Une étourvol dans une cage dorée.
Les semaines s’enchainèrent, le niveau du flacon de poudre dodo diminuait rapidement, et la température chutait à l'approche de l'hiver. Le parc se dénudait à vue d’œil. Les roucools avaient migrés vers l'Archipel Orange, tandis que les hoothoot cherchaient des nichoirs plus chauds et à l'abri du vent, comme le cabanon de jardin...
Alors que le manoir et son domaine étaient plongés dans l'obscurité paisible de la nuit, la lune fit apparaître une silhouette qui se glissait le long de la palissade à l'aide d'une corde. L'ombre d'un vêtement s'accrocha sur une pierre saillante, la silhouette poussa un petit cri de surprise et lâcha prise. Une seconde silhouette, plus massive, la réceptionna au pied du mur. A la lueur de la lune, les deux jeunes gens se regardèrent, leurs yeux étaient remplis d'étoiles.
« J'ai failli attendre, dit l'homme avec un sourire tendre.
- Les malosses de ton père ? Demanda la jeune femme avec inquiétude.
- Un peu de gras de cochignon et ils deviennent plus doux que des wattouats. Et puis maintenant, ils obéissent plus à François qu'à père. »
Soulagée, la jeune femme sourit. L'homme l'embrassa passionnément puis descendit ses lèvres vers son cou.
« Oh ! Edouard... Susurra de plaisir l'amoureuse à son oreille. L'homme desserra son étreinte pour prendre la main de la jeune femme.
- Viens... »
Il l'entraîna derrière lui. La jolie fermière gloussait de bonheur, tandis qu'ils couraient dans le parc, sa jupe à carreaux flottant derrière elle au rythme de ses pas. Elle était si excitée, qu'elle ne sentait pas le froid du vent nocturne sur ses jambes nues. Pierre-Edouard l'amena jusqu'au cabanon de jardin. Il la prit dans ses bras, l'embrassa encore une fois avec fougue, puis il pénétra dans la cabane sans lâcher sa paysanne lascive.
La nuit, bien que fraîche, était belle et claire. Les hoothoots du parc hululaient sous la lune, attendant que leur nouvelle maison soit libérée…
Marguerite ne dormait pas. Allongée, elle observait depuis son lit Tornade assoupie, nichée devant sa fenêtre. Elle souriait en rêveuse éveillée.
Jonathan ne dormait pas. Allongé dans sa minuscule chambre de bonne de l'aile Nord, il admirait la lune par le vasistas au dessus de son lit. Pensif, il songeait à son étourvol nichée auprès de Marguerite, un sourire discret étiré au coin de ses lèvres.
Pierre-Edouard ne dormait pas. Allongé sur une couverture posée à même le sol, il serrait dans ses bras sa petite amie lovée contre son torse, elle respirait lentement et sommeillait paisiblement. Lui ne souriait pas, il pensait que bientôt il ne la verrait plus, il devrait renoncer à elle. Il le savait depuis bien longtemps, mais alors que l'échéance approchait à grands pas, il ne savait pas comment lui annoncer. Il ne pleurait pas, mais il en avait envie...
L'hiver fut particulièrement calme au domaine des De Richemensueur, c'était le calme avant la tempête songeait Pierre-Edouard, lugubre. Il ne croyait pas si bien dire, il ignorait simplement qu’il ne serait pas le seul à en faire les frais. A son grand regret, Marguerite avait épuisé son stock de poudre-dodo et Jonathan ne pouvait pas lui fournir de nouveau flacon, car en hiver boustiflor ne produisait pas beaucoup de spores, il fallait désormais attendre le printemps.
Les deux adolescents trouvèrent d'autres moyens pour se voir. En Janvier, comme le parc s'était recouvert d'une épaisse couche de neige, John n'avait plus beaucoup de travail à l'extérieur, alors on le faisait travailler dans l'aile Nord avec les autres domestiques. Une fois à l'intérieur du manoir, rencontrer l'héritière était chose facile, le plus dur était d'avoir un laps de temps assez long pour discuter ou pour jouer. La plupart du temps, ils jouaient aux dames mais Jonathan avait enseigné à Marguerite toute une série de jeux de cartes, y compris le poker, Madame Piafabec en aurait fait un infarctus si elle l'avait su. Jouer de l'argent était chose facile pour Marguerite et John avait des scrupules à la dépouiller à chaque fois de ses jetons (elle jouait vraiment très mal). L'idée d'un poker déshabilleur lui avait traversé l'esprit, mais il avait très vite chassé cette pensée malsaine.
Plus l'hiver avançait et plus John s'ennuyait au manoir, il avait envie de reprendre la route. Ses pokémon souffraient bien plus que lui, à cause du froid ils ne pouvaient pas rester dehors trop longtemps, or ils n'avaient pas le droit de se promener dans le manoir, même l'accès à l'aile Nord leur était limité. Il évoqua une ou deux fois le sujet avec Marguerite, mais la jeune fille semblait bien décidée à ignorer le désir de voyage de son camarade. Condamnée à rester enfermée dans sa cage dorée, elle voulait garder auprès d'elle ses sept nouveaux amis.
Le soir, avant de s'endormir, Jonathan essayait de se résoudre : "Demain, je pars." Et chaque lendemain, il croisait Marguerite et son coeur se serrait, il ne voulait pas l'abandonner, il culpabiliserait trop. Par dessus le marché, il commençait à s'attacher à elle, sérieusement, trop sérieusement et trop intimement aussi. Ce n'était pas bon, pas bon du tout… Si Marguerite était aux anges, elle était bien la seule. Pour une fois dans le manoir, tout le monde broyait du noir sauf elle. Le pire de tous était Pierre-Edouard, il était de plus en plus sinistre de jour en jour, il devenait encore plus renfermé que Pierre-Antoine.
Enfin le printemps arriva et chassa la morosité. Aussitôt qu'ils purent retourner dehors, Jonathan et ses pokémon reprirent du poil de la bête. Le jeune homme s'activait dans le parc, il avait pris goût à ce travail finalement. Il continuait de surveiller Marguerite du coin de l'oeil, bientôt Florie fournirait suffisamment de poudre dodo pour remplir le flacon et la jeune fille pourrait à nouveau échapper à sa tortionnaire.
Un mercredi après-midi, alors que Monsieur et Madame De Richemensueur étaient absents et que Marguerite était enfermée dans la bibliothèque avec le rapasdepic, John entreprit de tailler les buissons autour de sa cabane à outils, histoire d'entretenir la cachette de Marguerite. Les roucools perchés au dessus de sa tête chantaient la nouvelle saison en compagnie de son étourvol. John et sa manternel travaillaient au rythme de ces gazouillis harmonieux mais quelque chose le dérangeait. Il entendait comme un gloussement irrégulier mais de plus en plus bruyant. Jonathan était intimement persuadé qu'il provenait de sa cabane à outils.
Attiré par le bruit, le jeune jardinier se rapprocha du cabanon. Il entrouvrit la porte et découvrit à l'intérieur François De Richemensueur, le deuxième frère de Marguerite, allongé sur une jeune fille à la jupe retroussée, il lui caressait les cuisses. Jonathan qui avait pas mal voyagé dans Kanto reconnut sans difficulté l'uniforme du lycée pour jeunes filles de Parmanie. John n'était pas de nature très expressive mais sa perplexité le fit hausser un sourcil. Lorsque la lycéenne s'aperçut de la présence de Jonathan près de l'entrée, elle poussa un petit couinement et François se retourna. Lorsqu'il vit le jardinier, il grogna mais n'arrêta pas pour autant sa besogne.
« Dégage de là toi.
- C'est que j'ai besoin de mes outils quand même. »
C'était faux, Maelle sa manternel gérait toute seule, mais John n'avait pas su résister à la provocation.
« Je t'ai dit de dégager ! Et pas un mot à qui que ce soit sinon tu es viré. »
Dans un soupir blasé, Jonathan sortit du cabanon sous les gloussements amusés de la lycéenne cajolée. John s'éloigna de la baraque en bois les mains dans les poches. Il savait que la fiancée de François devait arriver d'ici quelques jours, l'aristocrate profitait de ses dernières heures de célibat. Au fil de ses pensées, Jonathan leva les yeux au ciel, accablé par des moeurs aussi légères dans une famille si austère en surface. Mais quand on gratte un peu l'écorce, il y a toujours des surprises... Ça aussi ses nombreux voyages le lui avait appris.
Au lieu d'étudier, Marguerite contemplait les arbres en fleurs du jardin derrière la vitre. Le printemps la rendait d'humeur romantique, et le recueil de poésies pokémon qu'elle était en train de lire ne faisait qu'amplifier le phénomène. Elle vit l'étourvol de Jonathan se poser sur le rebord de fenêtre, une idée lui traversa alors l'esprit. Elle découpa un petit bout de papier et prit son stylo pour griffonner quelques lignes. Elle attendit que Madame Piafabec s'absente pour se rendre aux toilettes, puis se précipita à la fenêtre. Elle l'ouvrit et l’étourvol l'accueillit avec un roucoulement guilleret.
« Viens par ici Tornade, viens ma belle, j'ai quelque chose à te donner. »
L'oiseau s'approcha de la jeune fille et lorsqu'elle vit le petit papier dans sa main, elle tendit docilement sa patte. Marguerite sourit avec bonheur et attacha le message à sa serre. Tornade s'envola aussitôt à la recherche de son maître et Marguerite retourna s'asseoir avant que la vieille gouvernante ne revienne.
« Etou, rou-rou ! Etou ! »
Tornade atterrit sur un tronc d'arbre coupé aux pieds de son dresseur qui prenait sa pause. L'une des domestiques qui travaillait aux cuisines lui avait apporté un petit sandwich et un muffin. Il coupa le gâteau en deux et en donna un bout à son pokémon vol.
« Rou rou ! (Merci merci !)
- C'est bon Tornade ?
- Etour ! (Carrément !)
- Qu'est ce que tu as à la patte ?
- Etourou ! » (Message Marguerite !)
L'étourvol engloutit le muffin et sautilla jusqu'à Jonathan à qui elle présenta sa serre. John déroula le papier, il pouffa d'amusement : Marguerite était toujours beaucoup plus loquace que lui dans ses petits mots.
[Que diriez-vous d'une promenade au clair de lune, ce soir après le dîner ? Rendez vous sous la fenêtre du prince charmant.]
"Et en plus elle fait de l'humour", songea John.
Le jeune homme chiffonna le message et le donna à manger à sa boustiflor, un moyen écologique de recycler le papier et d'éviter qu'un habitant indiscret du manoir ne tombe sur cette lettre compromettante.
John attendit Marguerite au pied de la fenêtre de sa chambre. La jeune fille descendit une fois de plus grâce à Florie et Tornade, elle avait fini par prendre goût à ce mode de transport. Cette fois, Jonathan la réceptionna entre ses bras et la déposa sur le sol avec courtoisie. La jeune femme lui offrit un sourire radieux. Elle ne lui souriait pas comme ça avant, le dresseur avait remarqué ce changement de comportement chez Marguerite. Il était à la fois flatté et un peu effrayé par cette attitude, mais il veillait à ne rien laisser transparaître devant Marguerite. Il se contentait de la regarder avec son air désinvolte habituel. Aux yeux de la jeune fille, le sourire de Jonathan n'avait plus rien d'agaçant. Ils commencèrent à marcher tranquillement, côte à côte, flânant dans les allées les plus discrètes du parc pour éviter d'être vus.
« Je ne crois pas vous avoir déjà demandé d'où vous veniez.
- Essaye de deviner pour voir.
- Vous aimez les devinettes décidément ! Lança la jeune fille avec un petit sourire et un haussement de sourcil. Très bien. Vu que vous avez un laggron, je suppose que vous avez commencé votre voyage à Hoenn ?
- Exact.
- Vous êtes agile, vous aimez les pokémon plantes et les espaces boisés, alors je dirais que vous venez sans doute de Cimetronelle.
- Tu chauffes.
- Lavandia ?
- Tu refroidis.
- Alors Nénucrique ?
- Tu brûles...
- Attendez... Dit doucement Marguerite en fronçant les sourcils. Il n'y a aucun village entre Cimetronelle et Nénucrique.
- Ca ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas d'autres zones habitées. » Répondit Jonathan avec un petit sourire en coin. Il constata que Marguerite semblait sécher sur la question.
« Mon père travaille au parc Safari qui se trouve près de Nénucrique. J'ai vécu mon enfance là bas, dans le logement de fonction de mon père.
- Et votre mère ?
- Elle travaillait dans le parc elle aussi, mais elle est morte lorsque j'étais bébé.
- Oh je suis désolée... S'excusa Marguerite, attristée et confuse. John la remercia d'un hochement de tête.
- Ce n'est pas grave. Je ne l'ai presque pas connu. Je n'ai aucun souvenir d'elle, donc elle ne me manque pas. »
Le silence s'installa entre les deux adolescents. Ils continuèrent de marcher, mais Marguerite était troublée par l'histoire du jeune jardinier. Elle ne trouvait pas de sujet pour relancer la conversation, elle ne voulait pas paraître insensible au sort de Jonathan, ni se montrer désobligeante. Finalement, un grincement sonore au dessus de leurs têtes les fit sursauter. A demi dissimulés par la végétation, ils observèrent Lilie, la femme de chambre, ouvrir les volets voisins de la chambre de Marguerite. La domestique referma la fenêtre mais la lumière resta allumée dans la pièce. John et Marguerite s'éloignèrent de la façade du manoir. Après avoir jeté un dernier regard vers les lucarnes, Jonathan demanda :
« La chambre à côté de la tienne est occupée ?
- Oui, répondit Marguerite. Elisabeth, la fiancée de François, vient de s'y installer. Vous ne l'avez pas vu arriver cet après-midi ?
- Je l'ai aperçu. Elle a l'air très discrète.
- Elle l'est. Autant vous prévenir : tous les invités du mariage de Pierre-Edouard ne seront pas comme elle. Je vous conseille de profiter de ces dernières semaines de calme. »
Il y eut à nouveau un silence. Cette fois, ce fut au tour de Jonathan d'être perturbé. Il repensait à quelque chose mais ne savait pas comment aborder le sujet avec Marguerite. La jeune femme, relativement apaisée, marchait près de lui, la tête relevée pour regarder les étoiles à travers le feuillage des arbres. John la regarda songeur, elle était décidément très jolie, mais sa beauté n'arrivait pas à chasser les idées troubles de Jonathan. Il se dit qu'elle était en quelque sorte son amie, alors il finit par se décider.
« Je ne sais pas si je dois te le dire mais... J'ai vu ton frère l'autre jour. Dans le cabanon où je range le matériel. Il... Hem, comment dire...
- Je sais ce que font mes frères dans ce cabanon. » Le coupa Marguerite.
Ils s'arrêtèrent de marcher, ils étaient à deux pas de la fameuse cabane, à peine visible dans l'obscurité du soir. Seule la lanterne accrochée au toit éclairait faiblement sa porte à la peinture écaillée. Marguerite regarda le cabanon d'un air mélancolique. Elle soupira.
« Et pour être honnête, je les envie... »
La jeune femme détourna la tête de la cabane pour poser son regard sur Jonathan, un regard doux, charmant, éloquent et d'une certaine manière suppliant. Jonathan en eut le frisson. Ses joues s'empourprèrent, il avait peur de ce regard.
La jeune femme approcha ses mains un peu tremblantes de celles de John. Quand il s'en aperçut, il eut un mouvement de recul. Marguerite, repoussée, se sentit terriblement blessée. Elle replia ses doigts et resserra fermement ses bras contre elle, à la fois gênée et vexée.
John était mal à l'aise, il ne savait pas comment réagir, il se rendait bien compte qu'il l'avait brusqué, mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui fasse des avances aussi soudainement. Bien sûr, il avait déjà ressenti la sympathie que la jeune héritière éprouvait envers lui, malgré tout elle avait toujours su garder une certaine distance. Jusqu'à aujourd'hui, ça l'avait bien arrangé.
« Je vais rentrer... » Finit par marmonner Marguerite en se gardant bien de regarder John. Elle fit glisser ses pieds pour se retourner, elle voulait s'éloigner le plus vite possible de Jonathan, de cette maudite cabane et de ce souvenir gênant.
« Marguerite attendez ! »
John n'avait pas bougé, les mots étaient sortis tout seul. Marguerite s'arrêta, elle mit quelques secondes avant de se retourner, elle n'était pas certaine d'avoir bien entendu.
« Vous m'avez vouvoyé ?
- Hem... Oui. » Admit Jonathan qui ne s'en était pas rendu compte. Il s'approcha à nouveau de Marguerite, d'un pas très prudent, comme lorsqu'il tentait de capturer un pokémon particulièrement farouche.
« Excuse-moi. Je comprends ta peine mais je... Je ne suis pas certain que ce soit une très bonne idée.
- Inutile de vous excuser. D'ailleurs, je ne vois pas de quoi vous parlez. »
Elle avait brutalement redressé le buste, son ton était sec et sa voix plus forte. Elle montait sur ses grands galopa... Elle était vraiment vexée, au point de laisser son rang et son sang bleu parler à sa place. John devait réagir.
« Tu te rappelles pourquoi je suis là ? Comment je me suis retrouvé jardinier ? Si tu t'en souviens, alors tu n'as pas de raison d'être vexée. »
Le regard de la jeune femme était plus sombre, sa colère et sa honte ne s'étaient pas estompées. Il en fallait plus pour la convaincre.
« J'ai vu François dans cette cabane. Tu me dis que tu sais ce qu'il y faisait, d'accord. Je crois qu'il est aussi inutile de te préciser qu'il n'était pas avec sa fiancée.
- Je ne veux pas savoir tout ça... Dit Marguerite, avec un air offusqué, ses joues légèrement rougies par son imagination.
- Et moi je ne veux pas être comme cette fille qui était dans ses bras. »
Les yeux de Marguerite s'écarquillèrent sous la surprise, John était persuadé qu'elle n'avait pas compris le vrai sens de cette réflexion.
« Marguerite, toi et moi on appartient à deux mondes différents. Il ne pourra jamais rien se passer entre nous, rien de sérieux en tout cas, et ça, ça ne me plaît pas. Je ne veux pas être un jouet pour toi comme ces filles sont des jouets pour tes frères, en attendant qu'on leur trouve une épouse bon-chic bon-genre. C'est hors de question.
- C'est... C'est ce que tu penses de moi ? Gronda Marguerite que la colère envahissait.
- Tu es vexée ? Je le suis aussi. As-tu réfléchi une seule seconde à ce qui se passerait après si toi et moi on entrait dans cette cabane ? Non ? Moi si.
- Très bien, répliqua Marguerite d'un ton sec. Je crois que la discussion s'arrête là. Bonne soirée, monsieur Mells. »
Elle tourna les talons et s'éloigna en direction du manoir. John la suivit du regard, il avait un goût amer dans la bouche, pourtant il savait qu'il avait bien agi, qu'il avait fait le bon choix. Une chose par contre l'obsédait à cet instant : juste le temps d'une phrase, une seule, elle l'avait tutoyé.
Dans le manoir, depuis la fenêtre de son bureau, Monsieur De Richemensueur père scrutait son parc. Il le faisait à chaque fois qu'il prenait une pause dans son travail, cela le détendait et l'aidait à penser à autre chose. Et puis il observait, il voyait des choses... Des pokémon, des gens, des couples se former et se défaire... Il voyait souvent son benjamin entrer dans ce maudit cabanon avec des adolescentes volages. Au moins, celui-là ne s'attachait pas, il ne ferait pas de crise de nerfs comme le premier qui ne pouvait pas épouser son éleveuse d'écremeuhs... Cet épisode aussi ne serait plus qu'un mauvais souvenir dans trois semaines. Il voyait aussi Jonathan Mells tourner autour du cabanon, normal pour un jardinier, normal mais embêtant dans le cas présent. Plus rarement, il voyait sa fille se promener dans le parc, seule ou avec Persian. Tranquillement, sagement... Marguerite le rassurait plus que ses autres enfants. Ce soir cependant, il la vit discuter avec le jardinier, tous les deux à moitié dissimulés sous un grand hêtre et ça, ça ne le rassurait pas...
Le lendemain, Jonathan fut convoqué dans le bureau du patriarche. Il ne s'y attendait vraiment pas. Il se demandait ce que l'homme pouvait bien avoir à lui dire ou à lui reprocher... Alors qu'il avançait dans le long corridor aux boiseries brillantes de cire, il fut pris d’une angoisse brutale : et si quelqu'un avait surpris sa discussion avec Marguerite la veille ? Puis, une autre idée sombre lui traversa l'esprit, il se rappela de la menace de François. Le jeune homme voulait-il se venger de John qui l'avait surpris en train de batifoler avec une autre femme que sa promise ? C'est avec du plomb dans l'estomac que Jonathan frappa à la porte du bureau de son employeur.
« Entrez Jonathan. »
Le jardinier obéit docilement. Le bureau de Jean-François De Richemensueur était immense et décoré sobrement, cela contrastait beaucoup avec le reste du manoir. Au sol, sur le parquet sombre impeccablement lustré, il n'y avait qu'un seul tapis de couleur bourgogne. Il était décalé du centre de la pièce et encadré par trois fauteuils larges et rembourrés. Une petite table brune, presque noire, portait un gros cendrier de marbre, noir également. Les seuls autres meubles de la pièce étaient un long et imposant bureau, situé près d'une baie vitrée donnant sur un balcon, un secrétaire et un petit rayonnage de livres à sa droite.
Jean-François De Richemensueur, assis dans son fauteuil, fit signe à Jonathan d'avancer vers lui. Le jeune jardinier s’exécuta. Alors qu'il se trouvait près du bureau et de la vitre, John réalisa qu'on apercevait le cabanon depuis cette fenêtre. Une sueur froide coula le long de sa tempe.
« Es-tu heureux avec nous Jonathan ? Demanda brusquement Jean-François.
- Oui Monsieur.
- Tu n'en as pas l'air pourtant.
- Je m'en excuse Monsieur.
- Hum. »
Le patriarche se leva de son fauteuil, fit quelques pas et s'arrêta près de la baie vitrée. Il se tourna vers la fenêtre et contempla cette partie de l'immense jardin.
« Comme tu le sais déjà, Pierre-Edouard mon aîné va bientôt épouser sa promise. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous accueillons depuis hier Elisabeth Furaiglon. Elle restera avec nous jusqu'à la cérémonie. Elle sera la demoiselle d'honneur de Cunégonde Montaubin, la fiancée de Pierre-Edouard. »
Il se détourna de la fenêtre pour regarder John avec un sourire froid mais poli.
« Qu'importe, je ne sais pourquoi je te raconte tout cela, ce sont des détails qui n'intéressent pas les jardiniers.
- Non Monsieur. »
John détestait vraiment ce boulot. Il aimait les plantes, il appréciait le petit confort de sa chambre de bonne, il savourait la compagnie de Marguerite, mais tout le reste... Comme le regard suffisant de cet homme et de ses trois fils, il haïssait tout cela. Les dents serrées, le regard impassible, il continua d'écouter le monologue du vieil aristocrate sans laisser transparaître son antipathie.
« Le mariage va se dérouler ici, il va falloir transformer le parc de fond en comble, c'est une charge très lourde, trop lourde pour un garçon comme toi. »
Les sourcils de John voulurent se froncer mais il réussit à les retenir et garda son visage stoïque.
« J'ai donc décidé d'embaucher un jardinier professionnel. Déclara Jean-François en se tournant à nouveau vers le jardin. Il devrait arriver en fin de semaine. Tu resteras ici jusqu'au mariage, tu l'aideras à préparer le terrain avec les autres saisonniers que je compte embaucher pour l'occasion. Ensuite, tu pourras prendre congé.
- Vous voulez dire que vous me virez Monsieur ?
- Je n'aime pas ce terme Jonathan. Mais... Oui. Tu es un bon garçon, mais notre domaine est trop grand pour un jeune aussi inexpérimenté que toi.
- Je comprends Monsieur.
- Merci pour ton dévouement Jonathan.
- Monsieur ?
- Oui Jonathan ? »
Le patriarche détacha à nouveau son regard du jardin. Avec beaucoup de calme et d'aplomb, John le regarda dans les yeux et demanda :
« Pourriez-vous rédiger une lettre de recommandation Monsieur ? Pour m'aider à trouver un nouvel emploi.
- Oh. Oui bien entendu. Je la rédigerai après le mariage, ainsi la qualité de ma lettre dépendra de la qualité de ton travail jusqu'au jour J.
- Je vous remercie Monsieur.
Jonathan s'inclina poliment, en grinçant des dents.
- Tu peux disposer maintenant Jonathan.
- Oui Monsieur. »
Jonathan se dirigea vers la porte. Jean-François le regarda s'éloigner, une lueur de contrariété dans le regard, John lui tournait le dos et ne pouvait pas la voir. Jonathan avait d'hors et déjà posé une main sur la clenche lorsque Jean-François l'interpella avant qu'il n'ouvre la porte.
« Dernière chose Jonathan.
- Oui Monsieur ? »
John se retourna vers son patron en se retenant de grimacer.
« Même lorsque tu auras quitté mon service, il est bien évident que tu devras conserver un devoir de réserve. Je n'apprécierais guère que l'un de mes anciens domestiques ébruite ce qui se passe dans ma demeure, ma réaction serait immédiate. Comprends-tu Jonathan ?
- Oui Monsieur.
- C'est bien. Tu es un bon garçon. »
John s'inclina à nouveau et sortit du bureau, trop rapidement peut être, sa hâte traduisait son énervement.
"Connard !" Hurla Jonathan en son fort intérieur, c'était bien à cause de ce dandy vicieux de François. Alors que Jonathan regagnait le parc, il se dit que finalement ce n'était pas plus mal, il allait enfin être libéré de cette famille infernale ! Lui qui ne rêvait que de repartir sur les routes avec ses pokémon depuis des mois... Mais qu'allait-il advenir de Marguerite ? Cette pensée le rendait malade, à chaque fois il avait un point sur le coeur et une sorte de nausée. A chaque fois, le souvenir de leur rencontre l'assaillait, il savait qu'elle était maltraitée, il savait qu’elle était malheureuse et il savait qu'il était le seul à lui apporter un peu de réconfort...
Comme l'avait prédit Marguerite, la tranquillité du domaine fut mise à mal par l'arrivée de nouveaux invités et de l'équipe de jardiniers venue aider Jonathan à transformer le parc en jardin d'Eden pour le mariage de Pierre-Edouard et Cunégonde.
Marguerite, de son côté, ruminait dans la bibliothèque. Elle ne s'était pas remise du refus de Jonathan, elle ressassait ce souvenir qui tournait en boucle dans son esprit. Elle était profondément vexée et en colère, elle se sentait humiliée. Elle pensait pourtant être suffisamment belle, et puis ses frères le faisaient bien eux ! John prétendait vouloir la protéger… Elle fulminait, elle pensait que ce n'était qu'une fausse excuse, une manière polie et hypocrite de la repousser. Elle mordillait nerveusement son crayon. Lorsque Madame Piafabec s'en aperçut, la réaction fut immédiate : Marguerite fit un nouveau séjour dans le cabinet de pénitence pour apprendre à se comporter en lady et non en castorno. Dans cette pièce noire et silencieuse, son ressentiment ne faisait que s’accroître davantage. Marguerite rongeait son frein dans l'obscurité, sa fierté en avait pris un coup, son honneur également, et son cœur lui faisait mal...
Finalement, la jeune femme était plutôt contente que cet évènement douloureux tombe en même temps que le mariage de Pierre-Edouard, bien que la mine de plus en plus sombre de son frère aîné au fil des jours l'inquiétait un peu, car Jonathan était tellement pris par son travail qu'elle ne le voyait jamais. Certains jours, le jeune homme s'absentait même du domaine pour aller chercher des plantes, des outils et des fournitures à Parmanie. Une fois ou deux, il fut obligé de se rendre à l'arène de Céladopole, spécialisée dans les pokémon plantes et les fleurs exotiques. Marguerite n'en savait rien, de toute façon elle ne voulait plus rien savoir de cet homme qui l'avait blessée dans son orgueil. Ce n'est qu'un matin, lorsqu'elle aperçut par la fenêtre une rangée de rafflesias que John avait été capturé pour parfumer le jardin, qu'elle réalisa qu'il devait sortir de la propriété.
La rancœur de Marguerite envers Jonathan finit par s'atténuer petit à petit, mais elle se sentait toujours frustrée et gênée. Quant à John, lorsqu'il passait devant l'aile Ouest, près des fenêtres de la chambre de Marguerite, il ne pouvait s'empêcher d'y jeter des coups d'oeil. Il devinait aisément qu'elle était en colère après lui. Il aurait voulu se rapprocher d'elle pour tenter une réconciliation, mais le spectre de son licenciement le hantait. S'il allait parler à Marguerite, il serait obligé d'évoquer le sujet. Dans son état, le supporterait-elle ? Lâchement, John préférait repousser l'échéance, une occasion finirait bien par se présenter.
Il ne restait plus que quatre jours avant le mariage. Jonathan n'arrêtait jamais de travailler, les autres jardiniers ne lui laissaient pas une seconde de répit. Pierre-Edouard n'était plus qu'un géant de glace, un Régice froid et immobile, attendant dans une sombre caverne qu'un dresseur nommé Cunégonde vienne le déranger et le capturer...
Marguerite se hâtait dans les couloirs de l'aile Sud, il fallait à tout prix rejoindre le comité d'accueil de Mademoiselle Cunégonde. Si par malheur elle arrivait en retard, Madame Piafabec le lui ferait payer très cher... Marguerite trottait en essayant de ne pas trébucher avec ses talons hauts. Elle arriva dans le corridor principal, lorsqu'une douce mélodie attira son attention. Marguerite arrêta d'avancer. Elle tourna la tête de droite à gauche pour chercher l'origine de cette musique. Un son de piano, il ne pouvait provenir que du petit salon. Qui pouvait bien jouer ? Surtout à cette heure-ci.
Marguerite reprit sa marche, plus lente, en direction du petit salon. Le mystérieux musicien jouait bien mieux qu'elle, ça ne faisait aucun doute. Marguerite vit la porte du salon légèrement entrouverte. Elle s'approcha en silence et se glissa derrière l'interstice pour observer le mélomane. C'était une femme, une femme jeune et maigre avec de longs cheveux châtain clair, bien brossés mais ternes. Marguerite ne la voyait que de dos, mais elle apercevait la pâleur de sa peau sur ses bras squelettiques. Elle reconnut cette chevelure et cet air maladif : il s'agissait d'Elisabeth Furaiglon, la fiancée de François. Marguerite n'avait jamais parlé avec elle, elles étaient toutes deux très réservées et n'osaient pas s'adresser la parole devant les hommes. Cependant, elle avait tout de suite remarqué à quel point Elisabeth avait reçu une bonne éducation, elle avait toujours l'air très digne, sans l’arrogance qui caractérisait les De Richemensueur.
Marguerite resta un long moment à la regarder jouer depuis la mince ouverture quand soudain, l'autre porte menant au petit salon s'ouvrit et se referma dans un claquement sonore. La jeune dame s'arrêta de jouer et regarda l'arrivant. Marguerite ne pouvait pas le voir mais elle reconnut immédiatement la voix masculine et suffisante qui résonna dans la pièce.
« Ah, vous étiez là. Je vous cherche depuis plus de vingt minutes. Il vous faut descendre prestement, la voiture de Cunégonde est arrivée, nous devons l'accueillir.
- Je ne suis pas présentable, répondit la jeune femme d'une voix morne.
- Bien sûr que si voyons.
- Mademoiselle Montaubin ne remarquera pas mon absence. »
François s'avança d'un pas vif vers la jeune femme et entra dans le champ de vision de Marguerite. Brutalement, il tira la jeune femme par le bras et la fit tomber du tabouret de piano, le siège chuta avec elle dans un grand fracas. Alors qu'Elisabeth était encore à terre, François tendit le bras et la gifla avec violence. Marguerite dut plaquer ses mains sur sa bouche pour ne pas crier. Les yeux écarquillés, elle continua d'observer la scène, choquée. Marguerite ne pouvait pas voir le visage d'Elisabeth, mais la jeune femme avait relevé la tête pour regarder son fiancé, une main posée sur sa joue rouge et douloureuse. François la fixait, le regard rempli de mépris et de colère.
« Personnellement, je me fiche bien que vous veniez ou non, en fait ce que je souhaite au plus profond de moi c'est que vous disparaissiez de mon monde. Malheureusement, nos parents respectifs attendent beaucoup de notre mariage. Alors, peut-être que Cunégonde ne remarquera pas votre absence, mais mes parents si, et nous en payerons tous les deux les conséquences. Ne me faites pas honte et obéissez. »
La froideur et la sècheresse de la voix de François firent frissonner Marguerite. Elle ne connaissait pas cette facette de la personnalité de son frère, elle ne l'avait jamais vu frapper qui que ce soit.
François tendit un bras raide devant Elisabeth. Dans un mouvement lent et désarticulé de pantin, elle posa sa main sur celle de François et il l'aida à se relever. Il lui tenait fermement les doigts, au point de lui faire mal, mais Elisabeth ne laissait rien transparaître.
« Bien. Descendons maintenant. »
Elisabeth se contenta de hocher la tête en guise de réponse. Toujours tenue par François, elle se retourna. Marguerite put enfin voir son visage, son sang se glaça. Elisabeth ne pleurait pas, son visage n'exprimait rien, ni tristesse, ni colère, ni honte... Il n'exprimait absolument rien. Ses yeux vairons étaient livides, ses lèvres minces figées en un trait droit et beige. Marguerite vit la marque de la main de François qui avait du mal à s'estomper mais le reste du visage d'Elisabeth était terriblement pâle, sans joie, presque sans vie. Marguerite savait pertinemment qu'Elisabeth était en pleine santé, elle n'était même jamais malade... Alors comment pouvait-elle avoir cette allure cadavérique ? Etait-elle à ce point malheureuse ?
Les fiancés se rapprochèrent de la porte entrouverte, Marguerite recula vivement et fila se cacher dans un recoin sombre avant qu'ils ne s'aperçoivent de sa présence. Elle les entendit marcher jusqu'à l'escalier et attendit qu'ils descendent. Appuyée contre un mur, son cœur battait la chamade, elle avait eu peur de se faire surprendre, mais elle avait également du mal à se remettre de la vision de son frère en train de maltraiter sans raison sa fiancée. D'un pas mal assuré, elle se rapprocha de la fenêtre et voulut regarder dans le jardin, pour se calmer un peu.
Depuis cette lucarne, elle voyait l'entrée principale du manoir, ses larges marches en marbre blanc, ses deux colonnes de style dorique et les graviers gris de l'allée, impeccablement ratissés pour l'occasion par Jonathan et quelques autres domestiques. La longue voiture noire des Montaubin était garée devant le perron. Monsieur et Madame De Richemensueur attendaient en haut des marches, immobiles comme deux statues grecques. Pierre-Edouard était à côté d'eux, il avait le visage encore plus renfrogné que d'habitude. Plusieurs domestiques, tous habillés en blanc, avec des chapeaux ridicules datant du siècle dernier, étaient alignés sur les marches. Jonathan n'était pas parmi eux, Marguerite le remarqua tout de suite. Madame Piafabec, elle, était là, également affublée d'une robe blanche. Le chauffeur des Montaubin vint ouvrir la porte arrière de la voiture de luxe. La jeune Cunégonde, âgée de vingt ans tout juste, descendit de sa limousine, escortée par deux majestueux noctali et mentali.
Marguerite avait d'excellents yeux, si bien que depuis sa fenêtre elle put détailler la future mariée de la tête aux pieds. Contrairement à Elisabeth, cette femme là avait tout de l'allure d'une De Richemensueur. Elle avait le regard hautain, un sourire terriblement fier et surtout elle était belle, d'une beauté à couper le souffle. Même Marguerite aurait pu jalouser sa beauté, si la fiancée de Pierre-Edouard n'avait pas été aussi petite, elle mesurait à peine un mètre cinquante. Alors que la belle brune se faisait escortée par son chauffeur jusqu'au perron, François et Elisabeth se glissèrent discrètement derrière les autres De Richemensueur. En les apercevant, Marguerite fut prise d'un vent de panique, elle aussi devait les rejoindre en bas !
Elle se dépêcha de dévaler le grand escalier, manquant à chaque marche de se tordre la cheville avec ses chaussures à talons. Arrivée au rez-de-chaussée, elle réajusta sa robe et se pressa vers le hall d'entrée. Elle croisa en chemin plusieurs domestiques cavalant de tous les côtés, vérifiant le moindre recoin du manoir, tout devait être impeccable pour la venue de Cunégonde. Ils ne risquaient certainement pas de tomber sur un mimigal dans un placard, encore moins sur un rattata dans le garage ou les cuisines, mais un grain de poussière rebelle pouvait toujours se coller sur l'argenterie. En arrivant dans le hall, Marguerite tomba nez à nez avec Jonathan. Ses joues rosirent un peu, elle sourit timidement en passant à côté de lui. Elle aurait voulu lui parler, mais elle n'avait pas le temps.
Tandis qu'elle le dépassait, elle réalisa que le jeune homme n'avait pas bonne mine. Il l'avait regardé droit dans les yeux, la troublant légèrement, mais il avait l'air préoccupé, presque triste... Marguerite ne l'avait jamais vu comme ça.
La jeune femme toujours perturbée par ses pensées, ouvrit la grande porte et se glissa à son tour derrière ses parents. Elle se retrouva à côté de François qui lui jeta un coup d'oeil.
« Presque à l'heure petite soeur, lui dit-il avec un sourire en coin. Tu vis dangereusement, le rapasdepic n'est pas de très bonne humeur ces temps-ci.
- Manque de sommeil. » Marmonna Marguerite.
La pommette de François se retroussa quand il agrandit son sourire, amusé. Il avait du lui aussi remarquer les siestes brutales de la gouvernante, provoquées par la poudre dodo les mois précédents.
Malgré sa petite plaisanterie, Marguerite restait très mal à l'aise. Elle fixait ses pieds, elle n'arrivait pas à se sortir de l'esprit la vision de son frère en train de frapper Elisabeth. Elisabeth se tenait debout à côté d'eux, toujours avec la même expression de poupée de cire. Marguerite se demandait comment faisait François pour lui sourire avec bonne humeur, alors que deux minutes plus tôt il passait ses nerfs sur sa fiancée. Marguerite était tendue, le souvenir du visage pâle de Jonathan quand elle l'avait croisé n'arrangeait rien.
Elle tenta de penser à autre chose. Elle leva les yeux vers la nouvelle arrivante et ses deux pokémon. L'héritière des Montaubin souriait fièrement de toutes ses dents, en conversant avec les parents de Marguerite. Elle avait de la classe, elle avait de l'assurance, elle avait quelque chose d'effrayant elle aussi.
Marguerite était surtout impressionnée par le noctali et le mentali de Cunégonde. Leurs pelages étaient soyeux comme du velours, leurs yeux brillaient comme des rubis, ils étaient élancés et athlétiques. La jeune héritière voyait parfaitement leurs muscles saillants, ils avaient la même allure que les modèles de ses dessins anatomiques dans la bibliothèque. C'était sans nul doute des pokémon entraînés. Marguerite était dévorée par la convoitise, elle, elle n'avait même pas le droit d'avoir son propre pokémon de compagnie...
François la vit en pleine contemplation et se pencha à son oreille.
« Ils t'intriguent n'est-ce pas ? Ce sont des champions de concours de beauté pokémon. Cunégonde est une passionnée de ce sport, si on peut appeler cela ainsi. Elle a remporté tous les prix existants à Hoenn rien qu'avec son Mentali et son Noctali. »
Marguerite cligna des yeux et déplaça son regard des pokémon à leur maîtresse. Dans les iris bleus de François aussi brillait une lueur d'admiration et de désir.
« Pierre-Edouard a de la chance de se marier avec cette femme là. Elle a du cran. Nos parents ont choisi pour nous, en fonction de l'âge, mais si j'avais pu, j'aurais volontiers échangé ma fiancée avec la sienne. »
Marguerite écarquilla les yeux, choquée. François l'avait dit suffisamment fort pour qu'Elisabeth l'entende. La jeune femme ne réagit pas, elle resta stoïque, pire qu'une marionnette dont on aurait coupé les fils. Marguerite fut prise d'une violente nausée, son stress était monté en flèche. Qu’allait-il se passer pour elle ? Elle avait entendu des bruits de couloir à propos de Pierre-Antoine. Père aurait soit disant conclu un nouvel arrangement, Pierre-Antoine allait bientôt être présenté à une jeune fille et lui serait fiancé. Puis, Marguerite le savait, ce serait son tour à elle, la cadette...
La jeune femme angoissée regarda alternativement Pierre-Edouard, presque aussi pâle qu'Elisabeth, puis Cunégonde et son allure suffisante, son père et sa mère toujours rigides, François avec son sourire désabusé, et pour finir, la triste Elisabeth... Le cœur de Marguerite s'emballa, un frisson lui parcourut l'échine, sa vue se troubla. Brusquement, ses jambes lâchèrent et elle s'écroula. Elle eut à peine le temps d'entendre sa mère crier avant de s'évanouir complètement.