Entre infini et au-delà
- Qu'est-ce qui te prend ? bafouilla Sylvain. C'est...
- Je sais qui elle est, imbécile !
Cassy battit des paupières et s'éloigna un peu du Topdresseur pour tourner la tête en direction de l'importun. Sitôt qu'elle le vit, elle sentit son corps se pétrifier et son sang se glacer dans ses veines. Elle inspira une grande bouffée d'air, car elle avait peur de ne plus pouvoir respirer après cela.
Un jeune homme se tenait à quelques mètres d'eux. Vêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon noir, sa tenue était à la fois négligée et suffisamment élégante pour se fondre au milieu d'une telle fête. Ses cheveux, couleur de jais, étaient coiffés avec soin, une raie sur le côté. Ses yeux saphir dévisageaient Cassy et Sylvain avec colère, tandis que ses lèvres fines se pinçaient, rehaussant un menton pointu.
Les muscles de l'adolescente étaient engourdis et c'était à peine si elle tenait encore sur ses jambes. Elle avait l'impression qu'une brume épaisse venait d'envahir son cerveau, car elle était incapable de réfléchir, ni même de se concentrer. Tout vacilla autour d'elle, la tête lui tourna et elle s'affaissa. Seuls les bras de Sylvain l'empêchèrent de s'écraser par terre.
- Que... Que... bredouilla-t-elle faiblement, tandis que son ami l'appuyait contre lui pour mieux la soutenir. Ce n'est pas... Ce n'est pas possible... Éric...
- Vous vous connaissez ? s'étonna le Topdresseur, dont le regard papillonnait de l'un à l'autre, avant de s'arrêter sur le jeune homme. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?
- Il aurait fallu que je sache la vérité. Ta Cassy n'est autre que ma Kathy. Katharina Galaksija, ma petite sœur, et accessoirement ta cousine.
- Que... Qu'est-ce que tu racontes ? articula péniblement l'intéressée dans un sursaut de lucidité. Notre nom de famille, c'est Granet. Nous...
Éric la fit taire d'un geste, avant d'observer les alentours d'un air anxieux, comme s'il avait peur d'être repéré. Cassy n'en revenait toujours pas et se raccrocha à Sylvain avec l'énergie du désespoir. Elle rêvait, il n'y avait pas d'autre explication. À moins que le serveur se soit trompé et lui ait donné un cocktail avec alcool, mais elle n'en avait de toute façon pas bu assez pour être ivre.
- Je ne comprends rien, marmonna-t-elle. Tu étais censé être mort, et voilà que tu réapparais deux ans et demi plus tard. Tu me dois des explications !
- Toi aussi ! Qu'est-ce que c'est que cette affreuse couleur de cheveux ? Et cette histoire de Cassy Rilène, d'où sort-elle ?
- Réponds d'abord à mes questions ! Où étais-tu pendant tout ce temps ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais vivant ? Où sont nos parents ? À qui appartenait le sang dans le salon ?
- Nous t'avons cherchée, petite sotte, mais tu ne nous as pas facilité la tâche en te déguisant de la sorte. La preuve, malgré notre ressemblance, même Sylvain n'a pas réussi à te reconnaître.
- Je vous croyais morts ! Toi, Maman, Papa... J'ai pris peur et j'ai averti la police, mais puisqu'ils étaient incapables de trouver quoi que ce soit, je me suis enfuie. J'avais l'intention de comprendre par moi-même ce qui s'était passé, et j'ai voulu assurer mes arrières en changeant d'identité. J'étais convaincue qu'on en avait après moi. D'ailleurs, qui sont ces gens qui sont venus au Bourg-Palette en hélicoptère ? Pourquoi avoir mis en œuvre de tels moyens si ce n'était pas pour...
- C'est moi qui leur ai demandé de te localiser. Tu nous avais déjà filé entre les doigts à Sinnoh et nous avions eu tant de mal à retrouver ta trace que nous avons préféré mettre toutes les chances de notre côté pour te ramener, mais tu nous as encore échappé.
- Qui est ce « nous » à qui tu fais constamment référence ? aboya Cassy. Sylvain et toi ? Papa et Maman ?
- Non, c'est... Nous ne pouvons pas parler librement ici, il vaut mieux que je te conduise autre part. Sylvain, est-ce que ton Kadabra peut nous téléporter au QG ?
Le Topdresseur acquiesça pendant que Cassy posait une multitude de nouvelles questions à Éric, sans qu'il ne réponde à aucune. Lorsque le pokémon psy se matérialisa, il tendit la main à sa sœur, mais celle-ci, sans qu'elle ne s'explique pourquoi, eut un mouvement de recul.
- Kathy, viens avec nous, invita-t-il d'une voix plus douce que celle qu'il avait employée jusqu'à présent. Je te promets que nous t'expliquerons tout.
- Je... Je ne sais pas... Comprends-moi, Éric ! J'avais fini par me faire à l'idée que tu avais été tué et que je ne te reverrais plus jamais. C'est... C'est beaucoup trop pour moi.
- J'imagine que ce doit être effectivement très dur à assimiler, mais je suis ton frère, Kathy. Tu peux avoir confiance en moi.
Kathy... Il y avait si longtemps que plus personne ne l'avait nommée ainsi qu'elle ne se rappelait même plus qui l'avait fait pour la dernière fois. Elle hésita, agita les doigts, puis finit par les poser dans la paume d'Éric. Ce dernier empoigna Sylvain par l'épaule et Kadabra les téléporta.
Il fallut un moment à Cassy pour reconnaître la cité dans laquelle ils réapparurent, bien qu'elle y ait séjourné quelques mois auparavant, en compagnie de Cynthia et de Léa. Il s'agissait de Vestigion, la « ville mémoire ». La jeune fille repensa à la silhouette qu'elle avait aperçue, à l'époque, et qu'elle avait prise pour Éric. Finalement, elle ne s'était peut-être pas trompée.
- Par ici, ordonna-t-il.
Ils se trouvaient dans le quartier nord-est de la ville, non loin de l'étrange bâtiment moderne qui avait attiré l'attention de Cassy lors de sa dernière visite. Ce fut vers lui qu'Éric se dirigea sans se retourner, pendant que Sylvain marchait en silence aux côtés de la jeune fille, la tête basse.
- C'est ici que tu vis ? demanda-t-elle à son frère, tandis qu'il sortait un passe magnétique de sa poche pour déverrouiller la porte d'entrée.
- Et que je travaille. Je suis leur meilleur élément scientifique.
Éric tint le panneau de l'entrée ouvert à sa sœur, puis la mena à travers un long dédale de couloirs et d'escaliers à la blancheur immaculée. La luminosité ambiante était aveuglante, en particulier après celle du crépuscule qui voilait le ciel extérieur. À plusieurs reprises, Cassy dut cligner des yeux pour chasser ses larmes.
Elle aurait peut-être dû en verser quelques-unes de joie pour ses retrouvailles avec son frère, mais seule la gêne parvenait à la faire pleurer. Retrouver Éric ne lui inspirait pas autant de réconfort qu'elle avait voulu le croire pendant ces deux dernières années. À vrai dire, elle était plutôt méfiante.
Ils atteignirent une autre porte, elle aussi verrouillée. Le jeune homme désactiva la sécurité avec sa carte et le battant s'écarta de lui-même en glissant sur le côté. Les uns à la suite des autres, ils pénétrèrent dans la pièce.
- Bienvenue, petite sœur, à la base de Vestigion de la Team Galaxie, déclara-t-il avec une théâtralité qui ne lui seyait pas.
- Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Cassy.
- Une organisation qui œuvre dans le but de bâtir un monde meilleur.
- Pardon ?
- C'est une très longue histoire. Installe-toi, pendant que Sylvain demande à ce qu'on nous apporte des boissons.
Ils se tenaient dans un vaste salon, entièrement désert. Là encore, tout était blanc, et le mobilier avait des allures futuristes. Trois canapés en cuir étaient disposés en carré au centre de la pièce et semblaient posséder la capacité d'accueillir une vingtaine de personnes au minimum.
En se dirigeant vers eux, Cassy percuta de plein fouet la table basse, car son plateau en verre paraissait presque invisible. Le genou endolori, elle se laissa tomber mollement sur l'une des banquettes, alors que Sylvain, toujours sans un mot, se dirigeait vers la porte qu'ils avaient franchie en entrant et activait un interphone.
Des ordinateurs dernier cri, de la même marque que celui utilisé par le Topdresseur, s'alignaient le long du mur opposé. Cassy se sentait mal à l'aise dans cette pièce et elle se recroquevilla contre le dossier du canapé pendant qu'Éric prenait place à côté d'elle, suffisamment près pour un frère et une sœur, mais tout de même assez loin pour qu'elle ne soit pas oppressée.
Elle lui fut reconnaissante de cette prévenance, tandis qu'ils restaient muets un moment. Sylvain les rejoignit pour prendre place face à eux et le regard de Cassy entreprit de passer de l'un à l'autre si vite qu'elle en eut presque le tournis. Quelques minutes plus tard, un homme entra, vêtu d'une ridicule combinaison en latex que l'adolescente avait déjà eu l'occasion d'apercevoir à Vestigion. Il portait un plateau sur lequel étaient disposées trois grandes tasses de café, ainsi qu'une assiette de biscuits secs.
- Je suis heureux que votre sœur ait enfin été retrouvée, monsieur, déclara-t-il en inclinant la tête vers Éric, après avoir brièvement observé Cassy. Puis-je faire autre chose pour vous ?
- Hélio a-t-il été informé de la réapparition de Katharina ?
- Non, monsieur, car il ne veut pas être dérangé pour le moment. Jupiter se chargera de l'avertir personnellement sitôt que ce sera possible.
Éric remercia l'homme et celui-ci prit congé. Cassy se tourna vers son frère, prête à s'exprimer pour la première fois. Plutôt que de l'écouter, il lui mit une tasse de café dans une main et un gâteau dans l'autre, qu'elle reposa presque aussitôt sur la table.
- Pourquoi cet homme t'appelle-t-il « monsieur » alors qu'il doit avoir au moins quinze ans de plus que toi ? s'étonna-t-elle.
- L'âge ne signifie presque rien ici. Ce qui importe le plus, c'est la place au sein de la hiérarchie. Il n'est qu'un sbire, alors que je suis l'un des scientifiques principaux de la Team Galaxie.
- Et moi ? Qu'est-ce que je fais là ? J'ai presque le sentiment d'être l'enfant prodige de retour au pays après une longue absence.
- C'est le cas. Crois-moi, Kathy, depuis que tu as disparu, nous te recherchons sans relâche. Tu as dû faire preuve de beaucoup d'ingéniosité pendant deux ans. Le Bourg-Palette, puis Ébènelle... Autant de lieux dans lesquels je ne t'aurais pas imaginée.
Cassy ouvrit la bouche pour répliquer qu'elle aussi ne s'attendait pas à le retrouver debout sur ses deux pieds, mais plutôt enseveli dans le terrier d'un pokémon et à un stade avancé de décomposition, mais elle se tut en posant les yeux sur la paume d'Éric, qu'il triturait tout en parlant.
Tout comme Sylvain, il portait un glyphe, celui du type insecte. Le symbole représentait une croix identique à un plus, entre les branches de laquelle se formaient des diagonales qui s'évanouissaient juste avant d'atteindre le centre.
- Est-ce que tu peux m'expliquer ce que sont ces étranges tatouages que vous portez, Sylvain et toi ? Sauf si ici aussi, c'est un secret.
Elle espérait que son ton ne trahirait qu'une franche curiosité, et non un besoin avide de réponses. Éric ne parut pas surpris par sa question, ni même suspecter qu'elle disposait déjà de certaines informations. Il se contenta de la renseigner :
- C'est mon objet d'étude. Mon travail est justement de percer tous leurs mystères.
- J'ai trouvé tes notes, celles que tu dissimulais dans ta chambre, révéla Cassy. Quand je suis revenue à Sinnoh, elle avait été fouillée, mais personne n'avait localisé ta cachette.
- Je suis au courant. C'est moi qui ai demandé à ce qu'on me ramène mes travaux, mais entre-temps, Sylvain m'a fourni ceux de ses parents. Ce n'était donc pas utile que des sbires retournent perdre leur temps à la ferme.
- J'ai tenté de les déchiffrer et j'ai découvert tes dessins au dos. Les Gijinkas... Quel est le lien entre eux et les plaques d'Arceus ? Et pourquoi portez-vous les symboles des types roche et insecte sur votre peau ?
- Nous...
Éric fut interrompu par une sonnerie stridente qui provenait de l'interphone. Après s'être excusé auprès de Cassy, il se leva et franchit d'un bon pas la distance qui le séparait de l'appareil de communication. Une voix inaudible s'éleva du haut-parleur et, quelques secondes plus tard, le jeune homme quitta précipitamment la pièce, laissant sa sœur seule avec Sylvain.
- Je... commença-t-il, osant la regarder en face pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté l'Île du Lys. Je suis sincèrement désolé. Je me suis montré tellement stupide ! Depuis le début, ton visage me paraissait familier, mais j'ai été incapable de faire le rapprochement avec Éric.
- Tu n'as pas à t'en vouloir. C'était ce que je recherchais, après tout.
- Bien sûr que si, je m'en veux ! Si je... Si j'avais réagi bien avant, je ne...
- Quoi ?
- Je ne serais probablement pas tombé éperdument amoureux de ma propre cousine.
Cassy entrouvrit les lèvres pour les refermer dans la foulée. Elle avait été si déconcertée par la réapparition brutale d'Éric qu'elle n'avait pas prêté attention à la situation dans son ensemble. Elle prit soudain conscience de sa signification, qui lui fit l'effet d'une douche froide.
- En effet... murmura-t-elle. C'est... Moi aussi, je suis désolée. J'aurais aimé que ça puisse se passer autrement, mais il semblerait que le destin soit parfois déterminé à nous jouer de drôles de tours.
Cassy tourna la tête en direction de la porte par laquelle Éric avait disparu et, profitant de ce que Sylvain ne la regardait plus, essuya la larme qui perlait dans le coin de son œil.