Le trèfle à douze feuilles
Paul Léautaud (Le Passe-temps)
Une fois de plus, ce fut à l'aveuglette que les assistants du professeur Layton durent se rendre au commissariat. Tous en étaient parfaitement conscients – et n'avaient pas manqué de le rappeler – : c'était le jour où Sandra devait enfin leur expliquer ce qui se passait exactement. Cependant, pour toute réponse, l'adolescente leur répliqua qu'il s'agissait du bon jour, mais pas de la bonne heure ; et l'archéologue ne manqua pas de la soutenir en disant qu'il y avait quelque chose de plus important à faire au commissariat pour le moment. Sur le coup, les trois Londoniens s'étaient tus : qu'est-ce qui pouvait être plus important que les révélations ? Une fois de plus – une fois de trop –, ils eurent à affronter le mutisme de ceux qui savaient.
Lorsqu'ils arrivèrent dans le bureau de l'« As de trèfle », la remarque assurée et forte du colonel fut la première parole prononcée en réalité :
« Tiens ! On dirait que la jeune fille va mieux aujourd'hui ! Je pourrais m'entretenir un peu avec vous, ma chère ? »
Sandra, se rappelant les paroles du professeur la veille, recula au contraire avec méfiance. Avant que quiconque n'eût le temps de prononcer une seule parole, celui-ci s'était interposé entre eux deux en prenant un air grave.
« Si cela ne vous dérange pas, je préfèrerais que vous restiez avec nous, tous les deux. Par ailleurs, j'aurais quelques questions à vous poser, Monsieur le colonel... »
Jusqu'alors, il avait gardé le front bas, le rebord de son haut-de-forme couvrant ses yeux. Cependant, après quelques secondes de silence tendu, il releva un regard froid et plein de mépris alors qu'il se rectifiait :
« ... Si cependant je ne me trompe pas d'identité. » ajouta-t-il avec comme un éclair dans les yeux qui montra que, peu importait les réponses qu'on lui apporterait, il était désormais parfaitement capable de démêler le vrai du faux avec instantanéité.
L'homme qui lui faisait face demeura plus interdit encore que toutes les autres personnes présentes réunies. Il marmonnait quelques bribes de phrases incompréhensibles et inaudibles, fixant de ses yeux écarquillés ce professeur d'archéologie qui avait clairement compris ce qui se passait, cherchant en vain quelque échappatoire inespérée. Mais lorsqu'il se rendit à l'évidence qu'il n'en aurait désormais plus aucune, il se prit à rire sarcastiquement, tandis qu'il passait sa main droite devant son visage.
« C'est bien joué... C'est très bien joué. Je ne m'y attendais pas si tôt. »
Sa voix avait changé : son accent irlandais avait disparu, laissant place à un anglais d'un accent totalement neutre et indiscernable.
Alors que sa main demeurait sur son front, quelque étrange gelée sembla s'y accrocher, se détachant de son visage. En quelques secondes, cet amas qui vira à une couleur mauve quitta la surface de toute sa peau pour venir s'y rassembler, dévoilant à la fois le véritable visage de l'imposteur et ce qui sembla être une CNI capable de se métamorphoser. Lorsque le masque tomba, seul le professeur n'avait pas réagi, se contentant de froncer les sourcils plus gravement encore ; les autres, bien plus abasourdis qu'autre chose, ne s'étaient apparemment douté de rien jusqu'au bout.
« Où se trouve le véritable colonel, alors ? interrogea brutalement l'inspecteur Chelmey une fois remis.
- Il va bien, se contenta de répondre l'inconnu en souriant sarcastiquement ; ce rictus malsain prouvait qu'il savait pertinemment qu'il faisait tout sauf répondre à la question posée.
- Je m'en doute, répliqua l'archéologue. Il serait bien dommage d'engendrer un paradoxe, n'est-ce pas ? »
Au mot « paradoxe », le rictus s'évanouit pour laisser place à une expression stupéfaite. Durant quelques longues secondes, le bureau du commissaire dublinois fut plongé dans le silence et l'immobilité ; mais finalement, sans prévenir, l'imposteur reprit avec une certaine nuance de colère.
« Je vois... Cette petite peste vous a tout raconté... »
A ce moment précis, toute la tension qui s'était accumulée se convertit brusquement en mouvements rapides : le petit pokémon violet se précipita soudainement vers Sandra ; celle-ci parvint à l'éviter de justesse en se mettant à courir dans la salle ; le groupe d'Anglais agglutinés les uns aux autres dut se scinder, tentant de s'éloigner le plus possible de cette créature de gélatine informe ; l'étranger tenta d'attraper la « petite peste », celle-ci se servant des meubles et des hommes ahuris comme bouclier et obstacles à son poursuivant. Dans cette pagaille, l'homme seul paraissait n'avoir aucune chance face à cinq adultes et trois enfants : ce manège ne pouvait durer en sa faveur.
Grossière erreur.
La double-fenêtre était déjà complètement brisée, aussi la CNI qui pénétra en catastrophe dans le bureau ne produisit-elle aucun bris de verre supplémentaire. Cependant, en arrivant dans la salle, silence et immobilité reprirent le dessus.
La jeune enfant à lunettes, couchée à terre, plaquée au sol par une sorte de gigantesque lion noir et bleu au regard perçant, ne bougeait plus, osant à peine plaindre la douleur vive qu'il lui infligeait en enfonçant ses griffes acérées dans son bras, ni même respirer ; le professeur et ses assistants préféraient ne pas s'approcher, car même si eux-mêmes ne craignaient logiquement rien, il n'en était apparemment pas de même pour la jeune fille ; la police londonienne et le commissaire irlandais, ayant fait une réflexion similaire, ne bougèrent pas plus. Retrouvant son sourire narquois et son air hautain, l'homme seul s'approcha d'elle tout en regardant les autres.
« Finalement, que vous m'ayez démasqué ou pas, cela revient au même. J'avais uniquement pour rôle de vous surveiller, de vérifier que vous ne nous mettriez pas trop de bâtons dans les roues... Mais maintenant, je peux tout simplement vous demander d'arrêter votre charmante petite enquête... Si vous tenez à la vie de cette enfant. »
Il marqua une pause, puis reprit, comme si ce n'était pas suffisamment clair :
« Arrêtez votre enquête. Tout de suite. »
La gelée mauve se trouvait désormais sur ses épaules, comme pour appuyer ses dires en montrant que les créatures étaient de son unique côté.
Sandra peinait à garder son calme. Son visage ne se trouvait qu'à quelques pouces des crocs acérés du fauve, et son haleine malodorante lui rendait la respiration insoutenable.
« Mais vous ne vous attaquez qu'aux bâtiments, » fit soudainement remarquer Chelmey, sceptique.
L'inconnu ne s'empêcha pas de sombrer dans une hilarité plus inquiétante qu'autre chose. Lorsqu'enfin il daigna se calmer, son sourire ironique ne l'avait pas quitté.
« Vous garder en vie est très important, en effet, murmura-t-il sournoisement. Cependant, pour elle, c'est différent... »
Il semblait parti pour continuer sur sa lancée, mais il n'en eut pas l'occasion. L'immense créature avait dû relâcher sa proie, projetée contre le mur le plus proche avec une violence aussi grande qu'inattendue. Emmy, dans un excès de colère, était parvenue à frapper le pokémon d'un puissant coup de pied dans les côtes que personne n'avait vu venir ; pas même la victime du coup, qui à présent geignait contre le sol. Sandra n'attendit pas longtemps avant de se relever, sa respiration se faisant plus rapide que jamais. Les trois autres Londoniens avaient retenu leur souffle et demeuraient éberlués face à un tel exploit qui avait été fait à la fois avec rapidité et facilité ; le « maître » des CNI, lui, refusait tout simplement d'y croire.
Emmy restait sur ses gardes, en posture de combat, tandis que le félin se relevait faiblement en la transperçant de son regard d'un or cendré et rougeoyant de colère.
« Vous ne vous lasserez donc jamais de tourner en rond ? »
Peter Madison se stoppa net, se retournant tout d'un bloc vers ce petit homme en blouse blanche, ce petit scientifique aux courts cheveux noirs en bataille et aux lunettes de travers, ce petit être insignifiant qui avait osé l'interrompre. Il le toisa un moment avec mépris, puis recommença de faire les cent pas.
« Pas avant qu'on m'ait tout expliqué. », rétorqua-t-il en marmonnant.
Un long soupir sortit de la bouche du petit bonhomme, tandis qu'il s'adossait contre le mur, dans un coin de leur cellule.
« Je vous l'ai déjà dit. Ils vont me tuer si je vous raconte quoi que ce soit à leur place.
- Pourquoi ne l'ont-ils pas déjà fait, alors ? Vous ne leur semblez pas très utile. », tenta d'ironiser le colonel en s'arrêtant et s'appuyant contre l'un des barreaux de métal qui les maintenait tous deux enfermés.
Le scientifique haussa les épaules.
« Je l'ai été. Il semblerait qu'ils éprouvent un semblant de gratitude envers le travail que je leur ai offert... »
Et, comme il avait commencé son récit, rien ne l'empêcha désormais de continuer dans sa lancée. L'inconnu parlait, les yeux dans le vague dérivant vers le plafond mal éclairé, avec un ton dans sa voix qui rendait malgré tout la scène presque imaginable en temps réel ; comme s'il se la remémorait parfaitement, avec exactitude, dans son esprit.
« Avant, je travaillais pour le patron de cette organisation en créant des petits gadgets à partir de plans d'autres ingénieurs ; ils avaient leurs théories, je les mettais en pratique. Ce n'était pas trop mal payé, mais ma famille ne roulait pas sur l'or non plus... Alors quand un jour il m'a convoqué pour me demander d'élaborer autre chose à partir de plans beaucoup plus détaillés en me proposant une somme particulièrement coquette... Il m'a été difficile de refuser ; en fait, pour tout vous dire j'avais accepté avant même de voir à quoi servaient ces plans : quand il m'avait promis plusieurs centaines de milliers de p... d'une certaine unité monétaire, je n'ai pas hésité très longtemps.
- À quoi servaient ces plans ? » demanda tout de même le militaire.
Encore une fois, la réponse ne put être obtenue. Le petit homme paraissait décidé de ne raconter que ce qu'il n'était pas particulièrement utile de savoir, au grand dam du Dublinois.
« De toute manière, même si je vous le disais, vous ne me croiriez même pas. D'ailleurs, personne ne m'avait dit à quoi servait ce que je fabriquais, et on m'avait même demandé poliment de ne pas m'y mêler ; ce n'est que quand j'ai, un soir, été trop curieux, que j'ai vérifié une bonne centaine de fois toutes les formules et tous les branchements que j'ai découvert que, tout ça, c'était de la folie pure.
- Pourquoi ne pas avoir tenté d'arrêter ce mystérieux projet, alors ? » sourcilla Madison.
Il y eut un nouveau soupir.
« Justement, j'ai essayé. J'ai eu l'imprudence de montrer à mon chef à quel point son projet ne devait pas aboutir... Ben vous voyez le résultat. »
Un homme vêtu d'un uniforme noir les regardait depuis plus d'une ou deux heures discuter sans un mot, bras croisés, adossé contre le mur en soupirant. Pourquoi fallait-il surveiller les prisonniers ? Comme s'il était possible pour eux de s'évader, sans le code d'ouverture de leur porte blindée ou le moindre pokémon... Enfin, les ordres étaient les ordres, il ne fallait pas les discuter ; et puis, de toute manière, la relève ne devait dès à présent plus trop tarder. Cela devait être une question de dix ou vingt petites minutes...
Se produisit soudainement quelque chose qui surprit tout le monde : une grande bulle d'environ un pied de diamètre virevolta dans la salle, venue de nulle part, et vint s'éclater juste devant son visage. Aussitôt, l'homme tituba avant de s'effondrer au sol, profondément endormi, sans donner une seule quelconque explication aux deux prisonniers.
« Qu'est-ce que c'était, au juste ? » marmonna le colonel.
Sortirent d'un couloir isolé et particulièrement obscur deux créatures qui se précipitèrent face à la cellule. Le petit scientifique se prit finalement à sourire.
« Ça, c'est notre ticket de sortie. »
L'une des deux, la plus petite, s'approcha de la barrière de métal et la considéra de ses gros yeux fins. C'était une sorte de petite bestiole toute en rondeur, vert pomme, avec deux petites pattes et une sorte d'antenne jaune sur la tête. L'autre, une sorte de félin anthropomorphe bleu, restait en arrière, bien qu'elle fût deux fois plus grande que la première, et qu'il parût donc logique qu'elle fût plus apte que l'autre à libérer les deux hommes. Et pourtant, le scientifique demanda avec confiance au militaire de s'éloigner prudemment des barres de métal.
Le petit être verdâtre avait une bouche minuscule au premier abord ; mais dès que l'Irlandais fut suffisamment éloigné de sa cible, sa tête se pencha légèrement sur le côté et l'ouverture de sa bouche s'étira jusqu'à englober une bonne partie du métal qui s'offrait à lui. En quelques secondes, les barreaux cédèrent, comme s'ils avaient été instantanément rongés puis arrachés par une grande force. Puis lorsque le pokémon eut terminé la manœuvre, quasiment cinq ou six barreaux avaient totalement disparu. Le colonel avait du mal à y croire, mais il l'avait vu : cette bestiole avait, en quelques secondes, rongé des barres d'acier épaisses d'un quelque pouce et demi.
Et elle paraissait se régaler, finissant d'avaler le dernier bout de métal d'un septième barreau qui, bien que superflu pour libérer le passage, n'était pas de refus pour le petit ventre sur pattes.
« Ça... mange le métal ? marmonna finalement Madison.
- Pourquoi pas ? De toute façon, les glouptis mangent quasiment n'importe quoi. » prononça tout naturellement le scientifique en haussant les épaules et suivant les deux pokémon qui leur faisaient des signes silencieux.
Note intéressante : les petites bestioles vertes ayant une bouche extensible s'appelaient « glouptis ». C'était toujours bon à savoir.
Le colonel préférait cependant savoir d'où leur venait cette aide inespérée et inattendue, aussi finit-il par poser la question au félin qui marchait sur deux pattes – « mateloutre », d'après le scientifique. Bien que la créature ne parlât pas, elle porta au bout d'un instant l'une de ses pattes à son oreille et en décrocha un petit objet noir, le présentant à l'homme et lui faisant signe de l'accrocher de même.
« Ça alors, répliqua le petit homme aux cheveux noirs, ils ont aussi des LST ! »
Quand le militaire lui demanda ce que signifiait ce sigle exactement, aucune réponse ne put être soutirée. Cependant, lorsqu'il demanda à quoi ce petit objet servait, aucune réponse de sa part ne put lui être nécessaire : l'objet répondit à sa question de lui-même lorsqu'une voix féminine retentit dans son oreille après un léger grésillement, lui lançant un simple « Allô ? » plus que classique... dans le cas d'une conversation téléphonique, du moins.
Le temps de se remettre de la surprise, l'homme à lunettes lui expliqua rapidement qu'il devait être capable de converser avec le « dresseur » – ou plutôt, dans le cas présent, de la « dresseuse », donc – de ces « pokémon ».
« Mon nom ne vous dirait pas grand-chose, vous savez, répliqua la voix. Et il y a plus urgent. Je suppose que vous voulez rentrer à Dublin, n'est-ce pas ? »
La réponse fut bien évidemment positive.
« Bien ; mais dépêchez-vous, nous n'avons que très peu de temps. On ne sait jamais ce qui peut arriver là où vous êtes.
- Qu'est-ce que nous devons faire ?
- Pour le moment, suivez-les et écoutez ce qu'ils vous demandent de faire. Le tout est de ne pas vous faire remarquer ; vous avez de la chance, les couloirs ne semblent pas très fréquentés dans les environs. »
Il voulut lui demander comment elle pouvait le savoir, mais il s'abstint. Le ton saccadé, à la fois grave et sérieux de cette femme, montrait qu'elle n'était pas dans un état où les choses facultatives devaient être seulement abordées ; seule la priorité de l'instant présent avait d'importance sur le moment. Autrement dit : évadez-vous tant qu'il en est encore temps, nous parlerons du reste après.
Plusieurs fois lors de carrefours, les pokémon leur firent signe de s'arrêter, le temps de laisser passer des hommes et femmes en uniforme qui ne se doutaient absolument de rien – ou qui en avaient l'air, pour le moins. Au bout d'un moment, la petite oreillette émit un nouveau grésillement qui quémanda poliment à l'Irlandais de transmettre un message au scientifique qui ne pouvait l'entendre : la sortie qui devait l'intéresser, lui et non pas le Dublinois, se trouvait juste au fond du couloir sur la gauche, la porte du fond n'était pas fermée. Après un bref signe d'adieu de la main, le petit bonhomme en blouse blanche n'hésita pas à suivre la direction donnée, abandonnant le colonel avec les deux créatures.
« Pourquoi ne dois-je pas le suivre ? interrogea-t-il en murmurant. N'a-t-il pas pris la sortie ?
- Si ; mais pas la sortie qui mène à Dublin. »
La réponse était bien obscure et montrait nombre de sous-entendus, mais elle ne put se faire éclaircir davantage.
Finalement, le « mateloutre » ouvrit prudemment une porte blindée, qui ne grinça pas. La salle était complètement noire à l'intérieur, signe que personne ne s'y trouvait. Il fit signe aux deux autres de le suivre, puis il referma la porte avec la même prudence presque exagérée. Le colonel, après une brève hésitation, se décida à appuyer sur l'interrupteur de la salle afin de rendre le manque de visibilité moins handicapant ; il put alors se rendre compte qu'une seule machine prenait toute la place. Il s'agissait d'une sorte de gigantesque ordinateur à l'écran plat et l'unité centrale d'une démesure titanesque.
« Bien, reprit la voix. Vous avez allumé la lumière ?
- Oui.
- Vous voyez bien une grosse machine bizarre ?
- Personne ne peut la rater...
- Parfait. Est-elle allumée ?
- Non. »
La femme cracha un juron.
« Bon. Vous savez vous servir d'un ordinateur ?
- Je n'en ai pas l'habitude, mais je sais me débrouiller.
- Génial. Alors allumez-la. »
Il lui fallut une bonne minute trente pour détecter l'interrupteur. Le temps pour le mastodonte de s'allumer et de démarrer tranquillement, il fallut en découler une deuxième. Bien qu'il ne vît pas l'inconnue, le colonel était plus que certain qu'elle se mordait les doigts à cause de la lenteur de ses actions maladroites.
Ensuite apparut à l'écran une sorte de tableau avec des cases remplies ne signifiant rien et des cases vides qui en signifiaient plus que les premières à son goût. Il dut cliquer dans chacune des cases une à une, puis les remplir à l'aide de séries de chiffres sans queue ni tête que lui lançait à toute allure la voix.
« Sept, quatre, huit, neuf ?
- Sept, quatre, huit, neuf. », répéta à son rythme le colonel au fur et à mesure qu'il tapait sur le clavier.
Les dernières cases à remplir étaient déjà pleines de longues séries de chiffres similaires. L'inconnue lui demanda de ne pas y toucher et, surtout, de les laisser telles quelles. Même si l'une d'elles n'arrêtait pas de changer toute seule, à toute vitesse.
« Bien, c'est fini. Cliquez sur « Valider », tout en bas à droite. »
L'homme s'exécuta rapidement.
« D'accord. Et après ?
- Vous voyez le mur à votre gauche ?
- Oui, et alors...?
- Foncez dedans. »
Dans une autre circonstance, ou si c'eut été le commissaire Clovert, une simple hilarité incrédule eut aussitôt retenti en réponse à ces deux mots qui n'avaient aucun sens. Cependant, au lieu d'un quelconque rire, il y eut un grand silence hormis le bourdonnement de la machine titanesque. Le pire était que cela avait été dit avec le plus grand naturel possible, et qu'elle paraissait totalement sérieuse. Plusieurs fois, le militaire se répéta intérieurement le ton qu'avait employé cette femme afin d'essayer d'y discerner la moindre nuance de moquerie : sans succès.
« Vous plaisantez, j'espère.
- Foncez dans ce mur. », répéta-t-elle mécaniquement, bien que commençant à perdre patience.
C'était un fait tout simplement indéniable : elle était sérieuse.
« Mais qu'est-ce que vous insinuez ? C'est un mur, je ne vais pas passer au travers !
- Pas exactement, mais nous n'avons pas le temps de réfléchir sur les détails. Foncez dans ce mur, vite... »
Trop tard : une alarme se fit entendre et résonna dans la salle.
« Je vous avais prévenu ! s'énerva la femme. Ils ont repéré que vous vous êtes évadé, et ils seront près de vous dans très peu de temps ! Je sais que vous devez me prendre pour une folle, mais faites-le, et vite ! »
Malgré tout, il trouva encore à redire et insista encore une dernière fois, plus fermement malgré tout. Quel espoir pouvait-il y avoir à foncer dans un mur ? Tout le monde savait que tout ce qu'il ferait serait s'écraser contre la paroi, peut-être s'assommer, mais rien de plus.
La voix sortit carrément de ses gonds.
« FONCEZ DANS CE MUR, BORDEL ! »
Sur le coup, il obéit. Mais ce ne fut pas par sa propre volonté : le « mateloutre » lui avait finalement donné une suffisamment grande impulsion, rapide et inattendue, pour qu'il passât au travers, suivi aussitôt des deux pokémon.
Les deux ennemis ne s'étaient pas opposés bien longtemps. Le félidé n'eut pas l'occasion de se venger, car son « maître » l'avait devancé sans prévenir qui que ce fût. Ce ne fut que lorsque Sandra poussa un cri d'effroi qu'il redevint le sujet de toute attention : il la maintenait d'une main, et braquait contre sa tempe un revolver que personne n'avait encore remarqué. Cette fois-ci, il regardait tous les autres avec méfiance, si bien que toute attaque surprise de leur part était cette fois-ci totalement impossible.
« C'est mon dernier avertissement. La prochaine fois qu'on vous reprend à essayer de nous mettre des bâtons dans les roues, c'est elle qui payera. »
L'enfant dont il était question n'osait plus bouger, ne quittant pas du regard l'arme à feu qui la visait de si près malgré son mauvais angle de vue. De toute manière, elle sentait bien suffisamment le froid bout du canon s'enfoncer contre sa tempe avec fureur et cruauté. Cependant, elle tenta de reprendre son sang-froid et, bien qu'immobilisée par son ravisseur, il lui restait la parole dans un dernier éclat de courage.
« Professeur, l'écoutez pas ! Ce sont tous que des malades, vous savez parfaitement ce qui se passe ! »
Elle fut brutalement interrompue par un cri de douleur, et la lueur de bravoure s'éteignit. Il n'y avait plus d'espoir ; que de la douleur. Elle sentait le canon s'enfoncer inexorablement dans sa tête, l'odeur de la poudre lui parvenant à l'esprit sans même que l'homme n'eût éprouvé le besoin d'appuyer sur la détente. Il était finalement utile que cette fille restât en vie pour le moment ; mais uniquement pour servir d'otage, rien de plus. Aussi était-il totalement secondaire de s'inquiéter de sa bonne santé.
Elle ne réfléchissait plus, cela se voyait ; elle n'écoutait plus la voix de sa mère qui retentissait dans l'oreillette qu'elle portait ; elle ne faisait plus que penser, et à une seule chose : elle avait mal. Son bras droit saignait plus ou moins abondamment à cause des sales griffes de ce pokémon, elle sentait – ou du moins croyait sentir – ce liquide chaux couler lentement le long de sa peau tremblante ; ce tuyau qui pouvait à tout moment lui donner la mort s'enfonçait dans sa tête avec frénésie, ne faisant que rappeler sa présence insistante ; cet homme l'avait réprimée si violemment qu'elle s'était tue, la mine abattue comme celle d'un agneau qui se trouvait entre les pattes du loup et attendait dans l'angoisse que l'animal vînt lui tordre le cou.
Soudainement, elle sentit le canon relâcher sa pression d'une manière inquiète. Mais elle n'osa pas réagir, se contentant de se demander intérieurement à quoi cela rimait.
« Lâchez votre arme. »
Un bruit sourd retentit. L'inconnu relâcha également son otage, qui n'hésita pas à se blottir contre l'archéologue, le souffle coupé.
L'homme ne regardait plus rien et tremblait de même ; à moins que ce ne fût de rage que ces spasmes nerveux le parcouraient de long en large. Derrière lui, le colonel Madison pointait, de même qu'il l'avait fait quelques secondes auparavant, une arme à feu qu'il n'hésitait pas à enfoncer dans son dos.
Les deux créatures qui le suivaient se jetèrent sur celles qui étaient déjà présentes, et lorsque Gabrielle et Nina arrivèrent finalement au bout de quelques minutes, les responsables du fléau furent tous immobilisés.
« Vous attaquer à des enfants, tout de même, réprimandait sournoisement le militaire à l'oreille de l'homme en uniforme noir. Vraiment, quelle bassesse... »
Tout paraissait enfin terminé : deux CNI neutralisées, et un homme qui pouvait aisément être interrogé pouvaient suffire à la police, désormais.
Cependant, ce n'était pas terminé. Cela ne faisait que paraître, jusqu'au moment où, encore une fois, de nouveaux pokémon apparurent et transformèrent de nouveau la salle en arène de combat. Emmy et l'inspecteur Grosky étaient les seuls êtres humains à se joindre à la bataille, et l'habileté de l'une et la force de l'autre en étonnèrent encore plus d'un.
« Stop ! » hurla soudainement l'inconnu.
En effet, dans la lutte, il avait réussi à récupérer les deux revolvers qui se trouvaient dans la salle, et il les brandissait tous deux, chacun dans une main. Tous regrettèrent amèrement d'avoir oublié de garder un œil sur lui durant cette bataille, qui avait en réalité seulement servi de diversion.
Encore une fois, bien que ce fût de loin, il visait encore et toujours la jeune adolescente à lunettes.
« Dites-moi, Professeur, ironisa-t-il avec un sourire mauvais et particulièrement exagéré. Vous faites souvent la une des journaux et vous êtes connu pour résoudre de nombreuses énigmes ; alors, si vous êtes si intelligent... »
Il n'acheva pas sa phrase, préférant en commencer une nouvelle :
« Je sais que vous n'avez pas l'habitude des unités que je vais utiliser, mais ce n'est pas grave. Une balle de fusil file généralement à une vitesse d'environ trois cent mètres par seconde. Il y a environ trois mètres qui nous séparent, cette petite peste et moi. En combien de temps à votre avis mes balles l'atteindront ? »
Devenu particulièrement tendu malgré son apparence calme, le professeur Layton commença par demeurer silencieux. Cependant, comme il s'en sentait obligé, il finit par répondre :
« Un centième de seconde.
- Un centième de seconde, répéta l'homme avec un rictus diabolique. Et même un homme aussi intelligent que vous a un temps de réaction cent fois plus lent. »
Il marqua une longue pause, dévorant les Anglais et les Irlandais de ses deux yeux brillant de cruauté.
« Vous êtes tous à découvert, et suffisamment loin de la porte. Autrement dit, quoi que vous fassiez, la balle sera toujours la plus rapide. Alors je vous laisse une dernière... »
Il s'arrêta soudainement, tandis que Sandra s'était avancée d'un air sûr d'elle et se stoppait alors, le perçant d'un regard particulièrement froid.
« Je crois que tu es mal placée pour jouer la maligne, fit remarquer l'inconnu avec amusement.
- Un, zéro, quatre, neuf, sept. » répondit simplement l'enfant.
Il y eut un grand silence.
« Qu'est-ce que t'as dit ? murmura-t-il finalement, ne comprenant rien à ce qui venait de se produire.
- Un, zéro, quatre, neuf, sept, répéta-t-elle. Trois, deux, cinq, six, huit, cinq, neuf. »
Et elle continua ainsi, sans s'interrompre, la voix de plus en plus assurée et forte. Ses suites de chiffres sans queue ni tête mêlées au silence pesant et à son puissant regard noir rendaient la scène macabre, transformant presque les mathématiques en une sorte de formule magique, d'incantation ou de malédiction surnaturelle de la part de la jeune adolescente. Plus les autres lui demandaient ce qu'elle faisait, plus elle continuait, parlant au contraire de plus en plus gravement, fortement, et rapidement.
Elle avait lentement reculé vers l'archéologue, et lui avait saisi fermement le poignet droit, bien que ce fût de manière discrète. Ses quatre pokémon, eux, s'étaient déplacés vers l'arrière du groupe et, plus précisément, derrière ses assistants. L'homme au haut-de-forme crut comprendre alors qu'il se remémorait la question qu'elle lui avait posée la veille :
Si je vous demandais de faire quelque chose, même si cela paraît totalement insensé, le feriez-vous ?
Cette chose insensée, elle était en train de la lui demander. Cette petite main qui lui saisissait le poignet, s'y agrippant avec fermeté et lui lançant quelques petites pressions interrogatrices, laissaient deviner un « Êtes-vous prêt ? » à chaque instant. Certes, mais prêt à quoi ? Ce n'était pas l'enfant qui allait lui répondre.
Le représentant des responsables du phénomène qui ravageait Dublin depuis bien trop longtemps, lui, commença à en avoir assez. Il menaça plusieurs fois, sans succès.
Et finalement il tira.
Il y eut un grand silence dans la salle, bien plus que consterné ; sans compter Sandra qui n'avait même pas réagi, et continuait comme si de rien n'était de lui lancer ces chiffres sans aucun sens à la figure.
Il fallut plusieurs minutes aux autres pour seulement se répéter mentalement ce qui s'était passé : la balle ne l'avait pas seulement effleurée ; elle n'avait jamais donné l'impression d'avoir craint d'être touchée ; elle savait qu'elle ne se ferait pas toucher, quoi qu'il advînt.
Tous, sauf elle, se retournèrent vers le mur qui eut à tous les coups reçu la balle à sa place : il n'y avait aucun emplacement où une quelconque balle de fusil eut créé une fissure. Autrement dit : le tir s'était comme volatilisé.
« C'est pas possible... » murmura l'homme, baissant nerveusement – et imprudemment – son arme.
Sandra continuait encore et encore, toujours plus rapidement et haussant toujours la voix. Elle hurlait presque, désormais.
Finalement, le professeur entendit un chuchotement qui provenait de l'oreille de la jeune adolescente. Sa mère lui avait donné une information capitale :
« C'est prêt. »
L'enfant ne s'arrêta pas pour autant, continuant comme si de rien n'était. Mais sa petite main qui serrait le poignet de l'archéologue se faisait réellement de plus en plus insistante. C'est alors qu'il comprit la chose insensée qu'ils étaient sur le point de réaliser : le « en temps et en heure utiles » était sur le point d'arriver.
« Sept, quatre, huit, TROIS, DEUX, UN, MAINTENANT ! »
Et elle fonça en avant, tirant sur le poignet de l'adulte ; les quatre pokémon poussèrent aussitôt, tous en même temps, les trois assistants dans la même direction ; pris par surprise, l'homme releva aussitôt le bras droit et pressa la détente. Mais le tir vint s'écraser contre le mur dans un fracas épouvantable.
Les cinq personnes et les quatre créatures s'étaient volatilisées, toutes en même temps.
Et il savait pertinemment ce que cela signifiait pour lui. Il ne fut nullement surpris, sinon désespéré, lorsqu'une voix grave résonna dans son oreille.
« Agent B-126... »
Il se mordit la lèvre, baissant le regard. Il ne savait que trop ce que son patron avait à lui dire.
« T'es viré, mon gars. »