Entre infini et au-delà
Cassy se redressa, hors d'haleine. Elle jeta des regards paniqués autour d'elle, s'attendant presque à voir le monde à feu et à sang après sa conversation avec Lilith. Tout était calme, cependant. Elle se trouvait dans une pièce qui aurait difficilement pu être plus silencieuse.
Autour d'elle, tout était blanc, qu'il s'agisse des murs, du sol ou du mobilier. Deux rangées de lits se faisaient face, et trois étaient occupés, en plus du sien, par des sbires de la Team Galaxie. Une odeur de désinfectant flottait dans l'air, permettant à Cassy de comprendre où elle était. Après son malaise, on l'avait conduite à l'infirmerie du quartier général.
- Doucement, ordonna une voix autoritaire qu'elle connaissait bien. Tu t'es cogné la tête en tombant, tu ferais bien d'éviter les gestes brusques.
Une fois le choc du réveil passé, Cassy réalisa qu'elle avait très mal au crâne. Pendant qu'elle se tournait vers son frère, assis à son chevet sur un tabouret, celui-ci lui tendit un verre d'eau accompagné d'un cachet blanc, probablement pour la migraine. Elle l'avala sans hésiter, car elle savait qu'elle aurait vite besoin d'avoir les idées claires.
- Les gants présentent un dysfonctionnement, indiqua Éric après avoir laissé s'écouler quelques minutes, pour permettre au médicament de commencer à faire effet. Au lieu d'absorber l'énergie draconique, c'est la tienne qu'ils ont aspiré. J'ai vérifié tous mes calculs, tous mes croquis, mais je ne m'explique toujours pas ce qui a pu ne pas fonctionner. Il va me falloir tout reprendre à zéro.
- Je suis restée inconsciente longtemps ?
- Un peu plus d'une journée.
Cassy prit une position plus confortable et, cette fois, son frère ne tenta pas de l'en empêcher. Sa tête l'élançait toujours, mais la douleur paraissait s'estomper à mesure sans doute que le paracétamol se diffusait dans son organisme.
- Éric... murmura-t-elle. Il faut arrêter tout ça.
- Bien sûr que non ! Je suis désolé que ça se soit passé ainsi, mais ce n'est rien d'insurmontable. Je vais trouver le problème et lorsque nous referons un essai, ça marchera.
- Je ne te parle pas des gants, mais du projet de la Team Galaxie. Si...
Cassy s'interrompit. Comment dévoiler à Éric ce qu'elle avait appris sans évoquer Lilith ? Il était trop tard pour la mentionner, désormais, et elle n'y tenait de toute façon pas plus que cela. Avec l'obsession d'Hélio pour les Gijinkas, il valait mieux que son organisation ignore qu'elle pouvait communiquer avec leur reine.
- Tu es fatiguée et bouleversée, Kathy, estima Éric. Tu ferais bien de te reposer, je repasserai te voir un peu plus tard dans la journée.
- Non, attends ! Tu ne comprends pas, c'est très grave ! Quand j'ai perdu connaissance, je... J'ai eu une espèce de vision.
Le scientifique, qui avait esquissé un geste pour se mettre debout, se laissa aussitôt retomber sur son tabouret. Il dévisagea longuement Cassy, perplexe, comme s'il craignait que ses propos soient le fruit du choc qu'elle avait reçu à la tête.
- J'ai vu Palkia et Dialga, poursuivit-elle. Ils étaient de retour dans notre monde et ils semaient la destruction partout sur leur passage. Tout n'était plus que sang et désolation. Des villes dévastées, des paysages ravagés... Éric, vous ne pouvez pas les libérer !
- Ne sois pas idiote, Kathy. Comment veux-tu que nous créions un nouvel univers sans l'aide du temps et de l'espace ? Nous en avons impérativement besoin.
- Non, nous n'aurons plus besoin de rien si les Dragons balayent les Colonnes Lances et le reste de Sinnoh lorsque vous les libérerez.
- L'équipe chargée de mettre au point le système de contrôle des pokémon avance à pas de géant. Bientôt, nous serons à même de soumettre les Cré's et...
- Les Cré's, Éric, pas les Dragons ! Tu crois vraiment que vous pourriez retenir aussi aisément Palkia ou Dialga que Créfollet ? Non, évidemment, et il en va de même pour prendre le contrôle de leur esprit. Ils sont trop puissants, bien assez pour rayer toute la région de la carte, voire le reste du monde.
- Qu'est-ce que ça peut faire ? L'important, c'est qu'ils nous obéissent suffisamment longtemps pour bâtir notre nouvel univers. Une fois que nous l'aurons, ce qui pourra arriver à celui-ci sera le cadet de nos soucis.
- Mais... bredouilla Cassy, horrifiée. Que fais-tu de tous les gens qui vivent ici ? Ces millions de personnes qui seront condamnés à une mort certaine si...
- Ils le sont déjà, riposta Éric. Aurais-tu oublié quel est notre but ? Pourquoi voudrions-nous créer un monde meilleur si le nôtre était digne d'exister ? La criminalité augmente, la pollution s'accroît, les conflits et les meurtres sont de plus en plus nombreux... Un jour, l'humanité se détruira d'elle-même. Qu'est-ce que ça change si les Dragons s'en chargent avant ?
Cassy était bien trop désemparée pour songer à répondre. Elle battit des paupières, la bouche entrouverte, tandis que de la sueur perlait sur son front, trahissant son malaise. Elle aurait aimé ne jamais entendre ces mots, pourtant pire que cela, il avait fallu qu'ils sortent de la bouche d'Éric.
- Kathy, qu'est-ce que tu fais ?
Dans un sursaut de lucidité, elle repoussa la couverture sous laquelle elle était assise et se mit debout. Ses jambes étaient cotonneuses, autant à cause de son immobilité prolongée que de son énergie qui ne s'était pas entièrement régénérée. Elle s'agrippa à la table de nuit pour ne pas tomber.
Pieds nus et vêtue d'une simple blouse de patiente, elle grelottait. Cela ne la dissuada cependant pas de contourner le lit et de se diriger vers la sortie, juste avant qu'Éric ne s'interpose.
- Où est-ce que tu as l'intention d'aller comme ça ?
- Parler à Hélio. Si tu refuses de m'écouter, lui le fera peut-être.
- Je ne refuse pas, Kathy. J'ai entendu tout ce que tu avais à dire, et je t'ai répondu que c'était sans importance. L'avis d'Hélio ne sera pas différent du mien.
- Va savoir. Tu pars du principe que votre technologie influencera suffisamment les Dragons pour les pousser à conférer temporalité et spatialité à votre nouvel univers, mais qu'en sera-t-il si ça ne fonctionne pas, comme je le redoute ? Le sort qui vous attend ne sera pas différent de celui de ces millions de personnes auxquelles vous n'accordez aucune importance.
- Nous savons ce que nous faisons, répliqua Éric.
- Et moi, je sais ce que j'ai vu.
- Les gants t'ont vidée de ton énergie et tu t'es évanouie. Qu'est-ce qui te prouve que c'était bien une vision, et pas un simple cauchemar ? Combien de fois, à la ferme, es-tu venue dormir dans mon lit parce que tu en avais fait un et que tu avais bien trop peur pour te recoucher seule ?
- Je n'étais qu'une enfant, à l'époque. Maintenant, c'est différent. J'ai cessé d'en être une le jour où j'ai découvert le salon plein de sang. Le jour où le cauchemar est devenu réalité.
- Kathy, je t'en conjure, sois raisonnable. Tu...
- Et toi, accepte que tu puisses te tromper, pour une fois. Tu n'es pas capable de mettre au point de simples gants de combat sans manquer de tuer ta sœur et tu voudrais que je fasse confiance à tes collègues moins doués pour les Dragons ? Il n'en est pas question !
- Très bien, dans ce cas, j'ai peur que tu ne me laisses pas le choix.
Éric empoigna Cassy par le bras, tout en appelant quelqu'un. Elle tenta de se débattre, mais lorsqu'elle parvint à se défaire de lui, un médecin fit irruption dans la salle. Il portait une blouse blanche, à l'instar des scientifiques, à laquelle s'ajoutaient des gants en latex et un masque pour protéger son visage des miasmes.
- Ma sœur aurait bien besoin d'être calmée, informa Éric tandis que le docteur marchait à leur rencontre.
Cassy comprit ce qu'ils avaient l'intention de lui faire lorsqu'elle vit l'homme sortir une seringue de sa poche. Elle voulut se précipiter vers la porte qui l'aurait menée hors de l'infirmerie, mais elle était encore faible, et le médecin fut plus rapide. Il réussit à l'agripper assez longtemps pour lui enfoncer son aiguille dans l'épaule et lui administrer un puissant sédatif.
Tout se brouilla brutalement autour de Cassy. Elle avait l'impression que ses muscles étaient soudain devenus du plomb et elle s'affaissa. Elle tenta de se rattraper au montant du lit le plus proche, sans y arriver. C'était comme si elle ne contrôlait plus ses gestes. Elle bascula sur le flanc pour se retrouver étendue sur le carrelage de l'infirmerie, tandis que la voix d'Éric lui arrivait, déformée.
- C'est pour ton bien, Kathy, affirma-t-il. Tu n'as pas les idées claires, tu dois te reposer.
Ce fut les derniers mots qu'elle entendit avant de perdre connaissance. Elle plongea dans un sommeil profond, que rien ne troubla. Elle en était soulagée, car elle n'aurait pas supporté que Lilith se manifeste pour devoir lui annoncer qu'elle avait échoué. Éric n'avait pas pris son avertissement au sérieux, et comme il l'avait souligné, Hélio n'en tiendrait probablement pas mieux compte.
Lorsqu'elle revint à elle, plusieurs heures s'étaient écoulées, parce qu'il faisait nuit, au-dehors. Cassy mit un moment à s'habituer à la pénombre et, dès que ce fut le cas, prit conscience qu'elle n'était pas seule. Éric était encore là, au même endroit que lors de son premier réveil.
- Est-ce que tu as retrouvé tes esprits ? demanda-t-il d'un ton volontairement dur.
L'adolescente marqua une hésitation. Ç'aurait plutôt été à elle de lui poser la question, mais Éric était trop imbu de sa personnalité et trop dévoué à la Team Galaxie pour admettre que leur plan pouvait comporter une faille.
- Oui, mentit-elle. Je suis désolée pour ce qui s'est passé, j'ai... paniqué. Ce que j'ai vu après avoir utilisé les gants paraissait si réel que j'en frissonne encore.
- Est-ce que tu es sincère ? Ou est-ce que tu dis ça juste pour tenter de m'en convaincre ?
- Mes nerfs ont lâché. Ça ne devrait pas te surprendre, puisque je te rappelle que tu as récemment tenté de m'étrangler en m'accusant de torts que je n'avais pas commis. Il arrive parfois que la pression nous fasse perdre le contrôle, mais nous sommes frère et sœur, non ? Nous devrions nous faire confiance, au lieu de nous déchirer.
Éric ne releva pas immédiatement. Cassy tentait d'apercevoir son visage dans la pénombre, mais elle parvenait tout juste à en distinguer les contours. Elle ne pouvait savoir quelle expression il affichait. Finalement, son frère lui tapota la main. C'était le premier geste un tant soit peu affectueux qu'il faisait envers elle depuis leurs retrouvailles.
- Tu m'as fait peur, Kathy. L'espace d'un instant, j'ai cru que tu t'apprêtais à suivre le même chemin que nos parents, celui de la dissidence.
- Non, je ne suis pas eux. Je suis moi.
Cassy s'était redressée sur un coude tout en s'exprimant. Elle pensait ce qu'elle venait de dire. Elle n'était pas ses parents. Elle ne fuirait pas comme une lâche pour aller se tapir dans une ferme au fin fond de Sinnoh alors qu'elle savait pertinemment ce qui se fomentait entre ces murs.
Sa conscience la taraudait toujours, comme en cet instant où elle dupait volontairement son frère, seul vestige de ce qui avait été autrefois sa famille, mais elle décida de ne plus en tenir compte. Durant son séjour au sein la Team Galaxie, Cassy avait finit par découvrir que le bien et le mal n'étaient pas deux notions si distinctes que cela. Parfois, il fallait en passer par l'un pour réussir à atteindre l'autre, et c'était précisément ce qu'elle avait l'intention de faire.