Le trèfle à douze feuilles
Vivace adj. 1. Résistant, robuste (plantes, animaux inférieurs). 2. bot. Plante vivace, qui vit plus de deux années. 3. Qui se maintient sans défaillance. Souvenir vivace.
Vivace [vivatfe] adj. invar. et adv. ~ (de l'italien vivace, vif) mus. D'un mouvement rapide (plus que l'Allegro). Correspond à plus de 140 pulsations par minute.
Une immense salle aux murs nus et blancs, qui s'apparentait à une cave ou un entrepôt. L'espace paraissait infiniment grand, car les hautes bibliothèques et autres meubles de rangement en tous genres se ressemblaient tous, et s'agençaient en rangées bien définies qui cependant paraissaient ne jamais se finir, si bien que les murs lointains n'étaient visibles que si on cherchait réellement à les voir. Un petit grondement régulier et interminable résonnait inlassablement ; l'origine semblait en être une sorte d'ordinateur dont l'écran plat mesurait deux pieds de haut et deux trois-quarts de large, et l'unité centrale pleine de câbles trente de long pour huit de haut. Cette étrange machine se trouvait dans l'un des coins de la salle, et une femme qui devait bien avoir la quarantaine était placée devant, un casque sur les oreilles et les doigts dansant encore sur le clavier – d'une taille normale, pour une fois. Voilà l'endroit où s'étaient retrouvés les Londoniens, sans même savoir comment ni pourquoi. Sandra et ses pokémon les y avaient menés, sans aucun doute ; ils n'étaient pas étonnés d'être arrivés en un tel lieu, loin de là, donc ils savaient parfaitement ce qu'il s'était produit ; l'air détendu de l'adolescente laissait transparaître que le danger des armes était écarté, pour le moment du moins.
Le bourdonnement excepté, le silence régnait ; les Anglais regardaient avec un mélange de curiosité et d'étonnement les amas de livres et d'artéfacts disposés et classés dans ou sur les meubles qui les entouraient, et personne ne parla réellement avant que la quadragénaire ne se levât de sa place pour venir les saluer poliment. L'air de famille qui se dégageait entre elle et la jeune étrangère montrait qu'il s'agissait très certainement de sa mère ; et en effet, la femme se présenta comme telle : le nom d'Evelyne ne leur était plus si inconnu.
« Mais que s'est-il passé, au juste ? » s'exclama finalement Luke.
L'apprenti avait posé cette question en se tournant vers son mentor, tout comme les deux autres Anglaises : et c'était parfaitement logique. Car il savait, et allait certainement devoir leur expliquer, cette fois. Le danger était écarté, ils étaient le jour et probablement l'heure dont l'étrangère ne cessait de parler. Enfin, ils allaient savoir.
Le professeur, lui, se tourna vers l'autre adulte, qui lui fit un léger signe approbateur de la tête en souriant.
« Vous vous souvenez de l'énigme de Sandra, n'est-ce pas ? » demanda-t-il à ses amis.
L'homme détestait donner directement la réponse à une énigme ; il préférait toujours mettre ceux qui lui posaient la question sur la voie, petit à petit, afin qu'ils pussent non seulement savoir, mais de plus comprendre. Ce qui était toujours tout aussi important.
« Une fonction, en mathématiques, peut avoir de nombreuses formes lorsqu'elle est représentée sur un graphique ; mais toutes les fonctions ont une particularité qui m'a mis la puce à l'oreille : chaque nombre n'a qu'une seule image, autrement dit la courbe d'une fonction ne reviendra jamais en arrière.
- Et alors...? » lâcha Flora, sans comprendre.
Le haut-de-forme s'abaissa légèrement, masquant les yeux de son propriétaire et montrant son intense réflexion.
« Et alors, c'est là qu'il fallait faire preuve d'un peu d'imagination. Supposons que la courbe de cette fonction représente autre chose que des nombres ; une chose qui se déroule d'une manière unique, sans jamais revenir en arrière, et qui semble indépendante de tout... »
Il y eut un grand silence. Visiblement, les assistants n'arrivaient pas à se décider à sauter du domaine du certain à celui des hypothèses. L'archéologue dut se résigner à aborder un autre aspect de l'énigme :
« Vous vous souvenez de vos hypothèses, lorsque vous preniez le symbole comme une simple flèche ? Peu importe la direction dans laquelle on l'oriente, cela reviendra toujours au même ; car, même en restant immobile on finit par arriver à « l'endroit » dont parle l'énigme.
- Comment ça, on serait arrivés ici même en restant immobiles ? rétorqua Luke en fronçant les sourcils. Mais ça n'a aucun sens ! »
Le regard que lui porta son mentor lui fit comprendre qu'il ne fallait pas prendre ses paroles au premier degré sur le moment, s'il désirait résoudre l'énigme. Finalement, voyant que ses amis n'étaient toujours pas plus avancés, celui-ci se tourna vers la mère de Sandra :
« Quelle heure est-il ? »
La concernée dégagea son poignet innocemment, puis répliqua d'un ton naturel, un léger sourire aux lèvres :
« Ici, il est onze heures trente-six.
- Mais quel est le rapport avec l'énigme, Professeur ? » sourcilla Luke sans comprendre.
Son mentor esquissa un étrange sourire, demeurant cependant muet. Le silence dura encore ; Emmy au bout d'un instant parut s'éclaircir, mais lorsque les deux adolescents lui demandèrent ce qu'elle avait trouvé, elle refusa de répondre sous prétexte que ce qu'elle avait trouvé n'avait aucun sens. Elle ne voulait visiblement pas croire à sa réponse, et pourtant :
« Nous t'écoutons, insista le professeur d'archéologie.
- Mais c'est tellement absurde... »
Malgré tout elle dut parler ; le regard des trois personnes qui savaient l'encourageait intérieurement, car il laissait penser qu'elle avait réellement trouvé une explication logique à tout ce qu'il se passait... bien que ce fût très improbable à son avis.
« J'ai remarqué que Sandra faisait souvent plus ou moins allusion au temps lorsque nous lui posions ce genre de questions... Si vous vous y mettez aussi, ça ne peut pas être anodin, mais...
- C'est pourtant cela, Emmy. L'énigme fait référence au temps, et donc plus précisément aux voyages temporels. »
Un silence plus grand encore que jamais se fit alors dans la salle. L'archéologue avait prononcé cela avec le plus grand naturel possible, ce qui eut pour effet de stupéfier ses assistants.
« Vous voulez dire que nous avons voyagé dans le temps...? » murmura la jeune lady d'une voix blanche, subitement devenue pâle.
Les deux enfants paraissaient tous deux aussi incrédules ; et pourtant l'homme au haut-de-forme était bien sérieux : et pourtant ils ne le connaissaient que trop bien pour savoir qu'il ne leur mentirait jamais. Pas sans une excellente raison, du moins.
Ce fut Evelyne qui reprit finalement la parole d'un ton qui se voulait chaleureux, leur souhaitant la bienvenue dans une époque qui s'apparentait donc à leur futur. Flora demanda alors innocemment s'ils allaient alors être capables de rencontrer leurs alter-egos de cette époque-ci ; et, par ailleurs, quel était leur âge ? La réponse de Sandra fut tout aussi indirecte que lucide :
« Eh bien, pour connaître l'âge de votre alter-ego d'ici, c'est très simple : ajoutez mille à votre âge, et le tour sera joué. »
Bien qu'elle eût prononcé cette simple phrase avec un ton innocent, presque plaisantin, les Londoniens perdirent les maigres traces de sourire qui leur restaient, ses paroles ayant plus un aspect se rattachant à un ironique humour noir. Cela répondait toutefois à une autre question : la durée qui séparait leur époque de celle dans laquelle ils se trouvaient sur le moment ne leur était par ailleurs plus inconnue. Mais, bien que le plus grand aveu fût fait, il restait tant d'autres choses à expliquer... Et ce fut au professeur de demander ces explications ; visiblement, il ne savait pas tout contrairement à ce que s'étaient imaginé ses assistants.
« Je me demandais ce qu'était exactement ce petit appareil que Sandra porte à son oreille... À quoi sert-il ? »
L'enfant concernée détacha par ailleurs la petite machine dont il était question, et le confia à sa mère qui le présenta de manière bien visible.
« C'est l'une de mes petites inventions en rapport avec les voyages temporels : ça s'appelle un LST, ou Localisateur Spatio-Temporel. Comme son nom l'indique, il permet de localiser de manière très précise celui qui le porte à partir de l'époque à laquelle il se trouve, ou de manière réciproque de déterminer avec précision l'époque à partir de sa localisation géographique. »
La femme fit signe de la suivre tandis qu'elle s'approchait de l'énorme machine d'où elle venait. L'écran était encore allumé et présentait un grand cadre qui contenait ce qui ressemblait à un plan aux différents tons de bleu-gris où se promenait un point rouge clignotant. Un petit cadre, plus petit, était rattaché à ce point lumineux et présentait une sorte de petit tableau dont les décimales des chiffres changeaient en même temps que les déplacements du point sur le plan :
LST de: SANDRA
Latitude: 46°23'45'03'56'N
Longitude: 23°44'65'23'75'O
Altitude: 82.623
Date: 21.03.2964
Heure: 17:44:16:76:87:09
« Comme vous pouvez le voir au nombre de chiffres, reprit soudainement Evelyne, tout est donné avec une grande précision : au millimètre près pour l'emplacement, et au millionième de seconde près pour l'heure. Donné ainsi, on ne voit pas vraiment l'intérêt, mais la machine a besoin d'effectuer des calculs en permanence : et il lui faut donc des données très précises. »
Elle continua, expliquant que le LST comportait toutes sortes de petits instruments qui permettaient d'aboutir à ces données : latitude et longitude étaient mesurées en fonction des variations du champ magnétique terrestre et de la date exacte fournie par la machine à voyager dans le temps lorsqu'elle était programmée – car le champ magnétique variait régulièrement avec le temps –, l'altitude selon l'intensité de pesanteur qui était aisément calculée ; date et heure étaient déduites des informations que transmettait la machine à laquelle l'instrument était relié, ou bien calculées à partir des données géographiques lorsqu'elles étaient connues. La femme, voyant cependant que les Londoniens avaient du mal à suivre, se contenta d'ajouter la liste des options que l'oreillette possédait, et qui leur était plus utile de connaître : microphone, écouteur et caméra miniature reliés à la machine à voyager dans le temps par ondes radio. Même si le LST se situait à une époque différente de l'ordinateur géant, tant qu'un « passage » – comme le nommait Evelyne – reliait les deux époques la communication demeurait possible.
« Il y a également quelque chose qui est très utile pour localiser le porteur du LST avec autre chose que des nombres qui, comme vous devez vous en douter, n'ont pas beaucoup de sens pour nous. En fait, le LST envoie régulièrement des ultrasons dans toutes les directions afin de sonder les reliefs alentour ; lorsque ceux-ci lui parviennent, il peut reconstituer un plan en trois dimensions qu'il envoie à la machine, et qui elle peut le montrer à l'écran sous forme d'image. »
Elle avait ainsi montré dans le cadre les formes bleu-gris qui paraissaient plus ou moins foncées, et qui ressemblaient en effet à des meubles.
« C'est très efficace pour guider le porteur du LST lorsqu'il ne sait pas où il se trouve : les ultrasons ont ici une portée plutôt réduite, mais c'est parce que nous sommes dans une salle fermée. Lorsque Sandra se trouvait dans les rues de Dublin, le quartier tout entier pouvait être analysé.
- C'est un peu comme font les chauves-souris, en fait. » déduisit Emmy.
Il y eut un court silence au bout duquel l'adulte du futur répondit un « Si vous voulez... » qui montrait qu'elle ne voyait pas réellement à quoi l'assistante faisait référence.
Changeant de sujet, le professeur continua :
« C'est donc cela que Luke et Flora entendaient lorsque nous étions au commissariat, « hier » ?
- Il faut croire. Ils ont probablement voulu baisser la fréquence de leurs LST pour que je ne puisse pas les détecter, mais pour le coup les enfants ont été capables d'entendre ces ultrasons. Et ils ne se seraient doutés de rien car les adultes ne le peuvent pas*... »
Elle ajouta cependant avec déception que ce n'était pas cela qui lui avait permis de retrouver leur fréquence ; lorsque le gentleman ajouta que les adolescents ne s'étaient pas plaints d'ouïr de nouveau ce son qui leur donnait la nausée le jour suivant, il fallut en déduire qu'ils devaient changer de fréquence relativement souvent. Ce qui les rendait tout aussi difficiles à détecter.
La quadragénaire leur proposa finalement de les conduire dans le salon, à un endroit où ils seraient plus à leur aise : puisque les explications allaient probablement être longues, autant être confortablement installés plutôt que de rester debout. Tous suivirent la mère, mais Luke s'approcha discrètement de l'étrangère qui restait légèrement en retrait du groupe, affairée à éteindre le LST et à le brancher à l'ordinateur titanesque via un petit câble noir.
« Sandra... lui murmura-t-il à l'oreille. Comment avons-nous pu nous retrouver ici, en fait ?
- Ben nous avons voyagé dans le temps grâce à la machine, c'est tout. » sourit-elle.
Mais l'adolescent considérait la mécanique en question avec un regard peu convaincu. Lorsque son interlocutrice lui demanda pourquoi il ne la croyait pas, il lui répliqua qu'il avait déjà connu avec son mentor, deux ans auparavant, une affaire qui s'apparentait plus ou moins à celle qu'ils étaient en train de mener, mais où les voyages temporels réalisés n'étaient en réalité que des trucages masquant un complot terrible. L'apprenti ayant vécu ce genre d'histoires, il jugeait impossible de tomber deux fois dans le même piège ; du moins pas sans preuve.
Sandra avait esquissé un sourire étrange tandis qu'il parlait, bien qu'il ne le remarquât pas tout de suite.
« Donc, tu ne nous crois pas ?
- Pour être franc... Pas vraiment. En tout cas, je préfère rester prudent.
- Bien ; alors je pense que tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je te fournisse une preuve solide. »
L'adolescent voulut lui demander ce qu'elle entendait par « preuve solide », mais il n'obtint aucune réponse : l'étrangère avait cependant allumé la machine, et commençait déjà de taper des séries de chiffres sans aucun sens alors qu'elle regardait de temps à autres sa montre, et un petit engin noir et rectangulaire qu'elle avait sorti et posé sur le bureau.
Luke commençait à comprendre, mais n'en était pas pour le moins convaincu que les voyages temporels n'étaient que de pures chimères.
« Les autres doivent nous attendre, tu sais... tenta cependant le Londonien, comme s'il voulait l'en dissuader.
- Ne t'en fais pas, ça ne prendra pas plus d'une minute. Tiens, regarde : »
Et elle avait pris un minuteur qui reposait sur le bureau, et le démarra : un chronomètre à chiffres digitaux luisant d'un rouge pâle s'afficha et commença à afficher une seconde, puis deux... Puis elle appuya sur la touche « Entrée » du clavier de la machine, se leva et empoigna l'Anglais par le bras, le poussant sans prévenir dans une direction donnée ; le jeune homme n'eut pas le temps de contester ni même de se rendre compte de quoi que ce fût qu'il disparut soudainement.
Impassible, la jeune fille se tourna vers le chronomètre : déjà neuf secondes d'écoulées. Si elle voulait tenir son pari d'une minute, elle avait intérêt à faire vite : mais, après tout, qu'avait-elle à perdre, sinon un bête pari ?
Luke se réceptionna de justesse avant de frapper un mur qui s'était mis devant lui sans prévenir alors qu'il chutait encore suite à cette bousculade imprévue. Puis il considéra longuement cette étrange paroi qui s'était interposée soudainement : elle ne lui était pas inconnue, et il avait encore dû la voir le matin-même... Il se retourna : il se trouvait dans un long corridor peu éclairé et peu meublé.
Il reconnut enfin cet endroit : il était retourné à l'hôtel de Dublin, sans savoir pourquoi ni comment. Et à quelle époque...? Non, ce n'était pas envisageable. Il s'agissait d'un trucage, forcément... Bien que ce fût particulièrement réel. Lorsqu'il se retourna vers l'endroit d'où il venait, il rencontra un mur semblable à celui qu'il avait rencontré en arrivant ici. Lorsqu'il y posa sa main – il avait pu en sortir, en apparence du moins : il devait pouvoir y rentrer de nouveau –, il rencontra cependant la paroi froide et solide du couloir. C'était indéniable, c'était un mur.
« Sandra ? murmura-t-il alors qu'il tentait encore de revenir sur ses pas sans y parvenir. La plaisanterie a assez duré, d'accord ? On avait dit une minute... »
Il n'obtint aucune réponse ; il poussa un long soupir. Il allait devoir remettre tout cela au clair lui-même, tout seul... Mais il lui fallait déjà savoir où il se trouvait exactement, et comment il était arrivé là. Les pokémon pouvaient faire de nombreuses choses aussi extravagantes, alors pourquoi pas réaliser des trucages aussi bien menés ? Peut-être était-il seulement sujet à une hallucination particulièrement réelle – en apparence seulement.
Tandis qu'il parcourait lentement et prudemment le corridor, il entendit soudainement une voix sortant de l'une des chambres dont la porte était restée ouverte par inadvertance ; mais cette voix – pourtant très amicale – le pétrifia sur place.
« Bonjour ! Est-ce que vous voulez entrer ? »
Bien qu'il ne vît pas le jeune garçon qui avait parlé, il savait pertinemment qu'il souriait amicalement ; il savait ce qu'il faisait avant qu'il ne vînt le déranger en traversant le couloir ; il savait que cet adolescent était très loin d'imaginer à qui il était en réalité en train de parler. Car tout cela s'était deviné dans sa voix : ou, pour être plus précis, dans sa voix et dans les souvenirs que l'apprenti avait en tête et qui le harcelaient en ce moment-même.
Il ne pouvait l'expliquer ; mais il ne pouvait qu'en être certain : ce jeune homme qui venait de lui proposer d'entrer s'appelait tout simplement Luke Triton. Ce n'était pas logique ; cela ne pouvait pas être possible ; ce devait être quelqu'un qui l'imitait, probablement, certainement ; et pourtant, il ressentait qu'il était impossible que cet imposteur réagît exactement comme il l'avait fait la veille, à la virgule près : il eut fallu qu'il se fît espionner, filmer dans sa propre chambre. Et cela ne lui paraissait pas envisageable. Mais peut-être plus que la véracité des voyages temporels, tout de même. Oui, c'était certain : on l'avait espionné, il s'agissait d'un trucage, forcément.
Mais c'était tout de même un trucage particulièrement réel. Beaucoup trop réel, à son goût.
« Est-ce qu'il y a quelqu'un ? »
Il ne s'en rendit pas tout de suite compte, comme s'il avait réagi par réflexe, mais il se mit à courir le plus rapidement possible. Il devait faire quelque chose, mais il refusait d'aller répondre à cet appel. Il sentait qu'il ne devait pas aller voir ce jeune garçon, aussi amical fût-il. Cependant, il ne pouvait espérer que celui-ci resterait bien sagement dans sa chambre, à laisser cet inconnu ignorer son invitation sans aucune raison apparente :
« Hé, attendez ! Qui êtes-vous ? »
C'était vraiment lui. Il refusait d'y croire, mais tout lui montrait qu'il le fallait. Il ignorait comment il avait pu se retrouver au vingt mars mille neuf cent soixante-quinze au petit matin, mais il y était en ce moment-même. Il n'y avait pas d'autre explication possible. C'était beaucoup trop réel pour que le trucage fût possible. C'était illogique, mais certain.
Luke se retrouva dans une longue course-poursuite qui, paradoxalement, lui était parfaitement familière. Il se souvenait parfaitement qu'il avait poursuivi un inconnu durant plusieurs longues minutes sans en connaître l'identité. Il avait facilement déduit qu'il s'agissait de quelqu'un qui connaissait bien la structure de l'hôtel, puisqu'il avait réussi à l'y semer. Il avait facilement pu exclure Emmy, Flora et le professeur, car cela ne leur ressemblait pas d'agir ainsi – et, de plus, tous avaient un alibi : Emmy eut été également essoufflée en le retrouvant à la fin de la course-poursuite, ce qu'elle n'était pas ; le professeur était avec Sandra ; Flora ne pouvait courir aussi vite sans s'essouffler rapidement. À cause du professeur, Sandra était également exclue de la liste des suspects. Le ou les gérants de l'hôtel avaient quitté Dublin depuis le dix-huit au petit matin. Ce ne pouvaient être les pokémon, qui n'avaient à son goût pas suffisamment résidé en-dehors de la chambre de leur maîtresse pour connaître la structure du bâtiment. Ainsi, par le raisonnement logique par élimination, il ne restait plus qu'une seule personne capable de jouer le rôle du mystérieux poursuivi : Luke Triton.
Il ne prêtait plus attention à son souffle haletant, ni à ses jambes qui commençaient déjà de le faire souffrir ; il ne sentait plus suffisamment d'oxygène dans sa tête pour pouvoir réfléchir calmement. Il ne pensait plus qu'à deux choses : d'une part, à l'adrénaline qui lui prêtait des forces qu'il n'avait pas en temps normal tout en lui brouillant la vision et l'esprit, faisant apparaître autour de lui comme de nombreuses étoiles mauves et brillantes qui dansaient autour de lui sans prêter attention au fait qu'elles lui masquaient les alentours ; d'autre part l'idée ferme que oui, en effet, c'était désormais indéniable : il avait voyagé dans le temps. Sandra et sa mère provenaient bien du futur et possédaient réellement une machine capable de réaliser des voyages temporels – pour une raison inconnue qu'il faudrait remettre au clair, d'ailleurs. Les pokémon étaient des créatures qui provenaient du futur, et avaient dû naître entre son époque et celle des deux ladies du futur. Cet inconnu que lui, Luke Triton, avait poursuivi la veille sans savoir de qui il s'agissait, était en réalité lui-même. Il était en train de se faire poursuivre par quelqu'un qui ne devait pas connaître son identité.
Que ferait-il si son autre lui-même le rattrapait ? Que pourrait-il lui dire ? Qu'il est son propre futur, qu'en réalité l'affaire traitait de voyages temporels ? C'était plutôt tentant, car cela lui eut permis de savoir avec une journée d'avance. Mais il ne fallait pas changer le cours du temps, n'est-ce pas ? Et puis, étant donné qu'il n'avait déjà pas cru Sandra même lorsqu'elle lui avait présenté la machine à voyager dans le temps, son passé ne le croirait probablement pas. Il songerait certainement que son propre futur n'était qu'un imposteur, comme la dernière fois. Peut-être lui sauterait-il au cou en tentant de lui ôter un masque qu'il ne portait pas, comme il l'avait fait sans hésitation à l'inspecteur Chelmey, dès son arrivée dans l'appartement du docteur Schrader deux ans auparavant, alors qu'il le confondait avec Don Paolo. S'il avait osé le faire à un adulte colérique et important dans la société londonienne, alors il n'hésiterait pas à le faire à un garçon qui n'a qu'un jour de plus que lui.
Non, c'était indéniable : il ne devait pas se faire rattraper. Il n'avait aucun souvenir d'une telle issue, donc en principe cela ne lui arriverait pas. Cela ne devait pas arriver.
Alors qu'il parcourait pour la troisième ou quatrième fois l'étage des chambres, il aperçut du coin de l'œil une silhouette adulte sur le pas de sa porte : Emmy. Il se souvint alors de ce qu'elle lui avait dit la veille, suite à sa folle course-poursuite :
« Quand je t'ai croisé tout-à-l'heure, on aurait dit que tu avais vu un fantôme ! »
Un fantôme ? Elle n'était pas si loin que ça de la vérité. On pouvait en effet considérer que le passé de quelqu'un est un fantôme, puisqu'en principe il appartient à quelque chose de révolu.
L'adolescent cependant préféra au contraire accélérer lorsqu'il passa près d'elle. Il ne l'avait pas vue. Il ne devait pas la voir. Sinon, lorsque son passé lui affirmerait qu'il ne l'avait pas vue, elle le prendrait comme un mensonge. Même si c'était la vérité : il ne l'aurait pas encore vue. C'était un mot de plus qui ne pouvait faire toute la différence que si on savait. Et ce n'était pas encore son cas.
Tout en dégringolant les escaliers, il tenta de profiter du fait qu'il connût les évènements de la veille pour établir l'itinéraire à prendre. Tourner ensuite à droite, prendre ce couloir-ci, descendre ces escaliers, remonter ceux-là... Tout se coordonnait finalement avec rapidité et efficacité dans la tête, comme si l'adrénaline lui permettait enfin, au lieu de lui brouiller la vue et l'esprit, de lui rendre les idées claires. Les étoiles scintillantes avaient été vaincues, et il lui suffit de cligner rapidement mais fermement des yeux pour les écarter. Quel était l'endroit où il s'était fait semer, la veille ? La grande salle de réception. Il devait trouver le moyen de s'y mener, et ce avec suffisamment d'avance pour pouvoir être en même temps en un lieu où ses pas pourraient l'induire en erreur. Une fois qu'il se serait semé, il pourrait réfléchir à un moyen de rentrer à son époque d'une manière plus efficace.
Au bout de quelques minutes supplémentaires, il se mit à ralentir, tout doucement, prêtant l'oreille : il n'entendait plus que ses propres pas. Conclusion : il avait réussi. Après que Luke Triton eût poursuivi Luke Triton sans savoir qu'il était en train de poursuivre Luke Triton, Luke Triton était parvenu à semer Luke Triton. Trop épuisé par sa course, l'enfant ne parvint pas à retenir un léger rire nerveux lorsqu'il se rendit compte du ridicule de la situation.
Que devait-il faire, désormais ? Comment pouvait-il retourner à l'époque de Sandra ? Peut-être que s'adresser à son passé était la meilleure chose à faire, puisque lui aussi savait. Et il lui inscrirait dans la mémoire qu'il aurait besoin d'elle plus tard. Oui, c'était la meilleure chose à faire. C'était la seule personne à qui il pouvait confier son problème. Car il ne pouvait pas attendre indéfiniment dans une époque qui n'était pas la sienne. Reprenant son souffle aussi muettement que possible, il se dirigea vers la chambre de l'adolescente du futur.
Pourtant, il entendit avec horreur des bruits de pas dans son dos : quelqu'un allait le voir en arrivant dans le couloir. Quelqu'un du passé. Il ne le fallait pas. À contrecœur, il se remit à courir – tout en tentant de demeurer discret. Sentant que l'inconnu se rapprochait, il tambourina finalement contre la porte de bois aussi vite que possible. Sandra devait répondre. Vite. Mais personne ne vint lui ouvrir.
À bout de nerfs, sentant qu'il allait bientôt se faire voir et qu'il ne le fallait pas, il saisit la poignée et fit grincer bruyamment le portail de bois tout en entrant, hors d'haleine, à bout de forces, et refermant la porte derrière lui tout en s'adossant contre elle. Il avait eu assez d'émotions pour la journée. Bien assez pour la semaine à venir, même.
« Est-ce que tout va bien, mon garçon ? »
Et pourtant, il ne tarda pas à songer que le pire était à venir. Car il se souvint avec horreur que Sandra n'était pas seule. Il était là, lui aussi, juste en face de lui. Il l'avait vu arriver. Son mentor et ami, qui pour une fois était de trop dans la salle. Il espérait ne se faire voir de personne, et il était en train de se faire dévisager avec stupéfaction par le professeur Layton en personne.
Est-ce que tout va bien ? Pour la première fois dans sa vie, Luke crut que l'adulte au haut-de-forme ironisait. Même s'il savait qu'il était sincère dans sa question, les circonstances avaient fait qu'il ne ressentait plus que de l'ironie sarcastique dans des paroles pourtant douces.
Il ne devait pas le voir. Et il l'avait gêné dans sa discussion avec Sandra. Il sentait qu'il avait fait une bêtise. Une énorme bêtise. Il ne pouvait plus revenir en arrière et pourtant, comme s'il le pouvait, il tenta de reculer, saisissant à tâtons la poignée de la porte – car il n'osait détourner le regard de cet homme. Il s'apprêtait à ouvrir, sans même savoir où aller, que faire ensuite ; heureusement, Sandra vint à son aide – pour une fois :
« Professeur, pourriez-vous me laisser seule avec lui un instant ? Il vous en remerciera en temps et en heure utiles, je n'en doute pas le moins du monde. »
L'archéologue commença par ne pas réagir, regardant sans le savoir réellement le futur de son apprenti ; mais il se contenta de rajuster son couvre-chef en sortant de la salle et refermant la porte derrière lui. Soulagé, le jeune homme n'attendit pas l'invitation du passé de l'adolescente du futur – quel paradoxe, tout de même ! – pour s'effondrer sur le fauteuil le plus proche. S'il n'avait pas désiré se comporter en gentleman jusqu'au bout, c'eut été le lit.
La jeune fille, elle, se contenta de s'asseoir à son tour sur la chaise de son bureau, qu'elle rapprocha ; elle souriait naturellement avant de murmurer :
« Tu sais, n'est-ce pas ?
- Pour savoir, je sais. » répliqua-t-il en soupirant.
Elle lui demanda comment il avait pu se retrouver à une époque qui n'était pas la sienne ; puis lui se décida à formuler sa requête.
L'adolescente dégagea son poignet et en dévisagea la montre. Puis elle se tourna vers son sac, en sortit un petit engin noir et rectangulaire qu'elle alluma ; elle en tapota plusieurs fois la surface, puis l'éteignit au bout d'une ou deux minutes pour le ranger. Ensuite son mutisme se rompit enfin :
« Tu pourras rentrer d'ici quelques secondes ; c'est juste là, dit-elle en montrant le mur à sa gauche.
- Comment peux-tu le savoir ? » demanda Luke, sceptique.
Elle haussa les épaules d'une manière légèrement impertinente :
« Parce que j'en ai envie. C'est moi qui vais allumer la machine pour te ramener, non ? »
Et en effet, lorsque l'apprenti se leva et posa sa main contre la paroi, il remarqua avec horreur qu'il ne pouvait plus le sentir : au contraire, il passait au travers. Du moins en avait-il l'impression, car ses yeux lui disaient qu'il y avait un mur, et ses mains lui affirmaient qu'il n'y en avait pas.
« Tu peux m'expliquer comment ça fonctionne, au juste ?
- Tu me rappelleras ta question dans le futur. » répliqua Sandra en lui adressant un clin d'œil et en le poussant de l'autre côté.
Le changement d'époque fut plutôt brutal, pour le moins selon l'aspect de sa vue : alors que l'instant précédent il voyait un mur froid et solide, soudainement celui-ci s'évapora pour laisser place à la salle sombre et gigantesque où se trouvait la Sandra qui l'avait envoyé dans son passé, et venait de l'en ressortir.
Dès que l'adolescent fut arrivé, la jeune fille éteignit la machine. Puis elle vint arrêter le chronomètre tout en le masquant habilement. Elle se retourna, un sourire vainqueur aux lèvres, puis répliqua :
« J'ai gagné notre pari, Luke. Il s'est déroulé exactement cinquante-neuf secondes et huit dixièmes. Et encore, c'est toi qui as trainé en revenant. »
Le Londonien tomba des nues. Il avait couru durant bien plus de temps que cela ! Et la discussion qu'il avait menée avec son passé avait pris bien cinq minutes ! Ce n'était pas possible... Et pourtant :
« Tout est relatif, mon cher. Le temps ne se déroule de la même manière dans deux époques que lorsqu'elles sont reliées. Comme la machine était éteinte, ce n'était pas le cas : elle est entrée en contact avec deux époques distinctes : d'abord le vingt à sept heures cinquante-quatre et des poussières, ensuite le vingt à huit heures passées. Et ce en moins d'une minute. »
L'Anglais fut réduit au silence : elle avait raison. Tout simplement. Il ne pouvait pas le nier.
Cependant, il voulut tout de même la réprimander, lui prouver que ce n'était pas parce qu'il ne la croyait pas que sa démarche était la meilleure à suivre :
« Qu'est-ce qu'il se serait passé si je m'étais fait rattraper, hein ?
- Ce n'est pas arrivé.
- J'ai eu de la chance.
- Ce n'est pas arrivé, répéta gravement l'adolescente. Alors arrêtons d'y penser. C'est le passé, maintenant, et nous n'y reviendrons plus. »
Il soupira, mais fut obligé d'admettre qu'elle n'avait toujours pas tort. Il trouva cependant une contre-attaque plus douce :
« Tu ne referas plus jamais ça, hein ?
- Bien sûr que non. », promit-elle en prenant un air ironiquement solennel et posant la main droite sur son cœur.
Elle lui fit signe de la suivre pour rejoindre les autres, mais ne tarda pas à coller sa bouche à l'oreille du jeune garçon, lui adressant un dernier murmure :
« Après tout, on ne convainc les gens qu'une seule fois. »
Note :
* En effet, les enfants sont plus sensibles aux sons aigus que les adultes ; ainsi, Luke et Flora – et probablement Sandra, si elle se trouvait sur les lieux à ce moment – étaient capables d'entendre ces ultrasons, mais pas les autres : et cela explique pourquoi le porteur du LST en question ne s'est douté de rien, ne les entendant pas non plus.