Entre infini et au-delà
Cassy cligna des paupières, incertaine de l'endroit où elle se trouvait. Ou plutôt non, elle le savait, mais elle s'en étonnait car elle n'aurait jamais dû y revenir. Ces limbes ténébreux, où un brouillard constant flottait dans l'air, n'étaient autre que le théâtre de ses rencontres avec Lilith.
- Comment est-ce possible ? demanda-t-elle, incrédule, lorsque la femme émergea de la pénombre. Serait-ce... Serait-ce encore l'une de vos ruses ? M'auriez-vous menti en prétendant ne plus pouvoir pénétrer mes rêves ? Ou vous êtes-vous servie de votre Séviper pour m'injecter une plus forte dose de poison ?
- Ta manie de toujours me croire responsable de tout m'amuse singulièrement, répliqua Lilith. Tu ne te remets donc jamais en question ?
- Qu'ai-je à voir là-dedans ? Je ne maîtrise pas la magie noire et je n'ai plus de glyphe psy sous la main pour affaiblir mon esprit.
- Non, tu as apparemment bien mieux. Les endorphines libérées par ton corps entre les bras de ton amant ont ébranlé ses défenses et ont permis au poison de recommencer à faire effet. Ce n'est que provisoire, bien sûr. Dès qu'elles disparaîtront, le problème de communication se posera à nouveau.
Les joues de Cassy s'empourprèrent et elle prit soin de détourner son regard de Lilith, qui semblait n'avoir aucun respect pour son intimité. Elle savait que la Première pouvait percevoir certaines choses la concernant lorsqu'elle apparaissait dans les limbes, mais elle aurait préféré que cela n'en fasse pas partie.
- Quelle prodigieuse Succube tu feras, susurra-t-elle en étendant la main vers la pommette de Cassy.
- Ah non ! Vous n'allez pas recommencer avec ces stupides histoires de démones !
Sans réfléchir à ce qu'elle faisait, l'adolescente frappa le poignet de Lilith pour l'inciter à reculer son bras. Ce ne fut qu'après qu'elle prit conscience de son geste. Elle s'attendait à subir son courroux, mais l'épouse de Giratina se contenta de ricaner.
- Ce serait du gâchis que de ne pas mettre à profit une telle beauté et une telle détermination. Avec un soupçon de magie, tu pourrais donner naissance à des Gijinkas bien plus puissants que ceux que je dois aux Succubes et aux Incubes d'origine.
- Non merci, rétorqua sèchement Cassy. Servir de mère porteuse à des hybrides, ça ne m'intéresse pas.
- C'est bien peu de reconnaissance à la vue de tout ce que j'ai fait pour toi.
- Vous pouvez être rassurée, car je ne l'oublie pas. J'aimerais d'ailleurs que vous et moi nous concentrions sur des sujets plus sérieux pour le temps qu'il nous reste, plutôt que de poursuivre ce débat stérile sur lequel nous ne tomberons jamais d'accord.
- C'est toi qui le dis... Mais je t'en prie, exprime-toi donc. Je suis tout ouïe.
Lilith croisa ses bras sur sa poitrine et fit mine de tendre une oreille attentive à Cassy qui leva les yeux au ciel, ou plutôt aux ténèbres qui s'étendaient de toutes parts, y compris au-dessus de sa tête.
- La Team Galaxie a l'intention de libérer Giratina du Monde Inversé, car ils ont besoin de ses pouvoirs pour créer une nouvelle dimension, révéla-t-elle sans reprendre son souffle. Ils recherchent les Cré's et une fois qu'ils les auront trouvés, ils comptent les utiliser pour activer la Chaîne Rouge.
- Les braves petits... Et tu penses vraiment qu'Arceus va les laisser faire ? Voilà des siècles que je croupis ici. S'il était si facile que ça de nous délivrer, nous serions déjà dehors.
- Les humains sont peut-être trop insignifiants pour que l'Alpha leur accorde un quelconque intérêt. Ils...
- Vous, sûrement, mais pas moi. Il sait ce que mon retour signifie. Mon but n'a pas changé, même après un millénaire. Il fera tout pour empêcher que cela se produise.
Cassy ne releva pas immédiatement. Si Lilith disait vrai, et elle n'avait aucune raison de mentir sur ce point, la Team Galaxie allait au-devant de graves ennuis. S'il s'agissait de leur principal objectif, cependant, ils n'y renonceraient pas, du moins pas avant d'avoir fait les frais de la menace que représentait Arceus.
- Tôt ou tard, ils les localiseront, même si c'est par hasard, estima-t-elle. Si je communique à Hélio l'emplacement des Cré's, je gagnerai leur confiance et ils ne douteront pas de la mienne, alors qu'elle est loin de leur être acquise.
- Tu serais donc prête à leur faire courir ce risque ?
Cassy grinça des dents. Elle songea à Éric, à Sven, à Sylvain... Elle n'avait aucune envie de les exposer au danger, car elle tenait à eux, en dépit de sa situation quelque peu tendue avec son frère. Pour ce qui était des autres membres de l'organisation, en revanche, elle était indifférente à leur sort. Elle ne pouvait pardonner à la Team Galaxie le meurtre de ses parents.
- Et vous ? répliqua-t-elle avec cynisme. Vous vous souciez des autres, maintenant ?
- En aucune façon. Je me contente de t'exposer les faits, voila tout.
- Les faits ? Vous prenez pourtant un certain plaisir à les arranger à votre guise, n'est-ce pas ?
- Que veux-tu dire ? demanda Lilith.
- Que vous avez essayé de me manipuler, la dernière fois où nous nous sommes parlé. La voyante n'a jamais eu la moindre relation poképhile, ce n'est donc pas ça qui a pu déclencher ses pouvoirs. Qu'est-ce que vous vouliez ? Que j'essaye ? C'est raté. Jamais je ne ferai ça, pas plus que je ne deviendrai une Succube.
- Cesse donc de te comporter comme une enfant capricieuse. C'est vrai, je suis une manipulatrice, mais il est très rare que je mente, et lorsque je le fais, c'est uniquement avec mes ennemis, or ce n'est pas ainsi que je te considère. Tu devrais vraiment arrêter de me voir plus noire que je ne le suis, Cassy.
- Mais alors... La voyante...
- J'ai dit que l'accouplement était la seule méthode que je connaissais, pas qu'il n'en existait pas d'autres. Ton amie en a peut-être découvert une. Ou elle a refusé de reconnaître la vérité, ce qui n'est pas à exclure.
- S'il existe un moyen quelconque, autre que celui-ci, coupa Cassy, la Team Galaxie, en la personne de mon frère, le trouvera. Il faut que je sois dans leurs bonnes grâces à ce moment-là, si je veux en être informée. Ça nous ramène donc aux Cré's.
Lilith esquissa un sourire. Il ne ressemblait pas à ses rictus habituels et n'exprimait aucune moquerie. Au contraire, il témoignait plutôt d'une certaine fierté, face à laquelle Cassy se sentit mal à l'aise.
- Tu serais donc prête à sacrifier des dizaines de personnes dans l'unique but de servir tes intérêts et les miens ?
- Je n'éprouve aucune joie à l'idée de vous voir errer librement dans ce monde, Giratina, vous et vos Gijinkas, afin que vous puissiez reprendre votre vengeance contre Arceus là où elle a été interrompue, mais comme vous l'avez souligné, vous m'avez rendu certains services. D'abord au Bourg-Palette, même si je n'encourais finalement aucun réel danger, puis après, en me donnant des conseils qui m'ont mise sur la voie d'Ébènelle et de Sandra Lance. Par conséquent, je considère que nous serons quittes. Quant à moi, j'espère enfin obtenir les réponses que vous ne pouvez pas ou ne voulez pas me donner. Je ne suis pas seule dans cette histoire. Léa, Tina, Esméralda... Je dois savoir pour elles autant que pour moi de quoi il en retourne, non seulement au niveau de nos glyphes, mais aussi des ambitions de la Team Galaxie.
- On ne peut pas dire que tu manques de caractère, constata Lilith. Tant mieux, c'est une qualité que j'apprécie, et qui te sera utile. Arceus a isolé les Cré's dans trois lacs de Sinnoh. Créfadet se trouve au cœur du lac Courage, Créhelf demeure dans le lac Savoir et Créfollet est assigné au lac Vérité.
- Très bien.
Cassy mémorisa l’information dans un coin de son esprit juste à temps, car tout commençait à disparaître autour d'elle. Elle jeta un dernier regard à Lilith, dont le visage n'exprimait plus rien d'autre qu'un profond sérieux, puis se laissa aspirer hors des limbes pour se réveiller en sursaut.
L'adolescente mit un certain temps avant de reconnaître les lieux. Elle avait beau avoir discuté à l'instant de la Team Galaxie, elle s'était presque attendue à ouvrir les yeux sur une chambre familière, celle qu'elle occupait à l'Arène d'Ébènelle, plutôt que sur celle-ci, encore inconnue.
Elle contempla le lit, qui était vide. Elle songea que Sven était probablement parti avant son réveil, mais elle entendit du bruit en provenance de la petite salle de bain. Elle renonça à chercher sa chemise de nuit et prit un peignoir dans le placard, qu'elle enfila. Elle était en train de nouer la ceinture quand quelqu'un toqua à la porte.
Cassy mit un peu d'ordre dans sa chevelure et secoua la tête pour paraître moins endormie, puis se dirigea vers le petit vestibule. Elle déverrouilla le panneau coulissant à l'aide de la serrure numérique et découvrit Éric, sur le seuil. Comme à son habitude, il arborait une blouse blanche, dans les poches de laquelle il avait enfoncé ses mains.
- Je t'attendais pour huit heures, déclara-t-il.
- Bonjour, grand frère, le salua-t-elle avec un cynisme glaçant. Comment vas-tu, aujourd'hui ?
- Bonjour... La ponctualité, c'est important, Kathy. Si tu ne te sens pas capable de te lever le matin, dis-le-moi, nous réaménagerons tes horaires.
- Je n'en ai pas besoin. À Ébènelle, je me levais bien plus tôt que ça, et Sylvain pourra en attester.
- Sylvain est passé tout à l'heure au laboratoire pour te dire au revoir avant de partir pour Voilaroc. Quand il a appris que tu n'étais pas là, il a décidé de ne pas te déranger dans tes appartements, au cas où tu dormes encore.
Cassy éprouva une pointe de culpabilité. Si ses griefs à l'encontre d'Éric étaient nombreux, son cousin ne lui en inspirait aucun, et elle s'en voulait de l'avoir manqué. D'un autre côté, cela valait peut-être mieux ainsi. Il était préférable qu'elle prenne un peu de distance vis-à-vis de lui.
- C'est dommage, se contenta-t-elle de répondre. Bon, je ne vais pas te faire perdre davantage de temps. Retourne au labo et je te rejoins dès que...
Un bruit, dans la chambre, interrompit Cassy. Il avait été émis par un objet chutant au sol. Elle poussa un soupir, convaincue que cela ne pouvait être un accident. Elle connaissait la dextérité de Sven, et désormais la haine que lui inspirait Éric. Il avait volontairement signalé sa présence.
- Qu'est-ce que... commença le scientifique, avant de comprendre.
Cassy tenta de lui barrer la route, mais il l'écarta du passage sans ménagement. Elle le suivit tandis qu'il pénétrait dans la chambre, où Sven, les cheveux humides, attachait le dernier bouton de la chemise noire qu'il portait la veille.
- Je t'ai interdit de t'approcher d'elle ! fulmina Éric.
- Toi, tu m'interdis ? Comme c'est mignon ! Le rat de laboratoire croit peut-être qu'il peut me donner des ordres.
- Et toi ! ajoute-t-il en se tournant vers Cassy. Je t'avais dit de rester loin de lui.
- Tu as beau être mon frère, j'ai passé l'âge de te rendre des comptes. Je fais ce que je veux, avec qui je veux, et tu es mal placé pour me juger en raison de mes actes.
- Au contraire, qui mieux que moi est digne de le faire ? À l'avenir, je ne veux plus te voir avec Niklausson, c'est clair ?
- Ce qui est clair, Éric, c'est que Sven est ici parce que je le veux bien. Toi, tu es entré de force dans cet appartement, sans y avoir été invité. C'est à se demander lequel de vous deux est vraiment un mufle.
Sven éclata de rire, mais Cassy le foudroya du regard pour le dissuader d'en rajouter. Elle n'avait aucune envie d'envenimer la relation déjà fortement tendue que ces deux-là entretenaient, mais il lui semblait impossible de lutter contre cela. Leur animosité était omniprésente, et tout n'était que prétexte à la raviver.
- Sors d'ici, Éric, ordonna Cassy. Je te rejoindrai au laboratoire lorsque je serai prête.
- Kathy, tu...
- Je t'ai dit de sortir, et si tu ne t'exécutes pas, je demanderai à Sven de t'y contraindre. Je suis sûre qu'il s'en fera un malin plaisir. Si tu veux que nous parvenions à nous entendre et à travailler ensemble correctement, comme le veut Hélio, nous allons devoir fixer quelques règles, à commencer par le fait de ne pas t'immiscer dans ma vie privée. Maintenant, va-t'en.
Éric soutint les prunelles de sa sœur, puis serra les dents à la vue du rictus de Sven, mais tourna les talons sans rien ajouter et quitta la pièce. Cassy entendit la porte d'entrée se refermer derrière lui lorsqu'il eut regagné le couloir.
- Est-ce que tu cherches à me manipuler, Sven ? demanda-t-elle en sentant les mains du jeune homme se faufiler de part et d'autre de sa taille. À me monter contre Éric ?
- Jusqu'à preuve du contraire, tu fais ça toute seule.
- Si tu n'avais pas jugé utile se te faire remarquer, il n'aurait pas su que tu étais ici.
- C'est vrai, je le reconnais. J'adore mettre Éric en rogne et je ne manque jamais une occasion. Quoi de meilleur pour commencer la journée, après avoir passé la nuit dans les bras de la plus jolie fille de toute l'organisation ?
- Trêve de flatterie, Sven. C'est pour lui ou pour moi que tu fais ça ?
- Pourquoi faudrait-il choisir ? susurra-t-il en lui mordillant l'oreille. Pourquoi ne pourrais-je tout simplement pas faire d'une pierre deux coups ? Maintenant, si ça ne te plaît pas, tu peux toujours me jeter dehors, moi aussi. Sinon...
- Sinon quoi ?
Sven fit pivoter Cassy sur elle-même et dénoua la ceinture qui maintenait serrés les deux pans de son peignoir. Ils s'écartèrent, dévoilant la peau laiteuse de son buste, que le jeune homme caressa avec langueur.
- Sinon je peux trouver un très agréable moyen de te mettre en retard, ce qui rendra ton frère encore plus fou qu'il ne l'est déjà...