Entre infini et au-delà
Dès que Sandra eut quitté sa chambre, Cassy s'installa à son bureau. L'espace d'un moment, elle avait eu peur que la Championne remarque le livre à la couverture noire et lui demande ce qu'elle avait l'intention de faire avec, mais si elle l'avait aperçu, elle n'en avait rien dit.
La jeune fille étudia soigneusement les différents rituels de contact que décrivait l'ouvrage. La plupart d'entre eux nécessitaient du matériel, comme des bougies, qu'elle n'aurait aucun mal à se procurer. Pour cela, elle devrait juste de rester discrète, afin qu'on ne lui pose pas de questions.
Elle déchira une feuille de son calepin et recopia dessus la liste de tout ce dont elle aurait besoin. Quand elle eut terminé, elle se coula en catimini au rez-de-chaussée et réussit à trouver tout ce qu'elle cherchait sans attirer l'attention. Sylvain n'avait pas quitté la bibliothèque et Sandra était probablement en train de s'entraîner quelque part, dans l'Arène ou dans l'Antre du Dragon.
Les bras chargés, Cassy regagna sa chambre. Pour plus d'intimité, elle tira les rideaux, car le livre conseillait d'être bien isolé du monde avant de pratiquer, pour ne pas troubler la concentration. Il fournissait également d'autres recommandations, qui firent pour la majeure partie froncer les sourcils de l'adolescente.
D'après l'auteur, il ne suffisait pas d'avoir une propension aux arts occultes et à l'ésotérisme pour employer la magie. L'esprit se devait d'être compatible, d'avoir la force adéquate, et l'aide d'un pokémon n'était pas superflue pour amasser la quantité d'énergie psychique nécessaire.
Cassy n'avait pas le sentiment de correspondre à ces critères. Contrairement à la gitane de Doublonville, elle n'avait rien à voir avec le type psy et elle n'était pas certaine que ses capacités cérébrales soient assez développées. Malgré cela, elle poursuivit. Elle en aurait bientôt le cœur net, de toute manière.
Pour le premier rituel, elle avait besoin d'eau tiède. Ce n'était pas très difficile, elle en avait à sa disposition dans la salle de bain. Elle remplit de moitié une petite cuvette et la porta jusqu'à sa chambre, où elle la déposa sur la table de chevet. Elle s'agenouilla ensuite sur son lit, trempa les mains dans l'eau et, avec son pouce droit, traça une ligne horizontale sur un front. Cela fait, elle s'étendit à plat ventre et ferma les yeux.
Normalement, la prise de contact était censée débuter. Cassy serra les dents et se focalisa plus intensément sur le visage et le nom de Lilith, en vain. Rien ne se produisit. Après quelques minutes inutilement gaspillées, la jeune fille capitula. Elle n'avait guère fondé d'espoir dans une tentative aussi simple, mais elle éprouva tout de même une pointe de déception.
Elle passa au rituel suivant. À la craie, elle inscrivit toutes les lettres de l'alphabet en Zarbi sur son bureau, puis déposa un verre au centre, sur lequel elle plaça son index. Il lui fallait à présent déclamer à trois reprises le prénom de celui ou celle qu'elle cherchait à contacter.
- Lilith. Lilith. Lilith.
Le verre aurait dû se mouvoir en direction des lettres pour écrire un message, que Cassy était prête à noter sur son calepin de la main gauche, bien qu'elle soit droitière, mais il resta figé au même endroit. L'adolescente abattit son poing sur la surface en bois, par dépit.
Cela ne servait à rien. Elle n'avait aucun don pour l'occulte, et si son corps était devenu assez fort pour lutter contre le poison de Séviper, comme Lilith le lui avait révélé, son esprit demeurait quant à lui trop faible pour lui permettre d'accéder à celui de la Première à travers des tentatives aussi basiques que pathétiques.
Cassy se sentait stupide, mais pourtant, elle décida de continuer. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix. C'était peut-être sa seule chance de parler à Lilith, et Lilith était sa seule chance d'obtenir des réponses à toutes les interrogations qui tourbillonnaient dans sa tête. Cela valait la peine de poursuivre, même si tous ses essais devaient se solder par des échecs.
Saisissant la craie qu'elle avait abandonnée dans un angle du bureau, Cassy s'installa cette fois-ci par terre. Elle traça un cercle autour d'elle, à l'intérieur duquel elle dessina avec application une étoile à cinq branches. À chaque extrémité, elle plaça une bougie et les alluma une par une avec une allumette. Les mains sur les genoux, elle invoqua encore la reine des Succubes et des Incubes, mais ne se heurta qu'au silence.
Elle soupira et, d'un souffle, éteignit la flamme vacillante des chandelles. Il ne lui restait plus qu'un dernier rituel en réserve et, si elle avait accompli les trois précédents sans se poser de question, elle était beaucoup moins rassurée par celui-ci. Le grimoire coincé sous le bras, elle se dirigea vers la salle de bain.
Cassy abandonna le livre ouvert sur le radiateur, à la bonne page, puis se positionna face au lavabo. Le miroir lui renvoyait son reflet, pâle, qu'elle observa pendant quelques secondes, avant de sortir de sa poche un couteau acéré qu'elle avait pris en cuisine. Elle serra les dents et se mordit les lèvres pour étouffer son cri, tandis qu'elle s'infligeait une longue entaille dans la main gauche.
Le sang jaillit, dégoulinant le long de son poignet d'albâtre, et Cassy trempa son index dans sa texture aussi rouge et chaude que familière. Se servant de son doigt comme d'un stylo, elle inscrivit le nom de Lilith sur la glace, à l'envers pour qu'il soit lu dans le bon sens de l'autre côté. Cela fait, elle plaqua sa paume valide juste au-dessus.
Cette tentative s'avéra aussi infructueuse que les autres. Cassy devait le reconnaître : elle n'avait pas les aptitudes nécessaires pour mener à bien ne serait-ce qu'un rituel, à moins que ce livre ne soit tout simplement destiné à attirer les nigauds, et que son contenu ne soit que pure invention.
La jeune fille soupira. Elle était dans une impasse. Tout ce qu'elle avait découvert jusqu'à présent, c'était grâce à l'aide de Cynthia ou de Régis et aux informations de Lilith. Seule, elle n'avait jamais été capable d'accomplir quoi que ce soit, mis à part survivre, or elle avait désespérément besoin de donner un sens à ce qui s'était passé à Doublonville.
Elle ouvrit le robinet pour se laver les mains et, au moment de passer son avant-bras sous l'eau, elle remarqua que son sang avait coulé jusqu'à son glyphe. Malgré les traits rouges qui le recouvraient, il était toujours visible avec netteté. Cassy le fusilla du regard, par réflexe, puis se nettoya à grands renforts de savon pour recouvrir cette odeur ferrugineuse.
Comme sa coupure saignait encore, elle serra sa serviette dans son poing, tout en saisissant une éponge dans l'autre pour effacer les lettres écarlates qu'elle avait tracées sur le miroir. Elle regagna ensuite sa chambre pour faire de même avec tous les dessins qu'elle avait réalisés à la craie.
À genoux sur le sol, avec la bassine d'eau qu'elle n'avait pas vidée, elle frotta le pentacle qui ornait le plancher, puis fit disparaître l'alphabet inscrit sur son bureau. Elle avait presque terminé quand trois coups furent toqués. Son cœur manqua un battement et elle se raidit, intimidée, avant de s'apercevoir qu'il ne s'agissait pas de quelque réponse surnaturelle à ses rituels ratés, mais simplement de quelqu'un qui frappait à sa porte.
- Une minute ! s'exclama-t-elle.
Cassy s'empara des bougies abandonnées par terre et les jeta sous son oreille, cassa le verre qu'elle avait utilisé dans le lavabo pour justifier sa coupure et dissimula le grimoire dans une poche de son peignoir, avant d'aller ouvrir. La porte pivota sur Sylvain, qui se tenait sur le seuil.
- Je suis venu t'avertir que le dîner est prêt.
- Merci, j'arrive dans un instant.
- Pas de prob... Oh, mais tu saignes !
La serviette de Cassy était maculée de taches rouges, certaines plus claires que d'autres car le sang avait été dilué par l'eau. Elle dévoila sa main blessée, en espérant que Sylvain ne s'attarde pas sur le fait que la coupure était trop régulière pour être due à un accident. Elle évoqua le verre, et l'explication parut lui suffire.
- Est-ce que tu veux que je te fasse un pansement ? proposa-t-il.
- Ce ne serait pas de refus.
Après s'être assurée d'un bref coup d'œil que plus aucun objet compromettant ne traînait dans la pièce, Cassy s'écarta pour laisser entrer Sylvain. Elle le précéda jusqu'à la salle de bain, si exiguë qu'ils s'y sentaient presque à l'étroit, à deux. L'armoire à pharmacie était petite et ne contenait que le strict nécessaire, soit bien assez pour bander une simple entaille.
Sylvain appliqua une gaze dans la main de son amie, qu'il fixa à l'aide d'une bande adhésive médicale. Cela gênait les mouvements de Cassy, mais d'ici peu, elle aurait commencé à cicatriser et elle pourrait l'enlever. Elle gratifia le Topdresseur d'un sourire, en plus de ses remerciements.
- Mais de rien, répondit-il. Tu en aurais fait de même pour moi.
- Oui, probablement. Au fait, je suis désolée pour tout à l'heure, je... J'ai été plutôt sèche avec toi, alors que tu essayais juste d'être sympa.
- J'ai surtout été trop curieux. Ce ne sont pas mes affaires, et si tu n'as pas envie de parler de tout ça, je dois respecter ton choix. Excuse-moi.
- Y a pas de mal, assura Cassy.
La nécessité de préserver son secret ne devait pas l'obliger à se montrer odieuse tout le temps, et même si elle ne pouvait s'ouvrir à Sylvain, rien ne l'empêchait de se montrer courtoise avec lui. C'était vraiment quelqu'un de bien et elle savait qu'elle aurait tort de ne pas l'apprécier à sa juste valeur.
- Je meurs de faim ! s'exclama-t-elle. Je suppose que c'est toi qui as préparé le dîner ?
- Estime-toi heureuse. Ne compte jamais sur Sandra pour préparer quelque chose de comestible. Même lorsqu'elle fait réchauffer une boîte de conserve au micro-onde, c'est immangeable. C'est à se demander comment elle parvient à un tel exploit !
Cassy éclata de rire. Sans être une excellente cuisinière, elle savait préparer des plats plus que corrects, grâce aux recettes de sa mère qu'elle avait gardées en mémoire. Comme quoi, elle avait tout de même pu retirer quelque chose de bon de ses parents, malgré le mystère qui planait autour de sa famille et le flou total dans lequel ils l'avaient laissée.
Elle secoua la tête, préférant ne pas songer à cela, ni à l'échec cuisant qu'elle avait essuyé en tentant de contacter Lilith. La journée avait été chargée en émotion et, malgré l'épée de Damoclès qui était toujours suspendue au-dessus de sa tête, elle avait bien gagné le droit de se détendre un peu. Dès le lendemain, elle reprendrait son entraînement avec Sandra, celui qu'elle espérait voir un jour faire d'elle le « dragon » évoqué par Lilith.