Entre infini et au-delà
- On dirait qu'elle se réveille ! s'exclama une voix aiguë. J'ai vu ses paupières bouger.
- Chut... Ne crie pas. Il ne faut pas la paniquer.
Cassy entendait des voix, mais elles paraissaient lointaines. Elle se sentait comateuse, à Galopa entre le rêve et la réalité. Elle n'aurait su dire si elle était éveillée ou si elle dormait encore. Quelqu'un lui caressa le front avec douceur. La main était fraîche, elle contrastait avec la chaleur étouffante.
- Essaye de lui faire boire un peu d'eau. Je pense que la déshydratation est la cause de son malaise.
La jeune fille sentit un doigt entrouvrir ses lèvres avant qu'un liquide désaltérant se glisse entre elles. Avaler la première gorgée lui demanda un effort considérable, car sa mâchoire était engourdie, mais lui fit le plus grand bien.
- Cynthia, il faut que vous dise... Elle a eu un comportement étrange, avant de s'évanouir. Comme si elle était possédée ou hypnotisée. Vous pensez que ça peut être lié aux glyphes ?
- Que s'est-il passé, précisément ? interrogea l'autre voix, qui gagnait en netteté au fur et à mesure que Cassy revenait à elle.
- Elle a brusquement changé de direction, alors que nous nous apprêtions à vous rejoindre, puis elle s'est arrêtée, le regard perdu dans le vide. Elle a blêmi et, avant que je puisse réagir, elle s'est effondrée.
- Il n'y avait pas de pokémon, dans les parages ?
- À moins qu'il n'ait été invisible, non. Seulement des passants, mais personne ne prêtait attention à nous jusqu'à que Cassy perde connaissance.
L'intéressée finit par entrouvrir les yeux. La lumière vive de l'endroit où elle se trouvait l'aveugla et elle les referma presque aussitôt. Quelqu'un s'empressa d'actionner l'interrupteur pour l'inviter à refaire une tentative. Elle s'exécuta pour se réveiller dans une chambre d'hôtel aux rideaux tirés, qui masquaient la lumière orangée du couchant. Cassy était allongée sur un lit qui n'était même pas défait, avec tous ses vêtements.
- Tu nous as fait peur, murmura Cynthia, assise sur le bord du matelas, où elle referma sa main sur la sienne, tremblante.
- J'ai... Je crois... Éric...
- Quoi, Éric ?
- Je l'ai vu.
- Qui est Éric ? s'enquit aussitôt Léa tandis que la Championne écarquillait les yeux.
- Je n'en ai aucune idée. Je crois qu'elle divague. Elle est peut-être en hypoglycémie. Nous n'avons rien mangé depuis ce matin, à part quelques baies. Veux-tu descendre au restaurant de l'hôtel et demander à ce que l'on nous fasse porter trois repas bien consistants ?
La fillette acquiesça et quitta la chambre en courant. Comme Cassy essayait de se redresser, Cynthia l'aida à s'adosser au mur, contre lequel elle glissa un oreiller pour la soutenir. Elle lui tendit ensuite une bouteille d'eau pour qu'elle boive une autre gorgée, avant de lui demander des explications.
- Je n'en suis pas certaine, murmura l'adolescente. Nous étions loin et le soleil nous brûlait les yeux. Pourtant, il y avait ce jeune homme en blouse blanche. Il avait des cheveux couleur ébène et son allure... Bien souvent, l'allure ne trompe pas, surtout celle de mon frère qui était si particulière.
- Tu ne crois pas que, s'il était vivant, il aurait tout fait pour te retrouver, comme toi qui remues ciel et terre depuis que je t'ai rencontrée ?
- Ça ne veut rien dire. Je me cache depuis la mort de ma famille. J'ai justement tout fait pour disparaître et ne pas être démasquée.
- Ton portrait en tant que Katharina Granet est suspendu dans tous les Centres Pokémon, les commissariats et autres lieux importants de Sinnoh. Il aurait pu demander des renseignements à la police, or la dernière fois que j'ai parlé à l'agent Jenny, l'enquête n'avait toujours pas progressé.
- Je... Vous avez raison. Je crois que j'aimerais tant qu'il soit encore en vie que... J'ai tendance à le voir partout. C'est d'ailleurs en partie pour ça que j'ai commencé à travailler pour le professeur Chen. Régis me le rappelait un peu.
L'esprit de Cassy s'égara. Il y avait tant de motifs pour lesquels elle souhaitait revoir Éric. Tout d'abord pour retrouver un membre de sa famille, mais surtout pour qu'il la tire du brouillard dans lequel elle s'enfonçait de plus en plus. Il pourrait lui expliquer ce qu'elle cherchait désespérément à comprendre. Il saurait répondre à toutes les questions qu'elle se posait au sujet des glyphes et de leur famille.
Il y avait également une raison supplémentaire à tout cela. Cassy avait beau évoquer parfois, dans son esprit, les meilleurs moments qu'elle avait passés avec les siens, lorsque son moral l'abandonnait, mais elle ne pouvait nier en avoir aussi passé des mauvais, en particulier avec son frère.
Ils se disputaient plus souvent qu'ils n'étaient d'accord, et elle lui avait reproché à maintes reprises de lui préférer ses expériences. Elle comprenait désormais à quel point le travail d'Éric avait été laborieux, ne serait-ce qu'à cause du mal qu'elle avait eu à le déchiffrer. Elle aurait voulu avoir une occasion de se faire pardonner tous ces moments gâchés, tout le temps qu'ils avaient gaspillé à se blesser, par jeu ou par simple volonté.
- Il ne peut pas être vivant, finit-elle par admettre à contrecœur. Il aimait trop ses recherches pour ne pas être revenu les chercher à la ferme, or nous avons trouvé sa cachette intacte. Il faut que j'accepte cette triste vérité.
Cynthia passa un bras autour des épaules de Cassy et l'invita à venir se blottir contre elle. Avec la Championne et Régis, la jeune fille avait retrouvé ce qui ressemblait le plus à une famille, mais à des lieues de celle qu'elle possédait autrefois. Rien au monde n'aurait pu les remplacer. Sans doute était-ce pour cela qu'elle désirait tant les revoir, même si elle savait que c'était impossible.
- Pendant que j'étais inconsciente, révéla-t-elle, j'ai revu la femme. Celle des Colonnes Lances. Elle m'a dit que je voulais obtenir des informations de sa part. J'ai refusé de la croire, mais quand elle m'a tourné le dos pour disparaître, j'ai remarqué un glyphe dans son cou.
- Lequel ?
- Une barre verticale avec une autre, plus petite, à sa droite, qui se termine en haut par un trait horizontal. Le type spectre, si je ne m'abuse.
- En effet, approuva Cynthia. Et tu n'as toujours pas la moindre idée de l'identité de cette femme ?
- Eh bien, je... J'ai peut-être une théorie, mais je ne suis pas sûre d'y croire moi-même. Je me demande si... Si elle n'est pas morte.
- Tu veux dire qu'il s'agirait d'un fantôme ?
- Elle apparaît dans les limbes, récapitula Cassy, son symbole est celui des spectres et elle ne se manifeste qu'en rêve. En revanche, je n'ai jamais croisé la moindre trace d'elle dans la réalité.
- Ton raisonnement se tient, admit Cynthia, mais moi aussi, j'ai beaucoup de mal à envisager que ce soit possible. Les Gijinkas, les glyphes, et maintenant les morts qui auraient entrepris de s'adresser aux vivants... C'est un peu trop. Je ne dis pas que ton hypothèse est fausse, mais même moi, je me sens dépassée par la situation.
Le Maître de Sinnoh détourna les yeux de Cassy pour les poser sur une petite table, qui croulait sous le poids d'une douzaine de livres. L'un d'entre eux était ouvert, signe que Cynthia était probablement en train de le feuilleter lorsque l'adolescente était revenue à elle.
- Ils viennent de la bibliothèque. Je suis allée les chercher, en attendant que tu reprennes connaissance.
- Est-ce que vous avez trouvé quelque chose d'intéressant ?
- Rien que nous n'ayons pas déjà abordé, soupira la Championne. Et surtout rien qui puisse se rapporter de près ou de loin aux paroles de Kiméra.
- Vous pensez qu'elle a tout inventé ? s'enquit Cassy.
- Je ne crois pas. La mythologie est une affaire sérieuse pour elle, elle la respecte trop pour se permettre un tel écart de conduite.
- Vous devriez peut-être vous entretenir à nouveau avec elle. Je sais que c'est beaucoup vous demander, connaissant votre inimitié, mais...
- Inutile, ça ne servirait à rien. Kiméra me déteste. De ce fait, si elle en avait su davantage, elle se serait empressée de me le dire, afin de m'éclabousser de son savoir. Elle s'est toujours conduite de cette façon.
Leur conversation fut interrompue par le retour de Léa, qui amenait avec elle un chariot à roulettes, chargé de trois plateaux aux effluves appétissants. Cynthia débarrassa la table et déposa les livres sur son lit, pendant que la fillette interrogeait Cassy sur son état de santé. À présent remise de son malaise, elle se sentait beaucoup mieux.
Elles dînèrent en silence. Léa apprenait à réfréner son tempérament bavard, ce qui ne rendait sa compagnie que plus agréable. Quand elles eurent terminé, elles appelèrent le service d'étage pour qu'ils emportent leur vaisselle, puis Cassy et Cynthia se replongèrent dans les ouvrages empruntés à la bibliothèque, pendant que la coordinatrice regardait un dessin animé à la télévision.
Fatiguées par le trajet qu'elles avaient effectué jusqu'à Vestigion, elles décidèrent de se coucher aux alentours de vingt-deux heures, alors que Léa somnolait sur son lit depuis un moment. Malgré l'épuisement, Cassy ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle resta un long moment étendu sur le dos, à contempler le plafond, sans réussir à s'endormir.
Trop de pensées se bousculaient dans sa tête et elle n'arrivait pas à les ignorer. Elle songeait aux glyphes, à l'inconnue onirique... Autant de sujets qui échappaient à son entendement. Pour tenter de se vider l'esprit, elle décida de sortir faire un tour dans le couloir.
Il était large, assez pour lui permettre de faire les cent pas. Elle allait et venait, jusqu'à ce qu'elle décide de s'accouder à une fenêtre et d'appuyer son front contre la vitre fraîche. Les paupières mi-closes, elle voyait la ville de Vestigion, endormie, et la lumière des lampadaires qui se mêlait aux ténèbres.
Le monde était si vaste... Cassy l'avait découvert moins d'un an plus tôt, pourtant elle avait l'impression que tout cela remontait à une éternité, voire à une vie antérieure. Son existence à la ferme appartenait à une époque révolue, que le temps altérait dans sa mémoire.
Elle pensa à tous les mystères qui l'entouraient. Dès qu'elle croyait faire un pas vers l'avant, dix autres questions venaient s'ajouter à la liste de celles qu'elle se posait déjà, mais sans jamais une seule réponse. Elle ne se rapprochait pas de la vérité. Le fossé qui la séparait d'elle semblait se creuser un peu plus chaque jour.
Éric avait commencé des recherches qu'elle était incapable de terminer, malgré l'aide de Régis Chen et de Cynthia Shirona. Le peu qu'elle avait découvert, c'était essentiellement grâce à eux, mais cela ne suffisait pas. Ils étaient au point mort. Ils ne savaient ni où chercher, ni que chercher.
Cassy ignorait quel chemin suivre, car tous semblaient déterminés à la mener dans des impasses. Elle songea à l'agent Jenny, qu'elle avait blâmé pour son incompétence et son manque de résultat, mais elle ne valait guère mieux. Certes, elle avait repoussé les limites de l'enquête, jusqu'à découvrir des choses incroyables, mais à présent, elle n'était pas mieux lotie que la police. Elle tournait en rond.
Elle soupira. Aux Colonnes Lances, elle avait été frappée par le désespoir, la crainte de ne jamais trouver d'explication aux évènements étranges survenus dans sa vie. Elle avait supplié Arceus de lui envoyer un signe qui la mettrait sur la voie, mais il était resté sourd à sa prière.
Ce n'était plus la désespérance qui habitait Cassy, mais la lassitude. Elle se noyait dans l'immensité du monde qui l'entourait et avait le sentiment de suffoquer. Dans sa poche, sa main se serra sur son chapelet. Pour la première fois, elle doutait. Elle doutait de sa foi, de ses capacités et surtout de sa volonté d'aller jusqu'au bout de son entreprise.
Elle secoua la tête, le visage abattu, puis s'éloigna de la vitre. Elle était demeurée là un long moment et, bientôt, le soleil se lèverait. Elle regagna sa chambre, afin de profiter du peu de temps qu'il restait avant l'aube pour essayer de s'endormir.