cher journal intime,
Aujourd’hui j’ai réussi à me venger de celui qui m’a embêté hier. Je lui ai coupé la tête et je l'ai jetée aux fins fonds de l’océan. Tu te rappelles de cette fille qui m’a collé des étiquettes sur le dos ? Je lui ai fait boire de l’eau de Javel et je lui ai arraché les yeux. Quant à la maîtresse qui m’a puni parce que j’ai prêté mes devoirs à d’autres élèves alors que c’était eux qui m’avaient forcé, elle s’est fait voir tuer tous ses enfants devant ses yeux, ça lui apprendra d’être aussi injuste.
Je sais que c’est mal, ce que j’ai fait, ce à quoi je pense… mais… si ce n’est que de l’écrit, alors ce n’est pas bien grave, non ? À l’heure qu’il est, le garçon a encore sa tête à sa place, la fille est en parfait état, et la maîtresse doit être en train de jouer avec ses enfants, si elle en a.
C’est juste sur mon papier que ça se passe et ça me permet au moins de me sentir un peu moins opprimé, alors ce n’est pas trop mal, tu ne crois pas ? »
Sean fixait encore le plafond, quelques mèches noires tombant sur son front, ses yeux verts tremblants. Il avait tué Vladimir, Katia, même Layton… parce que ce n’était que de l’écrit.
Mais… dans un monde où tes personnages deviennent vrais, peux-tu vraiment continuer à faire autant d’horreurs ?
Et si tu ne le fais pas… pourrais-tu, toi qui ne sais écrire que des tragédies, faire une histoire où personne ne souffre ?
« Si ce n’est que de l’écrit, alors ce n’est pas bien grave, non ? »
Et si ce n’est plus « que de l’écrit », alors comment…
« Comment je vais faire ? »