Il n'y a plus qu'un conte qui compte.

Chapitre 2 : Réunion

2936 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/12/2017 10:12

« Voici les prisonniers, Capitàn » dit Lesaro en jetant le dernier homme ligoté à mes pieds, à côté des trois précédents.


Lesaro est mon second, mon lieutenant, celui qui se charge en général de mener l’abordage lorsque je commande le navire, ou celui qui reste à la barre lorsque j’ai envie de m’occuper moi-même d’un équipage de ces satanés pirates. C’est d’une… facilité presque déconcertante. Il me fait entièrement confiance, et je fais de même avec lui. Son cache-œil sur le visage me rebute parfois quelque peu à le regarder dans les yeux, mais en général, c’est lui qui les baisse lorsqu’il s’adresse à moi. Car c’est moi, son capitaine.


Je n’ai jamais réellement fait confiance à un homme en particulier, mais Lesaro est peut-être celui qui se rapproche le plus d’un bras droit. Je connais ses capacités. Il n’est pas aussi… radical que moi – un autre nom pour cruel – mais il exécute mes ordres, et c’est tout ce que je lui demande. Je sais qu’il ressent une certaine admiration pour moi, qu’il serait prêt à se donner pour que je puisse triompher : et, à chaque seconde de relation que j’ai avec lui, je m’efforce de bien le lui rendre. De plus, c’est un fin soldat. Personne ne l’égale lorsque sa légère rapière, son arme favorite, est entre ses doigts. Sauf moi.


Bon, je ne l’égale pas vraiment. Mais, ne pouvant mourir, je n’ai pas peur d’aller à sa rencontre, et je finis toujours par trouver un moyen plus ou moins loyal de le désarmer. De manière amistosa, bien sûr.


Nous venons tout juste d’en finir avec l’équipage du Baronnet Noir. Des pirates dont le capitaine provient des côtes anglaises, je crois ? Je n’en suis pas vraiment sûr, et, pour être honnête, je ne m’en soucie guerre. Ils finissaient au bout de mon épée, encerclés par mon équipage, prêts à affronter le jugement que nous leurs réservons. Et c’est tout ce qui importait.


Je jette un regard aux prisonniers sous mes yeux. Tous ont la peau blanche comme la neige. Ce n’est pas dû à leur origine ni à une quelconque maladie ; c’est à cause de la peur que j’inspire chez eux. Je peux la sentir rien qu’en regardant leurs doigts trembler. C’est assez satisfaisant. Je me suis fait à cette chose. Comme j’ai adopté le surnom dont mes ennemis m’ont affublé. Le Boucher des Mers. Selon eux, je teins les eaux en rouge dans ma… folie sanguinaire.


Folie ? Ce sont eux, les fous.


Je me penche au-dessus des captifs. Et je reconnais l’un d’entre eux.


Bartholomew Roberts. C’est leur capitaine. Le Baronnet noir en question. Ironie du sort, il est encore plus blanc que les autres. Je renifle, méprisant. Quel mauvais chef d’équipage il doit faire. Un véritable meneur doit être capable de ressentir du courage, de faire face aux épreuves qui se dressent sur son chemin. De ne ressentir aucune pitié, de préférer la mort à la défaite. Celui-là n’est qu’un pirate médiocre parmi les autres ; il a juste eu une chance arrogante, comme bon nombre d’entre eux. Les pirates sont bien trop chanceux. Il est temps que je mette un terme à tout cela.


Je me penche vers lui, et je le vois esquisser un mouvement de recul. A votre avis, qu’est-ce qui peut bien l’effrayer ? Serait-ce mon visage craquelé, marqué à jamais par les brûlures causées lors de l’incendie des Bermudes qui a meurtrit sans pour autant tuer mon équipage ? Serait-ce parce qu’il est encerclé par une bande de matelots n’ayant rien à perdre et tout à gagner ? Ou bien… serait-ce parce qu’il sent la lame coupante de la Mort se rapprocher de sa gorge ?


Cette phrase plairait beaucoup à Davy Jones, j’en suis convaincu. Seulement, le pauvre bougre est mort. Comme Roberts bientôt.


Je lui empoigne le menton et je le force à me regarder dans les yeux. Je suis étonné de ne pas le voir broncher, ou même tenter de fermer les yeux. Accepterait-il finalement son destin ? Je décide de tester un peu sa résistance. La victoire m’est assurée, et je m’octroie le droit d’en profiter.


« Hola, Roberts. Sais-tu qui je suis ? »


Il reste silencieux un moment. Pour accélérer le tempo de notre discussion, je lui presse la gorge. Comme si je voulais faire sortir une réponse de son gosier infect.


« B-b-b-bien… bien sûr monseigneur ! »


Monseigneur. Je ricane. Les politesses sont de mises : il apparaît que ce pirate préfère définitivement la défaite à la mort. J’ai décidément fait le bon choix en décidant de m’amuser avec lui.


« Tu ne m’as pas l’air très impressionnant si l’on te compare à ce que l’on raconte sur toi, hombre. Où est passé ta légende ? Celle qui dit que tu as capturé des centaines de navires ? Hmm ? »

 

« C’est que la vôtre surpasse de loin la mienne, ô… argh ! »


Le plat de ma lame que j’appuie contre son cou le fait taire net. Ses tremblements rendent l’arme instable, c’est assez irritant. L’impatience me frappe lorsque je réalise soudain que Bartholomew Roberts n’est pas un assez bon jouet pour moi.


« Je vais te tuer, Roberts. Te tuer, en te tranchant la gorge et en te jetant à la mer. Tu ne disposeras jamais d’une sépulture décente, tu seras tout juste bon à nourrir les poissons avec le peu de chair que tu as à leur offrir. Une dernière volonté ? »


« Je…je… »


Le pauvre n’arrive même plus à parler tant il est pris au dépourvu par mon exaspération soudaine. Je lève mon épée…


« Je sais que vous épargnez toujours quelqu’un lors de vos attaques ! Pitié, épargnez-moi ! Epargnez… »


Le liquide rouge jaillit tel une lame de fond, et vient se fracasser contre le bois brun, délavé, du Silent Mary.


« En effet. Mais ce ne sera pas toi. Lesaro. »


L’intéressé l’empoigne et le jette violemment par-dessus bord. Je n’entends presque pas le bruit qu’il produit lorsqu’il touche, sûrement avec un certain fracas, la surface de l’eau, tant le son de l’incendie que nous avons provoqué est fort. Il nous prodigue une lumière chaleureuse, dont nous pourrions certainement nous passer par cette belle nuit étoilée, accompagnée d’une lune blanchâtre.


Je n’aime pas le feu. Il me rappelle trop de… mauvais souvenirs. Lorsque Sparrow s’est joué de nous, la première fois que nous nous sommes affrontés, il nous a envoyé droit dans des récifs pointus qui ont transpercé la coque du Silent Mary. Nous aurions pu couler et nous noyer ; mais le hasard en décida autrement. Les réserves de poudres, par on ne sait quel stratagème, ont pris feu et ont explosé. Beaucoup de mes compagnons ont péri dans l’explosion, et j’étais moi-même poussé dans ces eaux inhospitalières par un mat qui s’était libéré de ses cordes.


Une expérience particulièrement douloureuse. Sous la puissance d’un quelconque stratagème, je ne pouvais remonter à la surface : j’étais condamné à rester sous cette eau qui me brûlait petit à petit la peau, pernicieuse, irritante, destructrice. Mes mains se coupaient sur les rochers alors que j’essayais de trouver la moindre prise : et mes poumons avaient semblé se consumer maintes fois de l’intérieur tant ils avaient eu besoin d’air.


J’ai cru mourir, ce jour-là. J’ai d’ailleurs à un moment arrêté de me débattre tant la mort me semblait une option avantageuse. Mais la Malédiction du Triangle nous avait déjà frappé de ses dons.


Oui… de véritables dons. Que l’humain qui n’a jamais pensé à vivre pour l’éternité me jette la première pierre. Que le guerrier qui n’a jamais rêvé d’avoir un corps insensible à chaque coup d’épée que l’on pourrait lui porter fasse de même. Et que se joignent à eux les noyés qui dans leurs dernières secondes de vie ont regretté de ne pas pouvoir respirer sous l’eau, les corsaires qui n’ont jamais possédé un bateau aussi meurtrier que le Silent Mary, et les tyrans regrettant de ne pas avoir une apparence suffisamment effrayante pour se donner de la valeur. La Malédiction du Triangle était une Bénédiction.


Elle avait rempli nos cœurs de rage, de colère, de rancœur et de douleur. Des émotions qui auraient pu nous consumer là où l’incendie du Silent Mary avait échoué. Fort heureusement, nous avons toujours su les utiliser à bon escient. Les doser, petit à petit, les distiller dans nos esprits de manière à toujours garder au moins l’un des deux pieds dans le navire.


Et aujourd’hui, nous venons de vaincre l’un des pirates les plus puissants ayant encore la chance de sillonner les mers – les autres… nous leurs étions déjà tombés dessus.


Je regarde sans trop d’intérêt les autres prisonniers. Tous tremblants, de froid ou de peur. Je ne vois pas lequel d’entre eux je vais bien pouvoir laisser survivre : aucun n’en semble digne. J’ai peut-être fait une erreur en tuant Bartholomew aussi vite, après tout…


Voyons ce qu’ils ont à m’offrir.


« A votre tour, amigos. Lequel d’entre vous vais-je laisser vivre, hein ? »


Rien ne vient troubler le bruit des flammes qui crépitent.


« Allons, allons, ne soyez pas timides. Parlez. Dites-moi tout ce que vous savez, tout ce qui pourrait avoir de la valeur à mes yeux … Sinon, vous irez contemplez ceux des requins, dans les abysses. Qui souhaite commencer ? »


L’un des prisonniers remue. Un grand garçon, le type colossal, qui a besoin d’être ligoté par plusieurs cordages aux bras et aux jambes.


« Oh ? »


« Je crois que j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser, Boucher. »


J’apprécie déjà plus celui-là. Il a une meilleure trempe. Ne tremble pas tant que ça, et doit être très courageux pour m’appeler « Boucher » dans une telle situation. Ou très idiot.


« Quoi donc ? »


« Il y a… une réunion entre pirates et amiraux qui se tiendra bientôt. A Saint-Domingue. »


« Je suis déjà au courant. A la flotte. »


Le prisonnier tente de se débattre en grognant, mais il suffit d’une lame dans le cœur pour l’immobiliser net. Simple, rapide, et efficace. Il est trop gros pour être seulement soulevé par les marins : et voir cinq personnes se mettre à faire rouler son corps sans vie sur le bois dans le but de l’envoyer rejoindre son bien-aimé capitaine a quelque chose de comique. Cette fois-là, on peut entendre l’eau s’écarter lorsque le cadavre massif y pénètre.


Il y a en effet un rassemblement qui va prochainement se tenir dans les Caraïbes. Quatre empires maritimes, à savoir les anglais, les français, les espagnols et les néerlandais, ainsi que les grands pirates restants, ont prévu de se retrouver pour décider d’un plan d’action contre moi. Contre Armando Salazar. C’est assez flatteur de réaliser que vous pouvez pousser les grandes puissances de ce monde à s’unifier à ses pires criminels juste pour vous repousser. Et c’était, somme toute, comme amener tout un troupeau de moutons dans l’antre du loup : depuis quelques semaines maintenant, depuis que nous connaissions l’existence de cette réunion, de fait, nous naviguions dans les eaux qui entouraient Saint-Domingue, pêchant çà et là quelques pirates mal fortunés.


« A toi. » dis-je en titillant du bout du pied celui qui se trouvait à côté de lui. Bien moins massif, il est recroquevillé sur lui-même.


« Je sais… qui viendra à la Grande Réunion. Et ce qu’il s’y dira. »


« Oh, je le sais aussi, figure-toi. Adios. »


Et le matelot subit le même sort que ses deux précédents compagnons.


Il ne me reste qu’un seul prisonnier, face contre le bois. Il n’a sûrement rien de plus à m’apprendre. Celui avec le plus d’informations était assurément Bartholomew Roberts, et j’ai préféré jouer avec lui, j’ai gâché sa vie. Pour la première fois, je commence à réellement me demander s’il est nécessaire de continuer cette tradition de la pitié. Il n’y avait plus de conte à raconter, maintenant, si ce n’était le mien. Et je pouvais m’en occuper moi-même.


Cela étant, si je tuais tout le monde, plus personne ne pourrait l’écouter.


« Bravo ! Tu es le grand gagnant de notre jeu, amigo… »

 

Je me baisse, le prends par les épaules et le retourne. Ton de surprise chez les marins autour de moi. J’entends Lesaro reculer précipitamment. Je suis moi-même sous le choc.


« Toutes mes excuses. Amiga. »


Une femme. Bartholomew Roberts a embarqué avec lui une donzelle. Tout le monde sait qu’emmener une femme en mer portait malheur, et bien des marins ne se seraient pas risqués à naviguer aux côtés de quelqu’un du sexe opposé… Les femmes qui veulent d’ailleurs partir en mer doivent bien souvent se cacher sous des déguisements afin de faire plus masculines. Ici c’est d’autant plus étonnant car elle… elle n’a même pas pris la peine de se cacher. C’est une dame plutôt séduisante, à la peau qui n’est pas sans rappeler la couleur de l’amande, qui doit se situer aux alentours de vingt-cinq ou vingt-six hivers, à la chevelure noire et aux pommettes hautes.


Avoir une femme en face de moi me fit complètement changer d'état d'esprit. Ma curiosité était piquée.


« Je m’appelle Alicia Roberts. »


« Je ne crois pas t'avoir demandé de me donner ton prénom, niña. »


« Je croyais qu’il fallait que nous vous disions tout ce qui pourrait vous intéresser ? »


Je me mords la lèvre. Elle semble pourvue d’une certaine intelligence… Le genre à connaître les tenants de la manipulation. Je lui fais signe de continuer sans pour autant baisser ma garde.


« Je suis la fille du pirate connu sous le nom de Bartholomew que vous avez assassiné il y a de cela quelques minutes. Je me rendais avec lui à Saint-Domingue… »


« Pour la réunion, je sais, amiga, je sais, et je sais aussi que mes oreilles commencent à chauffer d’entendre sortir de vos bouches les mêmes informations. Tu dis être sa fille ? Je suis surpris que ce porc en ait seulement une. »


« Les pirates ne sont pas totalement dénués de pitié. »


« Et c’est bien pour cela que je n’en suis pas un. Balancez-là. »


Alors que deux de mes hommes s’approchent d’elle pour l’empoigner et la faire rejoindre son défunt père, elle crie soudain quelque chose qui me fait froncer les sourcils.


« Je peux vous amener à cette réunion ! »


Même mes hommes s’arrêtent lorsqu’ils entendent ces mots, alors que je ne leur ai pas dit de se stopper. Il faut croire qu’ils savent eux-aussi reconnaître une offre alléchante lorsqu’ils en voient une. J’éclate de rire.


« Ha, en voilà, une information intéressante ! Je ne te crois pas le moins du monde. Cela étant… c’était terriblement audacieux de ta part, et j’apprécie les gens comme toi. Tu iras plutôt en cellule. Que nous ayons tout le temps de discuter de ton plan pour m'emmener jusqu'à Saint-Domingue, hm ? »


Je peux lire une expression de soulagement sur son visage éclairé des douces lumières orangées produites par les dernières flammes de l’incendie. Alors que l’on la conduit dans la cale et que l’équipage repart à ses tâches habituelles, j’entends les lourdes bottes de Lesaro tonner contre le bois. Il s’approche de moi.


« Capitàn Salazar… J’ai une question. »


« Et quelle est-elle, mon cher lieutenant ? »


« Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, pourquoi l’avoir épargnée si vous savez qu’il s’agit d’une menteuse ? Pourquoi ne pas l’avoir tout simplement jetée par-dessus bord ? »


Je me retourne avec ce même sourire énigmatique dont j’ai gratifié plus d’un de mes ennemis.


« Il faut bien que quelqu’un puisse raconter notre conte. »

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