Entre infini et au-delà
— Je t’en supplie, dis-moi que ce n’est pas grave.
Cassy avait du mal à rester immobile pendant que Régis détaillait son épiderme à la loupe. Depuis qu’elle avait découvert l’étrange symbole sur son avant-bras, elle frôlait la crise d’hystérie. Elle se tança mentalement lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était en train de se mordre les doigts de la main droite, tandis qu’elle attendait anxieusement le diagnostic de son ami.
— En apparence, non, finit-il par déclarer. En revanche, c’est assez… inexplicable. Les cicatrices peuvent parfois avoir des formes étranges, mais le problème, c’est que ça n’en est pas une. Une brûlure ne laisserait pas ce genre de trace. On dirait plutôt… C’est stupide, je sais, mais ça ressemble davantage à un tatouage.
— Un tatouage ? Tu ne crois pas que je l’aurais remarqué avant, si ce… cette chose avait toujours été là ?
— Pas forcément. L’attaque Flammèche de Magby a peut-être joué le rôle de révélateur. Regarde l’encre sympathique au dos des notes d’Éric : c’est la chaleur et le jus de tronci qui nous ont permis de les dévoiler. Même si je dois admettre que je n’ai jamais entendu parler de tatouages invisibles…
Du bout des doigts, qui tremblaient sous l’effet de la nervosité, Cassy caressa le glyphe. À son contact, son échine fut parcourue d’un frisson, et elle secoua la tête.
— Je n’y comprends plus rien ! Mon frère qui s’intéresse à la mythologie, qui dessine des Gijinkas, et maintenant… Ça ! Je suis en train de devenir folle, la voilà, l’explication. Je suis complètement cinglée !
— Non, Cassy, tu ne l’es pas. Ou alors, nous le sommes tous les deux, contrebalança Régis. Moi aussi, je vois cette marque, et moi aussi, je me pose les mêmes questions. Écoute… Tâche de garder ton calme jusqu’à ce que Cynthia nous rappelle, d’accord ? Elle aura peut-être une théorie.
Cassy acquiesça, quoique sans grande conviction, et surtout sans parvenir à détourner les yeux du glyphe qui ornait désormais sa peau. Elle n’osa même pas cligner des paupières lorsqu’elle chuchota :
— Comment est-ce que je vais cacher ça ? Tout le monde risque de s’interroger en le voyant.
— Si tu gardes tes manches baissées, il ne devrait pas y avoir de problème, mais dans le doute, je peux te refaire un bandage. Tu as été brûlée, ça ne paraîtra donc suspect à personne si tu continues à en porter un pendant encore quelques jours.
Cassy acquiesça, et Régis quitta la cuisine pour aller chercher en catimini une bande aseptisée dans l’armoire à pharmacie du laboratoire, avant de la nouer autour de l’avant-bras de son amie. Il s’assurait qu’elle était suffisamment serrée pour ne pas glisser quand la voix du professeur Chen leur parvint, les invitant à le rejoindre.
Léa se tenait à ses côtés lorsqu’ils le retrouvèrent dans la salle principale. Elle n’avait pas beaucoup changé depuis que Cassy l’avait vue pour la dernière fois, à l’exception de ses cheveux qui étaient plus longs et des quelques centimètres qu’elle avait gagnés au cours des cinq mois qui s’étaient écoulés.
Si elle avait été furieuse, ainsi qu’Émilien l’avait prétendu, sa colère s’envola à l’instant où elle posa les yeux sur Cassy et céda la place à un sourire éclatant. Les retrouvailles furent bruyantes, du moins du côté de Léa qui poussait des exclamations suraiguës, car l’adolescente était quant à elle encore trop choquée par le glyphe apparu sur sa peau pour songer à éprouver de la joie.
— J’étais sûre qu’Émilien me devancerait, geignit la fillette. Et moi qui voulais arriver en premier pour avoir le choix entre tous les pokémon…
— Tu aurais dû te lever plus tôt. Tu sais comment est Émilien… Le professeur n’était même pas encore revenu avec les starters lorsqu’il s’est présenté.
— C’était prévu, mais mon réveil n’a pas sonné ! Ou je ne l’ai pas entendu. Ou je me suis rendormie. Oh… J’espère qu’il reste un Bulbizarre.
— Ne t’inquiète pas, Émilien a choisi Salamèche. Et il m’a battue au cours d’un match amical. Enfin, disons que j’ai préféré capituler pour éviter au combat de s’éterniser.
Léa ouvrit des yeux ronds, et la déception se lut sur son visage. Elle ne portait pas plus que Cassy leur ancien condisciple dans son cœur. Elle non plus n’avait jamais supporté son arrogance et son mépris, et elle aurait été visiblement heureuse d’entendre son amie lui annoncer qu’elle lui avait donné une bonne leçon.
— Si je le croise en chemin, je te vengerai, je te le promets, affirma Léa avec détermination.
— Hum… Si je peux me permettre, il faudra que tu t’entraînes durement avant qu’un Bulbizarre puisse avoir l’avantage sur un Salamèche, intervint Régis. La supériorité d’un type est particulièrement difficile à contrer avec des pokémon novices.
— Je le ferai, alors.
Cassy ne put s’empêcher d’esquisser un sourire, quoiqu’un peu crispé, face à une assurance aussi candide. Bien que la décision de Léa semble arrêtée, le professeur Chen sortit tout de même les deux pokémon restants de leur ball. Sans un regard pour Carapuce, l’enfant fondit sur Bulbizarre.
— Le type plante ! s’exclama-t-elle en frappant joyeusement dans ses mains. Ce sont mes préférés !
L’intéressé eut un mouvement de recul, que Léa ne remarqua pas. Elle étendit les bras vers lui pour le soulever de terre, tandis que le professeur Chen lui recommandait de faire preuve de délicatesse, car ce Bulbizarre était timide de nature. Le conseil survint cependant trop tard. La créature végétale, effrayée par cet excès d’enthousiasme, fit surgir une fine liane de son bulbe pour asséner une tape dissuasive à la fillette.
Le professeur Chen réagit immédiatement en le rappelant dans sa pokéball, tandis que Léa poussait un couinement aigu en agrippant son poignet qui avait été touché. Cassy doutait qu’elle soit réellement blessée : Bulbizarre n’avait pas frappé fort, et cela avait dû tout au plus être aussi désagréable qu’une petite claque, mais son amie avait toujours eu tendance à dramatiser un peu.
— Je vais chercher des glaçons, déclara Régis en disparaissant dans la cuisine, pendant que Cassy aidait Léa à prendre place sur un tabouret.
— Ça va aller, assura-t-elle d’une voix aussi douce que possible. Bulbizarre n’a pas voulu te faire mal, il a simplement pris peur. Il ne te connaît pas encore, c’est normal. D’ici peu, je suis certaine que vous serez les meilleurs amis du monde.
Régis reparut en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, une poche de glace à la main. Il la remit à Cassy, qui l’appliqua sur le poignet de Léa alors que la sonnerie du visiophone résonnait à travers le laboratoire. Avant même que le professeur Chen eut le réflexe d’esquisser un geste, son petit-fils se ruait déjà vers l’appareil.
À la place, le sexagénaire se rabattit donc sur l’armoire à pharmacie, d’où il tira une pommade qu’il confia à Cassy. Elle servait en cas de chocs et de contusions légères. L’adolescente en versa une noisette sur son index et s’apprêtait à l’étaler sur la peau de Léa quand elle se figea.
— Cassy ? appela Régis. C’est… ta mère. Elle voudrait te parler, elle affirme que c’est très urgent.
La jeune fille ne l’entendit pas. Elle était comme hypnotisée par ce qu’elle voyait au niveau de l’articulation de Léa. À l’endroit où Bulbizarre l’avait touchée, une marque était en train d’apparaître. Pas une rougeur due au coup de liane, et une ecchymose encore moins. Non, c’était un symbole. Il évoquait vaguement celui du nombre pi, à ceci près que son sommet était plutôt arrondi.
— Cassy ? insista Régis. Tu as des choses à voir avec ta mère.
Il avait quitté le banc du visiophone pour se rapprocher d’elle et appuya volontairement sur le dernier mot, ce qui n’était pas nécessaire. Cassy se doutait déjà que la communication provenait de Cynthia, mais elle demeura incapable de réagir, de lâcher des yeux le glyphe plante qui venait de se matérialiser sur la peau de Léa, à l’instar du glyphe dragon qui ornait désormais la sienne.
Elle ne reprit contact avec la réalité que lorsque Régis plaça une main sur son épaule, et elle essuya la pommade qu’elle avait toujours sur son doigt contre l’épiderme de son amie, avant de s’adresser au jeune scientifique :
— Applique-la correctement et mets-lui un bandage.
— Un bandage ? Je ne crois pas…
— Mets. Lui. Un. Bandage.
Régis comprit à la dureté de son regard que quelque chose n’allait pas, mais Cassy n’attendit pas d’observer sa réaction lorsqu’il découvrirait la marque. Elle se détourna de Léa pour rejoindre le visiophone. Comme elle le supposait, c’était le visage de Cynthia qui occupait l’écran.
— Du nouveau ? s’enquit la Championne après l’avoir saluée d’un sourire, que Cassy, l’estomac noué, ne fut pas en mesure de lui rendre.
— Du nouveau, oui. Et des… complications.
— À quel niveau ? On a cherché à s’en prendre à toi ?
— Non, heureusement, mais… Régis et moi avons fait une découverte majeure. Au dos des notes d’Éric, tracées à l’encre invisible, il y avait des esquisses de Gijinkas.
Cynthia n’afficha pas une expression aussi révulsée que celle de Régis lorsqu’il avait contemplé les croquis pour la première fois, mais ses lèvres se pincèrent, et elle saisit son menton entre ses doigts pour mieux réfléchir.
— Je croyais que ton frère…
— Je le croyais aussi, mais j’ai fait fausse route. C’est bien de mythes et de légendes dont il est question dans ses travaux. D’ailleurs, vous aviez également raison quand vous affirmiez que la disposition des caractères avait une connotation archéologique. L’une de mes connaissances a réussi à en interpréter une partie grâce à ça, mais l’ensemble demeure relativement flou.
— Tu veux que j’effectue quelques recherches de mon côté ?
— Ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête. Régis m’a conseillé de repartir pour Sinnoh, afin de tirer les choses au clair. Et… ce n’est pas tout. À mon retour au Bourg-Palette, j’ai été accidentellement brûlée par un Magby, et tout à l’heure, en retirant mon bandage, je me suis aperçue que je portais le glyphe dragon à l’emplacement exact de ma blessure.
— Le glyphe dragon ? Mais… Comment ?
— Je n’en ai aucune idée, et c’est loin d’être le pire. Juste au moment de votre appel, le glyphe plante s’est également manifesté en apparaissant sur le poignet de l’une de mes anciennes camarades de l’École des dresseurs. Je sais que ça paraît fou, mais c’est la vérité. Je ne comprends rien à ce qui se passe, Cynthia, et même Régis est dépassé. Des Gijinkas, les glyphes gravés sur les plaques d’Arceus qui se retrouvent sur mon bras et sur celui de Léa… Qu’est-ce que ça signifie ? Et surtout, quel est le rapport avec ma famille ?
— Je l’ignore, Cassy, mais nous allons bien finir par trouver. Certes, le mystère s’épaissit et prend une tournure assez… inattendue, mais au moins, tu as fait une avancée.
Cassy n’était que moyennement de cet avis. Elle n’avait pas l’impression de progresser dans ses investigations, bien au contraire. Chaque pas qu’elle effectuait semblait l’embourber un peu plus dans une énigme qui lui paraissait tout bonnement insoluble.
— Quand as-tu l’intention de revenir ? demanda Cynthia.
— Le plus tôt sera le mieux. Et…
L’adolescente s’interrompit pour jeter un regard en coin en direction de Régis, qui achevait d’enrouler une bande de coton autour du poignet de Léa. Bien qu’elle ne parle déjà pas fort, Cassy baissa encore d’un ton au moment de reprendre :
— Je ne serai peut-être pas seule. Léa et moi voguons désormais sur le même bateau, quel qu’il soit, et je pense qu’il vaut mieux que je garde un œil sur elle jusqu’à ce que nous en sachions davantage.
— Ce serait préférable, en effet. Tu as l’intention de lui révéler la vérité ?
— Non. Elle est trop jeune, je n’ai pas envie de l’effrayer inutilement. En revanche, je crois que je sais déjà comment je vais la convaincre de me suivre…