Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 11 : A l'Est, un rien d'inquiétude

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 22:40

Note de l'auteur : Il s'agit d'une référence au titre d'une œuvre
datant de la Première Guerre Mondiale :
A l'Ouest, rien de nouveau.
 
« C’est parce que la terre est une sphère
que tout ce qu’elle engendre débouche sur des cercles vicieux. »
~ Jacques Sternberg

20 mars 1964, 09:17 a.m.


« Nous demeurons toujours sans nouvelles de nos voisins irlandais, qui continuent de lutter contre le phénomène qui a complètement ravagé les plus grands quartiers de leur capitale en seulement quelques jours ! O'connell street semble être la cible principale des attaques de ces créatures, et la plupart des bâtiments de cette rue sont détruits ; heureusement, certains sont encore debout. On estime qu'un quart des bâtiments est complètement détruit, et environ vingt pour cent des infrastructures sont inutilisables, ce qui est tout de même un bilan gigantesque ! Et ça continue chaque jour un peu plus... Actuellement, même l'armée d'Irlande s'est trouvée complètement impuissante face à ça ! Les autorités anglaises demeurent cependant plutôt confiantes, car Dublin semble être leur seule cible ; Mesdames et Messieurs, rassurez-vous, nous ne sommes pas encore concernés par Mars Attack ! »

Lassée, Flora tourna la molette permettant de baisser le son du transistor, réduisant la voix à un faible murmure quasiment aphone ; elle se replongea dans son livre, posé sur ses genoux. Cependant, elle ne lisait pas ; elle ne pouvait que se remémorer ce qui avait été dit. Il s'agissait de la radio de Londres : il n'y avait plus rien à espérer de la part des chaînes radio de Dublin, puisque la station avait probablement été détruite, avec tous les autres bâtiments faisant partie du bilan funeste dont il avait été question. Et même si elle ne l'était pas, elle était déserte ; ils étaient infiniment seuls, finalement, dans cette ville. Il y avait elle, le professeur, Luke, Emmy, Sandra, la police, l'armée, et les créatures – non ; les pokémon. C'était ainsi qu'il fallait les appeler. Mais peu importait leur nom, cela ne changeait rien au fait qu'ils étaient totalement seuls. Et l'affaire stagnait toujours.
Sandra s'y connaissait bien, en matière de pokémon. Pourquoi ne les informait-elle pas ? Certes, le professeur était certain que ses raisons étaient bel et bien à prendre au sérieux ; mais la Londonienne était curieuse. Elle voulait savoir, quel qu'en fût le prix ! Mais non. Il fallait attendre que cette Sandra daignât enfin songer qu'il était enfin là, ce « en temps et en heure utiles ».

L'assistante du professeur ouvrit la porte de la chambre qu'elle partageait avec la jeune adolescente, et la salua ; celle-ci lui répondit un « Bonjour » amical mais distrait, cette fois complètement absorbée dans sa lecture. Elle avait préféré tenter de noyer son impatience dans un univers différent. La jeune adulte ne faisait que passer prendre la sacoche de son appareil photographique, qu'elle avait oubliée sur sa table de nuit ; elle repartit aussitôt. Elle allait probablement dehors, à la recherche d'indices en tous genres... Les pokémon ne pouvaient pas partir sans laisser un minimum de traces, tout de même.
L'adolescente sentit soudainement comme une petite boule de poils doux et soyeux se poser gentiment sur sa tête. Surprise, elle sursauta légèrement et leva les yeux ; c'était l'un des pokémon de Sandra, justement. Comment s'appelait-il, déjà ? Gabrielle, c'était cela. Le petit écureuil l'avait aperçue alors qu'elle était seule, et paraissait ne plus vouloir la quitter désormais ; elle voulait lui tenir compagnie, apparemment. La créature ronronnait en lui caressant le haut du crâne, mais Flora ne savait réellement comment répondre ; c'était Luke, le spécialiste des animaux : pas elle. Mais Gabrielle ne le savait pas, et continuait de lui demander des caresses en frottant sa tête contre sa joue. Elle se penchait sur son épaule droite, désormais.

« Tu veux lire aussi ? » plaisanta-t-elle avec cependant plus d'inquiétude qu'autre chose, un sourire légèrement gêné sur les lèvres.

Pourquoi s'inquiétait-elle ? Ce n'était pas une des créatures qui lui voulaient du mal, mais elle ignorait que faire dans une telle situation ; et le petit animal était peut-être susceptible. L'écureuil se contenta pourtant de ronronner en faisant de petites étincelles autour de ses joues. Flora ne sachant comment le prendre, elle préféra ne pas bouger et son dos se raidit. Il valait mieux éviter d'énerver un pokémon, surtout lorsqu'il se trouvait si près d'elle et qu'il pouvait aisément l'électrocuter. Comment lui faire comprendre qu'elle ne savait pas du tout comment s'y prendre avec lui ? Comment lui dire que, malgré ses bonnes intentions, sa compagnie n'était pas réellement prise comme il le fallait ? Intérieurement, elle priait pour que quelqu'un vînt la tirer de là. Luke, Emmy, le professeur, même Sandra ou un autre pokémon, n'importe qui ! Cette douce fourrure qui lui chatouillait le cou avec affection devenait en réalité insupportable.

Un très grand coup de vent dut passer, car la fenêtre s'ouvrit brutalement, ses deux battants se fracassant contre le mur dans un bruit de tonnerre. N'y tenant plus, Flora poussa un cri fugace, mais fort et montrant toute sa terreur. Gabrielle demeura silencieuse, les étincelles devenant juste plus visibles encore durant un instant. La créature parut cligner des yeux, et se sépara enfin de l'adolescente pour planer jusqu'à la fenêtre pour la refermer. Alertés, des pas cependant galopèrent jusqu'à la chambre ; lorsque la jeune lady découvrit Luke et Sandra se demandant si elle allait bien, elle se sentit rougir, comprenant que son cri dû à la surprise était peut-être légèrement exagéré.
L'écureuil volant, en voyant les deux adolescents entrer, retrouva son sourire et s'envola jusqu'à eux, se posant sur la tête de sa maîtresse. Se sentant gênée d'avoir fait venir ses amis pour rien, et désirant ne pas demeurer seule plus longtemps, la Londonienne les invita à s'asseoir dans la pièce, leur présentant les deux fauteuils qui s'y trouvaient.

« Il n'y en a pas pour toi... fit remarquer l'apprenti.
- Ce n'est pas grave, Luke, répliqua-t-elle en souriant. Je m'assoirai sur le lit. »

Sur ce, elle saisit le livre encore ouvert qui trônait sur le siège et vint s'installer sur ses draps blancs. La discussion reprit comme si de rien n'était, bercée par les faibles paroles du transistor.

« Que lis-tu ? finit par demander l'étrangère en se tournant vers l'adolescente qui avait rouvert son ouvrage.
- Ça s'appelle 1984*. C'est d'un certain Orwell... »

Elle marqua soudainement une pause, pensant en profiter pour en savoir un peu plus sur la jeune fille.

« Mais, là d'où tu viens, tu ne dois pas connaître...
- C'est vrai, je n'en ai jamais entendu parler. Mais il doit être passionnant.
- Il l'est ! s'enthousiasma l'Anglaise. Mais c'est très sombre... »

Et elle leur conta tout, le Londres futuriste plongé dans un terrible régime totalitaire du Parti, Winston Smith étant le seul à se rendre compte que même le passé était modifié à travers la presse qui affirmait tout sauf la vérité, la Police de la Pensée qui traquait les criminels de la pensée... Les deux adolescents buvaient littéralement ses paroles, complètement hypnotisés par un récit à la fois si captivant et si terrifiant.
Finalement, une fois son histoire terminée, elle s'excusa de ne pas pouvoir leur en fournir la suite ; elle n'en était qu'au septième chapitre de la première partie, sur trois, et ne pouvait donc leur en raconter plus.

Elle préféra se replonger dans sa lecture, afin de continuer son récit plus tard, tandis que la radio continuait inlassablement ses longs discours. Ne sachant trop que faire, Luke songea qu'il pouvait être intéressant de tenter de se renseigner un minimum sur les origines de Sandra :

« À quoi ressemble l'endroit d'où tu viens ? »

L'étrangère ouvrit deux grands yeux ronds en reculant dans son siège, regardant dans le vague. Elle débita lentement toutes sortes de choses, au fur et à mesure que cela lui venait en tête ; bien qu'elle eût tout d'abord réfléchi longuement, comme si elle se demandait si elle avait le droit de le dire.

« Ce n'est pas si différent d'ici... Enfin, nous avons les pokémon, donc ça fait une belle différence... Concernant la politique, c'est une belle démocratie, partout dans le monde nous prospérons...
- C'est comme ça depuis longtemps ? demanda-t-il d'un ton rêveur.
- Plusieurs siècles, je crois. Il n'y a pas d'écrit dans nos livres d'histoire que, avant sept cent ans, il y ait eu la moindre bataille. Je crois que, pour être un peu plus exacte, j'irais jusqu'à... Sept cent soixante-dix ans, environ. Peut-être un peu moins...
- Pourquoi alors vous nous attaquez, si vous êtes tellement en paix ? Toute votre prospérité, ça ne vous suffit pas ? »

L'intéressée poussa un soupir tendu qui montrait que ce genre de questions lui avait évidemment déjà traversé l'esprit auparavant.

« C'est justement ce que je suis venue découvrir, Luke. Concernant ça, je n'en sais pas plus que vous... À part que nous n'avons aucune raison de ne pas rester en paix.
- Tu es une sorte de détective, c'est ça ? Avec à peine quinze ans ? ironisa l'adolescent, sceptique.
- Si le Gouvernement savait ce qui se passait ici, il aurait réagi depuis longtemps. Moi, j'agis parce que je sais. »

Il y eut un silence ; il la regarda, comme s'il voulait lui demander comment une jeune fille ordinaire pouvait en savoir plus que tout un gouvernement. Mais il ne dit rien.

« En tout cas, nous, on en est encore loin, de la paix mondiale... » se désola l'apprenti en regardant le plafond.

Son amie paraissait prête à commencer une phrase, mais elle se tut, se mordant la lèvre comme si elle s'était apprêtée à prononcer quelque parole qu'elle n'avait pas le droit de dire.

« Tu disais...?
- Rien. Tu sauras en temps et en heure utiles.
- Tu dis toujours ça ; mais quand est-ce que ce sera, ce “en temps et en heure utiles” ?
- Quand tu auras appris la patience. », ironisa-t-elle avec un léger sourire sarcastique.

L'apprenti grogna, lui réclamant d'être plus sérieuse dans ses réponses. Elle se sentit obligée d'obéir :

« Si tu veux une date, je dirais le vingt-et-un.
- Demain ?
- C'est ce qu'il m'avait dit. En principe, c'est là que vous saurez tout ; et que, j'espère, vous comprendrez pourquoi je me tais et vous vous tairez de même. Ça te paraît absurde pour le moment, mais c'est parce que tu ne sais pas encore. »

L'adolescent répéta une énième fois la même question, qui n'avait jusqu'alors jamais obtenu de réponse :

« Pourquoi pas dès maintenant ? »

Elle parut réfléchir un instant.

« C'est lui qui me l'avait demandé... Et puis, je dois vraiment être certaine que vous saurez garder le secret.
- De qui parles-tu ?
- Je n'ai pas le droit de te le dire. De toute manière, même si je te le disais, tu ne me croirais probablement jamais. »

Bien que sa réponse fût immédiate, l'apprenti avait été clairement intrigué par les derniers mots de son interlocutrice.

« Pourquoi ? C'est quelqu'un que je connais ? »

À défaut de lui répondre, elle lui demanda d'être patient, donnant presque l'impression de changer de sujet.

« Et surtout, comprends que j'ai une bonne raison de ne rien vous dire. Tu devrais faire comme le professeur ; lui, il a presque compris. »

À présent, il s'était tu. La radio continuait ses chuchotements sans significations particulière. À part elle et le grondement du vent dans la rue, dehors, le silence régnait désormais dans la salle. Flora continuait inlassablement sa lecture, complètement voûtée sur son livre. Comme les autres, elle était immobile, ses yeux étant seuls à danser sur le papier, et parfois la main droite à les accompagner en tournant la page. Pourtant, au bout d'un moment, Sandra reprit la parole, tête fixée sur les mains qu'elle croisait sur ses genoux.

« Tout ça n'aurait jamais dû arriver... »

Elle ne donnait pas l'impression d'avoir remarqué qu'elle avait parlé tout haut. Mais désormais qu'elle l'avait dit et que ses amis l'avaient entendue, c'était trop tard.

« Oui... Mais il n'y a eu pour le moment aucune victime, c'est déjà ça. Et puis, ça finira bien un jour, n'est-ce pas ? » demanda innocemment Luke.

L'étrangère fit la grimace. Gabrielle sauta de sa tête pour venir se réfugier dans les bras du jeune homme, lui suppliant quelques caresses et les lui arrachant sans grande difficulté.

« Y'a intérêt. Je n'ose pas imaginer ce qui pourrait arriver dans le cas contraire... » lâcha-t-elle finalement.

Elle semblait réellement savoir de quoi elle parlait. Mais lorsque l'apprenti lui demanda de s'expliquer, ce fut inutile : son silence avait repris le dessus.

« Quelqu'un a écouté ce qu'il y avait à la radio ? demanda-t-elle au contraire, changeant complètement de sujet.
- Rien de spécial. À Londres, personne ne se sent concerné. »

C'était Flora qui avait parlé. Les deux amis se retournèrent vers elle, l'interrogeant du regard. Elle avait une mine grave, sévère, les sourcils froncés ; son livre ouvert sur ses genoux montrait qu'elle avait terminé la première partie du roman. Face aux questions silencieuses des deux adolescents, la Londonienne se décida de continuer dans sa lancée, non sans avoir poussé un long soupir démoralisé.

« Je les ai entendus, avant que vous n'arriviez. Ils pensent que les pokémon n'en veulent qu'à Dublin, et qu'il ne leur arrivera donc rien. Alors il n'y a aucune raison de s'inquiéter, pour eux...
- Mais ils ont bien envoyé les inspecteurs Chelmey et Grosky ! contesta l'apprenti.
- Deux inspecteurs, comparé à toute une armée, ce n'est pas beaucoup, souffla Sandra. Et ils les ont envoyés avant de « savoir » qu'ils ne sont pas concernés... »

Leur discussion fut subitement interrompue, car la porte de la chambre s'ouvrit. Le professeur et Emmy avaient apparemment terminé leur enquête sur les lieux, et venaient peut-être faire leur rapport. Mais en réalité, ils ne dirent rien, se contentant d'annoncer leur départ imminent au commissariat, afin de justement n'en parler que là-bas, en présence de tous. Ainsi, chacun rejoignit sa chambre et prépara rapidement ses affaires avant de quitter l'hôtel et affronter de nouveau le vent infernal qui rugissait dehors.
Juste avant de sortir de sa chambre, Flora jeta un dernier regard angoissé à son livre, plus précisément aux dernières phrases de la première partie :
 

LA GUERRE C'EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C'EST L'ESCLAVAGE
L'IGNORANCE C'EST LA FORCE


Note :
* Le roman
1984, comme son titre ne l'indique pas, fut publié en réalité en 1949. Il n'y a donc aucun anachronisme à posséder ce livre en 1964.

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