Une étourvol dans une cage dorée.
Quant elle se réveilla, Marguerite était allongée sur son lit. Elle tourna lentement la tête vers la fenêtre, le soleil était très bas et prenait déjà des teintes orangées. Elle avait passé la moitié de la journée dans les vapes. Elle tenta de se redresser pour apercevoir Etourvol derrière la vitre mais des étoiles apparurent devant ses yeux, alors elle préféra se rallonger. Elle tourna la tête de l'autre côté et vit Lilie, sa femme de chambre, en train de tricoter assise sur une chaise près du mur.
« Lilie... » Murmura Marguerite, fatiguée.
La femme de chambre se leva d'un bond et se précipita vers le lit. Elle se pencha au dessus de Marguerite
« Mademoiselle ! Comment vous sentez-vous ?
- Pas très bien... Je vois des étoiles et j'ai des fourmis dans les doigts.
- Restez tranquille Mademoiselle, je vais chercher le médecin de famille, il attend dans la bibliothèque. »
Marguerite se retrouva seule dans sa chambre. Les yeux rivés sur le plafond, elle se demanda ce que les autres pouvaient bien être en train de faire. Faire visiter les lieux à Cunégonde ? Discuter du mariage dans le grand salon ? Elle pensa également à Jonathan, que faisait-il à cet instant ? Est-ce que quelqu'un lui avait dit qu'elle avait fait un malaise ? Et pourquoi avait-il ce regard si abattu ?
Le médecin entra sans frapper. Il avait l'air grave, sincèrement soucieux par l'état de santé de Marguerite. Lilie le suivait de près, elle aussi avait l'air inquiète.
« Alors, dites-moi ce qui ne va pas Mademoiselle. »
Marguerite décrivit ses symptômes au Docteur Alexandre Lavandson. Bien sûr, elle ne lui parla pas de ses angoisses personnelles, elle n'avait pas envie de se confier et de prendre le risque que sa famille apprenne ce qu'elle pensait réellement d'eux. Marguerite se contenta d'énumérer les disfonctionnements physiques. L'homme l'écouta patiemment, puis il l'ausculta.
« Hum... Tous les symptômes classiques d'un surmenage, expliqua le docteur en refermant sa sacoche. Je vais vous prescrire des cachets de magnésium et surtout beaucoup de repos.
- Mais... Le magnésium, ce n'est pas ce que l’on donne aux pokémon pour améliorer leurs statistiques ? Demanda Marguerite, l'esprit encore un peu embrumé.
- En effet, répondit le docteur en souriant. Mais on en donne aussi aux jeunes gens trop stressés... Je vais aller parler à votre gouvernante.
- Pourquoi ? Demanda aussitôt Marguerite que l'angoisse envahissait à nouveau.
- A mon arrivée, on m'a expliqué que vos parents étaient occupés. Je dois confier l'ordonnance à Madame Piafabec et elle règlera mes honoraires.
- Ah... D'accord. »
Marguerite sentit son coeur se serrer. Elle faisait un malaise et ses parents s’en fichaient. Pour le moment, tout ce qui importait c'était le mariage de Cunégonde et Pierre-Edouard. Marguerite comprenait pour son père, après tout, en tant que patriarche de la famille De Richemensueur, il pouvait difficilement échapper à ses obligations lors de ce genre d'évènement. En revanche, sa mère aurait pu prendre le relais de Madame Piafabec... Marguerite soupira tandis qu'elle était à nouveau seule dans sa chambre. Elle savait bien au fond d'elle que si ses parents avaient embauché une gouvernante, c'était justement pour s'occuper de ce genre de problèmes à leur place. Pleine de mélancolie, elle tourna son regard vers la fenêtre comme à son habitude et se rendormit presque aussitôt.
Un polichombr passa son corps spectral à travers le mur du corridor. Il plana sur quelques mètres, fureta de tous les côtés avant de faire demi tour et de flotter jusqu'à son maître, caché dans un angle du couloir.
« Alors ? Souffla à voix basse le jeune homme.
- Poli polichoomb. (Pas âme qui vive.)
- Merci Fantom. »
Jonathan fila dans le couloir, suivi de près par son pokémon spectre. Il avait un bon sens de l'orientation, mais passer de l'extérieur à l'intérieur d'un bâtiment et s'y repérer n'était pas chose aisée. Il s'arrêta devant une porte et fit un signe de tête à son policombr. Le pokémon passa aussitôt à travers le bois en passe muraille et revint vers lui au bout d'une dizaine de secondes.
« Poli ! » (C'est là !)
John posa une main sur la clenche et ouvrit la porte qui n'était pas verrouillée. Sans faire de bruit, il referma la porte et commença à observer le décor de la chambre. Il n'était jamais rentré dans les appartements privés d'un des héritiers De Richemensueur, alors il ne savait pas à quoi s'attendre. Il se doutait que tout devait transpirer le luxe mais il ne savait pas à quel point. Et puis ici c'était la chambre de Marguerite, sa curiosité s'en trouvait redoublée. Il se sentait également un peu ému, bien qu'il ne soit pas le genre de personne à bercer dans la sensiblerie.
Jonathan fit quelques pas dans ce qui ressemblait à un petit seuil d'entrée. A sa droite, il y avait une porte entrouverte qui donnait sur une salle de bain, il apercevait le coin d'un grand miroir et le carrelage beige et jaune. Il fit encore quelques pas pour entrer dans la chambre proprement dite.
Jonathan posa les yeux sur la multitude de livres posée sur le bureau devant lui, il s'agissait des lectures en cours de Marguerite. Ses yeux s'écarquillèrent légèrement, les deux tiers d'entre eux parlaient de pokémon. Il y avait de tout : des encyclopédies, des atlas anatomiques, des guides d'ornithologie, des ouvrages naturalistes, des livres de médecine pokémon, des recueils de poèmes, des catalogues d'art rassemblant uniquement des peintures et des dessins de pokémon. Il y avait même des revues scientifiques, l'une d'elles était ouverte sur un article écrit par le tout jeune professeur Samuel Chen, un chercheur de Céladopole installé au Bourg Palette. John n'en revenait pas : cette fille n'était pas dresseuse, ses parents lui interdisaient de posséder ne serait ce qu'un pokémon de compagnie et pourtant elle devait en savoir beaucoup plus que lui à leur sujet. Pourquoi ? Pourquoi autant d'injustice ?
Il détourna ensuite le regard vers le lit de Marguerite. La jeune femme était en train d'y dormir. Elle semblait si apaisée... Jonathan n'eut pas la force de la réveiller, même s'il était conscient qu'il ne pourrait pas rester longtemps. Il s'approcha lentement du lit et resta debout à la contempler assoupie. Son visage était à moitié enfoui sous ses longs cheveux noirs corboss.
Comme si elle avait senti sa présence, elle s'agita dans son sommeil. Ses doigts se crispèrent puis se déplièrent et elle ouvrit lentement les yeux. Sa vue était floue mais elle reconnut malgré tout son ami jardinier.
« Jon... Jonathan ? C'est vous ?
- Oui Marguerite.
- Ils vous ont laissé entrer ?
- Pas vraiment non, j'ai pris un petit risque pour venir te voir. Je m'inquiétais.
- Vous vous inquiétez toujours pour moi... Murmura Marguerite avec un faible sourire.
- Il faut dire que tu ne fais rien pour me rassurer non plus. »
Le jeune homme passa doucement sa main sur le front de Marguerite pour dégager une touffe de cheveux. Polichombr, toujours en liberté survola le lit de la jeune bourgeoise en la regardant.
« Poli... Chombr.
- Tu es là toi aussi Fantom ?
- Chomb ! »
Marguerite posa un regard doux sur le pokémon avant de reporter son attention sur Jonathan.
« Je voulais m'excuser pour l'autre soir Jonathan... Je me suis montrée indécente et...
- Il n'y a rien à excuser, n'en parlons plus princesse. »
Il caressa la joue de la jeune fille. Marguerite, encore un peu ensommeillée, ne sentit pas tout de suite cette marque de tendresse.
« Est-ce que je t'ai déjà dit que tu étais jolie ? »
Cette fois la jeune femme cligna des yeux, elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas en train de rêver. C'est alors qu'elle se rendit compte que Jonathan avait toujours la même expression préoccupée.
« Jonathan ? Quelque chose ne va pas ?
- Tu pourras sortir demain ?
- Je ne sais pas... Je pense oui. Il le faudra bien. Après demain c'est la cérémonie, je dois absolument y assister. Le médecin a dit que ce n'était que du stress, ce n'est pas grave. »
La bouche de John se crispa. Juste du stress, rien de grave, mais qu'allait-il se passer une fois qu'il lui aurait dit ? Elle ne le supporterait pas. Le jeune homme avait un poids sur l'estomac.
Fantom regardait alternativement son dresseur et Marguerite, il ressentait leurs angoisses respectives, il n'aimait pas ça. Bien qu'étant un pokémon spectre, lui se nourrissait des sentiments de vengeance, les émotions comme la tristesse et la mélancolie ne le renforçaient en rien, elles avaient même l'effet inverse quand elles provenaient de son ami Jonathan.
Policombr préféra s'éloigner des deux humains, il passa à travers le mur pour aller dans la chambre voisine. John ne le remarqua pas, toute son attention était portée sur Marguerite.
« Viens me voir demain, pendant la pause déjeuner. Je t'attendrai derrière le cabanon.
- Jonathan... Qu'est-ce qu'il y a ? S'inquiéta Marguerite.
- On en parlera demain, je te le promets.
- Pourquoi pas ce soir ?
- Pas le temps, on pourrait nous surprendre et je dois partir. J'ai quelque chose d'important à faire à l'aube. »
Marguerite fit la moue. Elle était de nouveau anxieuse, en plus d'être déçue de ne pas pouvoir passer plus de temps avec Jonathan. Le jeune homme la regarda avec affection, il hésita, puis finalement l'embrassa sur le front en guise d'au revoir. Le visage de la jeune fille rosit. John se redressa et chercha son pokémon des yeux.
« Fantom ?
- Il n'est plus là ? » Demanda Marguerite.
Soudain, une voix féminine leur parvint de la chambre voisine.
« Qui est là ? IIiiiiih ! »
Aussitôt, Polichombr réapparut dans la pièce en passant à travers l'étagère. De l'autre côté du mur, quelqu'un semblait s'agiter.
« Alors là bravo ! » Lança John très irrité à l’encontre de son pokémon.
Le jeune homme se précipita vers la fenêtre et l'ouvrit en grand. Il sortit la ball de Tornade et libéra son oiseau. Il ne prit pas la peine d'utiliser Florie, il s'agrippa directement aux serres de son pokémon qui emporta son dresseur. L'humain était trop lourd pour l’étourvol, alors elle se contenta de voler jusqu'à l'arbre à quelques mètres de la fenêtre de Marguerite et John se laissa tomber dans les branchages. Fantom adressa un regard confus à Marguerite avant de filer par la fenêtre à son tour. Marguerite entendit des pas dans le couloir. Des gens venaient voir pourquoi Elisabeth avait crié. Marguerite resta allongée, elle estima que la solution la plus sage était de faire semblant de dormir en attendant que le grabuge cesse.
Le lendemain, Marguerite se sentait toujours un peu faible. Elle demanda à Lilie de faire monter son petit-déjeuner dans sa chambre. Peu avant midi, elle prétexta vouloir se dégourdir les jambes pour se rendre à son rendez-vous secret dans le jardin. Elle descendit l'escalier lentement, elle croisa son frère François qui se baladait les mains dans les poches, il s'ennuyait. Il ne lui accorda pas la moindre attention. Elle rencontra ensuite Pierre-Antoine. Lui, il la regarda dans les yeux, le visage inexpressif, Marguerite en avait l'habitude, pourtant, en passant à côté d'elle, il demanda :
« Ça va mieux ? »
Un sourire traversa l'espace d'une seconde le visage de Marguerite.
« Oui... Murmura-t-elle.
- Bon. » Puis Pierre-Antoine passa son chemin.
Marguerite continua sa traversée du manoir. Elle arriva dans le hall et vit Madame Piafabec en train de passer le porche menant à l'aile Nord. La jeune femme eut tout juste le temps de se glisser derrière l'une des grosses colonnes décoratives en marbre du hall avant que la gouvernante ne l'aperçoive. Madame Piafabec s'arrêta à quelques pas de la colonne, elle était vraisemblablement en train de se disputer avec un autre domestique.
« Ne devriez-vous pas être en train de travailler Maurice ? Pesta la gouvernante.
- Je ne retourne pas bosser tant que cette histoire de piaule n'est pas réglée ! Vous vous rendez compte que depuis que je suis arrivé je dors avec les pokémon de la forge ? Vous imaginez ce que c'est ?
- Nous en avons déjà discuté ! Mardi, Jonathan Mells s'en va et vous récupérerez sa chambre.
- Eh oh ! Je suis LE nouveau jardinier et je suis déjà là ! Ce n'est pas normal que ce gosse ait toujours une chambre et moi non.
- Quatre nuits... Nous vous demandons de patienter quatre nuits seulement… S'agaça la gouvernante. Ce n'est pas la mer à boire. Et si cela ne vous plaît pas, vous pouvez prendre la porte.
- Uh, ça vous va bien de dire ça. C'est votre patron lui-même qui est venu me chercher. Que dites-vous de ça ? Fanfaronna Maurice.
- Qu'il y a actuellement dans ce manoir une dizaine de saisonniers qui ne demandent pas mieux que de prendre votre poste et qui EUX ne se plaignent pas de dormir dans des conditions un peu spartiates. »
Le jardinier grommela quelque chose d'inaudible avant de se résigner à reprendre son poste. Madame Piafabec poussa un soupir si violent qu'il ressemblait presque à un barrissement de donphan, plutôt choquant pour quelqu'un prétendant que les femmes de bonne éducation ne soupiraient pas, mais Marguerite ne le remarqua pas. La jeune fille avait décroché depuis bien longtemps de la conversation, elle s'était déconnectée à partir du "mardi, Jonathan Mells s'en va".
Adossée contre le pilier de marbre, Marguerite haletait, ses yeux se remplissaient de larmes et son buste était secoué de spasmes. C'était impossible, ça ne pouvait pas être vrai, Jonathan ne pouvait pas s'en aller... Elle se rappela son visage troublé des derniers jours, elle se rappela de son attitude étrange la veille au soir : bien sûr que si, il allait partir. Il lui en avait parlé au cours de l'hiver et elle n'avait pas voulu l'écouter.
Marguerite fila vers le jardin, Madame Piafabec la vit passer en trombe devant elle et n'eut pas le temps de réagir. Marguerite dévala le grand escalier de marbre devant le perron, elle remonta le sentier d'un pas chancelant mais pressé. Elle ne pleurait pas mais elle avait le hoquet, elle était énervée, affolée, désespérée...
Elle traversa les platebandes comme une furie, ne prenant pas la peine de protéger sa jupe qui se déchirait en s'accrochant dans les branches. Elle marchait à pleins pieds dans la boue. Elle se traîna ainsi jusqu'au cabanon et s'enfila derrière. Jonathan était là, appuyé contre le mur de bois, plongé dans ses pensées, ses yeux fixant le vide, il l'attendait. La jeune héritière traversa bruyamment le dernier parterre de fleurs, faisant ainsi relever la tête à Jonathan.
« Marguer... »
Marguerite se rua vers lui et empoigna sa chemise, elle tira dessus prête à l'arracher.
« Tu vas partir ? Tu vas vraiment partir ?!? »
Elle était en pleurs. John était mal à l'aise, lui qui restait toujours si serein, il avait beaucoup de difficultés à ne pas craquer.
« C'est ton père qui me renvoie, je n'ai pas le choix.
- Menteur ! Ça fait des mois que tu dis que tu veux partir !
- Marguerite s'il te plaît, calme-toi...
- Que je me calme ?!? Je croyais que tu étais mon ami ! Mon seul ami !
- Marguerite écoute-moi.
- Non je ne t'écouterai pas ! J'en ai marre de tes belles paroles ! Hurla la jeune femme au bord de l'hystérie.
- Marguerite...
- Toujours avec ton sourire arrogant, comme si tu savais mieux que tout le monde ! A te moquer de moi et de ma famille !
- Marguerite.
- A me faire miroiter monts et merveilles ! Comme si tu allais me libérer de ma prison dorée !
- Marguerite.
- Mon père n'est qu'une excuse avec laquelle tu espérais me faire passer la pilule ! Tu...
- Marguerite ! »
Jonathan agrippa fermement les mains de Marguerite qui s'agitaient dans tous les sens et il la maintint du mieux qu'il put pour l'empêcher de bouger. La jeune femme planta son regard plein de reproches dans le sien. Ses yeux étaient rougis et larmoyants, John avait beaucoup de mal à retrouver le bleu océan profond dans lequel il aimait se perdre parfois. Il soupira.
« C'est toi qui refuse de partir avec moi, n'inverse pas les rôles.
- Tu... Tu es... Tu es odieux... Sanglota Marguerite.
- Non je ne suis pas odieux. Je tiens à toi, alors je te parle franchement. »
Les deux jeunes gens se fixaient toujours.
« Je vais me retrouver toute seule… Susurra tristement Marguerite.
- Non, tu ne seras jamais seule. »
Comme il tenait toujours fermement les mains de Marguerite, il la força à resserrer les bras et il se rapprocha d'elle en faisant glisser ses propres mains le long de ses poignets. Il libéra une de ses mains, puis déposa un baiser sur le front de la jeune femme. Tandis qu'il décollait ses lèvres, il reprit la main droite de Marguerite, elle sentit une petite boule rouler entre ses doigts. Jonathan fit délicatement replier les doigts de Marguerite autour de l'objet. Marguerite baissa les yeux et aperçut le rose et le blanc d'une loveball.
Jonathan pencha la tête et murmura à l'oreille de Marguerite :
« Cache le, garde le toujours avec toi, il sera discret, personne ne te le confisquera. »
John recula. Marguerite resserra la main contenant la loveball contre sa poitrine et tendit son autre bras en direction de Jonathan, elle voulait le retenir.
« Il faut que j'y aille, dit le garçon d'une voix à peine audible. Les autres doivent m'attendre.
- Jonathan... Ne m'abandonne pas.
- Désolé. »
Jonathan sortit de la cachette et détala dans les platebandes.
« Ne t'en vas pas ! »
Le soir venu, en proie à un profond désarroi, Marguerite rentra dans sa chambre et s'écroula sur le lit pour pleurer. Elle passa plus d'une demi-heure à se lamenter ainsi contre son oreiller, loin des regards suspicieux des domestiques, des invités et du reste de sa famille.
Lorsque ses yeux s'asséchèrent, non pas qu'elle n'avait plus de chagrin, mais elle avait physiquement pleuré toutes les larmes de son corps, elle se releva et regarda la loveball qu'elle avait gardé serrée contre son coeur durant toute sa crise de pleurs.
Déprimée et insouciante des conséquences de son acte, elle lança la pokéball au milieu de sa chambre. La capsule aurait pu contenir un pokémon gros comme un ronflex, humide ou sale comme un tadmorv, sa chambre aurait alors été ravagée, mais Marguerite n'y songea pas un seul instant. Heureusement pour elle, Jonathan lui avait bien réfléchi à la question. Le pokémon de Marguerite devait pouvoir aller et venir de la chambre au jardin sans se faire remarquer des autres habitants du manoir.
La loveball s'ouvrit dans un éclat de lumière rose vaporeuse et libéra son habitant. Un minuscule pokémon vert sortit de la capsule en battant joyeusement de ses petites ailes pour les dégourdir. La bonne humeur de l'oiseau contrastait avec la tristesse de Marguerite. L'apparition du pokémon eut un effet apaisant sur la jeune femme. Fascinée, elle renifla distraitement et sécha ses ultimes larmes avec un mouchoir de soie avant de s'agenouiller devant le pokémon pour mieux l'observer. Il ne mesurait pas plus de vingt-cinq centimètres sur pattes, on ne voyait pas la différence entre son corps et sa tête. Ses deux petites ailes fines vertes et roses étaient de la même taille que son crâne. Il avait le bec jaune vif et des yeux en losange, dont les iris noirs, brillants, ne se distinguaient pas des pupilles. L'oiseau piaffait un cri joyeux, aigu et pourtant à peine audible.
Marguerite tendit doucement le bras et laissa le volatile lui grimper sur le poignet. Elle se redressa tandis que l'oiseau la regardait attentivement en levant le bec. La jeune femme lui caressa gentiment le poitrail d'un doigt. Le pokémon oiseau, comblé, se mit à chanter gaiement.
Marguerite sourit, elle sourit tellement qu'elle ne put s'empêcher de rire nerveusement. De nouveau, quelques larmes émues coulèrent sur ses joues. Elle essaya de se ressaisir pour parler au pokémon qu'elle tenait devant elle.
« Alors petit natu, tu restes avec moi désormais ?
- N'tu tou ! » Piaffa gaiement le pokémon.
Marguerite se rassit sur son lit et posa l'oiseau à côté d'elle. Elle se plongea dans ses pensées...
La jeune femme qui avait laissé la fenêtre ouverte malgré le froid pour son nouvel ami, fut réveillée avant l'aube par l'affairement des domestiques terminant les préparatifs. Il ne leur restait plus qu'une matinée pour tout finir, alors femmes de chambre, cuistots, artisans et jardiniers couraient partout dans le domaine. Marguerite regarda par le vasistas et ne vit que son natu, assoupi l'air paisible sur une branche. Il n'y avait pas étourvol. La gorge de Marguerite se serra, elle savait que Jonathan n'était pas encore parti et que Tornade devait être en train d'aider son maître quelque part dans le parc, mais elle avait la désagréable impression que plus jamais elle ne verrait l'oiseau de Sinnoh se poser devant sa fenêtre... C'est alors, que dans son esprit frais et éveillé du matin germa une idée.
Marguerite se leva rapidement, s'habilla sans trop de chichi et sans l'aide de sa femme de chambre Lilie puis sortit de sa chambre. Elle passa sans faire de bruit devant les portes des autres chambres de l'aile Ouest, occupées par les invités du mariage, puis se hâta de descendre jusqu'au rez-de-chaussée. C'est à peine si les domestiques firent attention à elle et s'était tant mieux. Elle se précipita dans le jardin et s'adressa au premier jardinier qu'elle croisa.
« Avez-vous vu Jonathan Mells ?
- Oui M'dame, il doit être en train d'aider les autres gars à dresser le auvent par là bas.
- Merci. »
Marguerite continua son chemin. Elle arriva dans la zone du parc qui avait été ratiboisée. L'ancien jardin français de sa grand-mère avait été réhabilité et devant, sur l'immense pelouse, où chaque brin d'herbe avait été coupé au millimètre près, elle vit avec un léger ébahissement une quinzaine de domestiques parmi les plus costauds en train de dresser l’auvent blanc pour la garden-party. Elle chercha des yeux Jonathan et le trouva rapidement en train de tirer de toutes ses forces sur une corde. Elle prit une profonde inspiration et s'approcha de lui d'un pas décidé.
« Jonathan... »
Le jeune homme sursauta alors qu'il était en plein effort, heureusement il ne lâcha pas sa prise sur la grosse corde hyper tendue. Le visage pourpre à cause du tour de force qu'il était en train de réaliser, il jeta un rapide coup d'oeil à Marguerite qu'il n'avait pas vu arriver.
« Marguerite, commença-t-il d'une voix étranglée (il tirait vraiment fort sur la corde). Ce... Ce n'est pas le moment... Arg ! Rev... Reviens plus tard. ARF ! »
La jeune femme se rapprocha de lui ou pour être exact, elle vint se coller à lui.
« Jonathan, s'il te plaît... »
"Merde, elle me tutoie maintenant", songea John sans quitter sa dangereuse corde des yeux.
« Je t'en prie Marg-arg ! Rah, Marguerite, ce n'est vraiment pas le moment. »
Il sentait les mains de la jeune femme frôler ses reins et ses cuisses. Il se demanda quel apitri l'avait piqué, ils étaient à la vue de tous les domestiques. Lui allait bientôt partir mais elle risquait de gros problèmes. Stressé, il marmonna à Marguerite :
« Par pitié Marguerite allez-vous en ! Nous nous verrons plus tard ! »
Marguerite cligna des yeux, perplexe. Il l'avait à nouveau vouvoyé. Il devait vraiment être gêné... Ce n'était pas grave, elle venait juste de trouver ce qu'elle était venue chercher et Jonathan ne s'était rendu compte de rien. Un homme brailla de l'autre côté du auvent.
« Bor*** John qu’est-ce que tu fous ?!? Tu tires sur cette put*** de corde ou tu te bran*** ? »
Marguerite s'éloigna rapidement. Elle passa non loin de l'homme qui venait de crier, lui aussi tirait sur une grosse corde et tentait d'hisser la toile à l'opposée de Jonathan. Lorsqu'il vit la jeune De Richemensueur passée près de lui, il rougit comme un écrapince, honteux d'avoir été aussi vulgaire en présence de la jeune dame. Mais Marguerite s'en fichait, elle retournait vers le manoir, le pas pressé.
La jeune femme ne rentra pas par l'entrée principale, elle longea les murs du manoir en suivant le petit sentier de gravier entre les plates bandes fleuries qui menait à l'entrée de service est - celle de l'atelier - utilisée par les domestiques.
Elle pénétra dans l'atelier qui sentait le charbon, le métal chauffé et un peu le souffre. La plupart des hommes étaient très pris par leurs activités et ne levèrent pas le nez pour la regarder. Ceux qu'elle croisait les bras chargés de caisses en revanche la dévisageaient. Ils n'avaient déjà pas l'habitude de voir les patrons entrer dans l'atelier, mais leur fille c'était rarissime. Il allait pleuvoir des fouinettes.
Marguerite chercha frénétiquement des yeux les ouvriers idéaux. Elle les trouva près de l'entrée de la forge du manoir. Elle s'approcha d'eux, il s'agissait d'un magmar et d'un ouvrifier. Le pokémon combat la regarda d'un oeil curieux. Ouvrifier était bon observateur, il reconnut l'élégance, la chevelure noire cornèbre et les yeux bleus profond d'une De Richemensueur, la famille qui l'employait.
« Frier ?
- Ouvrifier, tu sais qui je suis ?
- Vri.
- Bon. J'ai un travail à vous confier à toi et magmar. »
La jeune femme sortit de sa poche un petit objet métallique et la confia à Ouvrifier. Le pokémon baissa les yeux sur la clef de fer que venait de lui donner Marguerite. Des clefs, depuis sa formation lorsqu'il n'était qu'un jeune charpenti il en avait vu des centaines, il se doutait bien de ce qu'il devait en faire mais Marguerite lui précisa néanmoins.
« J'ai besoin que vous en fassiez un double. Vous comprenez ?
- Ou vri ! (Bien sûr !)
- Je viendrais la chercher demain matin pendant que les autres domestiques seront en train de tout débarrasser.
- Magm mar ma. (On n'aura pas le temps.)
- C'est très important, insista Marguerite. Et... »
La jeune femme hésita un instant, elle n'aimait pas faire ça mais elle ne voulait pas prendre le risque de voir partir Jonathan avant que les deux pokémon aient terminé. Elle se força à froncer les sourcils, fusilla du regard les deux forgerons et le dit d'une fois ferme et fière :
« Et c'est un ordre. Qu'elle soit prête demain ! »
Marguerite tourna brusquement les talons et s'éloigna d'ouvrifier et de magmar. Sa démarche était soigneusement étudiée : le menton fièrement relevé, le pas raide mais sûr, les hanches balancées, tout était fait pour impressionner les deux pokémon, ils devaient comprendre qui était le maître. C'est ainsi que marchaient les De Richemensueur, Marguerite ne le supportait pas, mais on lui avait appris à se mouvoir avec cette attitude hautaine et dans certains cas - comme celui-ci - c'était utile.
Plutôt que de repasser par le jardin, Marguerite se dirigea vers le hall d'entrée en traversant les cuisines. Elle tomba alors nez à nez avec Madame Piafabec, la gouvernante fit un bond de spoink en la voyant.
« Marguerite ! Que diable faites vous dans l'aile Nord ?!? Lilie vous cherche partout, vous devez vous préparer pour la cérémonie ! Filez dans votre chambre immédiatement ou je demande aux machopeurs de vous y emmener de force. »
Marguerite obéit sans broncher, c'est ce qu'elle comptait faire de toute façon.
La cérémonie parut interminable. La coutume populaire consistant à organiser les mariages au lieu d'origine de la mariée ne s'appliquait pas chez les aristocrates de Kanto, encore moins chez les De Richemensueur. Le mariage fut célébré dans la collégiale de Lavanville, l'église de Parmanie était trop petite pour accueillir les trois cents personnes venues assistées à l'union de Pierre Edouard et Cunégonde. Le mariage civil, lui, eut lieu à la mairie de Parmanie.
Sur le trajet entre les deux villes, dans l'une des plus grosses voitures de collection des De Richemensueur, Marguerite regardait défiler le paysage le visage morne, assise à côté de son frère Pierre-Antoine, avec en face d'elle François et Elisabeth. Ce trajet aussi lui sembla durer une éternité, principalement à cause du silence pesant qui régnait dans la voiture. Les fiancés n'avaient rien à se dire, les frères non plus, et Marguerite ne songeait toujours qu'au départ de Jonathan...
En revenant au manoir, Marguerite écarquilla les yeux : le parc était méconnaissable. Les abords de l'allée impeccablement ratissée étaient encadrés de champs de fleurs blanches. Des rafflesias aux pétales d'un rouge flamboyant dormaient paisiblement au milieu de ces parterres. Même les hêtres et les chênes centenaires semblaient plus majestueux. En arrivant devant l'entrée du manoir, Marguerite découvrit le gigantesque auvent que John était en train de dresser au matin avec ses collègues. Il était désormais debout et en dessous s'étalaient plus d'une soixantaine de tables rondes aux nappes immaculées. Elles semblaient scintiller, car les couverts en argent reflétaient la lumière des lanternes accrochées à la toile ou plantées dans le jardin. Marguerite vit que l'un des jardiniers - probablement Jonathan - avait également ramené des joliflors. Les pokémon plantes jouaient et dansaient autour du auvent, leurs pétales s'agitant au rythme de leurs pas et dégageant un parfum envoûtant. Marguerite était émerveillée...
François arriva discrètement derrière sa soeur. Marguerite sursauta lorsqu'il lui parla, elle ne l'avait pas entendu s'approcher.
« Il est doué le petit John n'est-ce pas ? Une idée à lui les rafflesias et les joliflors.
- Oui, c'est magnifique...
- Dommage qu'il faille le renvoyer, son talent était appréciable.
- Tu étais au courant ? Dit Marguerite en dissimulant à peine son intérêt pour la question.
- Bien sûr : c'est moi qui l’ai demandé à père.
- P... Pardon ? Tu as demandé quoi à père ? Balbutia Marguerite, elle n'était pas certaine d'avoir bien compris.
- De changer de jardinier.
- Quoi ? Mais pourquoi ?!? S'exclama Marguerite.
- Il a peut-être du talent mais ce n'est qu'un fouinar qui met son museau où il ne faut pas... »
Marguerite sentait la colère monter en elle plus vite qu'un colossinge préparant une attaque mania. Ses membres commencèrent à frémir, elle serra les poings pour limiter ses tremblements. Elle ne devait pas laisser s'échapper sa rage, surtout pas devant l'un de ses frères. François avait toujours les yeux rivés sur les joliflors, il fronça très légèrement les sourcils avant de regarder sa sœur.
« Et puis aussi... Je le trouve un peu trop familier, avec moi déjà, et avec toi également. »
Le frère et la soeur se toisèrent de leurs yeux bleus identiques. François perçut la colère de Marguerite, même si elle contrôlait ses nerfs, son regard était explicite. Marguerite venait de comprendre que François était à l'origine du renvoi de Jonathan, elle ne savait pas ce qui s'était passé exactement entre les deux garçons, mais ce qui la dérangeait le plus c'était sa dernière remarque. Il avait vu quelque chose, à un moment ou à un autre, et c'était probablement de la faute de Marguerite. Elle n'avait pas su être assez discrète et finalement son seul ami allait sortir de sa vie.
Marguerite se détestait, elle détestait sa maladresse. Elle détestait aussi son père parce qu’il avait licencié John et, à cet instant précis, elle haïssait François, son propre frère pour avoir suggéré à leur père de renvoyer Jonathan. Elle aurait voulu se jeter sur son frère pour le gifler. Elle aurait voulu posséder des pokémon pour provoquer François en duel et l'humilier, lui faire payer son acte infâme, mais elle n'avait pas de pokémon... Elle se souvint brusquement que si, elle en avait un. Elle secoua la tête pour se sortir de l'esprit cette idée farfelue. Natu était trop petit, trop faible, ce serait comme envoyer un chenipan pour affronter Enteï. Et si son jeune ami oiseau était découvert, on lui confisquerait…
Marguerite s'aperçut que son frère avait disparu. Même si elle était restée immobile, sa colère l'avait tellement aveuglée qu'elle n'avait pas vu François s'éloigner. Elle se tenait désormais plantée au milieu des tables, dans sa robe longue et blanche, avec ses fleurs dans les cheveux qui commençaient à faner. Elle se sentait comme une fiancée plaquée devant l'autel...
Marguerite ne revit plus Jonathan du week-end. Quand elle avait voulu lui rendre l'objet de son larcin, elle ne le trouva pas, alors elle déposa la clef sur la table bancale du cabanon. Il la trouverait forcément. Pour Marguerite, ne restait qu'une seule et dernière chance de le voir : mardi, il pliait bagage et il partirait forcément par le sentier principal.
Mardi matin, Jonathan arrivait devant l'immense grille en fer forgée marquant l'entrée du domaine des De Richemensueur. Son sac de voyage accroché dans le dos, sa ceinture de pokéballs fermée autour de sa taille, Jonathan s'arrêta devant la grille et la contempla. Il poussa un profond soupir et reprit sa marche.
« Jonathan ! Jonathan ! »
Le jeune homme se retourna. Il vit Marguerite sur le sentier derrière lui. Elle lui faisait de grands signes. Etonné, il ne franchit pas le seuil de la grille et attendit qu'elle vienne le rejoindre.
« Marguerite ? Que fais-tu là ? Quelqu'un pourrait te voir, et la vieille piafabec...
- Il me restait un tout petit fond de poudre dodo que j'avais gardé en cas d'urgence, le coupa Marguerite en arrivant à sa hauteur. Je voulais te donner ça avant que tu partes. »
Marguerite lui sourit, un peu tristement, et lui tendit une petite clef en fer. Jonathan reconnut la forme tout de suite, il avait eu la même pendant plus de huit mois dans sa poche.
« C'est la clef de la petite grille qu'il y a au fond du parc, l'entrée de service. Comment l'as-tu eu ? J'étais le seul à avoir la clef et je l'ai donné à Maurice avant de partir.
- Je te l'ai prise et j'en ai fait faire un double en cachette à la forge.
- Toi tu as fait ça ? » Dit John complètement hébété. La jeune femme hocha fièrement la tête.
« De cette manière, lorsque tu reviendras, tu pourras entrer dans le parc. »
Jonathan rangea la clef dans sa poche de veste.
« Tu reviendras n'est-ce pas ? »
John la regarda et vit ses beaux yeux bleus briller d'inquiétude et de tristesse, cette vision lui noua la gorge. Il baissa la tête pour se reprendre, puis il lui adressa un sourire confiant.
« Quel prince charmant abandonnerait sa princesse ? »
Marguerite poussa un petit soupir. Même si Madame Piafabec répétait sans cesse que les jeunes filles bien éduquées ne soupirent pas, ce soupir là était un soupir d'espoir.
« Revenez vite, Jonathan Mells. »
Elle tendit le cou pour déposer un baiser sur la joue de John. Après un dernier sourire ému, le garçon remonta son sac sur son épaule et s'éloigna d'elle. Il ne se retourna pas, il avait peur de ne plus pouvoir avancer s'il le faisait. Marguerite le regarda partir en silence et en priant pour qu'il ne se retourne pas, sinon elle ne pourrait plus retenir ses larmes.