Chaos Sanctuary
Rien de tel qu'une catastrophe ou qu'un changement majeur pour vous faire prendre des décisions. Pas toujours bonnes, souvent sur des coups de tête. Mais une décision reste une décision, et si le drame me bouleversa, il eut au moins le mérite de me faire réfléchir. Du moins, c'était ce que je pensais.
Ma décision était la suivante. Suite aux bouleversements majeurs qu'avait eu à subir le pays, j'allais partir, voler de mes propres ailes. Certes, cela pouvait sembler stupide, étant donné le danger indéniable que cela représentait. Mais il n'est jamais trop tard pour se découvrir un esprit aventureux, et si par le passé de jeunes dresseurs partaient avec leurs Pokémon en quête d'aventure, alors je ferais de même. Pas poussé par les mêmes motivations, du moins. Pas tout à fait.
Je jugeai inutile d'informer ma mère de ma décision, auquel cas elle m'aurait enfermé dans ma chambre et ce jusqu'à ce que je change d'avis, et préparai mes affaires moi-même en me fixant sur un jour précis, que j'appelai le jour J, comme dans de nombreux bouquins, et surtout pour me donner un air. Mais mine de rien, j'avais peur. C'était d'ailleurs pour ça que je partais. Si la peur en paralyse certains, elle m'a toujours donné des ailes. Mon choix n'était pas très intelligent mais j'étais fermement décidé. C'était maintenant où jamais, et je me jurai solennellement de ne pas revenir sur mes pas, en sachant que l'envie m'en prendrait parfois.
A J-3, mes affaires étaient prêtes et j'étais certain de ne rien avoir oublié. Sac de couchage, provisions, argent, vêtements de rechange... Tout y était. J'avais même pris le soin de réhabituer notre Pokémon familial à sa Pokéball. Evidemment, je ne comptais pas partir de la maison sans un Pokémon. Celui-ci était vieux, mal en point, mais il ferait l'affaire, et j'avais trop d'affection pour lui pour envisager de le trimballer pendant toute la durée qu'aurait éventuellement mon voyage. Il s'agissait d'un Caninos. J'envisageais de capturer un ou deux Pokémon durant mon voyage, puis de le relâcher dans la nature. Après tout, je lui devais bien cela. Après quoi, je parcourrai les routes, je tenterai, comme tout le monde, de trouver une explication aux ravages que nous subissions actuellement, et je me débrouillerai comme je pourrai. L'idée de voler de mes propres ailes était à la fois effrayante, et terriblement excitante. Et je ne résiste jamais à ce genre d'appel.
A J-1, je me reposai toute la journée, afin d'être en forme la nuit venue, vérifiai maintes et maintes fois le contenu de mon sac à dos, me ressassai sans cesse les paroles de Noa et vagabondai dans mes pensées. Enfin, vers une heure du matin, je me sortis de ma somnolence et mis mon sac sur mon dos. Le geste me tira un long frisson le long de l'échine, ainsi qu'un sourire stupide. J'avais du mal à réaliser ce que je faisais, mais étais fier de le faire, quoi que ce soit. La Pokéball de Caninos glissée dans ma poche, je m'avançai sans bruit dans le couloir. Il ne manquait plus que ma mère se réveille, et je ne comptais pas laisser mon plan tomber à l'eau d'une façon aussi stupide. Je descendis l'escalier précautionneusement, ayant peur à chaque instant que les marches grincent et trahissent ma présence. Mais ce ne fut heureusement pas le cas. Je réussis à arriver en bas sans que le moindre craquement ne se soit échappé des vieilles marches en bois. Après quoi, je repris mon souffle un instant, puis fis le chemin jusqu'à la porte en trois enjambées. Là encore, j'eus peur de me trahir, et quel ne fut pas mon effroi lorsque la porte s'ouvrit dans un faible grincement. Je restai figé, m'attendant à voir débouler ma mère d'une seconde à l'autre. Mais un bout d'une minute de silence absolu, j'en conclus qu'elle ne s'était pas réveillée, et me faufilai à l'extérieur en prenant bien soin de refermer la porte derrière moi.
Lorsque ma mère se réveillerait le lendemain matin, elle trouverait un mot sur la table. « Au revoir, et merci ». Pas une explication de plus, rien. Mais ce serait amplement suffisant.
Une fois dehors, je restai quelques secondes sur le pas de la porte, réalisant que le monde entier était maintenant à ma portée. Puis je me mis à courir, de toutes mes jambes, le plus loin possible. Je ne savais pas où j'allais, mais qu'il était bon de courir et de se sentir libre. Je courus ainsi pendant une bonne demi-heure, jusqu'à ce que ma petite ville ne soit plus qu'un amas de lumières au loin, et finis par m'arrêter et m'asseoir par terre pour reprendre mon souffle, épuisé mais heureux. Après quoi je sortis ma carte, et me fixai sur Céladopole. Ça ne fait jamais de mal de savoir où l'on va, et qui sait, j'y trouverais peut-être quelque chose d'intéressant comme je l'espérais. Je marchai encore une-demi heure, avant de tomber de fatigue. L'énergie que m'avait procurée mon départ s'était bien vite dissipée, et je finis par étaler mon sac de couchage et par m'endormir, près d'une prairie.
- Groar. Gnrx. Caninosss ksss.
Je pense qu'il n'existe pas de retranscription plus fidèle du dialecte étrange que marmonnait mon cher compagnon Pokémon. L'âge, sans doute. En tous les cas, ses grognements indistincts n'avaient pas perdu de leur puissance et me réveillèrent d'une façon assez désagréable. Lorsque j'ouvris les yeux, forcé par la langue râpeuse qui était venue se coller contre ma joue, la lumière du jour m'aveugla. Le soleil était déjà haut dans le ciel, et il devait être près de midi.
- Eh merde... marmonnai-je entre mes dents à un interlocuteur imaginaire.
Moi qui avais prévu de me lever de bonne heure afin de continuer ma marche jusqu'à Céladopole, c'était raté. Dire que j'avais pensé et repensé le contenu du petit sac à dos qui me faisait office de bagage et que j'avais oublié d'y placer un réveil. Après m'être traité mentalement d'abruti une bonne demi-douzaine de fois, je me levai péniblement. Les choses étaient tout à fait différentes vues de jour. La vaste prairie devant laquelle je m'étais endormie n'avait plus cet aspect mystérieux et sombre qu'elle avait revêtu la veille. Il s'agissait à présent d'un vaste champ d'herbe, oscillant entre le vert et le jaune, en transition entre l'été et l'automne. Le vent semblait jouer avec les brins d'herbe et formait des vagues à leur surface, si bien que le tout était comparable en tout point à une mer. Une mer de hautes herbes. Fier de ma métaphore, j'aurais bien admiré le paysage quelques instants de plus, si Caninos ne m'avait pas attrapé par le mollet en me tirant férocement vers lui.
- Eh bien quoi, tu as déjà envie de repartir ?
Bien impatient, comme Pokémon. Il me lâcha et s'assit juste à côté de moi, en remuant la queue. Je soupirai et lui lançai une de ces grosses croquettes pour Pokémon canidés que vendait le petit magasin près de chez moi. Il faudrait assurément qu'il arrive à se nourrir par lui-même. Il n'était plus un animal de compagnie, à présent, mais un compagnon de route, et je dois dire qu'il semblait prendre son rôle à la légère. Il m'arriva une ou deux fois de tenter de lui expliquer cela pendant sa pause croquette – sait-on jamais, ces bêtes-là sont parfois redoutablement intelligentes. Auquel cas, il levait ses yeux vers moi avec son air de « cause toujours, tu m'intéresses ». Après quoi il se remettait à manger. Mais l'affection instinctive que m'inspirait ce Caninos reprenait toujours le dessus.
Je repris ma route une dizaine de minutes après, le temps de manger quelque chose et d'émerger de mon sommeil. La journée promettait d'être radieuse, et je m'en réjouissais. Non pas que j'aie oublié le parapluie, mais il prenait trop de place dans un petit sac comme le mien, et déjà bien chargé. En cas de pluie, j'aurais pu éventuellement mettre ma capuche, m'asseoir dans l'herbe et méditer en attendant le retour du beau temps. Pas très attrayant. Je m'étonnai également de ne pas penser au drame qui avait frappé ma petite ville. L'air de liberté que je respirais à présent m'éclaircissait l'esprit et me changeait les idées, si bien que croyant être bouleversé et sensibilisé par tous les évènements qui s'étaient produits auparavant, je réalisai que je n'y pensais pas vraiment, et lorsque c'était le cas, c'était d'eux que je tirais une partie de ma volonté.
Je marchai pendant une heure dans les hautes herbes. Au cours de ce laps de temps assez réduit, je croisai plusieurs Pokémon, tous assez basiques, mais il ne m'avait jamais été donné de les voir dans leur milieu naturel. Tout d'abord je croisais une bande de six Rattata à l'air méfiant, et dont le petit museau se mit en intense activité lorsque nous passâmes. Etant donné leur nombre, je préférai ne pas m'occuper d'eux, néanmoins je restai quelques instants à les observer. Plus tard, nous croisâmes un Chenipan solitaire, et très affairé à tisser son futur cocon. Cette fois, je fus bien tenté de le capturer, mais Caninos ne voulut pas bouger d'un poil. Ce n'était pas de la mauvaise volonté de sa part, mais il avait effectivement l'habitude de ne strictement rien faire d'éprouvant pendant sa phase de digestion. Il m'arracha un soupir, mi-exaspéré mi-amusé, et nous n'eûmes d'autre choix que de continuer. Je pus voir par la même occasion un ou deux Piafabec errants, et même un Mystherbe, qui pourtant, selon ce que j'en savais, n'aimait pas rester dans un tel soleil.
La marche fut finalement beaucoup moins ennuyeuse que je ne le pensais. Ce monde étant totalement nouveau pour moi, je trouvai le moyen de m'extasier sur tout et d'apprécier chaque chose, chaque élément du décor, chaque Pokémon. Je réussis également à tenir une bonne allure, et calculai assez rapidement que si je tenais le rythme, je serais à Céladopole avant que la nuit ne tombe. Et c'aurait été le cas, s'il n'y avait pas eu un imprévu en cours de route.
Le soir commençait à tomber, et le ciel s'ornait de couleurs ocres et rosées, au fur et à mesure que le soleil descendait dans le ciel. Ma marche s'était déroulée sans incident et je savourais alors le bonheur de la liberté grisante qui s'offrait à moi. C'est alors que je remarquai un point grandissant dans le ciel.
J'avais toujours eu de bons yeux, à vrai dire, et je le vis venir de loin. Au bout de quelques secondes, je distinguai un Pokémon volant, manifestement de grande envergure. Un peu plus tard, je me rendis compte qu'il était monté par une silhouette. Et ils allaient droit sur moi, ou plutôt, droit sur la prairie dans laquelle je me trouvais. Je n'eus que le temps de sauter quelques mètres plus loin pour éviter que le Pokémon ne me percute de plein fouet. Lorsque je me relevai, de l'herbe dans les cheveux et de la terre sur les mains, je fus tenté de m'énerver. Jamais encore je ne m'étais fait foncer dessus par un bolide volant. Mais ma bouche se referma net lorsque je reconnus la personne qui montait la créature volante.
- ... Noa ?
La fillette se redressa difficilement, et descendit de son Pokémon – qui était manifestement un Dracaufeu, afin d'aller vérifier son état. Elle ne me répondit pas, ce qui me fit froncer les sourcils. Son Pokémon était en piteux état ( effectivement, après réflexion, cela ressemblait plus à un écrasement qu'à un atterrissage ). Il soufflait rapidement, de cette façon qu'ont les gens de respirer lorsqu'ils ont fourni un immense effort, et son corps de colosse comportait plusieurs plaies en différents points. La plus impressionnante se trouvait néanmoins sur son flanc gauche, il s'agissait d'un trou béant, plongeant dans ses chairs, qui menaçait de s'irriter.
- Merde... murmura la brunette en mesurant l'étendue des dégâts.
Pour ma part, j'étais sidéré. Recroiser Noa, à des kilomètres et des kilomètres de chez moi, cela répondait du miracle, et certainement pas de la coïncidence. Je l'observai, comme pour me rappeler ses traits. Elle aussi semblait épuisée, presque autant que ce samedi soir où je l'avais rencontrée pour la première fois. En outre, ce mot grossier sembla fort mal adapté à la parole d'ordinaire exquise de la jeune fille.
- Qu'est-ce que ...
- Bordel, il ne risque pas de s'en tirer s'il reste plus longtemps dans cet état, me coupa Noa, qui semblait ne pas avoir entendu mes quelques réflexions dans le vent.
Elle leva les yeux vers moi d'un air presque suppliant.
- Est-ce que tu aurais une Potion sur toi ? ... C'est urgent.
J'avais cru remarquer, en effet. Mais je me gardai de faire tout commentaire, et me contentai d'acquiescer et sortant la fiole de mon sac. Noa en fit boire le contenu au Dracaufeu, dont les blessures les plus primaires se refermèrent instantanément. Restait toujours la plaie béante sur son flanc, dont les tissus avaient vaguement commencé à se reconstituer.
- C'est insuffisant, mais il tiendra jusqu'à ce qu'on arrive à un Centre Pokémon, conclut Noa en s'éloignant du Pokémon. Maintenant il a besoin de repos.
Elle sortit une Pokéball de sa poche et rappela le colosse, après quoi elle sembla seulement se rendre compte que j'étais là.
- J'aimerais bien qu'on m'explique, si tu n'y vois aucune objection, grommelai-je sans être réellement fâché.
- Oui, fit-elle.
Cela ne la fit pas parler pour autant. Elle prit tout d'abord le temps d'aplatir quelques herbes et de s'asseoir par terre, et je remarquai alors qu'elle tremblait et qu'elle avait la chair de poule, malgré la chaleur correcte par cette soirée.
- Nous venons de Carmin Sur Mer, lâcha-t-elle finalement.
- Carmin Sur Mer ? fis-je, étonné. Mais c'est à des kilomètres au Sud...
- Précisément, me coupa-t-elle. Nous avons dû... partir précipitamment, disons. Carmin Sur Mer a subi le même sort que ces autres petites villes à travers le pays. C'est tout de même la troisième grande ville touchée par ce genre de catastrophe.
Je marquai un temps d'arrêt.
- Nous ? Tu veux dire que ce Pokémon est à toi ?
Noa regarda sa Pokéball d'un air interrogateur.
- Dracaufeu ? Oh, non, pas du tout, je l'ai juste ... emprunté.
Je me redressai brusquement en fronçant les sourcils.
- Emprunté ? Bordel, je comprends rien. Qu'est-ce que tu fais là, au moment précis où j'y passe, et qu'est-ce que tu faisais à Carmin Sur Mer au moment précis ou la catastrophe a eu lieu ?
Noa poussa un soupir, ce qui eut pour effet de m'exaspérer plus encore.
- Chaque chose en son temps mon grand. Mais pour ce que je fais ici, ce serait trop gros de te dire que c'est le fruit du hasard. J'avais besoin d'une aide urgente, pour Dracaufeu et moi, et je ne pouvais pas attendre, c'est tout.
- Et aller dans un Centre Pokémon n'aurait pas été plus approprié ? rétorquai-je.
Elle ouvrit des yeux interrogateurs, comme si je venais de dire une bêtise prodigieuse.
- Tu es fou, je ne pouvais pas prendre ce risque, fit-elle de cet air si déconcertant.
Encore une de ses réponses incomplètes, qui au lieu de m'apporter des éléments de compréhension retournaient le problème sur lui-même. J'avais fini par m'y habituer, mais je dois avouer que je ne m'y fis jamais vraiment. Cependant, la sachant têtue, je n'insistai pas sur ce point.
- Comment m'as-tu trouvé ?
Elle eut un faible sourire et haussa les épaules.
- J'ai quelques moyens.
Je levai les yeux au ciel. Elle avait les moyens, ben voyons. Je passai ma main dans mes cheveux, ce qui était chez moi un signe d'impatience, et tentai de faire le point.
- Alors récapitulons, commençai-je d'un air ironique. Tu es à Carmin Sur Mer pour je ne sais quelle raison, la catastrophe se produit, ce que tu semblais savoir par je ne sais quelle magie, et tu fuis je ne sais quoi pour me retrouver je ne sais comment.
Elle acquiesça d'un air très sérieux.
- Oui, c'est à peu près ça.
- Ca ne pouvait pas être plus clair, bien sûr ?
- Non.
Je restai quelques instants interdit, puis, comprenant qu'elle ne me dirait rien de plus, je haussai les épaules et m'assis non loin d'elle.
- Après tout, fais comme tu veux, lançai-je, avec toutes ces histoires je ne pense pas arriver à Céladopole à temps, autant camper ici.
Je n'étais pas réellement irrité contre elle, mais ma curiosité était grandissante au sujet de la fillette. Par deux fois elle m'avait trouvé, par deux fois dans un état pitoyable, et je n'en savais pas plus à présent que la dernière fois. Je commençai à me demander si elle n'était pas partie en plein délire.
- Je suis épuisée, mais j'ai aussi le ventre vide, finit-elle par dire. Et j'ai encore un peu d'énergie à revendre d'ici que la nuit tombe. Reste là, je vais faire un feu et préparer à manger.
J'acquiesçai, interdit, après quoi elle se leva, ses jambes encore flageolantes, et partit dans les hautes herbes pendant que j'installai mon sac de couchage. Elle revint quelques instants plus tard avec plusieurs bûches de bois mort dans les bras. Je me demande d'ailleurs d'où ils pouvaient bien provenir. Mais Noa était une personne étonnante, et bien plus encore que ce que je ne pensais, et intérieurement, je me réjouissais de sa compagnie plus qu'autre chose.
En dix minutes, elle aplatit quelques mètres carrés d'herbe pour nous faire un petit îlot au milieu de cette mer de végétation, fit un feu acceptable et aux flammes chaleureuses, et prépara un repas qui, bien qu'assez frugal, était suffisant pour deux personnes et avait assez bon goût. C'était une sorte d'omelette de baies, un mélange entre le salé et le sucré qui, je l'avoue, n'était pas désagréable, si bien que je passai le repas en face d'elle, près du feu, à manger son plat.
- Alors, pas si fâché de ma présence, finalement ? ironisa-t-elle.
Je ne répondis pas, ce qu'elle prit pour un oui, sans doute n'avait-elle pas tort. Elle marqua une pause de quelques instants, avant de reprendre.
- Je sais que tu aimerais en savoir plus, mais c'est impossible. Ce sont des histoires qui me dépassent, et dans lesquelles je me suis retrouvée accidentellement embarquée.
Je haussai les épaules. Peut-être allait-elle enfin me dire quelque chose ?
- Oui, je ne nierai pas que je suis curieux vis à vis de tout ce qui semble t'arriver.
C'était un fait. Et ma remarque était totalement inutile, étant donné qu'elle avait remarqué depuis un petit moment déjà. Elle soupira, marqua à nouveau un temps d'arrêt, puis posa ses couverts sur son assiette et me regarda dans les yeux, avec ces yeux si intrigants qu'elle savait prendre.
- Sais-tu ce que c'est que la Team Rocket ?
Je me figeai en entendant ce nom. La Team Rocket était passée depuis longtemps dans l'histoire ancienne, et on n'avait jamais plus entendu parler d'eux depuis des décennies.
- Quoi, cette organisation de bandits ambitieux qui volait des Pokémon ?
- Oui, c'est à peu près ça.
- Ceux qui étaient en activité du temps des Dresseurs ? insistai-je, comme pour mettre le doigt sur le petit détail qu'elle semblait avoir oublié : la Team Rocket n'existait plus.
- Oui, ceux-là même, fit-elle d'un air très sérieux.
- Ceux qui ont cessé leur activité depuis des dizaines d'années ? ajoutai-je.
- C'est là que tout le monde se trompe, fit-elle, baissant d'un ton. Ils n'ont pas du tout cessé leur activité.
Cette réplique aurait presque été comique, si ses yeux au regard brûlant n'avaient pas eu l'air aussi grave et sérieux. Une fillette de douze ans qui prétendait le retour de la Team Rocket avec ses airs de Messie. Seulement j'avais appris que Noa ne disait pas souvent les choses à la légère.
- Pourtant, on n'en entend plus parler, fis-je en buvant une gorgée de l'infusion qu'elle avait préparée.
- C'est parce qu'ils ne volent plus des Pokémon dans des buts éphémères, répondit-elle aussitôt. Ils sont passés à des projets plus... ambitieux.
- Ah, fis-je, l'air moyennement convaincu, bien qu'en vérité je la prenne tout à fait au sérieux.
Je bus encore une gorgée dans ma tasse.
- Et comment le sais-tu ?
- J'ai travaillé avec eux, avoua-t-elle sans ciller.
Je la regardai avec des yeux interrogateurs. Si ce n'avait pas été Noa, je ne l'aurais pas cru. Seulement, c'était Noa, et ça changeait tout. Je finis mon infusion d'une traite et la regardai, soutenant ses yeux émeraude.
- Donc, si je comprends bien, toutes ces catastrophes, tout ce qui arrive en ce moment, cela provient de ladite Team Rocket ?
- Non, pas exactement. Ces catastrophes n'étaient pas prévues au programme, et elles les ont mis dans une position sérieusement embarrassante. Leur plan a été quelque peu chamboulé. Mais il est effrayant. Et tout a été calculé avec tellement de parcimonie que j'ai peur pour la suite. Ils ont regroupé des ressources énormes, et ils ont largement les moyens à présent de mettre leurs plans à exécution. Ce léger contretemps les a simplement perturbés.
Je crus comprendre, pour une fois, ce que Noa voulait dire par là.
- C'est pour ça qu'ils te cherchent ? demandai-je. Parce que tu veux t'opposer à leurs plans ?
- Oui, répondit-elle simplement.
Après quoi elle finit son omelette en deux bouchées et commença à ranger le matériel, ce qui signifiait officiellement que la discussion était close. Personnellement, j'étais plutôt satisfait, je n'en espérais pas tant. Si je n'étais pas plus avancé sur les raisons de ces catastrophes, je savais néanmoins qu'elles avaient un lien, bien qu'indirect, avec la Team Rocket, et que le danger potentiel que pouvait représenter Noa était lui aussi en lien avec la bande de malfrats, qui la recherchaient plus ou moins activement. C'était déjà un pas, et j'espérais en apprendre plus par la suite. Néanmoins, je sentis le sommeil venir doucement, et après avoir marmonné quelques mots à la fillette, je m'endormis tout habillé dans mon sac de couchage, une dernière image en tête. Celle d'un grand Pokémon aux traits trop vagues pour être discernés, volant derrière Noa, telle une ombre et sa proie.
Je me réveillai soudainement, avec l'impression d'avoir reçu un coup sur la tête. A vrai dire, le châtiment qu'avait réservé Noa aux lèves-tard ne s'en éloignait pas beaucoup. Si bien qu'en ouvrant brusquement les yeux, je réalisai qu'elle était en train de marteler mon torse de ses petits poings. Tout d'abord la chose me procura une frayeur soudaine, ce qui sembla lui faire prendre conscience que j'étais réveillé.
- Eh bien, vous êtes bien flemmards, vous autres, fit-elle en riant.
Je me redressai et regardai autour de moi. Toutes les traces de notre passage avaient été effacées, exceptées peut-être quelques herbes aplaties. Son sac était fait, le foyer dans lequel nous avions fait le feu la veille avait subitement disparu.
- Que...
La surprise se dissipa au bout de quelques secondes et je m'extirpai de mon sac de couchage en grommelant.
- Bordel, comment tu fais pour te lever aussi tôt ?
Elle me lança un regard consterné puis sourit moqueusement.
- Tôt ? Il est dix heures et demie, mon vieux. Et si tu veux pouvoir arriver à destination avant midi il faudrait peut-être penser à accélérer.
Je poussai un nouveau grognement et rangeai mon sac de couchage dans mon sac à dos.
- Tu sais où je vais, au moins ? demandai-je à tout hasard.
- Evidemment, sinon je ne t'aurais pas retrouvé. Céladopole n'est plus loin, on y sera dans une heure et demie, je pense.
Elle semblait parfaitement renseignée alors que je ne lui avais pas dit un seul mot sur ma destination, ni sur mes projets.
- Comment ça, « on » ? Tu comptes m'accompagner ?
La brunette me toisa un instant, comme si je venais de dire une absurdité.
- Bien sûr ! Je ne vais pas te laisser te perdre seul en pleine campagne, ce serait cruel de ma part.
- Merci de l'estime que tu sembles avoir pour moi, fis-je d'un air dépité.
- De rien ! dit-elle d'un air enjoué. Bon, alors, on y va ?
Cela ne sonnait pas vraiment comme une question, à vrai dire, aussi mis-je aussitôt mon sac sur mon dos et commençai-je à marcher à ses côtés. Elle me tendit un sandwich au chocolat.
- Tiens, j'ai préparé ça ce matin, ça fera office de petit-déjeuner.
Après quoi elle mordit férocement dans le sien, puis nous nous mîmes véritablement en route. Durant cette heure et demie, je découvris encore de multiples facettes de la personnalité de Noa. Si elle s'était montrée grave et sérieuse la veille, aujourd'hui elle affichait sa bonne humeur et se révéla d'une compagnie fort agréable, si bien que je ne vis pas le temps passer. Même Caninos que je connaissais flemmard et capricieux insista pour rester en dehors de sa Pokéball et profiter de cette nouvelle journée radieuse qui se profilait. Noa m'expliqua que nous avions de la chance : deux jours aussi ensoleillés en automne, dans la région, ce n'était pas courant. Le temps passa si vite que j'eus l'impression qu'une dizaine de minutes à peine s'étaient écoulées lorsque nous arrivâmes devant Céladopole.
J'avoue que je fus soufflé par la vue que nous avions sur la ville. Jamais encore je n'avais été dans une ville si grande, sans compter que celle-ci était assez plaisante au regard. Noa, quant à elle, se mordit les lèvres.
- Je ne peux pas entrer, souffla-t-elle. Nos chemins se séparent ici, Falke, j'espère te revoir une prochaine fois.
Elle s'inclina légèrement, comme elle avait l'habitude de faire quand elle remerciait quelqu'un ou qu'elle disait au revoir. Je me retournai, les sourcils froncés.
- Tu ne comptes pas me laisser en plan encore une fois ? fis-je, légèrement contrarié. Je ne connais pas ton secret, mais ne me prends pas pour un con. Tu apparais subitement, par deux fois, sans prévenir, pour demander de l'aide. Tu me fais accessoirement passer des bons moments, puis tu disparais en attendant un autre coup du sort.
- Je ne peux pas entrer dans cette ville, rétorqua-t-elle. Ce n'est pas par choix, c'est une nécessité.
- Tu ne vas pas me faire croire que tu t'en tiens aux nécessités ? ironisai-je.
Elle ne répondit pas, ou du moins, pas par des mots. Le dernier échange à proprement parler que nous eûmes ce jour-là fut un long regard, que je soutins sans peine cette fois. Les regards en disaient long, chez Noa, je ne tarderais pas à l'apprendre. Néanmoins celui-ci ne m'apparaissait pas comme un regard d'au revoir ou d'adieu.
Après quelques secondes, elle se retourna simplement et partit je ne sais où, sans dire un mot de plus. Têtue comme elle était, je savais qu'il ne servirait à rien que j'insiste. Je lui tournai donc le dos et entrai dans Céladopole, sans rien de plus.
Caninos jappa joyeusement dès que nous entrâmes dans la ville. Je l'avais rarement vu aussi guilleret. Il sautait partout, allait d'une rue à une autre, observait tout ce qu'il y avait à observer. Ce fut plus lui que moi qui trouva le chemin du Centre Pokémon de la ville, au bout d'une quarantaine de minutes d'exploration au hasard. Connaissant le système, j'entrai et demandai une chambre, qu'on me céda gratuitement. Il en avait toujours été ainsi au temps des dresseurs, les Centres Pokémon avaient aussi fait office d'hôtels entre les différentes étapes. Cette habitude s'était gardée, et les voyageurs trouveraient toujours leur place sans avoir à payer quoi que ce soit dans les Centres.
Quelques minutes après que je ne me sois installé dans la mienne, une femme du personnel vint m'apporter un mot qui avait été déposé pour moi par un Roucool. Ce mot ne comportait que quelques syllabes : « Demain, 11 heures, portail Renaissance. »
Je souris en reconnaissant l'écriture de Noa. Finalement, j'avais raison. Elle ne s'en tiendrait pas aux nécessités.