Entre infini et au-delà
Cassy était frigorifiée lorsqu'elle regagna l'Arène, emmitouflée dans la cape de Sven. La neige avait disparu pour céder la place à la pluie et une averse avait cueilli l'adolescente alors qu'elle traversait Ébènelle, après s'être rendue sur la route 45 où elle avait abandonné son Galopa.
C'était la troisième fois qu'elle allait le voir depuis qu'elle résidait dans cette ville. Elle s'inquiétait beaucoup pour lui, en particulier depuis le début des intempéries, car il n'était pas habitué à un tel climat. Elle ne pouvait cependant pas le visiter plus souvent, de crainte de finir par être repérée. Les pokémon comme lui ne vivaient pas à l'état sauvage dans cette partie de la région et si quelqu'un les apercevait ensemble, cela risquait de les mettre en danger, aussi bien l'un que l'autre.
Cassy pouvait désormais compter sur Draco pour la défendre, mais elle n'était pas certaine qu'il suffise à assurer sa protection face à ceux qui la traquaient. Elle avait tenté d'évoquer avec Sandra la possibilité d'obtenir un second partenaire, mais la Championne ne voulait pas en entendre parler. Selon ses propres dires, la jeune fille n'aurait pas le niveau adéquat pour agrandir son équipe avant deux ou trois décennies si elle ne fournissait pas plus d'efforts.
- Tu es folle de sortir par ce temps, commenta Sylvain tandis qu'elle ôtait sa cape trempée et la suspendait au-dessus du radiateur du vestibule.
- Je ne pensais pas qu'il se remettrait à pleuvoir et, de toute façon, ces giboulées sont bien parties pour durer encore plusieurs jours. À moins de ne plus mettre le nez dehors, je ne pouvais y couper.
- Est-ce que tu veux un chocolat chaud pour te réchauffer ? Je m'apprêtais justement à m'en préparer une tasse ?
- Volontiers. Je monte me changer, je n'en ai pas pour longtemps.
Malgré la hauteur de ses bottes, le pantalon de Cassy était maculé d'eau et de boue. Elle retira ses chaussures crottées dans le hall, afin de ne pas tout salir sur son passage, et monta quatre à quatre les escaliers. Elle courait à demi, pressée d'enfiler des habits chauds et secs, mais elle s'arrêta net devant la porte de sa chambre quand elle constata qu'une note y était épinglée.
C'était un mot de Sandra qui lui ordonnait se rendre immédiatement dans la salle de combat, où d'autres instructions l'attendraient. Cassy prit tout de même le temps de passer un autre pantalon et une paire de basket avant de regagner le rez-de-chaussée. Elle rejoignit Sylvain dans la cuisine, qui l'attendait avec la boisson qu'il lui avait promise.
- Où est Sandra ? demanda-t-elle. Ce n'est pas son genre de me laisser ses consignes par écrit. D'ordinaire, elle préfère me les communiquer de vive voix, pour mieux les accompagner d'une ou deux menaces et de quelques réflexions bien cinglantes.
- Sa mère a appelé tout à l'heure. Son père a glissé sur une plaque de verglas et s'est foulé la cheville. Elle est partie précipitamment. Qu'est-ce qu'elle attend de toi ?
- Je ne sais pas encore.
Cassy avala le contenu de sa tasse sans prendre la peine de s'asseoir. Le liquide lui brûla la gorge, mais elle ignora la douleur. Dès qu'elle eut vidé le récipient, elle s'empressa de le déposer dans l'évier et assura à Sylvain qu'elle le laverait plus tard, mais il insista pour le faire à sa place. Il sirotait tranquillement son propre chocolat tandis que l'adolescente filait tel un courant d'air vers l'Arène.
L'architecture de la pièce avait été modifiée. Une demi-douzaine de trappes, situées au plafond, avaient été ouvertes pour laisser pendre des cibles, et autant sortaient du sol. Un mot, similaire à celui que Cassy avait trouvé sur sa porte, était accroché à la plus proche de l'entrée. Elle le parcourut des yeux.
Si Draco n'est pas capable d'atteindre le cœur d'une cible suspendue avec Dracocharge avant ce soir, minuit, tu termineras ta nuit dehors, à la belle étoile. Ou plutôt sous la pluie. Et quand je dis minuit, ça signifie vingt-deux heures, parce que je n'aurai pas la patience d'attendre davantage.
Cassy esquissa un sourire. Voilà. Cela, c'était nettement plus le style de Sandra. Elle décrocha la pokéball qui était clippée à sa taille et la lança devant elle. La sphère métallique s'ouvrit dans un éclat de lumière rouge, au centre duquel son dragon se matérialisa. Elle caressa ses écailles glacées durant un bref instant, avant de lui expliquer ce qu'elle attendait de lui.
Ils se mirent à l'ouvrage sans tarder. La Dracocharge était une attaque complexe et, en plus de l'assimiler, Draco allait également devoir apprendre à la maîtriser. Ils ne pouvaient pas se permettre de gaspiller leur temps s'ils voulaient atteindre le résultat escompté dans le délai restreint imposé par Sandra.
- Ne te préoccupe pas des cibles pour le moment, conseilla Cassy après la troisième tentative manquée de son partenaire. Contente-toi d'abord d'exécuter cette capacité correctement.
Draco remua la queue pour lui indiquer qu'il avait compris, puis se remit en position. Il avait besoin d'élan pour réaliser une Dracocharge, aussi se plaçait-il à l'extrémité de la salle pendant que Cassy lui communiquait ses instructions depuis les gradins, par mesure de sécurité.
Il devait parcourir une dizaine de mètres avant que son corps s'entoure d'un halo bleu censé le protéger du choc de l'impact, en plus d'accroître son impulsion. Lorsque cette attaque était contrôlée à la perfection, il n'en fallait que trois. Draco avait encore beaucoup de travail.
- Dracocharge, hein ? déduisit Sylvain en les rejoignant. Comment ça se présente ?
- Pas très bien. Tu aurais un sac de couchage et un grand parapluie à me prêter pour la nuit ? Je suis bien partie pour la passer dehors.
Le Topdresseur lui lança un regard interrogateur et, pour toute réponse, Cassy lui tendit le billet laissé par Sandra. Il ignorait quelle réaction convenait face à la menace de la Championne, hésitant entre un froncement de sourcils et un sourire amusé.
- L'académicien diplômé de Mauville aurait-il quelques bons conseils à me donner ? interrogea l'adolescente.
- Hum... Les principaux qui me viennent à l'esprit lorsqu'il est question de pokémon sont patience et persévérance, mais ils ne peuvent hélas pas s'appliquer sous le toit de Sandra. Si je me cantonne à de la technique pure, je dirai que ton Draco doit se concentrer sur sa vitesse. C'est ce qui semble lui poser le plus de problèmes, or c'est un élément essentiel pour réaliser cette capacité.
- Draco est rapide, pourtant.
- Oui, mais il peut encore faire mieux, et il aura besoin de faire appel à tout son potentiel pour atteindre l'objectif fixé par Sandra dans un délai aussi bref.
Cassy passa une main dans ses cheveux, qu'elle repoussa vers l'arrière en soupirant. Elle consulta du coin de l'œil l'horloge murale. Dix-sept heures trois... Jusqu'à présent, elle avait réussi à respecter toutes les exigences de la dracologue, aussi absurdes soient-elles, mais n'avait-elle pas réellement mis la barre trop haute, cette fois-ci ?
La jeune fille inspira profondément, ferma les yeux et se concentra. Elle était le dragon, ou tout du moins, elle était censée le devenir. Comme Draco. Ils devaient progresser ensemble, côte à côte. Ils ne devaient faire qu'un. C'était la meilleure façon qu'ils avaient de réussir. La place de Cassy n'était donc pas ici, dans les gradins, mais auprès de lui, dans l'Arène.
- Où vas-tu ? s'enquit Sylvain en la voyant se lever.
- Faire ce qui est nécessaire.
Cassy enjamba la bordure qui séparait les sièges du terrain et marcha d'un pas vif vers Draco, qui avait échoué une nouvelle fois. Elle lui ordonna de regagner sa place, puis compta les mètres en s'éloignant de lui. Parvenue à six, elle s'immobilisa.
- Tu vas recommencer, dit-elle d'un ton neutre. Lorsque tu parviendras à ma hauteur, tu donneras tout ce que tu as pour placer une accélération fulgurante. Il faut réduire ta distance d'élan.
Draco dut s'y reprendre à plusieurs reprises, mais il finit par accomplir ce que sa dresseuse lui demandait. Dès que ce fut le cas, Cassy diminua l'espace, et ainsi de suite. De neuf mètres d'impulsion, son pokémon passa à cinq, à force d'amélioration. Satisfaite, elle lui accorda un moment de répit.
Il était dix-huit heures trente. Sylvain les avait quittés pour aller travailler un peu dans la bibliothèque, puis était revenu au moment où Cassy s'apprêtait à reprendre l'entraînement.
- Ta prise d'élan n'est pas parfaite, dit-elle à Draco, mais nous devrons nous en contenter. Nous n'avons pas le temps de la travailler davantage, pas avec tout ce qu'il nous reste à faire. Il faut maintenant s'occuper de ta visée. Est-ce que tu es prêt ?
En guise de réponse, le dragon chargea une cible, mais il la manqua d'un bon mètre. Il lui était très difficile d'allier vitesse, force et précision, et ce serait encore pire lorsqu'il devrait ajouter le saut à tout cela, pour atteindre les cercles du plafond. Cassy soupira, mais refusa de se laisser démonter.
- Ce n'est pas grave, je sais que tu peux y arriver. D'ailleurs, je sais aussi comment te motiver.
Un frisson lui parcourut l'échine, car elle avait conscience de sa folie, mais elle se dirigea tout de même vers la cible, à côté de laquelle elle se posta. Si Draco ne s'appliquait pas, il risquait de la percuter, ce qui lui donnait donc une raison supplémentaire de réussir.
- C'est une mauvaise idée, fit remarquer Sylvain.
- Je prends le risque.
- Non, je veux dire... Avec ce que tu fais, tu as plus de chance de voir ton pokémon échouer. Instinctivement, Draco va s'éloigner de toi le plus possible, et je suis prêt à parier que ses Dracocharge frapperont trop à gauche.
Cassy considéra ses paroles et, à contrecœur, dut reconnaître que son ami avait probablement raison. Avant qu'elle ait eu le temps de le lui avouer, cependant, Sylvain avait déjà quitté les gradins et marchait dans leur direction. Il prit place de l'autre côté de la cible, tentant de dissimuler ses tremblements.
- Voilà, affirma-t-il. C'est mieux comme ça.
- Tu es sûr ? interrogea l'adolescente. C'est...
- Tu ferais mieux d'en profiter avant que je change d'avis.
Cassy jaugea Sylvain du regard un bref instant, puis lui adressa un sourire reconnaissant et siffla Draco pour qu'il se mette en place. D'un geste, elle lui ordonna de passer à l'action, ce qu'il fit.
La théorie du Topdresseur s'avéra exact, à son propre détriment. Préférant assurer la sécurité de sa maîtresse, le dragon acheva sa Dracocharge une soixantaine de centimètres trop à gauche, directement sur Sylvain. L'adolescent fut projeté vers l'arrière et rebondit violemment sur le sol.
- Oh non ! s'écria Cassy.
Elle se précipita vers lui, tandis qu'il se redressait péniblement en tenant ses côtes endolories. Elle l'aida à prendre place en position assise et lui conseilla de ne pas bouger le temps qu'elle aille chercher de la glace dans la cuisine, en espérant qu'il n'ait que des contusions, et pas un os de cassé par sa faute. Elle se sentait terriblement responsable de ce qui venait de se produire, tout comme Draco qui baissait la tête avec contrition.
Cassy revint moins d'une minute plus tard, les bras chargés de poches glacées, qu'elle appliqua sur le torse meurtri de Sylvain. La froideur le fit grimacer, mais le soulagea néanmoins en apaisant sa douleur.
- Je suis désolée, ne cessait de répéter la jeune fille. Je...
- Calme-toi, Cassy, ce n'est pas grave. J'étais conscient du danger et je ne suis pas mort. Je serai tout au plus très fourbu au cours des deux ou trois jours à venir.
- Est-ce que je peux faire quelque chose ? Tu veux un analgésique ?
- En prendre un ne me ferait pas de mal, oui, admit Sylvain. Et je te serais très reconnaissant si tu pouvais m'aider à regagner ma chambre. J'aimerais m'allonger, mais je ne suis pas certain de pouvoir gravir les escaliers seul.
- Tu ne préfères pas que je te conduise au salon ? C'est plus près, et tu pourras t'étendre sur le canapé.
- Je ne veux pas que Sandra me voie dans cet état. Mieux vaut qu'elle ignore ce qui s'est passé, non ?
Cassy acquiesça. La Championne ne manquerait pas de les houspiller pour leur inconscience si elle avait vent de l'incident. Elle passa un bras autour de la taille de Sylvain, tandis que lui plaçait le sien sur ses épaules, puis le hissa sur ses jambes. Lentement, un pas après l'autre, ils gagnèrent le couloir.
La montée des marches fut laborieuse, mais Cassy parvint tout de même à mener son ami jusqu'à ses appartements. Ils ressemblaient beaucoup aux siens, dotés d'une superficie et d'un mobilier presque identiques, à l'exception de l'ordinateur portable dernier cri qui était posé sur le bureau.
L'adolescente laissa Sylvain s'installer sur son lit pendant qu'elle préparait pour lui un médicament dans la salle de bain attenante. Elle fit fondre le cachet dans un verre d'eau, qu'elle lui porta.
- Tu n'as besoin de rien d'autre ? demanda-t-elle sitôt qu'il l'eut avalé.
- Non, ça ira. Merci.
- Tu n'as pas à me remercier, assura Cassy. C'est le moins que je puisse faire, puisque tu ne serais pas dans cet état si tu n'avais pas tenu à m'aider.
- À ce propos, tu devrais retourner en bas. L'heure tourne, sans parler du fait que Sandra sera probablement bientôt de retour. Si elle t'interroge au sujet de mon absence, tu n'auras qu'à lui dire que... que je suis malade, d'accord ?
La jeune fille acquiesça et, après s'être excusée une dernière fois, quitta la chambre. Dissuadée de se replacer auprès d'une cible après ce qui venait de se produire, elle reprit l'entraînement du mieux qu'elle put, mais elle avait beaucoup de mal à se concentrer. Elle ne parvenait pas à ignorer le sentiment de culpabilité qui l'habitait.
Cassy s'exerça une heure supplémentaire aux côtés de Draco, mais préoccupée par l'état de Sylvain, elle s'accorda une nouvelle pause afin de monter voir comment il allait. Par chance, Sandra n'était pas encore revenue, ce qui lui évitait d'avoir à mentir. Avec un peu de chance, le Topdresseur se sentirait mieux d'ici le retour de la Championne.
Impatiente de prendre de ses nouvelles, Cassy entra sans frapper. Elle le regretta une fois la porte ouverte, car elle aperçut Sylvain torse nu, assis à son bureau, son ordinateur allumé. Il rabattit précipitamment l'écran pour mettre le processeur en veille et se tourna vers son amie, averti de son arrivée par le bruit qu'avait fait le battant en pivotant.
Écarlate, elle voulut détourner le regard tandis qu'il s'emparait de sa chemise, posée sur le dossier de sa chaise, mais quelque chose retint son attention. La clavicule gauche de l'adolescent était marquée par un symbole qu'elle ne connaissait que trop bien. C'était un triangle marron identique à celui qui ornait la plaque roche d'Arceus.
- Qu'est-ce que c'est ? interrogea-t-elle d'une voix qu'elle s'efforça de garder neutre, pendant que Sylvain boutonnait son vêtement.
- Quoi donc ?
- Ce... Cette espèce de dessin que tu as sur l'épaule.
- Oh, ça ? Rien d'important. C'est un tatouage que j'ai fait à la mort de mes parents. Ils me répétaient souvent que la roche était immuable, comme l'amour qu'ils me portaient.
- La roche n'est pas immuable, répliqua Cassy qui n'avait pas oublié sa visite au Musée Minier de Charbourg, même si cela datait un peu. Elle s'effrite, elle s'érode... L'eau est quelque chose de plus constant.
- Hum... Oui, peut-être. J'avoue que je n'y ai jamais vraiment réfléchi.
Cassy fronça les sourcils. Elle était convaincue que ce triangle qu'elle avait entraperçu n'était pas un tatouage ordinaire, mais un glyphe, comme celui qu'elle arborait à l'avant-bras. Le fait que Sylvain paraisse affreusement mal à l'aise et bredouille chacune de ses réponses la confortait dans cette idée.
Contrairement à Sven qui avait paru sincère en lui expliquant qu'il s'agissait d'une cicatrice étrange due à la capacité d'un pokémon, le Topdresseur semblait vouloir lui dissimuler la vérité. Pourquoi ? N'avait-il pas confiance en elle ? Ce n'était pas la principale question que Cassy se posait, cependant. Ce qu'elle se demandait surtout, c'était ce qu'il savait.