Entre infini et au-delà
- Toi !
Cassy se recroquevilla sur son tabouret lorsque la nouvelle venue fondit sur elle, menaçante. Grande et élancée, malgré de solides épaules, elle se déplaçait étrangement, comme si elle éprouvait une gêne à chacun de ses pas. Ses cheveux châtain foncé pendaient de part et d'autre d'un visage austère, déformé par la fureur.
L'adolescente avait beau ne l'avoir rencontrée qu'une fois, elle ne pourrait jamais oublier le visage de cette femme, ni l'expression qu'elle avait au moment où Sven avait ordonné à son Machoc de la jeter dans le vide. C'était la Ranger de la route 217.
- Vous... Vous êtes vivante, bredouilla Cassy.
Elle ignorait si elle devait éprouver de la crainte ou du soulagement. Elle était heureuse que Sven ait échoué à tuer une innocente, mais elle avait aussi de quoi être effrayée, car une rage indicible émanait de cette femme.
- Vous vous connaissez ? s'étonna Régis.
- Bien sûr ! C'est la complice de l'homme qui m'a attaqué ! accusa la Ranger.
- Cassy ? Impossible, je la connais bien. Jamais elle ne s'en serait prise à vous.
Loin d'être reconnaissante envers son ami pour sa défense, l'intéressée se sentit plus mal à l'aise qu'elle ne l'avait jamais été. Elle allait devoir avouer toute la vérité, mais elle craignait la réaction de Régis. Que penserait-il d'elle lorsqu'il aurait connaissance de ce qu'elle avait fait ?
- Je... commença-t-elle. C'est vrai. J'étais là.
- Que... Quoi ? Cassy ? Qu'est-ce que tu racontes ?
- L'idée des gants de combat, dont je t'ai parlé à l'instant, m'a été inspirée par le Capstick des Rangers. Je pensais qu'en adaptant le concept, ça pourrait fonctionner, mais Éric avait besoin du matériau d'origine pour fabriquer un prototype.
- Et tu... Tu as attaqué Marion juste pour lui voler son outil de travail ?
- Je lui ai tendu un piège, rectifia Cassy, et un combat s'en est suivi. Je vous assure, je ne voulais faire de mal à personne. Tout ce que je désirais, c'était le Capstick.
- Dans ce cas, pourquoi as-tu laissé ton ami me pousser du haut d'une falaise ?
- Il n'est pas mon ami. Ou, du moins, il ne l'est plus depuis ce jour-là. J'ai... sous-estimé l'étendue de sa cruauté. J'aurais aimé intervenir, mais le temps que je réalise ce qu'il s'apprêtait à faire, il était trop tard.
Un silence de mort s'abattit sur le laboratoire. Le regard déconcerté de Régis passait de Cassy à la femme prénommée Marion. Il avait les lèvres entrouvertes, mais aucun son n'en sortait. Il ne savait pas quoi dire, ni comment réagir.
- J'exige que tu me le rendes, finit par ordonner la Ranger. Tout de suite.
- Ça risque d'être compliqué. Il est aux mains d'une organisation qui donnerait cher pour me mettre la main dessus.
- Quelle organisation ?
Cassy jaugea son interlocutrice. Elle décelait une autorité farouche dans ses yeux bruns, celle de ces gens habitués à commander. Elle ne se laissa toutefois pas intimidée et répondit d'une voix qui se voulait mesurée :
- Vous avez eu la chance de vous en sortir indemne une fois. Si vous ne voulez pas tenter Darkrai, je vous conseille d'en rester là. Rentrez chez vous et faites-vous oublier, ça vaudra mieux pour tout le monde.
- Ce Capstick est la propriété exclusive de la FSR de Fiore. Il n'est pas question que je le laisse n'importe quel fou furieux en sa possession.
- Si encore il n'y en avait qu'un... Pas plus tard que tout à l'heure, ils ont abattu mon Galopa, alors que je tentais de leur échapper.
À cette pensée, les prunelles de Cassy s'embuèrent et Régis passa aussitôt un bras réconfortant autour de ses épaules, murmurant avec compassion ses plus sincères regrets, lui qui avait bien connu le pokémon et qui s'en était même occupé à maintes reprises.
- Laissez tomber votre Capstick, insista Cassy dès qu'elle se fut ressaisie. Vous ne pouvez plus rien pour lui.
- J'ai été agressée, on a manqué de me tuer, on m'a dérobé un objet de la plus haute importance, et tu voudrais que je capitule ?
- Pour votre propre sécurité, oui.
- Tu ne t'en souciais pas tant, de ma sécurité, sur la route 217. Pourquoi semble-t-elle soudain te préoccuper ?
Cassy aurait aimé répondre que c'était parce que, en dépit des apparences, elle n'était pas un monstre et qu'elle n'avait pas si mauvais fond, mais pour cela, il aurait d'abord fallu qu'elle parvienne à s'en convaincre elle-même, or elle n'était plus sûre de rien.
Il y avait indubitablement quelque chose de malsain en elle. Elle l'avait encore ressenti, dans la forêt de Vestigion, quand Jupiter avait achevé Galopa. Cette pulsion de mort qui avait parcouru ses veines, ce désir de faire du mal, toujours plus de mal... Elle tressaillit en y songeant.
- Votre trépas n'a rien à m'apporter, déclara-t-elle enfin. Je voulais juste le Capstick, et maintenant, ce sont eux qui l'ont.
- Qu'ont-ils l'intention d'en faire ? Ces gants de combat, que tu as évoqués... Que sont-ils ?
- Je ne... Je ne peux pas vous le dire. Moins vous en savez et mieux vous vous porterez. Croyez-moi sur parole, ces gens-là ne plaisantent pas. L'incident de la route 217 devrait suffire à vous en convaincre, non ? D'ailleurs... Comment avez-vous survécu ?
- La neige a amorti ma chute, répondit Marion, mais c'est surtout à un brave homme qui m'a conduite dans un refuge que je dois la vie. J'étais en hypothermie quand il m'a trouvée, avec plusieurs côtes fêlées. Sans lui, je serais morte de froid au pied de la falaise.
- Elle a ensuite été évacuée vers l'hôpital le plus proche, compléta Régis. Elle a parlé à l'agent Jenny de son agression et comme son patron, à la FSR, est une vieille connaissance du professeur Sorbier, il lui a demandé de l'héberger le temps que cette affaire soit résolue.
Cassy fut secouée par un rire nerveux. La police ? Résoudre une affaire ? S'ils avaient été capables de remonter jusqu'à la Team Galaxie à la mort de ses parents, elle n'aurait pas eu à le faire elle-même. Beaucoup de choses avaient changé, au cours de ces deux dernières années, mais pas l'opinion qu'elle avait sur les forces de l'ordre.
- Retournez à Fiore, serina-t-elle. Tout ce que vous feriez, en restant, ce serait vous exposer au danger.
- Cassy... intervint Régis. Je peux te dire un mot ?
Sous le regard dubitatif de la Ranger, il la saisit par le bras et l'entraîna à l'écart, dans un renforcement formé par l'angle du mur et un placard. À voix basse, avec le plus grand sérieux, il s'exprima :
- Je sais que ce n'est pas à moi de me mêler de telles décisions et qu'elles t'appartiennent toutes, mais tu ne crois pas qu'un peu d'aide serait la bienvenue ?
- Tu veux dire... La sienne ?
- C'est une Ranger, elle a l'habitude du danger.
- Elle n'a qu'un seul pokémon, riposta Cassy. Un Canarticho. Ce n'est pas une dresseuse, ni une combattante. Il suffit de voir ce qu'a donné son seul face à face avec la Team Galaxie...
Une bile acide afflua dans la gorge de Cassy au moment de prononcer ces mots et Régis la scruta d'un air pénétrant, comme s'il cherchait à lire en elle. Il dut y parvenir, d'ailleurs, car il s'enquit :
- Y aurait-il d'autres... incidents qui se soient produits quand tu étais parmi eux et que tu aurais omis de mentionner ?
- J'ai fait une erreur en rejoignant la Team Galaxie. Et je n'ai aucune envie d'en parler.
Régis n'insista pas, mais elle lut le doute qui s'était insinué dans ses prunelles. Avait-il deviné ce qu'elle tentait de lui taire ? Ce qu'elle avait fait et surtout ce qu'elle était devenue, au contact de ses ennemis ? Elle préférait ne pas y songer.
Elle se détourna de Régis et revint vers la Ranger, qui avait profité de leur absence pour s'asseoir sur un tabouret. Elle devait avoir un certain orgueil, car malgré les séquelles qu'elle conservait de sa chute sur la route 217, elle se releva sitôt qu'elle remarqua Cassy.
- Je suis sincèrement désolée pour ce que j'ai contribué à faire. Je...
- J'ai entendu votre conversation.
Cet aveu avait au moins le mérite d'être clair et direct. Cassy se tourna vers Régis, qui haussa les épaules. Marion devait avoir l'ouïe particulièrement fine pour avoir écouté ce qu'ils disaient, en dépit de leurs précautions.
- Je ne sais pas qui tu es et je n'ai aucune confiance en toi, jeune fille, mais je veux savoir ce qui se passe. En tant que Ranger, il est de mon devoir d'assurer la sécurité de la population, et je considère les gens qui s'amusent à en pousser d'autres du haut d'une falaise comme une menace.
- Ils en sont une, admit Cassy.
- Dans ce cas, je suis tenue de te demander de me suivre jusqu'au commissariat et de rapporter à la police tout ce que tu sais. À moins que tu ne préfères être jusqu'au bout complice de cet individu qui a tenté de me tuer.
Cassy grinça des dents et s'empressa de chasser la pensée que si Sven avait réussi, elle ne serait pas confrontée aux difficultés que la Ranger était en train de lui poser. Impliquer la police était la dernière chose au monde que l'adolescente pouvait souhaiter. Tout ce qu'ils risqueraient de faire, ce serait de lui compliquer la tâche.
- Il y a deux ans et demi, ma famille a été massacrée, lâcha brusquement Cassy. Ça s'est passé ici-même, dans ce coin de Sinnoh, à quelques kilomètres de Littorella. J'attends encore que l'agent Jenny m'apporte les réponses qu'elle m'avait promises, réponses que j'ai fini par obtenir par mes propres moyens.
- Et quelles sont-elles ?
- Mes parents étaient considérés comme des ennemis par cette organisation, qui les a assassinés.
- Si c'est la vérité, comment en es-tu arrivée à faire équipe avec eux ?
- Parce qu'ils ont des agents partout, et qu'il s'est avéré que je suis... que j'étais très liée avec certains d'entre eux. Si ça se trouve, ils ont peut-être même des complices au sein de la police, ce qui expliquerait qu'ils n'aient jamais résolu l'enquête concernant mes proches.
Cassy n'avait jamais envisagé cette possibilité, mais la discussion qu'elle avait eue avec Régis avant l'irruption de la Ranger avait fait naître le doute en elle. Après tout, elle était loin de connaître tous les sombres secrets de la Team Galaxie, mais elle les imaginait parfaitement capables de placer des pions sur tous les terrains, par mesure de sécurité.
- Il y a beaucoup d'éléments louches, dans ton histoire, constata Marion. Très louches.
Cassy remua nerveusement les doigts. Elle n'était déjà pas calme à son arrivée, mais cela empirait à cause de cette femme qui était déterminée à lui soutirer une vérité qu'elle se refusait à lui révéler. Elle n'avait aucune idée de la façon dont elle allait se sortir d'une telle situation, et Régis semblait tout aussi confus qu'elle.
Perdant patience, elle remonta soudain la manche de son chemisier jusqu'au coude, dévoilant son glyphe. Le scientifique ouvrit des yeux ronds, car il savait qu'elle n'avait pas pour habitude de le montrer à des inconnus, mais Cassy n'avait de toute façon rien à perdre.
- Ce n'est pas un tatouage, expliqua-t-elle, c'est un glyphe. Il en existe un pour chaque type, soit dix-sept en tout, et l'organisation veut les rassembler à cause d'une vieille légende, celle de la Confrérie, qui les destine à ramener l'équilibre dans le monde. C'est comme ça que je me suis retrouvée mêlée à leurs agissements. Les gants de combat, pour lesquels nous avons volé votre Capstick, étaient censés nous aider à contrôler l'énergie des pokémon auxquels nous sommes associés, en nous liant à eux, mais le prototype n'a pas fonctionné.
- Si ce n'est pas un tatouage, comment as-tu eu avec cette marque ?
- À ma connaissance, il faut encaisser une capacité pokémon, pas forcément offensive. En ce qui me concerne, j'ai été brûlée par l'attaque Flammèche d'un Magby. De son Magby, précisa Cassy en désignant Régis, qui corrobora d'un signe de tête.
Marion resta silencieuse un moment, sans cesser de fixer son interlocutrice dans les yeux. Finalement, au grand étonnement du duo, elle se débrailla et souleva le pan de la chemise qu'elle venait de sortir de son pantalon, dévoilant le bas de son ventre.
Juste au-dessus du nombril, elle arborait l'un des symboles qui étaient devenus si familiers à Cassy. Il se composait d'un trait vertical, d'où s'échappaient deux demi-diagonales opposées. L'ensemble, qui évoquait vaguement la silhouette d'un oiseau aux ailes déployées, formait le glyphe vol.
Cassy et Régis échangèrent un regard abasourdi, qui contrastait fortement avec le stoïcisme de la Ranger. Elle laissa retomber son vêtement, qu'elle rajusta, puis demanda :
- Alors ? Qu'est-ce que ça signifie ?
- Ça signifie... que vous êtes l'une des nôtres.
L'adolescente n'était pas emballée par cette perspective, un sentiment que Marion semblait partager. Elle attendait de plus amples explications, que Cassy tarda à lui donner. Qu'elle le veuille ou non, la Confrérie comptait un nouveau membre, qui serait sous peu une nouvelle cible potentielle pour la Team Galaxie.
- Deux options s'offrent à vous, indiqua-t-elle. Ou bien vous vous joignez à moi, ou bien vous ralliez la cause adverse. Ils ont peut-être essayé de vous tuer, mais lorsqu'ils réaliseront qui vous êtes, vous deviendrez leur meilleure amie.
- Et si aucun de ces deux choix ne me satisfait ? Si je décide seulement de rentrer à Fiore ?
- Ils viendront vous chercher. Leur scientifique le plus talentueux travaille sur un détecteur qui lui permettra de localiser les glyphes à distance. Dès qu'ils l'auront, nous ne serons plus à l'abri nulle part, c'est pourquoi nous devons faire front commun contre eux.
- Quand tu dis nous... commença Marion.
- Je ne suis pas la seule. Il y a qu... trois autres glyphes qui ne sont pas au service de la Team Galaxie.
Cassy estimait qu'il était préférable de ne pas aborder le sujet de Lilith pour le moment. La Ranger était suffisamment soupçonneuse sans qu'il y ait besoin de mentionner les légendaires, et surtout la femme qui était considérée comme une traîtresse par Arceus, mariée à la divinité ayant, à l'exception de Darkrai, la plus sombre réputation.
- Nous rejoindre est votre meilleure option, précisa Cassy. Seule, vous tomberez tôt ou tard aux mains de nos ennemis, alors qu'ensemble, nous avons une chance de leur résister. Plus nous serons nombreuses et mieux ça vaudra pour nous.
- Qu'est-ce qui me prouve que ce n'est pas un piège ? Qu'en dépit de ce que tu prétends, tu n'es pas encore de connivence avec cette... Team Galaxie ? Ne t'attends pas à ce que je me fie aveuglément à quelqu'un qui fraye avec des meurtriers.
- Et moi ? intervint Régis. Me suspecteriez-vous d'être un tueur ? Non, n'est-ce pas ? Et pourtant Cassy est une amie de longue date.
Cette remarque parut toucher la raison de Marion, sans toutefois la convaincre totalement. Le scientifique s'apprêtait à formuler d'autres arguments, mais Cassy le devança en déclarant :
- Tout à l'heure, vous avez rappelé que vous êtes une Ranger, et qu'en tant que telle, vous deviez protéger la population des gens qui représentent une menace, comme votre agresseur. C'est en rentrant à Fiore que vous comptez le faire ?
Cette fois, l'objectif fut atteint. Marion croisa les bras sur sa poitrine et fixa Cassy avec une attention dépourvue de la légère condescendance qu'elle avait affichée jusque-là. D'une voix dure, elle questionna :
- Qu'est-ce que tu attends de moi ?
- Que vous acceptiez de rencontrer les autres membres de la Confrérie, afin de vous faire une idée plus précise de l'histoire dans laquelle vous êtes désormais impliquée.
- D'accord. Et où ça ?
Cassy ne répondit pas immédiatement. Pour le moment, Tina et Léa voyageaient encore à travers tout Sinnoh et Esméralda poursuivait ses activités de voyance à Johto, avec la troupe de forains dont elle faisait partie. Il était grand temps de rassembler tout ce petit monde, et elle avait une idée de l'endroit où les réunir.
- À Ébènelle, révéla-t-elle avec l'esquisse d'un sourire.