Derkomai's Mask

Chapitre 21 : Au moins la centranthe rouge a des propriétés sédatives

8758 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/05/2024 21:13

Cette nuit, la lune resterait cachée derrière les nuages, refusant de guider la dresseuse. Cette nuit, les arbres emmêleraient leurs branches pour la ralentir, pour l'empêcher de continuer. Cette nuit, le chemin se dissimulerait dans les ombres, pour la perdre, pour qu'elle abandonne. Inutile.

Adriane écoutait le cours d'eau, se laissait conduire par son ruissellement, humectait ses lèvres des fines gouttelettes suspendues dans les airs. Elle s'arrêta. La lune conservait son voile, la forêt observait le silence, la colline ombrait les étoiles, tous la suppliaient de partir. Adriane avança, sa tête dévia légèrement pour enfin distinguer la forme qui s'emmêlait au coteau rocheux. Son arène, l'ancien temple de Vermilava.

Elle ferma les yeux, sa mémoire se substituant à sa vue alors qu'elle avançait vers le portail. Elle effleura le bois, suivi du doigt les fines rainures, se demandant pourquoi elle était venue ici en pleine nuit. La porte se déroba sous ses caresses. Un grincement, une plainte, ce qu'elle avait découvert ce matin. La cour d'entrée, l'endroit où elle livrait ses combats, ce terrain qu'il fallait sans cesse entretenir, elle l'ignora. Le bâtiment central, elle y avait vécu, elle avait parlé, elle avait regretté, souvenirs sans importance.

Sa main posée contre le granit grumeleux, la championne franchissait la première arrête de la bâtisse. Pendant qu'elle longeait le mur, le feldspath, le mica et le quartz accrochaient sa paume et éclataient les ampoules récemment formées. C'était ce matin qu'elle se les était faites, ce matin qu'elle avait su qu'elle devrait revenir cette nuit. Elle sentit le tranchant de l'angle, de ces deux surfaces qui se croisaient, elle hésita.

Ce matin, elle avait balayé, lavé et surtout rangé. C’est ainsi qu’elle avait remarqué que le matériel qu'elle utilisait pour entraîner ses pokémons n'était plus tout à fait à sa place. En temps normal, cela n'aurait été qu'un détail, ce genre d’événement aussi anodin que les clefs qui disparaissaient pour mystérieusement réapparaître autre part. Incompréhensible, mais totalement inintéressant. Du moins, ce fut ce qu'elle crut jusqu'au moment où elle nota un second élément.

Adriane agrippa le rebord, passa la tête. Durant un instant elle ne vit qu'un mélange d'orange, de rouge et de jaune mêlé à un souffle tonitruant.

Ce matin, le matériel d’entraînement était bien plus usé que l'état dans lequel elle l'avait laissé. Cette nuit ce même matériel brûlait sous les flammes ardentes d'un reptile ailé. Le monstre de feu respirait bruyamment, de la fumée s'évaporait hors de sa gueule alors que les cibles en métal face à lui refroidissaient lentement. Il s'entraînait pour devenir plus fort.

Adriane était retournée à l'avant du temple sans qu'il la remarque. Elle restait assise sur les marches d'entrée, s'étonnant que ce pokémon ait trouvé cet endroit éloigné du reste de la ville. A vrai dire, même depuis les airs, l'arène n'était pas si simple à repérer. A vrai dire... Dracaufeu avait encore maigri.

La championne fronça les sourcils. Le sucre s'épuisait vite, alors les muscles palliaient, le temps que la graisse sorte de sa torpeur et relâche ses réserves. Puis, quand cette source s'épuisait, il fallait revenir aux muscles. Glucides puis protéines puis lipides et finalement protéines. Muscles sacrifiés pour les organes nobles. La force brûlée pour l'esprit, pour le cœur, pour subsister.

Il ne mangeait pas.

Le corps des dracaufeus... Contrairement aux humains, leur visage ne s'émaciait pas, les côtes ne saillaient pas et leur ventre bien rond faisait illusion comme un pull trop large. Protéines sans lipides, les flammes brûlants continuellement, consommant continuellement. Si on n'y prêtait pas attention, il était simple de ne rien remarquer, parce que ce n'était pas comme les humains.

Un léger rire qui ressemblait plus à un crissement de dents. Adriane gardait son dos tourné, refusant de faire face à la maison vide. Ce n'était pas comme les humains... à part dans cette manière de tromper les yeux. C'est pourquoi elle n'avait rien remarqué.

Pourquoi Dracaufeu se mettait dans cet état ? Pourquoi ne mangeait-il pas ? La cause... Un dracaufeu n'aimait pas la faiblesse, un dracaufeu n'hésitait pas à désobéir ou à rejeter son dresseur lorsqu'il ne le trouvait pas digne de lui. Alors lui aussi, lui aussi ce devait forcément être ça. Et comme les autres, il se montrerait de plus en plus violent, répugnerait cette dresseuse qui l'empêchait de s'accomplir jusqu'à ce que... Il ne lui ferait jamais de mal.

C'était ce que son grand-père avait dit. Les larmes du reptile, sa terreur alors qu'il étreignait sa dresseuse et sa lâcheté pour protéger celle qui l'avait rendu faible. Tout cela Adriane ne l'avait pas oublié. C'est de ta faute Adriane. Cela, cela le vieil homme ne l'avait pas prononcé. Oh non, il l'avait giflé pour la faire taire, puis il s'était excusé, il s'était incliné, mais il ne l'avait pas accusé. Pourtant, serait-il faux de dire qu'à cause de son impatience elle avait négligé Serena. N'était-ce pas vrai qu'elle avait ordonné de brûler le bras de la jeune fille parce que... Son grand-père ne l'avait jamais accusée.

La championne secoua la tête, elle n'avait jamais demandé à la coordinatrice d'affronter Arthur. C'était Serena qui n’avait pas fait attention, c’était elle qui dans un élan de courage ou par envie suicidaire, Adriane ne le saurait jamais, s'était avancée au-devant du danger. Ce n'était pas compliqué pourtant, ce n'était pas si compliqué de savoir à quel moment il fallait s'arrêter !

Porte rouge. Adriane frissonna. Temple vide. Adriane ignora. La petite fille aurait dû se taire. Adriane oublia.

Elle s'avançait vers le monstre qui ne l'avait toujours pas remarquée. Elle inspectait le cou et la queue où quelques écailles avaient blanchi, la base des ailes dont les muscles se ratatinaient. Bientôt ils fondraient complètement, clouant le reptile au sol. Ce serait le premier signe évident, trop tardif malheureusement.

Dracaufeu s'entraînait, brûlait son énergie, ne se restaurait pas. Adriane le regardait cracher ses flammes. La championne savait. Elle avait appris. La première cible fondit, puis la deuxième, la troisième... Il s'arrêta, incapable de maintenir son effort. Un grognement, un bruit étrange ressemblant à du papier qu'on déchire.

- Dracaufeu, appela-t-elle doucement.

Il se tourna, les yeux d'Adriane s'écarquillèrent alors qu'elle voyait les bras mis à vifs et les lambeaux d'écailles qui collaient à sa gueule ensanglantée. Il ne lui ferait jamais de mal. L'inverse n'était pas vrai. Comme si c'était elle qui avait été blessée, comme si c'était elle qui avait arraché sa peau, elle voulait hurler, pleurer, s'effondrer. Elle ne se le permit pas.

Ça n'avait pas changé. Son grand-père était toujours si mauvais pour comprendre la cause. Peut-être était-ce pour cela qu'il s'entendait si bien avec Serena, parce que tous les deux s’inventaient une raison qui les arrangeait, une origine qui leur suffisait pour ne pas avoir à chercher autre chose, une réponse qui les effrayait. J'ai trop poussé ton père, disait le vieil homme.Je n'ai pas pu le défendre, assurait Serena. C'est ce qui lui convenait le mieux, se rassurait-il. Il est peut-être juste malade, se persuadait-t-elle. Adriane les écoutait, les reflétait, pour ne pas qu'ils remarquent.

C'est pourquoi elle adorait son grand-père.

C'est ma faute.

C'est pourquoi elle détestait Serena.

C'est ma faute.

Un ciel sans lune, les étoiles ombrées, la flamme du monstre seule source de lumière. Courageuse Adriane, même si sa bouche se tétanisait et que sa langue se contractait, au moins cette fois elle voyait. Alors pour ces écailles arrachées, pour ces muscles qui dépérissaient, pour cette souffrance qu’elle comprenait, puisse-t-elle avouer :

- C’était ma faute.

Les dents du dragon apparurent, ses écailles vibrèrent, sa colère fit bouillir l’air. Adriane devait-elle le craindre pour autant, devait-elle trembler. Non, malheureusement non, la créature refusait de l’accuser, récusait qu’elle puisse en prendre la responsabilité, qu’elle puisse devenir la cause. Pour lui, il n’y avait qu’une seule personne qu’il ne pourrait pardonner tant qu’elle ne se serait pas excusée, une personne qui devrait porter sa faute sans pouvoir s’en décharger sur quelqu’un d’autre. Il ne le permettrait pas, aussi cruel cela puisse être, le monstre de feu ne le permettrait pas.

Adriane respirait l’air chaud, comprenait qu’une fois encore, il n’y aurait personne pour la blâmer. Elle croisa ses bras derrière son dos, emmêla ses doigts. Elle se délectait de cette colère, enviait ce regard haineux, s’amourachait de ces flammes véhémentes, elle pouvait y croire non ? Au moins une seconde, rêver que tout cela lui était destiné.

- Tu devrais te joindre à moi.

Le dragon observa ses bras, les quelques écailles survivantes qui avoisinaient les croutes sales, le vieux pus qui se mélangeait au sang neuf. Il refusa, aussi douloureux que ce grognement fut pour lui, il n’hésita pas.

- Crois-tu que les choses vont s’arranger ? Tu vas continuer à souffrir, à t’affaiblir et elle ne verra rien, elle ne comprendra rien.

Il le savait.

- Alors va-t’en. Laisse-la, quitte-la, oublie-la puis accomplis toi. C’est la seule chose à faire, c’est même la meilleure chose à faire.

Refus, sa voix ne fut qu’un refus rauque. Imbécile rempli d’espoir, idiot qui croyait trop en sa dresseuse, il serait irréfléchi pour Adriane de l’insulter de la sorte. Le monstre ne s’en remettait pas au futur, la créature n’attendait rien de celle qui le faisait souffrir, mais c’était sa faute. Voilà pourquoi il ne pouvait la laisser, voilà pourquoi il ne pouvait se détourner, parce que tout venait d’elle, parce qu’il n’y avait personne d’autre qu’elle.

Quelle cruauté. Derrière la porte rouge, à l’intérieur du temple, Adriane remua ses vieux tiroirs où dormaient vêtements, peluches et jouets jusqu’à mettre la main sur la trousse de soin. Quelle cruauté. Elle le soigna, fit tourner les bandages, le dragon ne détournerait jamais les yeux de la coupable.

- Quelle chance elle a.


***


Nymphali était sortie. On ne pouvait pas dire qu'elle avait vraiment quitté la maison puisqu'elle restait dans le jardin, mais au moins elle n'était plus entourée par quatre murs. Seulement un en fait, les trois autres remplacés par des barrières peintes en blanc. Le terrain était bien entretenu, les parterres de fleurs avaient été savamment arrangés au milieu de l’herbe verte disputant le soleil à un grand chêne dont les branches effleuraient la face de la bâtisse.

Elle aurait pu ne pas les remarquer. Bien dissimulées au milieu des pétales colorées, les oreilles rouges ne juraient pas. Mais lorsqu’elle aperçut ce museau qui s’extirpait de la mosaïque végétale, lorsque ses yeux croisèrent les immondes globes qui bougeaient au milieu des coroles dorées, elle sentit le besoin de retourner à l’intérieur. Elle s'excuserait un autre jour, elle lui demanderait pardon une autre fois de ne pas vouloir rester avec lui. Qu’il la comprenne… Elle était fatiguée, elle ne supportait plus qu'on l'approche, elle avait besoin de temps.

"Nymphia !"

Le pokémon s'arrêta, cligna plusieurs fois des yeux, ses oreilles dressées de surprise.

"Ma langue a fourché," s'excusa Posipi en frappant sa tête et en tirant la langue.

Elle n'avait pas juste fourché, elle s'était entortillée, scindée en deux puis recollée pour avoir ainsi écorché son nom.

"Ce n'est pas grave," murmura Nymphali en esquissant un pas en arrière.

"Tu as l'air fatigué."

"On l'est tous un peu," répondit-elle avec un sourire qu'elle espérait rassurant.

Le pokémon électrique agita ses oreilles tout en croisant les bras. Elle ne l'avait pas vraiment convaincu et à juste titre. Il faut dire que ces derniers temps, une bonne partie de son énergie se convertissait en onde apaisante qu'elle diffusait à travers ses rubans. De quoi permettre à sa dresseuse de dormir une heure ou deux. Nymphali baissa la tête, observant ses antennes dont les extrémités bleues s'étaient décolorées. Ce résultat était certes pitoyable, mais calmer quelqu'un quand on était soi-même angoissé... Elle était fatiguée, c'est pourquoi elle voulait vite mettre un terme à cette discussion.

"Nymphia."

Encore ? Pas de doute, Posipi le faisait exprès. Ce n'était pas quelque chose qui énervait Nymphali, ça ne l'agaçait même pas. Toutefois, elle s'attendait à ce qu’il s'excuse comme la première fois, au point d'en oublier qu'elle souhaitait partir. Un sourire malicieux apposé sur les lèvres, Posipi s'assit dans l'herbe, veillant à respecter une certaine distance pour ne pas mettre Nymphali mal à l'aise.

"Je crois que Négapi s'est déjà excusé... enfin c'est ce que Roussil m'a dit comme sur le moment j'étais dans ma pokéball. Donc tu vois, je voulais te demander, même si je ne doute pas de ce que dit Roussil, mais je tenais à te le demander à toi."

Nymphali s'était aussi assise, mettant tout de même un pas de plus entre elle et lui.

"Est-ce que mon frère s'est excusé ?" demanda enfin le lapin électrique.

Elle dandina de la tête, il lui semblait bien, mais elle ne pourrait pas l'assurer et après tout était-ce important ? Elle ne considérait pas que les deux frères lui devaient quoi que ce soit, ni même qu'elle était digne de remerciements. Le bout de ses pattes laboura le sol, arrachant quelques brins d'herbes au passage.

"Je ne sais plus vraiment," avoua le pokémon féérique.

"Alors je vais poser ma question autrement. Mon frère... Est-ce qu'il t'a remerciée ?"

Nymphali ne voyait pas vraiment la différence. Mais peut-être qu'effectivement, elle pourrait répondre plus facilement à cette question.

"Je ne crois pas. A vrai dire, je n'y ai pas fait attention. Mais si je devais te donner une réponse : je dirais qu'il s'en voulait."

"Donc il s'est excusé," conclut Posipi.

Sa voix était catégorique, bien loin de ses légèretés habituelles. Elle observa les pattes informes du pokémon, détailla les deux poches électriques qu’il ne fallait surtout pas toucher.

"Négapi refuse de sortir de sa pokéball... Je pense que c'est plus inquiétant que de savoir s'il m'a remerciée ou pas," dit-elle sans regarder plus longtemps le petit monstre.

"Ce n'est pas faux, ce serait même très vrai, avoua-t-il. Et puis je suppose que j'aurais réagi de la même manière si c'était moi qui m’étais évanoui au sommet du volcan..."

Posipi marqua une pause, ses pupilles se dilatèrent le temps d'une seconde comme un prédateur venant de flairer sa proie.

"Lui et moi on réagit à peu près pareil, on pense le plus souvent pareil et... Je me suis demandé si finalement suivre Serena était une bonne idée. Même si participer aux concours semblait amusant, est-ce que quelque part ce n'était pas fuir et me résigner au fait que je ne pouvais pas devenir plus fort."

"Et Négapi penserait la même chose ?" réfléchit Nymphali en levant les yeux vers le ciel.

"Oui et non. Je te l'ai dit, au sommet du volcan j'étais réveillé quand il était évanoui. Et il a ouvert les yeux quand je les ai fermés. On a sans doute pensé la même chose, mais on l'a vécu différemment."

Il parlait lentement, comme si sa voix était prise d’une soudaine mélancolie. Nymphali pencha la tête, chercha à saisir le fil de sa pensée sans y parvenir. Posipi ne s’en offusqua pas, bien au contraire, il s’amusait de cette perplexité, trouvait plaisant de voir ce charmant visage se crisper sous la concentration. Gracieuse, douce, gentille, prévenante, autant de qualificatifs qu’il reliait sans mal à cette créature venant d’une région éloignée.

"Tu parles de vos différences de caractères ?" demanda-t-elle.

Le lapin électrique pouffa, sincèrement touché par les efforts qu’elle faisait.

"Tu trouves qu'il a si mauvais caractère ?" dit-il en prenant un air outré.

"Non ! Négapi est… Il s’emporte un peu vite des fois, mais il n’est pas forcément… enfin…"

Il l’écoutait sans faire attention à ce qu’elle disait. Nymphali les avait protégés, elle avait fait preuve de courage, de ténacité, elle avait même résisté aux puissantes mâchoires de la méga-évolution. Un bel exploit, quelque chose dont les deux frères étaient bien incapables. Ils étaient faibles, elle était forte… Posipi frappa ses joues faisant au passage sursauter le pauvre pokémon fée.

"Tu… Tu ne t’es pas fait trop mal ?" demanda-t-elle inquiète.

Elle avait avancé ses rubans sans toutefois oser toucher son ami.

"Dis Nymphali, à quoi tu pensais face à cet humain ?" s’enquit-il soudain ses mains toujours posées sur ses joues.

Elle trembla, ouvrit la bouche, la referma, réfléchit. Une réponse aussi longue à préparer était-elle digne de confiance ? Avait-elle seulement un intérêt ? Pour Posipi la question ne se posait pas, ainsi il préféra prévenir l’inutile, déstabiliser cet assemblage si parfait qui se formait dans l’esprit du monstre, quitte à utiliser ce que lui avait révélé Pandespiègle et Roussil.

"Tu aurais préféré fuir ?"

"Je ne pouvais pas faire ça !" démentit-elle sur le champ.

"Mais à ce qu’il parait, tu le faisais souvent quand tu étais une Evoli. Alors qu’est-ce qui t’a retenue cette fois ?"

Il parlait calmement, sans élever la voix, pourtant sa comparse se tendit comme s’il l’avait insultée et elle cria :

"Je devais vous protéger !"

Elle se mordit la langue, se rendant compte de l’insulte qu’elle venait de proférer. Les oreilles de Posipi tressautèrent, son pelage se gonfla, ses dents apparurent. Le pokémon fée jetait des coups d’œil paniqués autour d’elle, comme si elle attendait que sa dresseuse vienne la tirer de ce mauvais pas.

"Je vois," dit simplement le lapin.

Il croisait les bras, sa tête tombait vers la droite puis vers la gauche comme si elle était un métronome. Il s’arrêta.

"Ce n’est pas contre vous… c’est juste…" essaya-t-elle.

"En fait je ne vois pas du tout !" l’interrompit-il en se levant d’un bond.

Nymphali bégaya, mais le lapin brisait la distance, se rapprochait d’elle, sans s’occuper des regards apeurés qu’elle lançait.

"A… Arrête."

Elle tenait ses rubans devant son visage, ses fines pattes tremblaient au point de la tétaniser sur place.

"Tu n’es absolument pas revenue en arrière !" s’écria soudain le pokémon d’Hoenn.

"Q-Quoi ?"

Heureusement, il n’avait pas franchi le dernier mètre qui les séparait. Mais les antennes de Nymphali étaient si contractées qu’elle craignait de relâcher un Vent Féérique.

"C’est ce que disaient Pandespiègle et Roussil : si tu nous évites, c’est parce que tes vieux instincts ou je ne sais trop quoi sont revenus."

Les éviter ? Nymphali n’irait pas jusque-là. Elle voyait plutôt son comportement comme un léger retrait, une manière de se calmer sans importuner les autres. Enfin, si Posipi pouvait se reculer maintenant, elle ne dirait pas non.

"Donc… Il y a autre chose, il y a forcément autre chose."

C’était si important ? Et pourquoi s’entêtait-il autant ? Posipi continuait de s’approcher, ses oreilles et ses joues rouge sang, ses globes oculaires d’un noir profond, sa petite bouche qui cachait quelques dents aiguisées.

"J’ai juste peur !" cria-t-elle.

Elle se laissa tomber au sol, enfouit sa tête dans ses pattes et baissa ses longues oreilles de telle sorte à dissimuler son visage.

"D’Arthur ? Ou bien..."

Elle releva brusquement la tête, Posipi détournait le regard. Le visage de Nymphali se crispa, pouvait-il…

"En fait quand on y réfléchit c’est très clair… La raison pour laquelle tu ne veux plus qu’on t’approche. C’est toi qui l’as dit... Tu devais nous protéger."

La langue du monstre de Kalos s’assécha. Elle avait voulu oublier, elle avait enfoui ce sentiment, persuadée que jamais personne ne l’exhumerait.

"Serena ne pouvait plus bouger, pareil pour Pandespiègle, Roussil, Sacha sans oublier moi et mon frère… On était tous inutiles, incapables de t’aider et c’était toi que cet humain visait. Enfin, pas que toi justement."

Nymphali gardait la tête baissée, serrait les dents, espérait trouver la force de le contredire. Elle n’y arrivait pas, il était proche, trop proche… ça en devenait effrayant.

"Tu devais nous protéger alors... Un poids, un fardeau, un piège. Qu’est-ce qu’on était pour toi ?" demanda enfin le lapin.

Un mur bleuté venait d’apparaitre. Posipi pouvait toujours la voir au travers, mais il ne pourrait plus l’approcher. Si elle le désirait, Nymphali pouvait partir maintenant et laisser Posipi sans plus de réponses.

"Je ne m’imaginais pas ça de toi, Négapi non plus d’ailleurs."

"Ce n’est pas…"

"Je suis déçu. Je te pensais bien plus forte, Négapi te pensait bien plus forte..."

Oui, à ce moment, rester était une obligation, une contrainte, c’était comme cela qu’elle l’avait perçu, aussi ignoble que cela puisse être.

"Je t’en prie… Ne dis rien à Serena."

Sa dresseuse qui s’était sacrifiée pour ses amis, qui n’avait pas hésité un seul instant, qui… Qui serait si déçue de voir qu'elle n’était pas capable d’en faire autant. Nymphali continuait de couiner d’une voix faible et plaintive, espérant susciter la pitié chez son tortionnaire.

"C’est bien pour cela que les excuses de mon frère étaient impolies."

Elle releva la tête. Les oreilles de Posipi ondulaient dans le vent, son pelage brillait doucement sous la chaleur du soleil.

"Merci Nymphia. Merci d’être restée."

Un léger reflet de lumière rendait vivants ses iris noires, ses lèvres formaient un agréable et harmonieux sourire. Comme si cette discussion n’était plus si éprouvante, comme si son besoin de s’enfuir avait disparu, Nymphali pouffa :

"Ta langue a fourché."

Il tira le muscle rose, montrant bien que tout était en parfait état de marche.


***


Depuis combien de temps sa ville était-elle isolée du reste de la région ? Adriane se posait la question devant le visiophone qui sonnait depuis trois bonnes minutes maintenant. Il faut dire que même après le départ de la Team Aqua, les gens craignaient encore qu'il reste quelques sbires sur les routes, prêts à s'en prendre à ceux qui oseraient quitter la ville. Fatalement, il avait fallu du temps avant qu'un petit groupe prenne son courage à deux mains pour se rendre dans une des villes voisines afin de demander de l'aide.

Adriane tapota l'écran, des fois que cela aide les choses à aller plus vite, mais Voltère ne daignait pas répondre. Elle perdit patience, frappa d’un violent coup l’appareil de ses mains couvertes d’ampoules et de cales. Elle aurait pu y aller, elle aurait pu aller chercher de l'aide plus tôt, mais les gens de sa ville semblaient si paniqués à l'idée qu'elle parte, même pour quelques jours. Compréhensible, les bandits étaient venus pendant qu'elle était à l'extérieur, pour une de ces fichues réunions dont le thème principal était les deux organisations criminelles de retour sur la scène.

Ah ça, ils avaient passé du temps à parler d'eux. Pendant ce temps, la Team Aqua pouvait faire ses petites affaires sans s'inquiéter. En fait, quand elle y réfléchissait, ces réunions, leurs dates, horaires, emplacement, n'étaient un secret pour personne. Si un de ces barges décidait de venir leur rendre visite... Bon, tous les champions le massacreraient, mais quand même.

- Adriane ? Adriane, est ce que tu m'entends ?

La vidéo resta parasitée encore quelques secondes avant que le champion de Lavandia n'apparaisse à l'écran. La championne ferma les yeux, ses épaules soudain plus légères, elle ne pensait pas que voir cet écran s'allumer suffirait à provoquer un tel soulagement chez elle.

- Oui, cette fois je crois que c'est bon, répondit-elle.

- Parfait !

La bouche de la championne se distordit. Parfait ? Coupé du monde sans que personne ne s'en rende compte, il trouvait ça parfait ! Elle passa son bras autour de son ventre, elle avait l'impression de sentir le suc acide brûler son estomac. Elle allait hurler, elle allait écraser ce stupide visiophone au sol, elle allait...

- J'aurais besoin d'explications Voltère. Maintenant.

Elle ne se serait jamais crue capable de garder un tel calme. Même si sa voix était montée dans les aigus sur le dernier mot, c'était déjà un bel exploit. Voltère grattait sa barbe, il regardait à droite et à gauche comme s'il attendait qu'on lui souffle la réponse. Et puis le vieil homme sourit, un rire nerveux lui échappa en même temps qu'il exposait :

- Une défaillance.

Même lui dû se rendre compte de la stupidité de sa réponse en l'entendant.

- Une défaillance ? Tu appelles ça une défaillance ? siffla-t-elle.

Elle tentait vainement de garder un minimum de contenance. Pas facile après tout ce qui s'était passé.

- Je sais, je sais, mais essaye de comprendre. On a pas mal été perturbé et...

- Oh excuse-moi ! C'est vrai que ce n'est rien d'avoir une ville toute entière prise en otage. Pas de quoi s'énerver, hein ?

- Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je m'excuse pour ce qu'il s'est passé, je m'excuse que tu aies eu à gérer tout ça seule, mais je ne suis pas voyant. Si mes ordinateurs ne détectent pas le problème alors...

Il s'arrêta, devinant parfaitement ce qu'Adriane allait lui rétorquer et ce que lui-même ne s'expliquait pas. La championne prit son temps, afin de retrouver un peu de calme et de ne pas exploser face au doyen des champions.

- La ligne publique de la ville, ils l'ont peut-être magouillée pour éviter d'être remarqué pendant que j'étais absente, ça je veux bien l'entendre. Tu vois, je peux même accepter que ce réseau ne soit pas de base très sûr, parce qu'après tout c'est juste une ligne utilisée par les civils pour appeler leur famille ou passer commandes.

Voltère sentait les gouttes de sueur ruisseler dans son dos. Les paroles du petit blanc bec qui l'avait appelé pour lui dire qu'il y avait deux-trois choses étranges sur les lignes de Vermilava lui revenaient en mémoire. Tout comme il se souvenait parfaitement du « ça s'est réglé tout seul ». Adriane plongea son regard dans celui du vieil homme et le glas tomba :

- La ligne privée n'a pas fonctionné Voltère. Celle pour les situations d'urgence, celle qui ne devrait jamais être en panne. La ligne privée, j'ai appelé sur la ligne privée et...

Le vieil homme ne savait pas quoi répondre. Il ne comprenait pas, il ne comprenait plus rien. La ligne aurait dû fonctionner, les ordinateurs auraient dû le prévenir qu'il y avait plus que de « légères perturbations ». Mais ça ne s'était pas fait, pour une raison qu'il ignorait, ça ne s'était pas passé comme prévu.

- Réponds. J'ai besoin de réponses. Au moins dis-moi que ce n'était que le hasard, la malchance, je ne sais pas.

- On devrait faire une nouvelle réunion, dit Voltère la voix tremblante.

Adriane passa nerveusement sa main sur son visage.

- Qu'est-ce que ça va changer ? On parle, on parle, on ne fait que parler. Et à côté les Team Aqua et Magma agissent, prennent les devants et... Sincèrement, si on continue comme ça, ils n'auront pas grand-chose à craindre.

- Je comprends... Mais tu as forcément glané quelques informations sur leur but, si on peut anticiper leurs prochaines actions ne serait-ce qu'un peu...

Adriane se mordait la lèvre, les bras croisés, la tête tournée vers le mur. La team Aqua était venue sur le volcan pour créer un orbe… C’était ce que Serena lui avait dit. La kalosienne avait été capable de lui répéter mot pour mot tout ce qu’avait dit Arthur, comme s’ils s’étaient plantés en elle aussi profondément que les crocs du requin. Douloureux aussi vu comment elle tremblait, quémandant Adriane à chaque phrase de pouvoir s’arrêter. Toutefois, la championne était persuadée que Serena ne lui racontait pas tout de sa rencontre avec le chef Aqua, ça se voyait. La femme renifla et sans quitter le mur des yeux répondit :

- Ce sera vraiment utile ?

- Je te promets qu'on les arrêtera.

- Je serai obligée de me déplacer ? Tu vois ils en ont déjà profité et...

- Non Adriane, non tu ne seras plus obligée de te déplacer, la rassura Voltère. On utilisera la ligne sécurisée pour échanger les informations et je proposerai aux autres d'en faire de même.

- Si elle marche.

- Elle marchera, je suis sur le coup. Et aussi, vu la situation, je m’arrangerai pour que tous les champions obtiennent un Vokit.

Un petit sourire chez Adriane, si rapide que Voltère aurait pu le louper s'il avait cligné des yeux. Cette technologie pouvait être attirante de prime à bord, mais quand on voyait le vieil homme s’interrompre toutes les cinq minutes à cause d’un appel possiblement urgent et que le reste autour n’avançait pas… Et puis la championne le sentait, c’était le genre d’objet à tomber en panne dès qu’on en avait réellement besoin. Autant de raison pour laquelle elle ne voulait pas et ne voudrait jamais ce machin.

- Je pourrai quand même compter sur toi si on les trouve ? Il faudra donner quelques coups et je commence à me faire vieux.

- Ah pour ça, tu peux même m'envoyer à l'autre bout de la région, dit-elle.

C'était un sourire revanchard qui étirait les lèvres de la femme, mais c'était déjà ça. Voltère était sur le point de la quitter, quand soudain un petit lapin aux oreilles dressées entra en trombe dans la pièce et sauta sur le visiophone. Cette joue rouge avec un signe « + » marqué dedans qui se frottait contre l'écran... Un posipi, c'était un posipi, et pas n'importe lequel.

Serena entra complètement paniquée, elle tendit son bras droit pour rattraper le chenapan et le ramener contre elle. Le bras gauche n'arriva que plus tard, comme s'il avait loupé un temps, les doigts semblant mettre aussi plus de temps à se resserrer. C'était une asymétrie, pas celle naturelle que chaque humain possédait et qui à force avait fini par s'imposer comme la norme. Non, là c'était l'asymétrie visible, celle qui d'un seul coup d’œil vous faisait dire « il y a un problème ».

- Serena ?

Elle ne l'écoutait pas, ou plutôt elle ne l’avait pas remarqué. Tant mieux pour elle, cela lui épargnerait le visage choqué du vieil homme alors qu'il fixait le gros pansement blanc qui dépassait au niveau de la clavicule.

Posipi se débattait entre ses bras, elle avait du mal à le contenir et Adriane la regardait, les traits crispés.

- Pardon Adriane ! Je ne sais pas ce qu'il lui a pris, mais... S'il te plait Posipi, calme-toi !

- Serena ! cria Voltère.

La jeune fille sursauta, remarquant enfin le vieil homme. Elle frissonna et se tourna légèrement de telle sorte que son épaule ne soit plus visible. Mais ce n’était pas suffisant pour dissimuler son visage fatigué ou ses cheveux, dont elle prenait habituellement soin, devenus aussi cassant que de la paille. Et puis Voltère trouvait qu'elle avait perdu du poids ou peut-être était-ce sa chemise trop grande qui donnait cette impression. Une vieille chemise, en plein milieu de la journée, une vieille chemise.

- Voltère ? Vous...

Elle regardait tour à tour l'écran et Adriane, sans savoir si elle devait partir ou rester.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? Ton concours... tu n'y seras jamais à temps... balbutiait le vieil homme.

Posipi finit enfin par s'échapper des bras de sa dresseuse. Serena le regarda partir, sa main tendue, mais le pokémon était déjà hors de la pièce.

- Je... On participera à celui d'Autéquia, si on se dépêche on devrait y être à temps.

- Serena...

- Posipi et... Négapi aussi. Ils feront leur début là-bas, vous serez fier d'eux.

Voltère ne pouvait qu'assister aux tremblements qui s'amplifiaient et aux larmes qui affleuraient au bord des yeux. Adriane se contentait de regarder, sans dire un mot, sans chercher à réconforter la pauvre coordinatrice.

- Vous verrez, ça ira mieux. Une fois qu'on aura repris les concours, tout le monde... même lui...

- Calme toi Serena, dit avec douceur le vieil homme. Je ne vais pas te gronder ou je ne sais quoi, alors respire un bon coup et dis-moi ce qu'il se passe.

Elle frotta ses yeux, sa lèvre tremblait et elle ramena sa main devant, comme pour la cacher. Mais ce qui inquiétait vraiment le vieil homme, c'était ce bras gauche qui ne faisait que pendre, qui ne se crispait même pas en un geste inconscient.

- Pardonnez-moi, souffla-t-elle. Vous me les aviez confiés et... et...

- Qu’est-ce qu’il s’est passé Serena ? Ne me dis pas que tu as affronté…

Voltère sentait une douleur poindre dans son cœur pendant que la jeune fille baissait la tête, gardant le silence. Serena devait continuer sa route, participer aux concours et laisser les champions gérer la menace. Il devait l'écarter du danger pour se faire pardonner, pour trouver pénitence après son échec à la centrale. Le champion frotta de ses deux mains son visage, mais ce n’était pas suffisant pour effacer ses traits stupéfaits.

Un homme qui n'arrivait pas encore à y croire, qui prenait lentement toute la mesure de ce qu'on commençait déjà à nommer « l'incident de Vermilava. » Un incident qu'il n'avait pu anticiper, un incident dont il négligeait l’importance jusque-là, un accident qui avait laissé sa marque. Combien d’autres ? Combien d’autres dresseurs avaient été blessés à cause de sa négligence ?

- Adriane, gémit-il. Comment tu as pu laisser ça se produire ?

Les dents de la championne grincèrent alors que l'image du corps ensanglanté et l'odeur de la chair brûlée revenait l'assaillir. Elle voulait aider Reptincel. Il voulait devenir plus fort, il manquait d’entraînement, elle espérait y remédier. Les pupilles ardentes de Dracaufeu lui revinrent en mémoire, les excuses ne servaient à rien. Elle frissonna, prise d’un besoin impérieux de ne pas être délaissée, qu’enfin… qu’enfin on reconnaisse sa faute.

- Serena a voulu affronter Arthur et... Je n'étais pas là.

La jeune dresseuse frotta son membre blessé. Elle n’avait écouté que la première partie sans se préoccuper des derniers mots soufflés par la championne. Ce n’était pas le cas de Voltère.

- Et qu’est-ce que tu faisais ? Qu’est-ce que tu faisais pendant que… Bon sang Adriane, je ne peux pas croire… Et toi Serena ? Qu’est-ce qui t’a pris d’aller les combattre ? L’histoire avec Magnet ne t’avait pas suffi ?

Serena se recroquevillait, fuyait le regard du vieil homme, croulait sous ces mots pleins de reproches. Adriane bombait le torse, presque prête à ouvrir les bras pour accueillir la colère et la rage, se retenant de sourire, voir même de rire. Un rire hystérique, mais un rire quand même.

- C’est moi qui lui ai demandé son aide, expliqua la championne.

Voltère crut à ce moment sentir le fond de son oreille vibrer, électrifier son nerf auditif qui lui-même déchargea dans son cerveau. Il fit un bond hors de son siège, attrapa le poste à deux mains comme s'il pouvait extraire Adriane de ce tas de pixel. Le visage livide, il articula avec lenteur :

- J’espère que tu plaisantes Adriane. Parce que si tu as sciemment envoyé Serena les combattre… Les blagues les plus courtes sont les meilleures.

- C’était la seule aide dont je disposais à ce moment.

Le visage de Voltère explosa de rouge, allant même jusqu’au pourpre. Jamais il ne se serait cru capable d’autant hurler, insulter, menacer. Les postillons maculaient l’écran, suintaient sur le verre. Toute cette colère dirigée contre la championne de Vermilava… Cela rassurait Serena d’être ainsi épargnée, même si elle ne le montrerait jamais, surtout à côté d’Adriane. Toutefois… Dracaufeu ne voulait plus la voir, Nymphali ne pouvait plus dormir, Négapi restait prostré dans sa pokéball, Pandespiègle ne pouvait plus courir, tout ça… tout ça…

- Si j’avais été une meilleure dresseuse, ils n’auraient pas…

- Non Serena ! Même si je ne te féliciterai pas pour avoir accepté… Ce n’est pas de ta faute, ce n’est en aucun cas ta faute ! s’écria le vieil homme.

Si Voltère avait continué d’accuser Adriane, s’il n’avait pas parlé pour rassurer Serena, pour la décharger, pour lui permettre de reprendre un peu de couleur, peut-être la championne se serait arrêtée ici de parler et aurait accepté tous les reproches qu’on lui faisait. Mais voilà, « ce n’est pas de ta faute » ne formait pas une belle harmonie avec les écailles arrachées. Au moins pour lui, elle ne pouvait le permettre, elle ne pouvait autoriser Serena à se défiler ainsi.

- Tu diras ça à Dracaufeu.

Voltère se tût, le visage de la coordinatrice se désagrégea.

- Dracaufeu ? répéta-t-il abasourdi.

Avait-il bien entendu ? Pour le vieil homme, c’était impossible que le jeune Reptincel ait pu évoluer si vite. D’ailleurs où était-il ? Le champion de Lavandia fronça les sourcils, constata l’absence de ce reptile qui d’ordinaire restait toujours collé à sa dresseuse. Ça l’inquiétait.

- Serena, comment va Reptincel ? demanda-t-il enfin.

La jeune fille se crispa, faisant craindre le pire au champion.

- Dracaufeu, rectifia Adriane. Il se remet de ses blessures, mais…

Elle lança un regard lourd de sous-entendu à la coordinatrice.

- Ce n’est pas la faute de Serena, intervint rapidement l’ancien.

Adriane s’apprêtait à répliquer, mais Posipi était de retour, faisant rouler devant lui une pokéball. Les yeux de Serena s’écarquillèrent en la voyant.

- Négapi ? comprit Voltère.

- J'ai essayé, j'ai vraiment essayé, mais il refuse de sortir... dit-elle la bouche sèche.

Voltère fit de son mieux pour ne pas se laisser envahir par le doute. Il croyait en Serena, il croyait en cette jeune dresseuse qui s’était jetée en travers de la foudre de Magnet pour protéger son cher Salamèche. Il n’en avait pas fini avec la championne de Vermilava, mais ce serait une affaire qu’il règlerait en privé et il n’impliquerait pas plus la coordinatrice là-dedans.

- Serena, j’aimerais juste m’en assurer : Négapi a perdu un combat et depuis il boude dans sa pokéball.

Serena baissa la tête, ce n'était pas juste un combat, pas seulement une défaite, c'était...

- Je n'ai rien pu faire, dit-elle enfin.

Voltère soupira, Négapi avait parfois… souvent mauvais caractère. Il aurait préféré laisser Serena s’en charger, mais vu son état, elle avait clairement besoin d’un peu d’aide.

- Vous voulez bien me laisser quelques minutes avec lui ?

Serena observa la pokéball qui ne s'était toujours pas ouverte. Au point où elle en était de toute façon. Les épaules basses, sans un regard en arrière, elle repartit en direction du salon suivie par Posipi. Enfin, Voltère se doutait que le petit être ne resterait pas loin de la porte et garderait les oreilles dressées pour tout écouter.

- Attends un peu Adriane ! interpella Voltère alors qu’elle lui tournait le dos, prête à s’en aller.

- Tu veux qu’on te laisse non ?

- J’ai encore un peu de temps à te consacrer, siffla le vieillard. Ce que tu as fait est grave Adriane et tu ne sembles pas le comprendre. Bon sang, si ça ne tenait qu'à moi...

- Si tu veux me destituer de mon titre, ne te gêne pas, le défia-t-elle.

Voltère grimaça. Il y avait ce qu’Adriane avait fait et il y avait le contexte actuel. Aucun des autres champions n’accepterait de voir leurs rangs réduits sur les caprices d’un vieil homme.

- Rejeter la faute sur Serena… Tu trouves ça digne d’une championne d’arène ?

Elle haussa les épaules avant de répondre :

- Chacun sa vision Voltère. Et contrairement à ce que tu sembles croire… J’ai juste rattrapé ton erreur, encore une fois.

- Mes erreurs sont mes erreurs, alors ne te décharges pas sur la petite.

- Si tu veux. En attendant elle habite chez moi et… j’assumerai jusqu’au bout mon rôle de championne.

Le vieil homme ferma les yeux, apaisant cette nouvelle vague de colère qui montait en lui.

- Tu diras à Serena que si elle a besoin de parler je…

- À elle de voir, mais pour Dracaufeu… il vaudrait mieux que tu ne l’encourages pas.

Voltère haussa un sourcil, se demandant quelle lubie prenait sa consœur.

- Est-ce que tu agis pour Serena ? demanda-t-il avec prudence.

- Non.

- Alors pour Dracaufeu ?

- Peut-être.

- Ou bien est-ce juste pour toi, pour protéger ton égo ?

Un pied dehors, le reste du corps encore à l’intérieur de la pièce, Adriane se remémora.

- Si seulement… soupira-t-elle.

Il n’y avait plus le temps pour les questions. La championne partie, il ne restait que la pokéball obstinément fermée au sol.

- Négapi, tu vas arrêter ton cirque maintenant ?

Une lumière émana de la capsule et le pokémon aux joues bleues en sortit. Il observait Voltère avec méfiance, s'assurant que l'image qu'il voyait à l'écran était bien celle du champion.

- Tu fais de la peine à Serena en te comportant comme ça. Mais tu le sais déjà je pense.

- Neg, grogna le pokémon.

Il n'avait rien pu faire. Complètement laminé, pitoyable jusqu'au bout. Et dire qu'il avait suivi Serena en pensant que c'était le mieux à faire. Mais à quoi ça servait exactement les concours ? Pourquoi il l'avait suivie ? Parce que personne ne voulait d'eux, parce qu'après tout... une coordinatrice n'avait pas besoin de pokémons capables de se battre. Tant qu'ils étaient mignons, tant qu'ils faisaient de belles étincelles, ça suffisait.

- Tu en veux à Serena ?

Peut-être. Peut-être en voulait-il aussi au métamorphosé qui fuyait lâchement alors que lui... Lui il avait la chance de pouvoir évoluer, de ne pas s'effondrer à la première attaque un peu trop forte qu'on lui lançait.

- C’est toujours pareil. Que ce soit toi ou ton frère, à chaque fois que vous perdez, vous réagissez pareil. Et ensuite vous vous demandez pourquoi je refuse de vous prendre dans mon équipe… Vous n’en avez pas marre à force ?

Il était faible, il le savait. Alors pas la peine de le lui rappeler. Pas la peine de remuer le couteau dans la plaie.

- Tu n’aimes pas les combats, ça se voit.

Faux ! S'il était plus fort, s'il gagnait, comme les autres, il éprouverait du plaisir à se battre, à gagner !

- Négapi, t'es-tu seulement battu une seule fois sans te comparer aux autres ?

Les oreilles du pokémon se baissèrent. Il regarda à droite, à gauche puis se focalisa sur ses pieds.

- J’espérais que tu le comprendrais à travers les concours, que tu prendrais de la distance par rapport aux combats. Mais visiblement, aujourd'hui encore, alors que ta dresseuse a besoin de toi tu te renfermes, tu penses à tes échecs, toujours tes échecs alors que…

- Pi, Néga ! s'insurgea le pokémon.

Négapi serrait les dents. Qu’il ne lui sorte pas ces idioties qu’il avait une vraie force cachée en lui et tout le baratin. Les autres ne pouvaient pas vivre, ne pouvaient pas comprendre ce qu’il ressentait parce qu’ils étaient forts, parce qu’ils étaient… normaux.

- Arrête de te chercher des excuses, grinça le vieil homme.

Il n’en cherchait pas. Il se savait faible, il était prêt à lutter pour devenir plus fort, pour rattraper les autres. Chercher une solution à travers les concours ou autre, c’était juste un moyen de contourner le problème sans le régler, une excuse pour lui épargner des efforts inutiles. Ce n’était pas ce qu’il voulait.

- Les pokémons normaux ne peuvent pas te comprendre, tonna le vieil homme.

Négapi fit un pas en arrière.

- C’est à ça que tu penses quand tu vois les autres, quand tu te compares à eux, sauf que… La normalité, c’est juste la meilleure excuse pour considérer que ceux qui t’entourent sont sans intérêts.

Le museau du petit monstre remuait et ses oreilles s’étaient dressées.

- « Je suis différent. » Que ce soit en bien ou en mal, ça reste un moyen de se sentir spécial, de se démarquer des autres et on a tendance à croire que ceux qui nous entourent sont… moins fous, plus dans la norme, moins déprimés, plus intégrés, moins faibles. Moins intéressants que nous même en définitive. Combattre, c’est aimer apprendre sur ses adversaires. Faire partie d’une équipe, c’est chercher avec assiduité en quoi les autres te ressemblent et accepter que finalement tu n’es pas si spécial. C’est pour ça Négapi… c’est pour ça qu’à chaque fois que toi et ton frère me demandiez de vous intégrer… Je devais refuser, même si ça vous faisait mal, même si ça me faisait mal, vous résumiez bien trop les autres par « ils sont plus forts que nous » pour que je puisse vous accepter.

De petites étincelles parcouraient les joues du pokémon, prêtes à faire taire l'appareil et le vieil homme qu’il contenait.

- Donc maintenant à toi de voir. Tu peux revenir à la centrale, tu peux continuer de te battre en te réjouissant de ta faiblesse, je ne t'en empêcherais pas, je ne t'en voudrai même pas. Mais j'espère que plus jamais tu ne demanderas pourquoi aucun dresseur ne veut de toi.

Négapi n’avait pas bougé, n’avait pas parlé, aussi léthargique que s’il était compressé dans sa capsule.

- Négapi ? entendit-il derrière lui.

Il ne répondit pas, ses yeux le piquaient, sa tête lui faisait mal.

- Comme tu ne sortais pas je...

Elle remarqua l’écran noir et les étincelles qui sortaient de l’appareil. Serena ne mit pas longtemps à comprendre.

- C’est pas vrai ! Si Adriane voit ça elle va…

La pauvre Serena essayait désespérément de rallumer le visiophone, mais elle ne pouvait le toucher sans recevoir une bonne décharge électrostatique. Elle se prit la tête entre les mains, ses pensées confuses à la recherche d’une solution. Les excuses ne suffiraient pas et… La peur pour ce que dirait Adriane s’affaissa alors qu’elle voyait l’expression hébétée, proche de l’obnubilation, de son pokémon.

- Négapi ? Négapi, tu m’entends ? Dis quelque chose ! Ce n’est pas drôle, ce n’est vraiment pas drôle ! paniqua-t-elle en secouant l’épaule du petit être.

Il se prostrait dans le silence, son beau bleu pâli, effondré, ses extrémités froides. Qu’avait fait Voltère ? Il était censé l’aider et… Le centre pokémon ! Monsieur Moore venait en plus de lui dire qu’il était réparé. Même si Dracaufeu n’était pas là pour le moment, au moins elle pouvait emmener les autres.

Elle enfila ses vêtements en un temps record, rappela le lapin ainsi que ses autres amis dans leurs pokéballs. Elle aurait sans doute sauté dehors à cloche pied pour mettre ses chaussures si elle en avait eu la force, mais par défaut, elle se contentait de les enfiler en calant son épaule blessée contre un des murs de l’entrée pendant que sa main, celle dont les doigts répondaient toujours parfaitement à ses ordres, tirait sur la bottine afin de caler le talon.

Serena se figea. Il était là, même pas à un mètre d’elle.

Tu n’as pas mal comme ça ? aurait voulu demander Sacha. Mais il devinait que s’il lui posait vraiment la question, elle s’agiterait deux fois plus.

- Tu es rentré… si tôt… bégaya-t-elle puis se souvenant de la raison de son agitation : Le centre est rouvert et Négapi est… Enfin… Négapi…

"Qu’est-ce qui ne va pas Serena ?"

Elle sursauta, la bouche béante, l’art du langage oublié. Serena tremblait, fuyait le regard du monstre, comme s’il avait proféré contre elle la pire des menaces. Le métamorphosé commençait à avoir l’habitude maintenant.

- S’il te plait viens au centre avec moi. Comme ça dès demain on pourra partir pour Autéquia.

Soigner les autres, très bien. Le guérir lui, peut-être, pourquoi pas, même s’il n’avait pas forcément envie que l’infirmière lui pose des questions sur ses plaies aux bras. En revanche… pourquoi Serena s’était-elle sentie obliger d’ajouter… Partir, toujours partir, alors qu’elle n’était pas guérie ! Il détestait cette idée et il pensait s’être montré suffisamment clair là-dessus. Au point que le vieux médecin avait failli s’enfuir en hurlant. Mais peu importait ce qu’il disait, c’était comme si cela produisait l’effet inverse et…

Il était fatigué. Fatigué d’attendre qu’elle s’excuse, fatigué de la voir se négliger, et surtout... Fatigué qu'elle lui mente pour qu’il la laisse être blessée.

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