Chaos Sanctuary
- Monsieur, j'étais à Lavanville quand le Pokémon a frappé, affirme Levis.
Il sait qu'il ne lui apprend rien, mais il ne voit pas comment démarrer cette nouvelle entrevue autrement. Ses rendez-vous avec le patron se multiplient, ces temps-ci, et il commence à avoir peur de ce qui l'attend par la suite.
- Alors pouvez-vous m'expliquer pourquoi vous avez échoué encore une fois ? fait le Boss d'une voix sarcastique, en appuyant sur le « encore une fois ».
Levis marque un temps d'arrêt.
- Allons, fait le Boss, je vous invite à tout me dire dans les détails, je voudrais bien être au courant de tout ce qu'il s'est passé.
Levis voudrait bien refuser et quitter ce bureau au plus vite, mais il n'a pas le choix, il sait qu'il a encore déçu son patron. Et décevoir le Boss, c'est souvent l'une des dernières choses que l'on fait de sa vie.
- La petite, fait-il d'un ton éteint, en murmurant presque. Elle se trouvait à Lavanville au moment des faits et elle nous a empêché de prendre possession du Pokémon.
Une veine palpite sur la tempe du Boss, signe qu'il est en colère. Levis commence à bien connaître tous ses tics, et il sait que dans quelques instants, ses doigts vont se mettre à tapoter férocement contre le bureau, dans une cadence accélérée et nerveuse.
- Comment expliquez-vous qu'à elle seule, elle ait arrêté plusieurs dizaines d'agents de la Team ? rétorque le Boss, dont l'énervement est bien visible, à présent.
- Eh bien, elle a reçu de l'aide. Il semblerait qu'ils soient deux à l'accompagner, en vérité. Celui qui l'accompagnait le jour de l'affrontement à Céladopole était toujours là, mais il y en avait... un autre.
Le patron se met à tapoter ses doigts contre la table, comme prévu, et Levis retient sa respiration.
- Un autre ? fait-il, l'air intéressé. Vous l'avez identifié ?
- Non, Monsieur. Tout a été bien trop bref. La scène au complet n'a duré que quelques minutes, et dans la confusion la plus totale.
- Je vous en prie, poursuivez, le presse le Boss.
Levis déglutit discrètement, et ressasse les faits au Boss dans leur intégralité.
Lorsque je descendis ce matin là dans la salle à manger de Renji, encore à demi endormi, je trouvai Noa, affalée dans un fauteuil, l'air soucieuse. Elle tenait un journal à la main. Malgré la torpeur dans laquelle je me trouvais encore, son air inquiet ne m'échappa pas, et je m'avançai immédiatement vers elle.
- Eh bien ? demandai-je. Que se passe-t-il ?
Elle leva les yeux vers moi.
- Tiens, fit-elle en me tendant le journal. Lis.
Je pris le document et écarquillai les yeux afin de chasser le flou qui obstruait ma vue, puis m'assis dans le fauteuil voisin et commençai ma lecture. L'article dont Noa voulait parler faisait le gros titre de la Une. « ESCAPADE MASSIVE DE CHAOS SANCTUARY : LA CAUSE DES DESTRUCTIONS. » J'ouvris de grands yeux et tournai la page pour lire l'article. Celui-ci était le suivant : « Les inquiétantes destructions dont plusieurs villes de Kanto ont déjà été victimes dans la semaine précédente viennent de trouver leur explication. En effet, le Chaos Sanctuary – lieu mythique dans lequel on a enfermé les Pokémon légendaires il y a 60 ans de cela, a été ouvert et tous les Pokémon qu'il contenait ont pris la fuite. » Inutile de lire la suite, je savais déjà ce qu'elle contiendrait. L'article s'achevait sur une question : « Quel avenir pour Kanto dans cette situation de crise ? »
Je reposai le journal et ne dis rien, pendant quelques instants. Ce fut Noa qui rompit le silence.
- Je ne comprends pas pourquoi ils ont averti les populations ! pesta-t-elle. Si les gens sont affolés, la situation va être bien plus difficile à maîtriser. Imagine un peu ! Je suis sûre qu'à ce jour des familles entières sont en train de chercher à quitter Kanto. Bon sang, ça ne nous facilite pas la tâche...
Je haussai les épaules.
- Je ne comprends pas non plus. Il est vrai que ça n'a arrangé personne d'annoncer ça aux gens.
Un éclair de compréhension passa alors dans les yeux grands ouverts de la fillette.
- Oh, merde... murmura-t-elle.
Je ne dis rien, sachant qu'elle allait me faire part de sa découverte dans la minute qui suivrait. Effectivement, je ne m'étais pas trompé puisque quelques instants plus tard, elle se tourna vers moi avec des yeux affolés.
- C'est la Team Rocket, c'est évident !
- Hein ? Mais qu'est-ce que la Team Rocket a à voir avec tout ça ? m'étonnai-je, encore inconscient de tout ce que l'affaire renfermait.
Noa ne sembla pas prendre compte de ma question et continua à se lamenter pour elle-même. Elle entortilla une de ses mèches noires autour de son index, signe d'anxiété chez elle, et réfléchit à toute vitesse.
- Evidemment, ça les arrange... Dans une telle confusion, ils pourront agir beaucoup plus librement. Il fallait provoquer le bang qui accélèrerait tout.
- Noa, j'comprends rien à ce que tu racontes... tentai-je, en espérant qu'elle m'en dirait plus.
Mais elle se redressa vivement, et me regarda, une lueur acharnée dans les yeux.
- Il faut que j'en parle avec Renji, annonça-t-elle précipitamment.
Après quoi, elle courut dans la chambre de ce dernier et j'étais bien placé pour savoir qu'elle n'en sortirait pas avant un petit moment. Une boule dans la gorge, je renonçai à lui soutirer quoi que ce soit aujourd'hui et me résignai à continuer la petite existence que je menais depuis mon arrivée à Lavanville. Seulement, les évènements ne m'en laissèrent pas l'occasion.
Depuis que j'ai su que les Pokémon légendaires étaient la cause de toutes les destructions qui opéraient dans le pays, je me suis mis à penser que j'éprouverais une haine farouche envers eux, qui avaient détruit des dizaines de villes, et arraché des centaines de vies. Pourtant, je fus étonné de constater que ce ne fut pas le cas. Je compris ce jour là que les Pokémon de l'Hexagone n'étaient pas mes ennemis. Mes vrais ennemis étaient ailleurs. Eux n'étaient que des créatures sauvages que l'on avait enlevées à leur habitat, et que l'on avait exploitées. Et à présent, une fois libérés, ils agissaient en tant que tels : il se vengeaient. Vous me direz que rien ne justifie une vengeance, c'est ce que je pensais aussi.
Je me trouvais sur la place principale de la ville à ce moment là, sortant tout juste du Centre, mes Pokémon ayant besoin de repos après leur séance d'entraînement dans la forêt. Sans doute serai-je retourné chez Renji – après tout il était presque l'heure de manger, si je n'avais pas senti sous mes pieds une vibration, d'abord imperceptible, qui allait en s'accentuant. Bien malgré moi, celle-ci me soutira un long frisson tout le long de l'échine. La dernière fois que j'avais ressenti une telle ampleur sous mes pieds, la journée s'était soldée avec une centaine de morts et une ville calcinée. Ma curiosité, et sans doute, ma peur, également, ayant été piquées, je me retournai donc et m'agitai pour comprendre d'où cette sensation pouvait bien provenir. Je n'eus pas à attendre longtemps.
Sans prévenir, sans même laisser aller la vibration à son point culminant, un rugissement formidable retentit, apparemment tout proche. Je sursautai violemment, de la même façon que les dizaines de personnes présentes autour de moi. Quelques enfants se mirent à pousser des gémissements et se cachèrent dans les jupons de leur mère. Il y eut un silence de quelques secondes, le temps que chacun reprenne ses esprits et se fige pour voir ce qui suivrait. Puis soudain, une explosion, non loin. Une maison voisine venait d'être littéralement réduite à l'état de ruine, et lorsque les gros nuages noirs de poussière qui se formèrent furent retombés, chacun put comprendre ce qui en était l'origine. Un Pokémon immense se tenait là, à l'endroit où devait être autrefois la porte, surplombant tout le monde dans toute sa splendeur et nous toisant de ses yeux rubis étincelants. Bien malgré moi, je ne pus m'empêcher de trouver la créature magnifique. Un gros cristal siégeait au centre de son front, renvoyant les rayons de soleil dans plusieurs directions et dont la surface lisse et parfaite brillait d'un éclat argenté. Le corps lui-même du Pokémon avait des formes parfaites, et une couleur bleue azur, et une fantastique crinière violette ondulait le long de ses longs membres, étirés et puissants. Jamais je n'avais vu une telle beauté de ma vie, si bien que j'en fus ému aux larmes. Et si je ne compris pas, quelqu'un se hâta de le faire à ma place.
- Suicune ! hurla-t-il. C'est Suicune !
Je me souvins alors des paroles de Noa. Suicune. L'un des trois chiens légendaires, l'un des échappés du Chaos Sanctuary, évidemment. Suivant à l'émerveillement, une peur déchirante me lacéra les tripes. Je me trouvais encore une fois au cœur d'un de ces ravages, à cette différence que cette fois-ci, tout le monde savait par qui il était attaqué.
Comme si l'entente de son nom l'avait stimulé, Suicune poussa un nouveau hurlement à la puissance étonnante – qui n'avait rien à voir avec le cri strident de Sulfura, que j'avais déjà entendu, et fit un grand bond afin de se propulser au cœur de la place. Ce fut le déclic pour tout le monde, ou presque, et la situation vira à la panique totale. Les gens couraient en tout sens, tentant de se réfugier partout où ils le pouvaient, mais de par sa vitesse et sa mobilité, il suffisait au colosse d'un bond pour les rejoindre et les empêcher de fuir. Plusieurs des personnes présentes tentèrent de se réfugier dans les maisons voisines, ce qui fut une regrettable erreur puisque la plupart d'entre elles furent réduites à l'état de décombres dans les dix secondes qui suivirent. Rien ne semblait pouvoir arrêter la rage du Pokémon, et bien que terrorisé, j'étais également impressionné par sa puissance dévastatrice, et devais être le seul à ne pas avoir bougé d'un pouce depuis le début de l'attaque. Je me trouvais toujours là, debout comme un idiot au milieu de la place.
Je me remis à prendre conscience de mon corps et de mes mouvements lorsque le colosse fonça vers moi, au même titre que les autres. Malgré sa vitesse fulgurante, je réussis à esquiver le coup au dernier moment, et effectuai un roulé-boulé de quelques mètres dans la poussière, dont le goût amer et sableux s'insinua dans ma bouche. Je me mis à toussoter et cracher, et les nuages de décombres dégagés par chacun des mouvements du légendaire me piquaient les yeux et m'irritaient la gorge. La situation était presque similaire à ce que j'avais vécu quelques semaines plutôt, dans mon lycée. Presque. A ceci près que je n'étais pas cloisonné dans un bâtiment, mais ce point était discutable. La place toute entière était une cage pour qui s'y trouvait, impossible d'en sortir sans avoir affaire à la créature qui la gardait. Pendant mes péripéties au ras du sol, je m'interrogeai. Tous les ravages qui avaient eu lieu précédemment dans les autres villes avaient été faits « proprement » , si j'ose dire, c'est à dire que les Pokémon qui les avaient effectués ne s'étaient pas montrés. Il n'y avait jamais eu aucun témoin, rien que les dégâts pour prouver son passage. Or, Suicune se montrait pleinement aujourd'hui, comme s'il savait pertinemment que la population entière était à présent au courant. Je n'eus pas le loisir de me pencher davantage sur la question, car la maison voisine qui était déjà bien amochée s'écroula et je dus effectuer une nouvelle roulade pour échapper aux poutres et aux pierres qui menaçaient dangereusement de m'atteindre.
Le tableau aurait pu continuer ainsi, et il ne fait nul doute que si ça avait été le cas, le colosse aurait détruit la ville, de la même façon que les autres, en quelques dizaines de minutes. Cependant, les choses se passent rarement comme on l'imagine lorsqu'on a affaire à un légendaire, surtout lorsque d'autres individus s'en mêlent, et ce ne serait pas la dernière fois que j'aurais l'occasion de m'en rendre compte. En effet, alors que le colosse envisageait de quitter la place pour aller étendre ses destructions ailleurs, un câble fouetta l'air pour aller attraper sa jambe. Pris de vitesse, il n'eut pas le temps d'y échapper et tomba lourdement sur le sol, déstabilisé par le lien. Je me retournai vivement afin de voir qui était à l'origine de ce retournement de situation. Au bout du câble se tenaient quatre hommes, à tout point de vue identiques aux autres. A ceci près qu'ils avaient un bracelet aux rayures noires et rouges autour du poignet. « Merde, merde » marmonnai-je intérieurement. Un des compagnons de celui qui avait lancé le câble en fit de même, et une fois encore Suicune ne parvint pas à l'éviter. Le colosse se retrouva donc à terre, avec les deux pattes arrières emprisonnées, et à chaque fois qu'il essayait de se relever, il suffisait au petit groupe de tirer sur les câbles afin de le déstabiliser à nouveau. Ce handicap mit le légendaire en très mauvaise posture, ce que les agents de la Team Rocket ne manquèrent pas de remarquer puisqu'ils envoyèrent aussitôt après leurs Pokémon sur la créature.
Suicune comprit immédiatement leurs intentions, et s'il était privé de sa mobilité, il ne l'était pas pour autant de ses autres capacités. Il envoya donc un Laser Glace fulgurant en direction de la bonne dizaine de Pokémon qui étaient apparus, en mettant trois ou quatre au tapis en un seul coup. L'attaque étant passée à proximité de moi – toujours allongé sur le sol et regardant la scène, stupéfait, je sentis un froid glacial s'emparer de moi et compris à quel point le légendaire était puissant. A partir de ce moment, il se démena comme jamais, sans parvenir à se libérer de ses liens, mais réussit tout de même à causer de sérieux dommages à tous ses adversaires. Les attaques affluaient de toutes parts, et c'était un véritable défi de suivre le combat qui s'annonçait acharné. Malheureusement, ainsi harnaché et seul contre plus de dix Pokémon – qui de plus semblaient puissants, Suicune perdit rapidement l'avantage et se retrouva assailli sous les attaques de ses adversaires, sans savoir où donner de la tête, frappant un peu au hasard. La situation aurait sans doute très mal tourné pour lui si un autre Pokémon volant étranger jusqu'alors à la situation, toutes griffes dehors, n'avait pas fait son apparition. Dans un éclair orangé, il fonça en piqué sur le légendaire, non pas pour l'attaquer mais pour sectionner les câbles. Avec une telle vitesse et de telles griffes, il réussit du premier coup, et libéra Suicune de ses liens.
Je regardai le nouvel arrivant. Un Dracaufeu massif et puissant. L'œuvre de Noa, à n'en pas douter. D'ailleurs, cela n'échappa pas non plus à la Team Rocket.
- C'est le Pokémon de la gamine ! lança quelqu'un au cœur du petit groupe. Elle est ici, faites attention !
Certains se retournèrent et la cherchèrent du regard, mais trop de choses se déroulaient à la fois pour pouvoir comprendre clairement ce qui se passait. En tous les cas, Suicune avait récupéré sa mobilité et enchaînait maintenant les attaques à une vitesse fulgurante. C'est alors que je fis un geste totalement stupide et inutile, j'envoyai mes propres Pokémon au combat, non pas contre le colosse azuré, mais contre ses nombreux assaillants. Ni mon Evoli, ni mon Caninos, n'étaient à la hauteur des Pokémon imposants de la Team Rocket, mais ils purent se mesurer à des adversaires plus à leur échelle, tels qu'un Smogo et un Rafflesia, appartenant sans doute à un jeune agent de la Team. Ils reçurent rapidement du renfort, et, sans surprise, je vis apparaître un Herbizarre et un Persian, qui se mirent eux aussi à lutter corps et âme dans la bataille. Alors que je cherchai Noa des yeux sans la trouver, ses Pokémon furent rejoints par un Léviator – non pas bleu comme on avait l'habitude d'en voir, mais d'une couleur tirant sur le violet, et un Kangourex. Je ne mis pas longtemps à deviner que c'était là l'œuvre de Renji. Le combat se poursuivit pendant quelques minutes, et Suicune – et ses adjuvants, prenait à présent l'avantage avec assurance. Ce fut ce moment que Noa choisit pour apparaître, derrière moi, tout en donnant l'ordre à son Dracaufeu de plonger en piqué sur un Tadmorv adverse.
- La gamine ! Attrapez-la ! cria quelqu'un.
J'avoue qu'à ce moment, je détachai mon attention du combat pour regarder Noa. En un coup d'œil, elle repéra deux agents de la Team Rocket qui couraient vers elle tandis que les autres s'occupaient d'assurer le combat, et elle ne prit pas la fuite comme je m'y attendais, mais attendit sagement qu'ils arrivent jusqu'à elle. L'un d'eux tenta alors de l'attraper par le bras, mais elle se faufila astucieusement entre les deux, et décocha un coup de pied à l'autre, un peu maladroit, mais fort bien placé.
L'agent se plia en deux et je me serais presque attendu à ce que son visage prenne une couleur violacée, de la même façon que certains personnages dans les mangas que j'avais eu l'occasion de regarder. En tous les cas, celui-ci était définitivement hors combat. Pour ce qui était de l'autre, il était bien plus adroit, sans doute avait-il plus d'expérience. Toujours est-il qu'il ne se laissa pas abuser par toutes les feintes de Noa, et que par plusieurs fois il faillit bien l'attraper, et si la fillette n'avait pas été dotée d'une agilité peu commune, je doute qu'elle s'en soit tirée aussi bien ce jour-là. Vint cependant un moment où elle commença à s'épuiser. Pendant un instant, j'envisageai de venir l'aider, mais je notai que je tenais à peine sur mes jambes et que je ferais plus de catastrophes qu'autre chose. L'aide dont elle avait besoin ne fut apportée ni par Renji, ni par moi, ni même par un de ses Pokémon. Ce fut Suicune.
Une fois qu'il eut mis au tapis la majorité de ses adversaires, il se retourna vers nous et remarqua la situation délicate dans laquelle se trouvait la fillette. Il poussa alors un rugissement féroce et expulsa l'agent de la Team Rocket à quelques mètres de là, d'un simple coup de patte. Un Rapasdepic et un Arboc – les deux seuls rescapés de l'affrontement contre Suicune, crurent bon de profiter de ce moment d'inattention de la part de leur cible pour charger, mais celui-ci se retourna aussitôt et les mis eux aussi hors-combat en utilisant un Laser Glace puissant. Le légendaire était à présent complètement libre, vainqueur, et Noa, tombée à la renverse l'observait, fascinée.
En désespoir de cause, un des deux seuls agents de la Team Rocket qui n'avait subi aucun dommage physique eut la stupidité de lancer une Pokéball sur le colosse, dont il se libéra aisément. Il se débarrassa ensuite des deux hommes au bracelet rouge et noir d'une façon peu élégante, puis posa son regard sanglant sur Noa et moi, du moins, je l'aurais juré à cet instant. Ses yeux couleur rubis étaient extraordinairement profonds, et les nuances de rouge et de pourpre qui y miroitaient étaient fascinantes. Je crus également discerner une lueur de ce que j'appellerai de la reconnaissance, bien que ce ne soit qu'une hypothèse. Une seconde plus tard, il était reparti, entraîné par un bond prodigieux, et il ne tarda pas à disparaître au loin, dans les collines, ne laissant derrière lui qu'un champ de ruines et des dizaines de personnes encore terrorisées. Il fallut dix bonnes minutes à Noa pour reprendre ses esprits, durant lesquelles les gens sortirent peu à peu de leurs cachettes, pleurèrent leurs maisons ou encore leurs proches blessés. On vit notamment un bon nombre de personnes sortir des décombres avec quelques blessures, superficielles mais douloureuses.
- Partons, fit Noa d'un ton grave. Partons avant que ces quatre-là ne reprennent conscience.
Renji et moi nous nous exécutâmes sans prononcer un mot, encore sous le choc de tout ce qui venait de se passer, et pour ma part, assez bouleversé par la beauté du regard de l'animal. En dix minutes, nous passâmes tout d'abord chercher le strict minimum chez Renji – Noa fut d'ailleurs fort mal à l'aise, et elle déclara qu'elle ne nous sentirait pas en sécurité tant que nous n'aurions pas quitté la ville, puis nous rejoignîmes la forêt et nous y enfonçâmes suffisamment profondément pour que la nervosité de la fillette soit calmée. Après quoi, nous nous assîmes en cercle sur un tapis de feuilles mortes.
- Eh bien, encore une fois nous sommes pris par surprise par des éléments imprévus, soupira la brunette. Navrée de vous avoir embarqués là-dedans.
- Ça ne fait rien, ça ne fait rien, fit Renji avec un de ses sourires étranges. Je dois avouer que je ne me suis pas ennuyé ce matin.
Le jeune homme semblait effectivement ravi, voire même s'être amusé, et je me demandai alors comment il pouvait s'amuser de choses pareilles. Mais Renji était définitivement un être étrange, et la suite le certifierait encore davantage. Bien que je ne sois pas réellement habité à sa présence, il avait ma sympathie – ma jalousie aussi, mais ça, c'était une autre histoire.
- Alors, que fait-on ? finis-je par demander.
Noa eut un sourire espiègle.
- On va leur mettre des bâtons dans les roues.
Lorsque la population de Kanto prit connaissance de la cause de la destruction de ses villes, les conséquences eurent une bien autre ampleur que ce que j'avais imaginé.
En tout premier lieu, il y eut un mouvement de panique intense, et des centaines de milliers, peut-être même des millions de personnes envisagèrent de migrer vers Johto ou Hoenn dans un très court délai. Personne ne réussit à arriver à destination. En effet le jour-même, toutes les routes vers d'autres régions furent coupées. Tous les bateaux qui partaient vers d'autres horizons coulèrent sans aucune explication, la plupart du temps sans survivants. Les quelques rescapés de ces naufrages témoignèrent d'attaques multiples par des Pokémon aquatiques, quelque soit l'endroit où ils se trouvaient. Tenter de fuir par voie des airs relevait là aussi de la pure folie, puisque les avions ou convois furent eux aussi attaqués, par des Pokémon aériens cette fois. Une véritable barrière se referma sur Kanto, et l'on commença à parler de la « Muraille ». Un véritable traquenard semblait s'être refermé sur l'île, piégeant ses habitants en son sein. Tout contact téléphonique ou radiophonique vers d'autres régions fut également coupé, isolant totalement Kanto du reste du monde.
Ce phénomène accrut la panique, puis, lorsque chacun se retrouva coincé ici, le véritable désordre commença. Il débuta tout d'abord par un refus catégorique des populations d'obéir. Bien vite, la fonction de maire, de président ou de conseiller se révéla totalement inutile, et ce à l'échelle nationale, ce qui chamboula considérablement la hiérarchie et le pays tout entier. Le Gouvernement, qui ne devait son grand pouvoir qu'à l'obéissance des citoyens, se retrouva divisé et totalement impuissant. Très vite, toute trace de l'ancien monde dans lequel on avait vécu jusqu'à présent s'effaça, et une partie de « chacun pour sa peau » féroce s'engagea. Beaucoup choisirent de s'enrôler dans ce que l'on appela des Caravanes : un groupe, de quinze à cent personnes en moyenne, escorté par les Pokémon de chacun, qui faisait route à travers tout le pays dans le but de conduire une rébellion, qui hélas était tout à fait inutile. Toujours est-il que ces Caravanes eurent beaucoup de succès, et la majorité des jeunes préféraient rejoindre ce genre de groupes que de rester assis chez eux en attendant que leurs maisons ne soient, elles aussi, détruites.
Puis, dans un troisième temps, les Pokémon, qui étaient depuis longtemps passés au second plan, ressurgirent en puissance. On fabriqua des Pokéball et des accessoires utilisés au temps des dresseurs en masse, et des captures par millions se produisirent à travers tout le pays, ce qui déstabilisa également les Pokémon sauvages, qui accélérèrent leur rythme de reproduction. En quelques semaines, le nombre de Pokémon sauvages doubla, selon les statistiques, et il n'était désormais pas rare, et même très fréquent, de croiser des quantités de dresseurs et de Caravanes sur les chemins de Kanto, ainsi que des colonies entières de Pokémon sauvages en tout lieu.
Au terme de ces trois phases, on commença à parler de la division du pays en trois. D'un côté, les « Stables » : ceux qui continuaient à vivre comme avant, dans la crainte perpétuelle que leur ville soit détruite, mais dans une tranquillité relative, et qui obéissaient aux quelques directives que le Gouvernement osait encore lancer. De l'autre, les « Volages », ceux qui s'engageaient dans les Caravanes ou qui partaient seuls, Pokéball en poche, afin de rejoindre des mouvements de rébellion et de réfléchir à la situation avec leurs confrères, dans le but de renverser l'autorité et de rétablir un ordre qui leur était propre. Et enfin, les « Ultimistes » , ceux qui pensaient qu'il s'agissait là du renversement de l'humanité à proprement parler, et qu'il était temps que les Pokémon reprennent leurs droits sur les humains. Ces derniers étaient sans doute les plus dangereux, puisqu'ils furent les premiers à commettre des actes terroristes : destructions partielles ou totales de lieux importants, de trains ou de métros, et j'en passe. Tout ce qui était né de la main de l'homme était bon à détruire. Les Ultimistes fondaient généralement de petits villages dans les forêts, pensant qu'il était grand temps d'effectuer un retour à la nature et d'effacer la trace de l'humanité.
Pour résumer le tout, alors que je ne m'attendais qu'à un mouvement de panique superflu, l'événement chamboula définitivement et radicalement tout le pays. Encore aujourd'hui, lorsque je raconte ces évènements, les paroles de Noa me reviennent en tête. « En vérité, le monde dans lequel on vit est en train de subir des bouleversements majeurs, à tous les niveaux. Le calme provisoire instauré par le gouvernement a tenu un temps, mais tout cela a été chamboulé. C'était instable de toutes façons ». Ce fut sans doute une des seules personnes à avoir prévu ce qui allait se passer. En tous les cas, encore une fois, ses paroles furent confirmées par les évènements, ce qui n'était plus une surprise.
C'est donc dans ce nouveau monde, le monde de la Chute, bouleversé à tout point de vue, que nous poursuivîmes le combat de la fillette. C'est même à partir de ce moment que les choses commencèrent réellement pour nous.
- Falke, m'expliqua Noa. A partir de maintenant les choses sont simples. La Team Rocket va tenter de profiter de l'état de chaos total qui règne dans le pays pour s'emparer des villes. Il semble également évident qu'elle va essayer de capturer les Pokémon de l'Hexagone. Seuls, ils ont des faiblesses, mais tous les six réunis, il est impossible de les battre. Il faut donc les empêcher de mener ces deux ambitions à bien.
J'écarquillai légèrement les yeux. Cette petite avait de l'ambition, c'était une chose, mais peut-être en avait-elle trop. Mais j'avais appris à ne jamais suggérer l'option « c'est impossible » en sa compagnie, ce mot ne semblait pas faire partie de son vocabulaire, et la brunette allait par la suite repousser les limites de l'impossible très loin.
- Je vois... Et comment comptes-tu faire ? C'est plutôt délicat, suggérai-je.
Noa me gratifia d'un léger sourire.
- On a un plan.
Elle se retourna vers Renji.
- On n'a pas passé nos journées à bronzer, à Lavanville.
Puis elle se retourna vers moi.
- Le premier pas à faire pour leur nuire, c'est de s'introduire chez eux.
Je ne compris pas où elle voulait en venir. Elle sourit de nouveau, puis, aidée de Renji, elle m'expliqua leur plan.
- C'est dangereux, fis-je remarquer pour finir.
Noa sembla sur le point de rétorquer quelque chose, mais je la coupai avant cela.
- Mais bordel, ce que c'est astucieux, ajoutai-je.
Nous finîmes par passer le reste de notre journée dans la forêt en question. Noa se sentait trop lasse pour continuer, et je dois avouer que prendre une après-midi de repos dans ce lieu calme et frais après cette matinée mouvementée ne m'était pas non plus désagréable. Je m'imposai néanmoins une heure d'entraînement, pour ne pas rompre avec les bonnes habitudes que j'avais prises, qui fut interrompue en raison de l'état d'épuisement de mes Pokémon. Retourner au Centre pour les faire soigner était cependant trop risqué, j'utilisai donc deux Supers Potions que nous avions récupérées précipitamment chez Renji avant de partir. Le soir venu, nous discutâmes longuement avec le jeune homme et Noa, non pas de tous les évènements qui nous arrivaient mais de tout et de rien. Cette conversation me détendit, et je compris que l'esquisse d'une réelle amitié commençait à se dessiner entre nous trois. Même Renji, que je ne connaissais que depuis peu, m'inspirait la sympathie, et à n'en pas douter nous nous entendrions bien. Nous reprîmes notre route le lendemain, en direction de Céladopole. J'eus cette impression désagréable de faire marche arrière, et d'avoir fait du chemin inutile, mais Noa me certifia que ce n'était pas le cas. En effet, le repaire Rocket principal se trouvait dans cette ville, et, étant donné le plan qui était maintenant établi, Renji était absolument indispensable. Aller à Lavanville pour retourner à Céladopole était donc la seule chose à faire.
- D'autant plus, ajouta-t-elle, que maintenant que tu connais un peu la ville, ce sera plus simple, pour toi comme pour moi.
Toujours est-il que trois jours de marche étaient prévus pour arriver à destination, étant donné qu'il valait mieux éviter Safrania. Il fut entendu que Renji irait y faire soigner nos Pokémon – selon Noa, je n'étais moi-même plus en sécurité, et que nous repartirions. La perspective de marcher trois jours de plus ne m'enchantait guère, mais hélas, il n'y avait pas d'autre solution, et l'enjeu à la clef était de taille. Nous nous mîmes donc en route de bonne heure en prenant soin de passer par les campagnes. Je commençais à me demander si je n'allais pas parcourir tout le pays à pied si les plans de Noa continuaient sur cette voie. En vérité, j'allais faire bien plus long et bien plus fantastique que cela.
Pour la énième fois, Levis est appelé dans le bureau du Boss. C'est à se demander pourquoi, il n'est après tout pas le seul officier de la Team Rocket. Mais le patron semble lui accorder sa confiance, et c'est quelque chose d'enviable. De toutes façons, on ne contredit pas les ordres du Boss. Levis entre donc dans ce grand bureau, qui le met toujours aussi mal à l'aise, et se plante devant le patron en attendant qu'il l'invite à parler.
- Bonjour, Drake, finit par dire ce dernier. Je suppose que vous savez pourquoi vous êtes ici aujourd'hui ?
« Parce que vous ne pouvez pas vous passer de moi, il faut bien quelqu'un qui fasse les choses à votre place, Monsieur » se surprend à penser Levis. Mais il n'en fait rien, et répond poliment :
- Je ne pense pas, Monsieur.
Le Boss se tourne sur sa chaise, pose ses coudes sur la table et joint ses doigts, arborant un air sérieux.
- Après votre échec plus ou moins lamentable à Lavanville, j'exige de vous que vous fassiez vos preuves. Je vous donne une seconde chance.
« Trop aimable » , songe Levis avec cynisme.
- Raikou a été signalé près de Carmin sur Mer, annonce le Boss d'un ton solennel. Vous dirigerez l'opération, et aurez l'autorité sur toute la Caserne de Carmin.
Levis aurait préféré qu'on ne l'embarque pas à nouveau dans une de ces histoires. Les Pokémon légendaires, ce n'est pas pour lui, il s'en est rendu compte une première fois et n'a pas vraiment envie de renouveler l'expérience. Il s'est engagé dans la Team Rocket pour dominer, pour être là quand la fin de ce monde viendra et pour y participer. S'il avait su qu'il ferait la chasse aux chimères, sans doute y aurait-il réfléchi à deux fois. De longues années de servitude au sein de la Team n'aboutissent pas toujours à ce que l'on voudrait, surtout avec un tel homme à sa tête. Levis se retient de pousser un soupir. Hier, il a fait le trajet Céladopole - Lavanville, aujourd'hui, il a fait Lavanville - Céladopole, et le revoilà parti pour de bonnes heures de voyage, Céladopole - Carmin sur Mer. Néanmoins il acquiesce sagement, espérant que cette fois il saura mener sa mission à bien.
- Bien, Monsieur. Je vous ramènerai ce Pokémon.
Il attend que le patron lui donne l'ordre de disposer.
- Vous n'avez pas le droit à l'erreur, cette fois, Drake, ajoute le patron.
Levis le remercie silencieusement de lui mettre une pression supplémentaire, puis se retire en silence, laissant le Boss à ses occupations. Ce dernier sourit, et se retourne sur sa chaise.
Malgré les légers contretemps, il sait qu'ils reprennent peu à peu les choses en main. Et d'ici peu, de très bonnes choses vont arriver pour la Team Rocket. Il sourit. Un jour nouveau s'annonce, celui qu'il a tant attendu et préparé. Et la gamine ne pourra rien pour l'en empêcher, cette fois. Mais il la retrouvera. Elle ne pourra pas passer éternellement entre les mailles de ses filets. Il la soupçonne de préparer quelque chose contre lui, mais qu'importe, il sera prêt. Il ne sait pas encore ce qu'il fera d'elle lorsqu'elle sera à nouveau en son pouvoir. Elle ne se pliera plus à ses ordres après de telles péripéties, inutile d'en douter, elle est trop têtue pour cela. Mais il lui réserve quelques petites surprises.
Le Boss attrape une boîte de cookies posée sur sa table. Toute cette agitation n'est pas une raison pour ne pas profiter sagement. Il ouvre le paquet, prend un certain plaisir à faire crisser l'emballage de plastique translucide entre ses doigts, puis attrape un biscuit et mord dedans, savourant les quelques morceaux qui s'effritent dans sa bouche. Personne ne se doute de rien. Tous ces crétins se retournent contre un ennemi qui n'est pas réel. Et pendant que le Gouvernement et les autorités en pâtissent, lui progresse dans l'ombre, et il frappera au moment venu, par surprise. Oui. Décidément, les choses sont aussi géniales qu'il l'espérait. Il ne reste plus qu'à s'emparer de la petite.