Chaos Sanctuary
Onze heures du matin. Mathématiques, salle 105.
Cela faisait bien une demi-heure que je démontais et remontais mon stylo, affalé sur ma table, jouant avec le ressort, comme pour tromper mon ennui. Des formules étrangères peuplées de chiffres et de symboles s'étalaient devant mes yeux. Sans importance.
Mon retour à la vie normale s'était fait automatiquement, sans aucun regret, ou presque. Dans un premier temps, l'absence de Noa s'était fait ressentir, même si elle n'avait passé qu'une semaine et demie à la maison. Plus de discussions au coin de la table en revenant du lycée. Plus de réflexions bien placées de sa part. Mais je m'y étais vite fait, après tout nous nous étions simplement ... croisés. Une semaine plus tard, je n'y pensais plus, ni à elle, ni à ses déclamations inquiétantes.
J'étais donc plongé dans mon étude des ressorts de stylos Bic, lorsque, quelque part, un oiseau piailla. D'après le cri caractéristique, je n'eus aucun mal à reconnaître un Roucool. Beaucoup d'entre eux avaient fait leur nid dans les greniers du lycée, où l'on ne passait jamais et où ils ne dérangeaient personne. Heureux d'avoir trouvé une nouvelle excuse pour ne pas suivre les cours, je regardai par la fenêtre. Dans un battement d'ailes, le Roucool s'échappa du grenier et s'envola au loin. « Eh bien, tu nous quittes ? » lui demandai-je mentalement. Il fut immédiatement suivi par deux. Puis trois. Puis cinq. Et bientôt ce furent des dizaines de Roucool qui migrèrent, dans une cacophonie de piaillements, du grenier du lycée vers une destination inconnue. A vrai dire ils ne semblaient pas aller quelque part en particulier. Ils fuyaient. C'était tout ce que cela m'inspirait.
Si tout d'abord personne ne le remarqua, tous les élèves finirent par tourner la tête vers la fenêtre, un à un, sur cette nuée de Roucool. Il y en avait de toutes les tailles, de tous les âges, et même quelques Piafabec parmi eux. Les greniers du lycée abritaient manifestement beaucoup plus de locataires que je ne le supposais. Le professeur lui-même finit par regarder le phénomène, et bientôt il y en eut tant que tout le monde s'agglutina près des vitres. J'étais moi aussi, absorbé par la contemplation de ce véritable essaim, lorsqu'un grondement se fit ressentir. Très faible, d'abord. Le sol vibra légèrement sous mes pieds. Puis il y en eut un autre, plus fort. Un troisième, qui fit trembler toute la classe – et sans doute tout le bâtiment, arrachant quelques cris aux élèves. Et soudain, un cri strident retentit.
Je souhaite de tout cœur ne jamais ravoir à subir ce hurlement. C'était un son suraigu, à une hauteur telle que je n'en avais jamais entendue, et d'une puissance impressionnante. Mon premier réflexe fut de me boucher les oreilles, mais rien n'y fit. Le son était toujours là, irritant, douloureux. Pendant un moment, je crus bien que mes tympans allaient éclater. Le cri finit par prendre fin, au moment où il commençait à devenir réellement insupportable. Quelques secondes de silence suivirent, pendant lesquelles moi et mes camarades, nous retirâmes timidement nos mains de nos oreilles. Et soudain, sans que je puisse comprendre quoi que ce soit, ce fut une fournaise, un enfer.
En une seconde, tout devint rouge, jaune et noir. La pièce n'était plus qu'une cage aux barreaux incandescents, les murs se dressaient devant nous comme des barrages, tandis que les flammes les léchaient goulûment. Et cette chaleur. J'avais l'impression de sentir mon sang bouillir à l'intérieur de mes veines. La réaction fut instantanée. Ce fut bientôt un concert de hurlements, de douleur comme de peur, et de martèlements de pieds contre le sol. Pour ma part, physiquement parlant, je gardai mon sang-froid. Intérieurement, je crevais de trouille. Le professeur tenta de rétablir l'ordre, à grand coup de « Calmez-vous ! Calmez-vous ! » , mais en vain. Il s'avère que les exercices d'évacuation en cas d'incendie n'ont rien à voir avec la réalité des faits. Car lorsque vous êtes confronté à la chose elle-même, rien n'est jamais pareil. Rien ne se passe jamais comme prévu. Et cette fois cela faillit tourner au désastre.
Des centaines de lycéens, piégés dans leurs salles de classe, confrontés aux flammes voraces et aux gaz qui s'en dégageaient lentement. Très vite, j'eus du mal à respirer. Je me jetai au sol, comme mes compagnons, où l'air était plus respirable. La panique m'envahit réellement lorsqu'une poutre enflammée se détacha du plafond pour aller se briser en deux à quelques centimètres de moi. Je roulai vivement sur le côté. La fumée me piquait les yeux, et les larmes coulaient malgré moi. J'étais obligé de me mordre férocement la langue pour ne pas pousser de hurlements. A côté de moi, Lena, une de mes camarades de classe, criait de toutes ses forces. Sa jupe avait prit feu, et elle se débattait tant bien que mal pour l'éteindre.
Ce furent trois minutes des plus éprouvantes de ma vie. Trois minutes pendant lesquelles j'ai bien cru que j'allais y laisser ma peau. Celui qui nous sauva tous répondait au nom de Sam. Il réussit à ouvrir la porte, au prix de nombreuses brûlures. Pris par un fol espoir, je me ruai vers la sortie, comme tous mes camarades. Les mains du garçon étaient couvertes de plaques rouges et de cloques, mais il faisait de son mieux pour contenir sa douleur, et courut avec nous. Nous dévalâmes les escaliers du plus vite que nous le pûmes, et quelques instants après que nous ayons traversé le couloir, celui-ci s'effondrai, rongé par les flammes.
Cinq classes, soit plus d'une centaine d'élèves, ne purent pas sortir ce jour là. Plus d'une centaine d'élèves périrent brûlés. On retrouva des corps carbonisés par la suite, parfois même quelques bouts de chair calcinée séparés du cadavre auquel ils appartenaient. Le temps que les pompiers arrivent, et que des centaines de tuyaux et de Pokémon eaux se démènent pour éteindre l'incendie, tous ceux-là moururent. Nous découvrîmes par la suite que la moitié de la ville avait subi le même sort.
Personne n'avait rien vu venir, et il n'y eut aucun témoin pour raconter ce qu'il avait vu. Seulement des dizaines, des centaines de familles déchirées, qui avaient perdu un enfant, voire deux, ou dont la maison avait brûlé. La catastrophe fit les gros titres, le lendemain matin, dans tous les journaux du pays, et plongea la ville dans une sorte de silence terrifié. Pour ma part, ma maison avait été à moitié ravagée par le feu, mais l'on trouvait encore quelques pièces à l'aspect vaguement habitable. Ma mère était inconsolable. Pour ma part, j'étais plutôt choqué. Profondément choqué. La tristesse ne vint qu'une semaine à peu près après le drame. Ce soir-là, je me souviens avoir pleuré longtemps, la mort de mes camarades tout comme la mort de la ville elle-même. Ce soir-là, et ce soir-là seulement, je repensai à ce que m'avait dit Noa. Tout d'abord, ce fut inconcevable. L'idée que tout cela était à moitié fictif et exagéré s'était intégrée dans mon esprit, je finis pourtant bien par me rendre à l'évidence. La fillette avait raison. Je crois bien que jamais je ne me suis trouvé aussi stupide que cette fois-là. Mais je l'avais laissée filer, et c'était trop tard à présent. Et si elle disait vrai, ce ne serait pas la seule catastrophe.
En effet, des cas semblables se produisirent à travers tout le pays dans les semaines qui suivirent. Il y eut des villes incendiées, gelées, ravagées, tout simplement, de mille et unes façons. La peur s'empara de tous les citoyens. Quant à moi, je ne pensais ne pas pouvoir subir pire. Hélas, il y a toujours pire, je l'apprendrais bien plus tard. En quelques semaines, de nombreuses ressources du pays s'étaient effondrées. Dans certaines villes, survivre était une bataille, on aurait presque pu dire que la notre avait eu de la chance. Et toujours aucune explication. La chose fut accompagnée tout naturellement de ses rumeurs, toutes aussi invraisemblables les unes que les autres. Certains fanatiques déclarèrent que des Dieux punissaient notre cupidité, que la fin du monde approchait. D'autres prétendaient qu'une entreprise malfaisante avait créé un SuperPokémon visant à exterminer toute la population. Je ne crus à aucune de ces rumeurs.
Vint enfin le soir où je décidai de prendre ma vie en main.