Entre infini et au-delà
Kathy finit par revenir sur la terre ferme. Épuisée par l’effort, elle s'effondra dans les bras de la personne qui venait de la secourir. C'était une femme très belle, vêtue d'un manteau noir et d'habits de la même couleur. Elle avait de longs cheveux blonds retenus par un serre-tête à l'allure d'oreilles de Noctali. La fillette fut surprise par la douceur de son parfum ; il était aussi agréable que celui que sa mère portait, aux effluves de citronnelle.
— Pourrais-je savoir ce qui t'est passé par la tête ? demanda l'inconnue en caressant le dos de Kathy, qui resta blottie contre elle.
— Je... Je ne sais pas. Je pensais... Enfin, je croyais que peut-être... Je voulais revoir ma famille.
— L'agent Jenny m'a raconté ce qui s'est passé. Avec l'infirmière Joëlle, elles étaient folles d'inquiétude, à raison. Écoute-moi, rien ne prouve que tes proches sont morts, alors te suicider simplement à cause de cette pensée injustifiée ne te mènera nulle part, bien au contraire.
— S'ils étaient vivants, la police les aurait retrouvés.
— Ils sont peut-être très bien cachés.
La femme se mit debout, puis aida Kathy à en faire autant. Elle nettoya les vêtements de la fillette avant de frotter énergiquement les siens. Un sourire amical, chaleureux, apparut sur son visage. Pour la première fois depuis le drame, l'enfant avait l'impression de se sentir en sécurité, entourée.
— Au fait, je ne t'ai même pas dit mon nom. Je suis Cynthia Shirona, la Championne de Sinnoh.
— Une Championne ? Qu'est-ce donc ?
Son interlocutrice la regarda, un peu étonnée. Jusqu'à présent, toutes les personnes qu'elle avait rencontrées, même les plus jeunes, connaissaient son rôle au sein de la région. Jamais on ne lui avait posé une telle question, si bien qu'elle ne sut tout d'abord pas vraiment comment y répondre.
— Hum... Comment dire ? Je fais partie de l'Élite des Quatre. Plus exactement, j'en suis le Maître. Mes amis et moi-même sommes considérés comme les meilleurs dresseurs pokémon de la région, et notre travail, en particulier le mien, est de nous assurer que règnent l'ordre et la quiétude. Aussi, comme j'étais de passage dans le coin et que j'avais entendu parler de ton histoire, j'ai décidé de venir t’exprimer mon soutien. Je peux te dire, maintenant, que je suis encore plus heureuse de l'avoir fait, sans quoi tu serais au bas de ce précipice au moment où nous parlons.
— Qu'est-ce que cela aurait changé, de toute façon ? répliqua mollement Kathy. Je ne reverrai probablement jamais mes parents, ni mon frère, et je ne peux plus retourner à la ferme, car cela me serait insupportable. Je n'ai nulle part où aller, ni personne sur qui compter.
— Tu es au Centre Pokémon, non ? Et l'infirmière Joëlle est gentille avec toi, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas le droit de sortir de ma chambre. Ils craignent que ceux qui s'en sont pris aux miens me retrouvent et me fassent subir le même sort.
— Ils s'inquiètent seulement pour toi. Tu sais, c'est la responsabilité de la police d'assurer la sécurité des citoyens.
— Mais pas la mienne ! Je n'ai pas peur. Ces criminels peuvent venir me chercher, je m’en moque ! Au moins, j'aurais peut-être une chance de savoir ce qui est arrivé à ma famille, et surtout pourquoi, même si cela doit me coûter la vie.
Kathy porta une main à ses yeux pour essuyer les larmes qui étaient revenues y perler. Cynthia sortit un mouchoir de l'une de ses poches et s'accroupit pour tapoter ses joues humides, avant de déposer dans sa main le petit carré de lin blanc, sur lequel un C calligraphié était brodé.
— Tu es une fillette très courageuse, murmura la Championne en prenant son visage entre ses paumes pour balayer les pleurs restants du revers du pouce. Je crois que tu es simplement demeurée seule trop longtemps. L'agent Jenny et ses collègues ont fait leur travail, qui consiste à veiller à ce qu'il ne t'arrive rien, et ce de manière irréprochable. L'ennui, c'est qu'ils n'ont pas pris en compte le fait que tu n’es qu'une enfant, que le traumatisme et le drame hantent toujours. Tu ne dois surtout pas demeurer confinée dans une pièce. Il faut te donner la force de dépasser cette tragédie, même si je sais que tu vas me dire que c'est impossible. Et puis, réfléchis une seconde. Si tes parents et ton frère ne sont pas morts, tu imagines le chagrin que ça leur causerait d’apprendre que toi, tu l'es ?
— Mais s'ils ne le sont pas, pourquoi l'agent Jenny ne les retrouve-t-elle pas ? Elle est incapable de dire ce qui a pu se produire dans le salon, ni pourquoi il y a autant de sang. L'enquête est quasiment à l'arrêt, il n'y a rien qui puisse m’inciter à garder espoir. Elle n'a même pas découvert un seul indice qui laisserait penser que ma famille est en vie.
— Dans ce cas, voilà une raison supplémentaire pour que tu t’accroches à l’existence. Tu es encore très jeune, et ce genre de chose t’exposerait actuellement au danger, mais songe que, d'ici quelques années, tu pourras prendre la relève de la police. Tu chercheras tes parents, ton frère, et tu démêleras le mystère qui entoure leur disparition. Tu as besoin d'un peu de temps, mais un jour, tu seras en mesure de le faire. Il faut seulement que tu patientes, et surtout que tu restes vivante. Quand le moment sera venu, je sais que tu résoudras cette énigme. Ce sera ton but à poursuivre.
— Vous en êtes vraiment certaine ?
— Absolument, répondit Cynthia en lui adressant un sourire sincère. Et maintenant, si je t'emmenais manger une glace, qu'en dis-tu ? J'ai cru comprendre que tu étais partie sans prendre de petit-déjeuner, tu dois être affamée.
Comme pour confirmer les propos de la Championne, le ventre de Kathy se mit à gronder. Elle fut secouée par un petit rire, puis son visage redevint hermétique. Malgré les paroles réconfortantes de sa sauveuse, elle n'avait toujours pas le cœur à l'allégresse. Tête basse, elle se dirigea vers son Ponyta, sur lequel Cynthia l'aida à monter.
Le pokémon avançait au pas pour ne pas distancer leur accompagnatrice, qui marchait à côté d'eux. La fillette la regarda plusieurs fois en catimini : ses yeux gris pétillants, son visage gracieux, sa douceur, l'arôme délicat de son parfum... Tout en elle lui inspirait confiance et, dans une moindre mesure, lui rappelait sa mère, bien que les deux femmes ne se ressemblent absolument pas physiquement.
Elles ne mirent pas longtemps à regagner le village, qui était cerné par la police. Cynthia s’empressa de les rassurer. Elle les pria d’informer l'agent Jenny que tout allait bien, que Kathy était en sécurité avec elle, et précisa qu'elle la ramènerait plus tard au Centre Pokémon.
— Quelle saveur préfères-tu ? s'enquit le Maître de Sinnoh, après qu'elles eurent repris leur route.
— Je vous demande pardon ?
— Ta glace, à quoi est-ce que tu la veux ?
— Oh, euh... Menthe-chocco, s'il vous plaît. C'était le parfum que Maman préparait le plus souvent quand j'étais petite, et mon préféré.
— D'accord. Attends-moi là, je reviens dans une minute.
Kathy guida son Ponyta sur le bas-côté du chemin en terre qui faisait office de grand-rue, afin de ne pas gêner la circulation pourtant presque inexistante, pendant que Cynthia pénétrait dans une échoppe aux couleurs acidulées, mélange de jaune vif et de rose bonbon.
Quand elle en ressortit, elle tenait deux cornets. Elle tendit le sien à la fillette avant d'entamer sa propre glace, sur laquelle s'empilaient trois boules : fraive, chocco et tronci. Avec un clin d'œil, Cynthia lui confia qu'elle était très gourmande, puis posa un doigt sur ses lèvres pour préciser qu'il s'agissait d'un secret.
Kathy savoura son cornet avec délice. Bien que cela ne vaille pas la cuisine de sa mère, elle le trouva tout de même excellent. Elle lécha sa crème glacée jusqu'à la dernière goutte, avant de dévorer le cône en quelques bouchées. Cynthia, quant à elle, avait déjà terminé la sienne, pourtant beaucoup plus grosse.
— Oulà ! Tu en as partout autour de la bouche. Est-ce que tu toujours le mouchoir que je t'ai donné tout à l'heure ?
Kathy sortit de sa poche le carré brodé qu'elle tendit à la Championne. Celle-ci lui essuya délicatement les lèvres et les joues, qui laissèrent de fines traces vertes sur le tissu blanc. Avec ce sourire dont elle ne se départait pas, Cynthia le lui rendit en affirmant qu'elle lui en faisait cadeau.
— Tu pourrais encore en avoir besoin, à l'avenir. Et puis, si tu manges une autre glace, tu ne voudrais pas attirer les Dardargnan, n'est-ce pas ?
—Oh non ! Je n'aime pas ces pokémon. À la ferme, l'été, il y en a plein, et il m’est arrivé de me faire piquer.
— Ne t'inquiète pas, il est rare d'en croiser en ville. Et maintenant, que dirais-tu de venir faire quelques emplettes avec moi ?
La fillette acquiesça de bon cœur. Elle n'avait pas souvent eu l'occasion de parler avec des gens depuis qu'elle résidait au Centre Pokémon, et elle trouvait la compagnie de Cynthia très agréable. Avec elle, elle se sentait rassurée, plus qu'avec la police ou l'infirmière Joëlle. Peut-être était-ce parce qu'elle ne la traitait ni comme une enfant ni comme une victime, mais plutôt comme une amie, ce dont Kathy lui était reconnaissante.
Elles se rendirent dans la plus grande boutique de la ville qui, à la vue de sa façade fissurée recouverte d'une peinture écaillée, devait être ancienne ou mal entretenue. La femme pénétra à l'intérieur et Kathy la suivit après avoir attaché les rênes de Ponyta à un crochet qui servait à maintenir les volets ouverts en cas de vent.
Le vendeur s'inclina respectueusement devant la Championne sitôt qu'elle eut fait un pas dans le modeste endroit. À l'en croire, c'était un véritable honneur pour lui de la recevoir dans sa Boutique Pokémon. Elle le remercia, avant d'assurer qu'elle pouvait trouver seule ce dont elle avait besoin.
Kathy la regarda acheter plusieurs sprays de teintes et de tailles différentes, sans doute tous destinés à un usage particulier. Apercevant son expression interrogative, le Maître de Sinnoh lui expliqua leur fonction :
— Celui-ci, tu vois, contient une potion qui permet de soigner un pokémon légèrement blessé. Celui-là sert pour les cas plus graves, et cet autre, là, est un anti-para, qui aide à se libérer de la paralysie. Quant au violet, il s'agit d'un antidote, qui annihile les effets de la plupart des poisons.
La fillette acquiesça d'un signe de tête, puis s'intéressa à de petites sphères rondes, rouge et blanche, cerclées d’une bande noire, pendant que Cynthia réglait ses achats. Lorsqu'elle revint vers Kathy, elle fit remarquer :
— J'avoue que je ne comprends pas pourquoi tu laisses ton Ponyta dehors au lieu de le faire rentrer dans sa pokéball. Ce serait beaucoup plus simple, non ?
— Sa pokéball ? articula lentement Kathy en levant les yeux vers elle. Qu'est-ce qu'une pokéball ?
— Je... Mais... Tu... C'est ça.
La Championne capitula en désignant les sphères bicolores sur lesquelles l’enfant était en train de faire glisser ses doigts. Elle choisit de lui en acheter quelques-unes afin de mieux lui expliquer à quoi elles servaient.
Décidément, cette fillette ne connaissait quasiment rien en ce qui concernait les dresseurs pokémon. Comment cela était-il possible, à douze ans, d'être encore plongée dans une telle ignorance, alors que Kathy semblait au contraire très intelligente pour son âge ?