Entre infini et au-delà
Les jours suivants furent les pires que Cassy passa depuis qu'elle résidait à l'Arène. Trop occupée à s'interroger à propos de ce qu'elle avait découvert au sujet de Sylvain, elle avait échoué à dresser correctement Draco et Sandra avait tenu parole en la jetant dehors avec une toile de tente pour seul abri.
À cause de l'humidité et des températures glacées, l'adolescente regagna l'Arène le lendemain matin avec un mauvais rhume. Elle n'était toutefois pas au bout de ses peines, puisque la Championne, non contente de cela, lui avait coupé l'eau chaude et le chauffage dans ses appartements.
Cassy dut donc se résoudre prendre des douches froides, car elle ne pouvait même pas compter sur Sylvain pour utiliser sa salle de bain en attendant que Sandra consente à redevenir raisonnable, si tant est qu'elle l'ait été un jour. En effet, le Topdresseur se montrait particulièrement distant.
Elle avait tenté de l'interroger à plusieurs reprises sur son « tatouage », mais il avait éludé la conversation à chaque fois, inventant des mensonges toujours plus confus les uns que les autres lorsqu'elle insistait. Cassy avait obtenu pour seul résultat l'éloignement de l'adolescent, qui l'évitait désormais autant que possible et ne lui adressait presque plus la parole. Elle commençait à comprendre ce qu'il avait ressenti quand elle avait fait montre de froideur après l'aveu de ses sentiments.
Si Cassy avait toujours la ferme intention de découvrir ce qui Sylvain lui cachait, elle renonça à lui poser des questions. Non seulement cela ne servait à rien, mais elle craignait de surcroît qu'il finisse par suspecter quelque chose à son sujet, or il n'y avait rien qu'elle désirait moins.
Une nuit où elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, car elle grelottait malgré les deux couvertures qu'elle avait superposées sur elle, Cassy s'étendit sur le dos et entreprit de mettre bout à bout tout ce qu'elle savait de la vie de Sylvain, ce qui était finalement bien peu.
Tout ce qu'elle réussit à déduire, c'était que le glyphe du Topdresseur était antérieur à l'attaque de Draco. Jusqu'à présent, tous les symboles que Cassy avait vu apparaître s'étaient manifestés à l'endroit exact où leurs possesseurs avaient été frappés par un pokémon, elle à l'avant-bras et Léa dans la paume. Sylvain portait le sien à l'épaule, or Draco l'avait percuté de face, ce qui ne concordait pas. Peut-être le devait-il à l'attaque Téléport de Kadabra, dont il faisait occasionnellement usage ?
Quel que soit son point de départ, cette chronologie justifiait le fait que l'adolescent ait déjà eu l'occasion de faire des recherches. Se pouvait-il qu'il ait appris quelque chose ? Comment, alors que Cynthia elle-même, d'après la lettre qu'elle avait laissée à Cassy, était toujours plongée dans l'ignorance la plus totale ?
La seule qui possédait ces connaissances était Lilith, mais elle avait refusé de répondre aux questions de la jeune fille, arguant qu'elle n'était pas encore de taille à se confronter à la vérité. Était-il possible qu'elle apparaisse également dans les rêves de Sylvain ? Cassy en doutait, mais avec la Première, elle devait s'attendre à tout. À moins que le Topdresseur ne doive son savoir à feus ses parents archéologues ?
Ses sources importaient toutefois moins à son amie que ce dont il était au courant. Elle était prête à tout pour découvrir ce qu'il savait, et ne reculerait devant aucun moyen pour parvenir à ses fins. Elle convoitait des explications qui lui faisaient défaut depuis l'apparition de son propre glyphe.
Cassy décida de mettre sa journée du lendemain à profit. Sandra serait absente, car elle s'était engagée depuis plusieurs semaines à accompagner Blanche à un événement mondain qui se déroulait à Oliville. Sylvain et elle seraient donc seuls à l'Arène, et personne ne risquerait de surprendre les paroles qu'ils pourraient échanger.
- Peux-tu me passer la confiture, s'il te plaît ? demanda-t-elle poliment en lui adressant un sourire éclatant.
Cassy se détestait presque pour son attitude, bien qu'il s'agisse d'une nécessité. Puisqu'elle connaissait l'inclination de Sylvain à son égard, elle avait décidé de s'appuyer sur cela pour obtenir ce qu'elle désirait. Pour elle qui n'avait jamais flirté, pas même avec Sven, avec qui tout s'était déroulé naturellement, il était difficile d'user de ses charmes, encore moins d'une façon aussi peu louable.
L'adolescent s'efforça de ne pas croiser son regard tout en poussant le pot en verre dans sa direction. Cassy allait devoir redoubler d'efforts pour atteindre son objectif, ce qui impliquait de mettre sa conscience en veille. Cette pensée la poussa à se mordre la lèvre. En se conduisant de la sorte, elle avait l'impression de basculer un peu plus sur une mauvaise pente.
- Puisque Sandra n'est pas là, que dirais-tu d'aller nous promener dans Ébènelle ? Ou même ailleurs. Avec ton Kadabra, nous serions vite...
- Ça ne va pas être possible. J'ai laissé un mail ce matin à mon cousin pour l'avertir que j'avais l'intention de lui rendre visite. Je ne l'ai pas vu depuis des semaines.
- Oh, je vois... C'est dommage, mais je comprends.
Cassy, démoralisée, beurra une nouvelle tartine et la trempa dans son café, tout en songeant qu'elle n'avait plus très faim. Toutes ses tentatives étaient-elles destinées à se conclure par des échecs ?
Elle croqua son morceau de pain sans appétit et le mâcha longuement, avant de l'avaler péniblement. Sylvain n'attendit pas qu'elle ait terminé pour débarrasser sa vaisselle sale et quitter la pièce. Ce ne fut que lorsque la porte de la cuisine se referma dans son dos qu'une nouvelle idée germa dans l'esprit de Cassy.
Il était environ dix heures quand, accoudée à la fenêtre de sa chambre, elle vit le Topdresseur quitter l'Arène. Une pokéball à la main, il fit apparaître son Kadabra et, après l'avoir saisi par la patte, ils se téléportèrent ensemble. C'était le moment pour la jeune fille de passer à l'action.
Elle patienta quelques minutes pour s'assurer que Sylvain ne revenait pas, dans l'éventualité où il aurait oublié quelque chose, puis elle quitta ses appartements pour se diriger vers ceux de son ami.
Parvenue devant la porte, Cassy sortit de la poche de son pantalon un tournevis qu'elle avait dérobé dans le placard sous l'escalier, qui renfermait tout le matériel nécessaire à l'entretien de l'Arène. Elle enfonça son extrémité fine dans le trou de la serrure et tenta de la crocheter.
Le verrou résista et après maintes tentatives infructueuses, Cassy dut admettre qu'elle n'y arriverait pas. Elle n'était pas une cambrioleuse, contrairement à Sven, et s'en voulut de songer qu'elle aurait pu lui demander de lui enseigner cette pratique illégale, qu'il maîtrisait sûrement.
Elle était loin d'avoir dit son dernier mot, cependant. Si elle ne parvenait pas à forcer la serrure, alors elle enverrait Draco forcer la fenêtre. Son corps long et fin n'aurait aucune difficulté à se mouvoir sur la corniche. De retour dans sa chambre, elle libéra son pokémon et lui donna ses instructions, pendant qu'elle-même fabriquait une corde de fortune à l'aide de draps propres.
Le dragon siffla victorieusement alors qu'elle achevait le dernier nœud. Elle vérifia sa solidité, puis s'approcha du châssis. En se penchant légèrement par-dessus la bordure, elle put apercevoir Draco. Elle lui jeta l'extrémité de sa corde, qu'il saisit dans sa gueule, tandis qu'elle attachait l'autre bout à un ancrage solide.
Son cœur battait la chamade lorsqu'elle se suspendit dans le vide et qu'elle rejoignit, à la force des bras, la chambre de Sylvain. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle prenait autant de risque, pourtant elle savait que cela en vaudrait la peine si elle réussissait à recueillir des informations supplémentaires.
Cassy atteignit enfin la fenêtre que Draco avait ouverte pour elle et se hissa à l'intérieur de la pièce. Heureusement que l'entraînement de Sandra l'avait endurcie, sans quoi elle n'aurait jamais eu assez du muscles pour accomplir un tel effort. Les biceps en feu, elle s'accorda un instant pour récupérer, assise en tailleur sur la moquette gris bleu, avant de se redresser sur ses pieds.
L'objet qui l'intéressait était là, au même endroit que la dernière fois. L'ordinateur portable de Sylvain. Après avoir rappelé Draco dans sa pokéball, Cassy prit place sur la chaise et souleva l'écran. Même si elle était loin d'être une experte en informatique, Régis lui en avait enseigné les rudiments durant leur temps libre, au Bourg-Palette.
Elle alluma l'appareil, mais au lieu de tomber directement sur le bureau, elle se retrouva face à l'interface de verrouillage. Elle soupira. Elle avait été sotte de songer qu'il serait simple de percer les secrets de Sylvain. Cette sécurité indiquait qu'il était prêt à tout pour les protéger.
Comment allait-elle trouver le mot de passe ? S'agissait-il de chiffres ? De lettres ? Une date, peut-être. Ou un nom. Cassy ne connaissait même pas ceux des parents du Topdresseur, ni celui de son cousin qu'il semblait tant apprécier. Elle passa une main fébrile dans ses cheveux. Elle avait encore fait tout cela pour rien !
À moins que... Elle examina plus attentivement l'écran qu'elle avait sous les yeux. Son fond était blanc, à l'exception d'un carré qui se découpait au-dessus du champ destiné à accueillir le mot de passe. Le nom de Sylvain Galaksija y était inscrit en caractères marron, avec une illustration qui représentait la Voie lactée, telle que Cassy l'avait déjà aperçue dans des encyclopédies.
La Voie lactée... Galaksija... Peut-être y avait-il un indice de ce côté-là ? Cette consonance... S'agissait-il d'une simple coïncidence ? L'adolescente commençait à ne plus croire au hasard, et à se fier davantage à son instinct. Prenant une grande inspiration, elle fit courir son index sur le clavier.
G. A. L. A. X. I. E.
La galaxie. Un voyant vert se matérialisa brièvement, puis l'ordinateur se déverrouilla pour lui permettre d'accéder enfin à l'écran d'accueil. Cassy étouffa un cri de joie. Elle avait réussi ! Elle ne gaspilla cependant pas son temps à se réjouir et s'empressa de fureter parmi les différents fichiers de Sylvain.
La plupart ne contenaient rien d'intéressant. Un dossier entier était consacré à sa thèse, accompagné de documents qu'il avait téléchargés sur le net et dans lesquels il puisait des informations diverses. Un autre renfermait des photographies. Cassy, par curiosité, cliqua sur la première.
Elle représentait quatre personnes. Sylvain était au centre, bien plus jeune. Cette image devait dater d'au moins quatre ou cinq ans, comme le confirmait la présence des deux individus qui l'encadraient, et qui étaient certainement ses parents décédés.
Le Topdresseur ressemblait beaucoup à sa mère, de qui il tenait ses cheveux châtains et ses yeux rieurs. De son père, il avait hérité d'une solide constitution, car lui aussi possédait une haute taille et des épaules carrées. Cassy observa attentivement M. Galaksija. Ce sourire léger qu'il affichait n'était pas sans lui évoquer quelqu'un, mais qui ? L'un de ses collègues du laboratoire, peut-être.
Plutôt que de perdre son temps à réfléchir, la jeune fille étudia l'autre homme présent sur la photo, à l'apparence nettement plus singulière que la famille de Sylvain. Ses cheveux étaient teints en bleu, son expression était taciturne et sa tenue se composait d'une blouse blanche, qui recouvrait ce qui semblait être une combinaison en latex.
Cassy éprouva un pincement au cœur à la vue de cette veste de scientifique, qui n'était pas sans lui rappeler non seulement celles de Régis ou du professeur Chen, mais surtout celle dont Éric ne se séparait presque jamais, même lorsqu'il ne travaillait pas sur ses expériences.
Elle secoua la tête pour chasser ses pensées mélancoliques et ferma la photo. La nostalgie n'avait pas sa place en un tel moment, alors que Cassy était peut-être sur le point de découvrir enfin quelque chose de concret à propos de ces mystérieux glyphes.
Elle sous-estimait cependant la prudence de Sylvain. Au moment d'ouvrir un nouveau dossier qui lui paraissait prometteur, elle se retrouva confrontée à une autre demande de mot de passe. Elle réessaya « galaxie », à tout hasard, mais le Topdresseur n'était pas stupide. Il en avait choisi un autre pour protéger ses précieux fichiers.
À tout hasard, elle tenta « glyphe », « roche » et autres, mais rien ne fonctionnait. Elle était belle et bien bloquée, cette fois-ci. Tenant son visage d'une main et pianotant le rebord du bureau de l'autre, elle réfléchissait à s'en faire brûler les méninges quand une voix s'éleva dans son dos.
- C'est « confrérie ».
- Merci beaucoup, répondit-elle sans se retourner.
Elle s'apprêtait à entrer les caractères requis dans le champ adéquat lorsqu'elle se figea et que son sang se glaça. Un frisson parcourut son corps, tandis qu'elle pivotait lentement sur sa chaise pour faire face à l'entrée. Trop concentrée sur ce qu'elle faisait, elle n'avait pas entendu la porte s'ouvrir, dans l'encadrement de laquelle Sylvain se tenait.
Cassy s'attendait à ce qu'il soit furieux, mais elle se trompait. Ses traits n'exprimaient aucune émotion et ils conservèrent leur impassibilité lorsque l'adolescent traversa la pièce pour s'approcher de la fenêtre ouverte, ainsi que de la corde en draps encore attachée au radiateur.
- Astucieux, vraiment, commenta-t-il. Tu es pleine de ressources. Tu aurais toutefois mieux fait de te servir de ton ingéniosité pour utiliser ma salle de bain et profiter de l'eau chaude au lieu de fouiner dans la mémoire de mon ordinateur.
- Je...
- J'avais confiance en toi, Cassy. Toi qui es si secrète, si renfermée... Je pensais que tu serais la plus à même de respecter l'intimité d'autrui, mais je me trompais. Tu me déçois énormément.
- Je voulais simplement savoir... Tu refusais de répondre à mes questions au sujet de ton tatouage et...
- Et c'est une raison pour entrer dans ma chambre par effraction ? Pour violer ma vie privée ? Tout ça pour un stupide dessin ?
- S'il était si stupide que ça, ça ne te dérangerait pas d'en parler, rétorqua Cassy en recouvrant un semblant de courage.
- Je te l'ai dit, c'est lié à la mes parents, et même si du temps a passé depuis qu'ils ne sont plus là, il y a certains souvenirs que j'aime mieux ne pas évoquer, encore moins avec une étrangère.
La manière dont Sylvain avait craché ce dernier mot blessa profondément Cassy, mais elle l'avait méritée. Elle avait trahi sa confiance et elle comprenait le mépris que cela lui inspirait. Elle-même ne se considérait avec guère plus de bienveillance, en cet instant.
- Tu n'imagines pas ce que j'ai ressenti lorsque, en voulant me connecter à distance depuis l'ordinateur de mon cousin pour lui montrer l'avancée de ma thèse, je me suis aperçu que quelqu'un manipulait déjà le mien.
- Je suis... commença Cassy.
- Quoi ? Désolée ? Moi aussi, car ça ne suffit pas. Ce que tu as fait est impardonnable. Sors d'ici, maintenant. Tout de suite !
Sylvain désigna la porte d'un mouvement brusque et Cassy s'y dirigea, tête basse. Elle avait terriblement honte. Non seulement elle venait probablement de perdre un ami, mais de surcroît, elle avait fait tout cela pour rien. Ce gâchis était tel que, au moment de quitter la chambre, elle avait les larmes aux yeux.