Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 8 : Cercle vicieux

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Dernière mise à jour 10/11/2016 03:21

« La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu'elle continue. »
Charles de Gaulle

19 mars 1964, 01:12 p.m.

Contrairement à la matinée, les rues cette fois-ci étaient passées de désertes à bondées ; des centaines d'hommes et femmes en uniforme déambulaient par petits groupes resserrés, à la recherche du fléau. Pourtant, rien ne venait à eux : ironie du sort, les créatures ne voulaient bien évidemment se montrer que lorsqu'il ne le fallait pas.
Le colonel Peter Madison était bien sûr de la partie ; à l'affut de quoi que ce fût d'anormal, accompagné de quatre soldats armés et en joue, ils semblaient parés à toute attaque, impossibles à surprendre. Mais rien ne venait troubler la quiétude d'O'connell street, comme si le phénomène était reparti, sans prévenir, de même qu'il était venu. Le supérieur de l'armée irlandaise sortit finalement sa montre ; cela faisait douze minutes que rien ne se produisait. Il s'apprêtait à annoncer à ses troupes qu'il fallait se replier lorsqu'un hurlement effaré retentit. Un coup de feu suivit aussitôt, puis d'autres ; encore et toujours plus. Tandis que l'homme courrait dans la direction de l'incident, suivi par les quatre soldats terrorisés, la fusillade continuait inlassablement. On entendait à peine les forces de l'ordre gémir, mais des bribes de plaintes parvenaient parfois à ses oreilles :

« Les balles ne lui font rien !
- C'est impossible !
- Mais qu'est-ce que c'est que ce machin ? »

Écartant les derniers soldats d'un revers de bras, le colonel put enfin apercevoir le « machin » dont il était question ; il s'agissait d'une sorte de tête blanche et noire surmontée de deux cornes obscures, aux yeux perçants et aux dents resserrées. Les militaires l'empêchaient d'avancer en tirant comme ils pouvaient, mais la créature qui flottait dans les airs paraissait ne rien ressentir. Et pour cause : au fur et à mesure des tirs, une glace solide se formait mystérieusement face à la balle, neutralisant totalement son effet dévastateur.
La boule vivante finit apparemment par se lasser d'arrêter des tirs qui ne l'atteignaient pas : une étrange sphère bleuâtre et pâle se créa devant elle, puis en jaillit un rayon qui vint directement s'abattre sur l'une des mitraillettes qui l'assaillaient. Celui qui la portait la lâcha aussitôt et recula vivement, ne perdant pas son arme des yeux. Lorsque la lumière vive cessa, un gros bloc de glace tomba au sol et ne se brisa pas ; l'arme était emprisonnée à l'intérieur. Le militaire releva faiblement les yeux vers la créature, qui lui lança un sourire à la fois narquois et sadique. Puis l'homme prit la fuite en hurlant, terrifié. Peter Madison n'osa pas lui ordonner de revenir, complètement pétrifié lui aussi face à quelque chose qui pouvait rivaliser avec toute son armée, seule face à des centaines d'hommes armés et expérimentés.
La créature était manifestement victorieuse ; et pourtant seule. Elle paraissait narguer les forces de l'ordre d'Irlande de son immobile sourire sarcastique, sachant parfaitement qu'elle avait malgré les apparences un large avantage. Cela semblait presque l'amuser, renforçant son côté méphistophélique, et décourageant grandement les soldats, qui n'osaient plus tirer.

Pourtant, un amas de pierres aiguisées finit par la percuter de plein fouet, et la fit s'écraser violemment au sol. Tout le monde fut bien plus surpris que rassuré de voir l'être mystérieusement vaincu.
Une sorte de dragon verdâtre aux ailes à la bordure rougeoyante – logiquement l'origine de ces graviers pointus – se jeta sur la créature blanchâtre, la plaquant une deuxième fois au sol alors qu'elle se relevait. Les hommes reculèrent face à la scène, le colonel restant seul en première ligne – au premier rang pour assister au spectacle.
La créature venant d'apparaître et qui assénait désormais de coups la première était au cheminement entre dragon et insecte ; quatre pattes puissantes et aussi bariolées de teintes de vert que dotée de griffes aiguisées, deux longues antennes derrière la tête semblant jouer avec un ingénieux aérodynamisme, gros yeux rouges et globuleux, tout cela rendait la bête aussi passionnante pour un biologiste par son anatomie savamment conçue qu'effrayante par sa force herculéenne évidente.

Peter Madison, en l'apercevant, semblait remettre en cause toutes ses théories : les créatures étaient-elles du même camp, oui ou non ? Étaient-elles bien dirigées avec précision ? Ces deux êtres qui menaient un véritable combat de gladiateurs, juste devant lui, semblaient contrecarrer tout cela, et démontrer que soit il y avait eu un imprévu dans la manœuvre, soit ces bestioles n'agissaient pas aussi intelligemment qu'en apparence, et demeuraient totalement sauvages... Mais, dans ce cas, comment expliquer les trois lettres qu'ils avaient reçues ? Cela n'avait plus aucun sens.

La grande boule noire et blanche ne bougeait plus, désormais. Très faible, complètement neutralisée en apparence, le dragon la toisait désormais fièrement, un souffle décidé et vainqueur sortant de ses naseaux et résonnant dans le silence environnant. Finalement, il fit un geste que tous les hommes espéraient qu'il ne fît jamais : il tourna la tête vers eux, les transperçant du regard. Lui qui avait battu si facilement un être qui n'avait aucun problème à rendre inefficace une armée entière, il instaurait une peur bien plus grande que le premier ; chose qui paraissait au départ totalement impossible.
Pourtant, il ne bougeait pas. Il les regardait intensément, mais c'était tout. Il avait deux yeux complètement adoucis, innocents, se contentant d'étudier du regard cette foule qui faisait de même de l'autre côté. On eut dit un chien dressé, venant de réussir un de ses tours et attendant désormais sa récompense auprès de son maître. Au bout d'un temps, le militaire fronça les sourcils pour se redonner du courage, et il fit un pas en avant, croisant les bras. Ses hommes retinrent tous leur souffle en écarquillant les yeux, comme prêts à observer un massacre. Mais rien ne se passait.

« Tu ne vas pas nous faire de mal, n'est-ce pas ? » finit par prononcer l'homme d'un ton calme, mais presque narquois.

La créature cligna des yeux deux fois de suite ; sans plus. Cependant, lorsque celui qui avait osé faire un pas vers elle voulut en faire un deuxième, comme s'apprêtant à lui demander pourquoi elle n'attaquait pas une proie si facile, le dragon eut un grand soubresaut, et il s'envola avec une célérité déconcertante.

 


« Êtes-vous vraiment tous certains qu'elle n'est pas sortie de sa chambre ? »

L'incompréhension régnait dans la salle. Cela faisait plus de trois heures entières que Sandra avait quitté le professeur Layton et s'y était enfermée. Au bout d'un temps, il avait bien fallu l'en sortir ; mais lorsque la porte fut ouverte, elle n'y était plus. L'hôtel fouillé de fond en comble, il devint évident qu'elle avait trouvé un moyen de sortir de sa chambre sans croiser ni alerter qui que ce fût. Et pourtant, la seule porte de sortie se trouvait dans l'entrée, là où étaient restés l'archéologue et ses assistants, comme toujours en train de réfléchir sur les maigres indices qu'ils avaient à propos de l'affaire ; toute évasion furtive paraissait impossible...
Finalement, il fallut mener les recherches dans la chambre de la mystérieuse adolescente. La salle n'avait rien d'étrange, sinon la double-fenêtre qui était grande ouverte, et un tabouret renversé qui se trouvait bien en évidence juste devant. Emmy le releva, l'escalada et se pencha à la fenêtre, regardant au sol.

« Elle n'a pas pu passer par là, c'est bien trop haut ! marmonna-t-elle entre ses dents. Personne ne resterait indemne après une chute pareille... Si elle est passée par là, elle aurait au moins dû se casser une jambe !
- Et pourtant, répliqua calmement l'homme au haut-de-forme, c'est probablement ce qu'elle a fait... À moins que ce ne soit un leurre. Cela me semble être un décor un peu trop évident pour être réaliste. »

L'idée de la tromperie s'installa aussitôt. Elle ne pouvait avoir sauté depuis une fenêtre située au deuxième étage sans en être pour le moins gravement blessée. Une chute d'une trentaine de pieds de haut ne pouvait qu'être fatale ; elle n'avait donc pu s'évader ainsi...
Pourtant, rien d'autre dans la salle ne laissait suspecter un quelconque moyen d'évasion. Par la fenêtre, rien ne laissait présager qu'elle eût utilisé la technique ô combien classique de la corde de draps pour descendre le long du mur : elle serait restée attachée à l'intérieur de la chambre, et pendrait encore à l'extérieur. Et puis, le lit serait dénudé de ses draps, ce qu'il n'était visiblement pas. Non ; la seule possibilité « envisageable » demeurait le grand plongeon.

Soudainement, une sorte de gargantuesque boule de longs poils sombres aux défenses d'ivoire et à la truffe de cochon dévala la rue, poursuivie par une sorte de grand dragon aux ailes verdâtres. Luke, qui regardait par la fenêtre à ce moment, eut un brusque mouvement de recul à cause de la surprise. Lorsqu'il se ressaisit quelques instants plus tard, ce qu'il prononça fut plus que clair pour se justifier :

« Les... Les créatures sont là ! »

Comme pour approuver ses dires, un grand hurlement qui était tout sauf humain retentit en bas. Les quatre amis se précipitèrent et se serrèrent dans l'espace ouvert de la fenêtre afin de voir ce qu'il se passait, et tous purent voir les deux êtres qui menaient une lutte acharnée et violente l'un contre l'autre.
Les coups s'échangeaient avec fureur et ténacité, le terrible duel improvisé opposant deux titans de plus de huit pieds de long, peut-être même jusqu'à dix. Celle lutte acharnée semblait permettre toutes sortes de coups. Une seule règle semblait ainsi s'appliquer à leur manège incessant : l'indomptable loi de la nature.

Pourtant, quelque chose n'allait pas dans cette bagarre sans pitié. Tout montrait bien que ce n'était pas de la comédie : c'était une querelle véritable, les deux démons déchaînant tout leur courroux l'un contre l'autre. Et c'était bien cela qui était étrange : n'étaient-elles donc pas du même camp ? Cela n'avait plus aucun sens... Mais lorsqu'Emmy voulut faire part de cette observation troublante au professeur, celui-ci n'eut rien à lui répondre.
Il n'avait rien à lui répondre, et pourtant il avait ce regard dirigé sur le vide qui montrait qu'il avait comme un semblant d'hypothèse, de piste, de réponse à propos de cette question. Cela faisait plus de trois ans qu'elle ne l'avait plus vu, mais l'assistante l'avait suffisamment côtoyé pour reconnaître cette attitude ; il n'osait dire tout haut des pensées qu'il songeait probablement vraies tout bas. Il n'était pas encore temps de les dévoiler, se disait-elle avec regret ; mais il finirait par tout leur expliquer, en temps et en heure utiles. Elle n'avait plus qu'à être patiente, et attendre le moment où il aurait enfin rassemblé tous les éléments pour se prouver que ses théories étaient justes ; il n'y avait plus qu'à espérer que ce moment arriverait. Cela faisait déjà trois jours que cela durait, et qu'ils n'avaient toujours rien !
 

19 mars 1964, 06:39 p.m.


Lorsque le soir tomba, Sandra finit par se présenter de nouveau – enfin, plutôt – à l'hôtel. Comme la dernière fois, l'accueil fut froid et dominé par les questions silencieuses des Londoniens. L'adolescente sut immédiatement à quoi elle devait s'attendre désormais : un deuxième interrogatoire improvisé...
Le professeur Layton voulut se faire aimable malgré tout – il n'était pas réellement dans ses habitudes de mettre une enfant mal à l'aise, même si son attitude était étrange ; de toute manière, lui soutirer les réponses par la force ne pouvait mener à rien, il en était persuadé. Ainsi, il lui présenta une chaise et l'invita à s'asseoir avec les autres, autour de la table.

« Je suppose que tu sais ce que nous aimerions savoir, Sandra. »

Cela avait débuté ainsi ; cela avait été dit d'un ton neutre, mais grave malgré tout. L'archéologue tentait d'atténuer la pression qui augmentait naturellement en flèche dans la salle, mais c'était une peine perdue.
La brune à lunettes hocha silencieusement la tête d'un mouvement quasiment mécanique, lentement, de haut en bas. Son regard était désormais dirigé vers ses bottines noires, et ne s'en écartait plus.

« Qu'es-tu allée faire dehors, cet après-midi ? Ou plutôt, la majeure partie de la journée, je devrais dire...
- Moi, je n'ai pas fait grand-chose. Je me suis promenée dans les environs. »

Cette réponse complètement incongrue avait été pourtant prononcée avec tant de naturel que le mensonge paraissait impossible. Et pourtant, il n'y avait aucune raison que ce fût vrai... Mais il fallait vraiment être particulièrement malin pour réussir à mentir ainsi, de manière si naturelle ; ce qu'elle était peut-être bien, d'ailleurs, après réflexion...

« Tu te moques de nous, répliqua Luke en fronçant les sourcils. Tu ne vas pas te « promener » alors que, dehors, il y a des créatures dangereuses et incontrôlables ! »

Son mentor le calma cependant d'un geste doux de la main. Peu après le retour du silence, il reprit :

« Qu'en est-il des autres, alors ? Que sont-ils allés faire ? »

L'incompréhension fut générale. Un large frisson parcourut l'échine de la concernée, et ses cheveux électriques encore légèrement flottants se collèrent à ses joues rosées lorsqu'elle eut un imperceptible mouvement de recul.

« Mais de qui parlez-vous, Professeur ? balbutia-t-elle d'une voix quasiment aphone, montrant qu'en réalité elle en connaissait parfaitement la réponse.
- On ne dit pas « Moi, je » lorsqu'on est seul, déduisit-il tout simplement. Et je vois mal comment tu aurais pu sortir de ta chambre sans leur aide. »

Peut-être avait-il volontairement accentué le « leur » aide, ce qui laissait à penser qu'il ne parlait pas de n'importe qui. Le sang de Sandra parut se glacer.

« J'aurais une question particulièrement importante à te poser, Sandra, et je te promets que ce sera la dernière pour le moment.
- Mais Professeur ! s'indigna Emmy. Vous ne pouvez pas lui promettre ça ! Elle a tant de choses à nous dire...
- Certes, répliqua l'archéologue avec sagesse, mais celle-ci nous permettrait déjà de faire un grand pas dans cette enquête. Sandra, reprit-il en se tournant vers l'étrangère, si tu veux réellement nous aider, alors j'aimerais que tu nous dises d'où tu viens. »

Le silence se replongea dans la salle de réception de l'hôtel irlandais. L'enfant semblait comme prise de spasmes nerveux, et tremblait de tout son corps. Elle voulait les aider ; elle devait les aider. Et pourtant, elle n'avait pas le droit de leur dire ; c'était la règle numéro cinq ! Elle se devait de répondre à cette question ; il ne fallait absolument pas répondre à cette question. Quel dilemme ! Que devait-elle faire ?
Elle regardait autour d'elle avec des yeux affolés, comme cherchant une réponse qui serait inscrite quelque part dans la salle. Finalement, son regard se maintint sur la grande horloge murale, au fond, près du bureau de la réception. Une simple phrase sortit alors de sa bouche :


« Il est six heures quarante-cinq. »


Un silence consterné s'imposa pendant plusieurs minutes. Chacun observait la jeune adolescente à lunettes dont le verre masquait à demi ses deux pupilles noires. Finalement, Flora se décida :

« Quel est le rapport avec la question ? »

Sandra haussa les épaules en esquissant un de ses sourires énigmatiques, montrant son ignorance.

« Je ne sais pas. C'est juste que, si je ne me trompe pas, le four aurait dû être arrêté il y a exactement un quart d'heure. »

Les Londoniens écarquillèrent les yeux, face à une telle réplique qui avait été dite avec tant de naturel. Luke leva le bout du nez et renifla l'air de la salle ; une brume grisâtre commençait de s'amonceler au plafond.

« Ça sent le brûlé ! » cria-t-il en bondissant de son siège et se précipitant vers la cuisine, affolé.

Flora partit le rejoindre en prenant ses jambes à son cou, balbutiant des mots sans sens réel. Dans le feu de l'action, les deux adultes ne se rendirent pas tout de suite compte que l'interrogée avait profité de l'occasion pour sortir de la salle, et probablement retourner dans sa chambre. Alors qu'Emmy s'apprêtait à venir la rechercher, l'homme au haut-de-forme l'arrêta calmement. L'assistante articula quelques questions montrant toute son incompréhension – mais pourquoi ne pas réagir ? C'était très étrange, comme réaction ! Il ne fallait pas laisser passer ça ! –, mais le professeur tenta de l'apaiser par son silence.

« J'irai la voir demain matin. Elle n'aime pas parler lorsque nous sommes tous ensemble.
- Tout de même... Faites attention. Elle est vraiment maligne, Professeur. Réussir à profiter du dîner pour éviter de répondre à une question si importante... »

Elle s'interrompit ; l'archéologue avait de nouveau son regard dans le vague, et sa main sur le menton. L'assistante soupira, puis se résigna à l'abandonner dans la réception, courant aider les deux adolescents avec un repas à refaire. On ne pouvait plus rien apprendre désormais, et cela ne servait plus à rien de lui demander son avis.
Elle respectait profondément le professeur Layton, et l'admirait depuis qu'elle le connaissait. Cependant, il y avait bien des fois où elle eût vraiment désiré savoir ce qui se déroulait dans son esprit ; particulièrement lorsqu'il était dans ces moments-là.

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