SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance
La nuit porte conseil, seulement si l’on ne dort pas durant cette dernière. De toute manière, Stuart Owen est un homme qui dort peu. L’amiral a finalement passé la nuit dans la salle des ventes du vieux fort, il a refusé l’hospitalité que Pedro Noriega a offerte à Wyatt et Liam. Une nuit noire, et solitaire, assis sur l’estrade de la salle, à repenser à ces quelques secondes où il avait à portée de main ce qu’il désire le plus au monde. Une nuit noire, et solitaire, à ruminer sur le fait de se l’être fait dérober par un gamin dont il ignorait tout de l’existence.
« Jack Sparrow », ce nom a résonné dans sa tête jusqu’à l’aube. Il ne connait ni son visage, ni le son de sa voix. Il n’a pas le moindre à priori sur sa proie, et à vrai dire, il s’en fiche. Il est peu inquiet d’à qui il aura à faire, ce qui le préoccupe vraiment, c’est l’acte de trahison que cette chasse impose. Même si le jeune commodore Henry a juré de le couvrir, ce n’est pas une assurance absolue. Cette traque s’apparente à agir comme un pirate, si cela vient à se savoir au sein de la Compagnie, et à monter aux oreilles des grandes instances du gouvernement britannique, il serait jugé, et condamné à mort pour trahison. Mais peu importe, il lui faut récupérer ce monocle, même s’il risque d’en payer le prix de sa vie.
Le soleil se lève, et ses rayons sont plus forts que jamais, ce temps d’après tempête offre un crépuscule chaleureux, ainsi qu’un calme de cathédrale à la terre. Stuart s’est finalement endormi environ une petite heure. Au réveil, il sort directement de la pénombre sous-terraine du fort, pour respirer un peu. Dehors, il n’est absolument pas surpris de voir que Wyatt est déjà là, une tasse de café noir à la main.
- Ce n’est pas parce qu’on t’appelle la tombe, que tu dois te précipiter à de dormir six pieds sous terre, Stuart.
- Je n’ai pas envie de rire, Wyatt.
- Est-ce que je t’ai déjà vu rire ? Tiens, c’est une bonne question, as-tu déjà ris ?
- Ça m’est arrivé, tu serais surpris de savoir à quel point j’ai pu rire à ses côtés.
- La connaissant, cela m’étonne guère. En tout cas, ça doit faire quoi ? Vingt ans que l’on se connait ? Trente ? Va savoir…
- Ou tu veux en venir ?
- De tout ce temps je ne t’ai jamais vu t’ouvrir à qui que ce soit, tu n’as jamais créé le moindre lien avec aucun gars de la Compagnie. Et pourtant, hier soir…
- Oublie ce que je t’ai dis, et ce que tu as vu hier soir, il pleuvait.
- Oui, il pleuvait, ça doit être ça.
Les deux hommes se portent l’un à l’autre un respect mutuel très fort. Wyatt admire la capacité qu’à Stuart de réussir chaque ordre de mission sans aucune bavure, et avec un taux de pertes humaines quasi nul depuis qu’il officie. Wyatt a beau avoir une réputation plus grande, et plus noble, il sait très bien que sur le terrain, Stuart est un bien meilleur soldat que lui. Ce qu’admire Stuart chez Wyatt, c’est son charisme. La capacité qu’il a de toujours obtenir ce qu’il veut des autres, d’être aimé par tous, et d’être à côté de ça, un monstre de puissance militaire, cette double face, qui lui a valu son surnom du diable noble, a toujours fasciné Stuart.
Ces deux amiraux sont considérés comme les seuls à pouvoir espérer prendre un jour la place de l’amiral en chef, Archibald Giggs. La presse de Port-Royal a créé une sorte de rivalité fictive entre eux. En réalité, il en existe bien une, mais elle n’a rien à voir avec une quelconque ambition hiérarchique. C’est une rivalité silencieuse, enfouie au fond d’eux, et nourrie par une légère jalousie réciproque. Pourtant, malgré qu’ils semblent si liés, ils ne se connaissent finalement que très peu.
- Tu ne devrais pas faire ça.
- Je sais.
Ce sont les derniers mots qu’ils s’échangent avant que Stuart ne décide de suivre son instinct, et de se mettre en marche. Wyatt sait qu’il ne veut pas être suivi. Il aimerait beaucoup continuer d’essayer de le dissuader, de lui expliquer qu’il n’a pas besoin de ce monocle, mais ses brèves confessions inattendues de la veille l’en dissuade aussi tôt. Il boit une gorgé de son café devenu froid, et rebrousse chemin, souhaitant intérieurement à son pair de trouver ce qu’il cherche réellement au bout de sa quête.
Stuart, lui, a commencé à réfléchir à quel direction les jeunes voleurs ont-ils pris dans leur fuite, en espérant trouver un indice sur leur direction. C’est donc de manière hasardeuse, qu’il commence à arpenter la jungle alentour du vieux fort de Nassau. Il analyse calmement les possibilités, en se promenant sans trop réfléchir dans les chemins boueux. Il est assez dur de déterminer quoi que ce soit, tant la terre a été remuée, il n’y a aucune trace de pas. En continuant de progresser, il voit un objet briller par terre, illuminé par un léger rayon de soleil. C’est une pièce de huit. En se baissant pour la ramasser, il en voit une autre, quelques mètres plus loin. Il va également la récupérer, et rebelote, il y en a deux autre juste à côté, et encore une plus éloignée. En avançant vers celle-ci, le soleil qui traverse les arbres en illumine pleins d’autres, au moins une vingtaine éparpillée sur le sol. Il décide alors de les suivre jusqu’à la dernière qu’il trouvera, il ne s’attend pas à démarrer une promenade de trois kilomètres.
Au bout de sa marche, Stuart arrive en face de la mer, en haut d’une falaise, au-dessus d’une petite crique. Il est encore étonné du nombre de pièces qu’il a trouvé sur son chemin, il a même vu des tas de centaines d’entre elles à certains moments. Probablement plus de la moitié du butin a été abandonné lors de la fuite. Sa déduction est donc qu’ils ont pris la mer avec une embarcation qui les attendait sur cette crique, ils avaient forcément des complices. Deviner où ils sont allé reste assez compliqué, mais au moins, il a un point de départ. Alors pense devoir se fier uniquement à son instinct, il remarque un petit sac abandonné, ainsi que des affaires endommagés…
***
Sur la baie où il a accueilli ses convives spéciaux la veille, Pedro Noriega, toujours accompagné de Ludwig Botman, attend l’amiral Owen, qui est en retard. La nuit a été rude pour l’antiquaire et son huissier. Des heures entières à essayer de calmer les participants de la vente, en leur garantissant un remboursement intégral deux semaine au maximum. Sans l’aide de l’amiral Windsor et du commodore Henry, cela aurait été quasi impossible. Tout repose maintenant sur les épaules bien solides de Stuart. Cette mission à l’air comme ça d’une formalité pour un tel homme, mais Pedro connait bien Jack, il sait à quel point ce garçon est imprévisible.
Après avoir attendu presque une heure, ils voient enfin Stuart arriver. Pedro voulait le sermonner pour cette attente, mais une fois devant lui, il se dégonfle.
- Monsieur Owen, content de vous voir !
- Bonjour, Pedro.
Stuart ignore Ludwig, pour le plus grand bonheur de celui-ci.
- Je tiens à vous remercier encore une fois pour cette aide précieuse, même si je sais que vous ne le faites pas pour sauver ma peau… j’ai récolté quelques informations ce matin dans la vieille ville, qui pourraient vous être précieuses, dit Noriega avec un ton fier, et prétentieux.
- Dites toujours, répond Stuart, désintéressé.
- Quand ce cancrelat de Greger a mentionné des cheveux blonds, je me suis rappelé d’un ami de Jack avec qui il est sans cesse fourré. Je me suis donc présenté ce matin à la boutique de sa famille, et devinez quoi ? Elle a été entièrement pillée par une bande de jeunes orphelins ! Ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Ses parents étaient totalement perdus, car leur fils a disparu ! C’est lui, le complice de Jack, il s’appelle…
- Bellamy Lingard ?
Pedro est surpris. Comment Stuart a pu trouver cette information tout seul ?
- Comment diable êtes-vous au courant ?
- Tenez.
Stuart jette à Pedro un tricot, sur lequel est brodé un nom : Bellamy Lingard.
- Mais où diable avez-vous trouvé ça ?
- Sur une crique, au nord. Si vous remontez le sentier qui y mène depuis le vieux fort, avec quelques hommes et des pelles, vous pourrez récupérer une belle partie des pièces volées.
- Ah bon ? Comment ça ?
- Faite ce que je vous dis. Je dois prendre la mer au plus vite si je ne veux pas être distancé, j’ai fort à penser qu’ils n’ont pas agis seuls, qui sait quelle surprise m’attend.
- Oui, oui, bien sûr, mais monsieur Owen, je dois aussi vous faire part de la disparition d’un de nos convives, nous l’avons remarqué directement avec Wyatt hier soir, peut-être que…
- Je l’ai remarqué aussi. Mais je ne pense pas qu’il soit de mèche avec eux. Cependant, il est probable qu’il ait choisi de se faire justice en solo. Peu importe, je dois m’en aller. On se revoit à maxima d’ici deux semaines, monsieur Noriega.
- Merci beaucoup, Amiral Owen ! Merci de tout cœur… Si vous voulez bien attendre quelques minutes, j’aimerais vous présenter quelqu’un, un compagnon de bord qui pourrait vous intéresser… mais au fait, avez-vous un cap ?
- Oui, je me dirige sur…
***
- … l’île de Tortuga !
- Je ne comprends toujours pas pourquoi tu veux aller là-bas Jack…
Cela fait deux heures que Jack et Bellamy ont fait la connaissance de Morgan Peanut, à qui ils ont involontairement volé le navire. Très agressif, et limite psychopathe au premier abord, il a étrangement changé de comportement depuis. Il a même accepté que Jack soit provisoirement le capitaine de son bâtiment. Bellamy a jugé qu’aussi loufoque soit-elle, la situation actuelle penchait en leur faveur. Bien qu’il n’ait pas encore réussi à le cerner, il sent que cet homme est torturé intérieurement par deux faces, et qu’il vaut mieux que la face « gentille » garde le dessus. Et puis, leur carte est perdue, et leurs compétences en navigation se reposent uniquement sur la maigre expérience de livreur de Jack. Se retrouver accompagné de Morgan est finalement une aubaine pour eux, il sait naviguer, et a naturellement mis le cap vers leur destination.
Jack quant à lui, se fiche bien de savoir ce qui se passe dans la tête de celui qui a failli être son bourreau. Il est persuadé qu’il a accepté de le nommer capitaine car il en transpire l’étoffe. Malgré qu’il soit en rogne quant au refus de laisser Bellamy renommer l’embarcation, il trépigne d’impatience de poser le pied sur Tortuga.
- C’est une île qui a l’air incroyable enfin !
- Jack, Tortuga c’est Nassau, en pire. C’est une île de débauchard, de grands hommes s’y sont perdus à jamais.
- C’est parfait ! Parfait, c’est là qu’on doit aller.
- Qu’est-ce que tu veux qu’on trouve sur Tortuga ? Il nous faut de l’or je te rappelle.
- Non, il nous faut un équipage.
- Nous avons déjà Morgan ! Il est… étrange, certes, mais je pense que c’est bien le seul homme qui acceptera d’avoir un gosse de quatorze ans comme capitaine, qui plus est quand celui-ci a tenté de lui voler son bâtiment.
- Tu commences à parler comme lui, Bellamy ?
- Tais-toi ! Tu es sûr qu’on sera capable de convaincre des hommes de nous rejoindre ? Comme je te l’ai dit, nous avons déjà Morgan, alors…
- Sincèrement, tu penses qu’un grand gaillard comme lui, qui parle tout seul à longueur de temps, avec un nom aussi ridicule, nous serait utile ? Il est fort, très fort… et flippant, très flippant, mais je suis prêt à parier qu’il deviendra un fardeau à la longue. Il nous faut des gars qui tiennent la route pour composer notre équipage.
- Et tu veux trouver des gars qui tiennent la route, sur l’île qui accueille les hommes qui tiennent le moins la route des Caraïbes ?
- Hm, dis comme ça, ça a l’air fichtrement absurde.
- Ça l’est.
- En surface ! Mais si l’on réfléchit bien, Tortuga est une île pour ceux qui ont décidé de se perdre à tout jamais, même certains grands hommes, comme tu disais ?
- De ce que j’ai lu, et entendu, oui.
- Seul des gaillards de la sorte, perdus, accepteraient de nous suivre. Qui sait, peut-être retrouverons-t-ils de leur superbe sous notre habile commandement !
- De toute façon on n’est pas au point en termes de navigation, et Morgan a déjà mis le cap sur Tortuga, alors on verra bien là-bas…
- Ne t’en fais pas grosse tête, allons voir ou en est le repas plutôt, on l’a bien mérité ! Conclut Jack avec enthousiasme, en sentant l’odeur de la viande monter jusqu’à ses narines.
Pendant que les deux garçons discutent tranquillement sur la dunette, Morgan s’est mis aux fourneaux sur le pont. Il a allumé un feu dans un grand plat en terre cuite, et a accroché une marmite en contact avec les flammes, tenue par un câble de fer relié au mat central.
- Alors l’empoisonneur, quand est ce qu’on sera servi ?! Lance Jack, d’un air condescendant.
- Oh mais ça boue, mon capitaine, cela ne saurait tarder ! Lui répond, Morgan avec ironie.
- Qu’est-ce que vous y mettez dans cette marmite, à part le porc bien sûr ? Ça sent drôlement bon, remarque Bellamy.
- Ahah, le seul ingrédient secret pour donner du gout à une viande, c’est de cuisiner en plein air, sur une mer calme, avec beaucoup d’amour ! J’y met rien de spécial, beaucoup de grains de poivre, de l’eau de mer bien salée, un bon litre de rhum, et une dizaine d’oignons fermentés !
- J’ai bien hâte de gouter ça. Merci encore, sans vous, on n’aurait surement rien avalé avant d’arriver sur Tortuga…
- Arrête de me vouvoyer l’morpion.
- Exactement ! Sois digne de ton rang, Bellamy ! S’exaspère Jack.
- Vous savez qu’il s’y croit vraiment là ? Chuchote Bellamy à l’oreille de Morgan.
Cela le fait bien rire. Il lui répond avec une tape amicale dans le dos, qui manque de lui déboiter la clavicule.
Le temps passe, et les trois compagnons profitent de la brise maritime qui leur chatouille les joues, en sirotant un rhum agricole que Morgan a récupéré sur Nassau. Légèrement enivré, Jack assure le spectacle en faisant part de son ambition débordante de devenir l’homme le plus puissant de tout les océans. Même Bellamy, qui tient beaucoup moins bien l’alcool que son ami, se laisse aller. Il se met à tutoyer Morgan, et se lève avec Jack. Comme sur une scène de théâtre, ils jouent leur coup de la veille avec brio. Le blond galvanise même l’audience à lui tout seul, en s’imaginant donner un cours de philosophie dans une grande université de Paris.
Au bout d’une trentaine de minutes, Morgan sort les jambes de porc du bouillon. Il sépare les cuisseaux des jarrets, pose tout ça à même le sol, et dit aux deux acteurs en herbe de venir se mettre « à table ». Ils s’exécutent automatiquement, cela doit faire plus de vingt-quatre heure qu’ils ne se sont rien mis sous la dent. Alors ni une ni deux, les trois compagnons se mettent à dévorer les morceaux de viande avec entrain.
- Il n’y a pas à dire, ce cochon est vraiment le meilleur du monde ! C’est pour ça que j’aime Nassau, pour le rhum de Clément Loiseau, et pour les bêtes de Javier Blanco, déclare Morgan.
Jack manque de s’étouffer en entendant ce nom, il recrache tout ce qu’il a dans la bouche.
- Vous connaissez ce vieux crouton de Javier ?! Ne… ne me dites pas que ce porc qu’on mange la, provient de son élevage... ?
- Et comment ! Javier est un vieux copain, alors je suis passé récupérer ce bestiau hier après-midi.
- De vous-même ? Demande Bellamy.
- Oui. Il m’a proposé d’envoyer son livreur en « barque-navette », ou je ne sais plus comment il appelait ça, le lendemain matin de ma visite. Mais je ne voulais voir personne, alors j’ai choisi la plus belle bête, et je l’ai porté jusqu’à la crique ou j’étais amarré. Ça m’a bien fatigué d’ailleurs, donc j’ai bu un demi-litre de rhum cul-sec, je suis allé me coucher, et voilà, je me suis réveillé au milieu de la mer en vous entendant vous chamailler sur mon pont… sacrée soirée !
- Attendez… est-ce que je peux voir la patte arrière gauche du cochon… ? Demande Jack avec inquiétude.
Le jeune capitaine est devenu tout pâle, il transpire comme un bœuf.
- Heu, oui, bah tiens, c’est justement celle qu’on mange, réponds Morgan en retournant le jarret.
Jack lit « 0741 » marqué au fer sur la patte de la jambe, déjà à moitié dévorée. D’un coup, il se hâte sur la rambarde du navire, et vomit ses tripes par-dessus bord. Une fois l’estomac vidé, il s’assoit, en état de choc. A répétition, il murmure : « j’ai mangé Claudine, j’ai mangé Claudine… ». Morgan essaye de s’approcher, car il ne comprend pas ce qui lui arrive, mais Bellamy lui attrape le bras pour l’en dissuader.
- Vous voyez le livreur que monsieur Blanco vous a proposé d’envoyer ? Eh bien comment dire… il se trouve que c’est lui, c’est Jack.
- Ah bon ? Si j’avais su que c’était un gosse j’aurais peut-être accepté, quoi que…
- Pourquoi cela aurait-il une quelconque différence ?
- Tu vie au rythme des questions que tu te poses, ou il t’arrive de ne pas essayer de décrypter tout ce qui t’entoure ? Remarque Morgan d’un ton autoritaire.
- Heu… bah… bafouille Bellamy, intimidé.
- Allez respires un peu, je te charrie, la curiosité est une qualité primordiale dans la vie, petite crevette ! Bon, c’est quoi le problème avec ton copain ?
- Eh bien Jack est très attaché aux bêtes de l’élevage…
- A quel point ?
- Au point de les considérer comme des membres à part entière de sa famille.
- Rassure-moi, tu déconnes ?
- Absolument pas. Il vie… enfin, il vivait dans la porcherie, à même la paille comme si lui-même était un porc. Chaque cochon de la baie est une sœur ou un frère pour lui, donc le fait d’avoir engloutie un quart de jarret c’est, comment dire… un peu comme du cannibalisme, vous voyez ?
- Dis, le blond, pourquoi ce n’est pas toi, le leader de votre petit duo ?
- Pardon ?
- Tu ne vois pas qu’il est timbré ton ami ?
- C’est culotté de votre part ! On vous a quand même vu parler à un tas de gens qui n’existent pas, vous avez voulu nous tuer à mains nue avant de vous transformer en marmiton tout docile, ce n’est pas être timbré ça, peut-être ?
- J’ai mes casseroles, gamin ! Vous aussi d’ailleurs, et pour l’instant vous en trainez une belle en commun, le manque de sommeil. Prends ton ami, et va le coucher, ça lui remettra les idées au clair. Profite en pour te reposer aussi au passage, nous serons arrivés à Tortuga dès l’aube.
Bellamy veut continuer de titiller Morgan, mais celui-ci a raison, ils sont tous les deux exténués. Il prend Jack sur son épaule, et le guide tant bien que mal jusqu’aux dortoirs du navire. C’est la première fois que les deux garçons pénètrent dans la cale de celui-ci. Derrière la porte qui relie l’antre et le pont du bateau, se trouve bel et bien le « bureau » du capitaine. Au bout de la pièce, se trouve un escalier en colimaçon, grinçant, qu’ils doivent emprunter pour descendre. Bellamy peine à soutenir Jack. Il ne fait aucun effort, il ne pense qu’aux morceaux de viande coincés entre ses dents, et aux réveils à rallonge à caresser les soies de la fameuse Claudine. Arrivé en bas, ils découvrent un dortoir avec cinq lits de fortune, et un tonneau de rhum qui empeste dans toute la pièce. Cependant, l’odeur nauséabonde prédominante vient d’encore plus bas, surement là ou attend le reste de la carcasse de la vieille amie de Jack, ensevelie dans une quantité insuffisante de gros sel. Bellamy couche son capitaine grelotant, qui se met directement en position fœtal, complètement traumatisé. Quant à lui, il meurt d’envie de remonter essayer d’en savoir plus sur leur hôte. Mais en posant son corps dodu dans l’une des couchettes, il sent une vague de fatigue s’emparer de lui. Après tout, ils n’ont que très peu dormis la nuit dernière, et, qui plus est, dans d’affreuses conditions. Ses paupières se ferment lentement. D’après les dires de Peanut, ils seraient à Tortuga dès le lendemain, et ils auront besoin d’être en pleine forme, ses questions attendront.
Pendant ce temps, Morgan finit de ronger la viande attachée aux os de Claudine. Il nettoie le sol à sa manière, en envoyant tout les restes valdinguer par-dessus bord. Bien rassasié, il trempe sa chope en bois dans un tonneau de rhum fraichement embarqué de la distillerie Loiseau, et la vide d’une traite. Un rôt titanesque remonte de son estomac, et fait s’envoler les mouettes qui squattaient le mat du bâtiment. Il monte sur le poste de commandement pour s’assurer que le gouvernail maintient bon cap, et recule pour observer la mer. Il fait mine de caresser quelque chose avec sa main…
- Ah bon, tu trouves ? Moi aussi, ils sont drôle ces deux la… oui, je sais je ne voulais plus… mais bon, j’allais quand même pas les jeter à l’eau, sur que tu m’en aurais voulu ! Les choses devraient elles revenir à la normal ? ? Au diable ce serment, Eloïse….
***
Jack s’est levé au petit matin, et est directement monté sur la dunette pour prendre en main le gouvernail, afin de se mettre dans la peau d’un vrai capitaine. En arrivant la haut, il a trouvé Morgan entrain de somnoler à la belle étoile. Il l’a réveillé avec quelque coups de pieds dans les côtes, en braillant que, sous son commandement, ses hommes devaient être apte dès que le soleil pointait le bout de son nez. Comme guise de bonjour, il demande directement à Morgan si le navire progresse dans le bon sens.
- C’est toi le capitaine, Jack, à toi de me dire !
- Hm, ne joue pas au plus fin avec moi, matelot.
- Eheh, ce bâtiment va dans la bonne direction, petit, la décharge géante que tu vois au loin, c’est le port de Tortuga ! Au fait, désolé de ne pas t’avoir prévenue que je faisais bouillir ta petite amie, j’espère que tu t’en est bien remis…
- Ça va, ça va, y’a pas de quoi, cela m’a juste un peu pris de ,cours, mais je ne vais pas rester bloqué sur une telle futilité, pas quelqu’un de mon rang voyons !
En réalité, Jack a passé la nuit à pleurer, vomir, trembler, transpirer, et a fait tout un tas de cauchemars, c’est pour ça qu’il est debout aussi tôt.
- J’ai pas eu l’occasion de mettre ça au clair mais, qu’est-ce que deux bonhommes comme vous vont faire sur Tortuga ?
- Trouver un équipage, l’ami.
- T’as un bateau au moins ?
Le moineau se lève, et fusille le titan du regard.
- Oui, et c’est celui-ci !
- Ah non, tes un vrai forban toi ! Je t’ai dis que tu pourrais jouer au capitaine sur mon bâtiment jusqu’à Tortuga, mais maintenant, je crois qu’il est temps de re négocier…
- Ordure !
- Calme toi, tête de piaf, j’ai une belle proposition à te faire.
- Ça ne m’intéresse pas, je suis le capitaine de ce bateau, et je le resterais !
- C’est pas un bateau, c’est un bâtiment ! Eh bien dans ce cas-là je retire ma proposition, je vous dépose sur cette île de malheur avec votre sac de pièce trempé, et il te faudra tout recommencer pour espérer reprendre la mer un jour, bonne chance le moustique !
- Très bien, c’est justement ce que je vais faire ! Hurle Jack au nez de Morgan.
Partie à l’autre bout du navire bouder, Jack regarde la grande courbe dessinée par les mats des différents navires sur les côtes de Tortuga. Il se rend compte que, quand Bellamy n’est pas là, les idées n’émergent pas dans sa tête, il a du mal à se rappeler quel genre de profil il recherche, il s’en moque, il verra bien quand son second sera debout. Pour l’heure, le plus important est de trouver un moyen de rester sur ce bateau, les efforts pour l’avoir, et pour le mettre en route, ont été bien trop grands, hors de question de l’abandonner comme ça. Cependant, l’orgueil du moineau lui empêche de se voir à un quelconque autre poste que celui de capitaine. Si Bellamy s’était levé plus tôt, et qu’il était à ses côtés pour réfléchir, peut-être que Jack n’aurait jamais eu l’idée qu’il vient d’avoir, en observant son tortionnaire avaler d’une traite son premier godet de rhum de la journée…
Sa fierté rangée dans son bandana, Jack retourne comme une fleur sur la dunette, et fait la courbette devant Morgan.
- Je m’excuse, je sais que je devrais considérer ce que vous avez accepté de faire pour nous avec plus de reconnaissance. Je suis déjà bien chanceux d’avoir le droit de négocier alors, si vous le voulez bien, j’accepte d’écouter votre proposition…
- C’est pas la peine de me lécher les bottes non plus, hein, mon capitaine…
Jack manque de sauter au cou de Morgan, mais se retient de tout son être pour le laisser poursuivre.
- … ce bâtiment ne change pas de nom, il s’appelle Eloïse. J’en suis le capitaine, mais je t’offre le rôle de second. Tu ne prends aucune décision sans l’avis de ton copain, et mon approbation finale. J’ai dans la cambuse, un charnier presque vide, environ trois tonneaux de dix litres de rhum, un cochon dans un bac à sel que tu ne veux pas manger, une cinquantaines d’oignons fermentés, et quelques sacs d’épices, on est pas large en vivre alors on va devoir mettre en place un coffre commun, entre vos pièces et les miennes.
- On forme un genre de groupuscule, ou on est des pirates ? J’ai du mal à suivre vos carabistouilles.
- Tu seras surpris d’apprendre qu’un équipage, qu’il soit de pécheurs ou de pirates, doit s’organiser un minimum avec des règles, ça s’appelle vivre en communauté.
- C’est barbant.
- C’est comme ça, tu t’y habitueras en grandissant. Poursuivons, j’aime le calme ,et j’ai développé depuis un certain temps un rapport… distant avec les autres humains. De ce fait, deux hommes, c’est tout ce qu’il nous faudra, pas un de plus. Voilà, tu as toute mes conditions pour que nous collaborions ensemble, qu’en dis-tu ?
- Ça fait beaucoup de conditions quand même…
- C’est le prix pour un bâtiment qui flotte, et pour un homme capable de le manœuvrer.
Jack fait mine de réfléchir profondément à cette proposition, mais il sait très bien qu’il ne peut pas la refuser.
- Chasse-Partie, capitaine Peanut !
- Morgan.
- Va pour Morgan. Mais je vous préviens, quand vous serez rouillé, ce sera moi qui dirigerai ce navire.
- J’ai hâte de voir ça, Jack Sparrow. Allez, viens, je vais te montrer comment on prépare un amarrage avec autre chose qu’une barque.
Pendant que Morgan essaye comme il peut de canaliser l’énergie de Jack pour lui apprendre des choses, deux étages plus bas, Bellamy se réveille à peine. Sa première remarque est que l’odeur est encore plus nauséabonde que la veille. Il se lève, et met quelques secondes à sentir qu’il a les pieds dans une sorte de panade. En voyant le lit de Jack tapissé de cette même mixture, l’évidence vient naturellement à lui, c’est du vomi, la journée commence bien… le blond monte rejoindre les deux autres sur le pont, et est ravi de les voir s’occuper ensemble. Sa crainte première était de trouver le cadavre de Jack en train d’être grignoté par Morgan, mais il est peut-être légèrement paranoïaque.
- Et la princesse émergea ! Clame Jack, avec un mauvais ton de narrateur.
- T’as l’air bien en forme pour quelqu’un qui a passé la nuit à pleurer un porc, lui répond Bellamy, accompagné d’un doigt d’honneur.
Surpris par la répartie du blond, Morgan rigole au nez de Jack, qui lui saute dessus pour essayer de le frapper. Morgan maitrise facilement Jack, et le plaque au sol en demandant milles excuses avant de le lâcher. Bellamy est amusé, et content de l’ambiance qui règne sur le pont du bateau, Jack semble avoir accepté la hiérarchie logique due à la présence de Morgan, et celui-ci semble moins… étrange que la veille.
- Ohé, Sers-toi un rhum au tonneau, ça réveil ! Hurle Morgan à Bellamy.
- Je l’aime pas ce rhum, il est pas bon, je préfère le gin moi…
- Le gin c’est de l’alcool de fillette ! Marmonne Jack.
- On ne t’a pas demandé ton avis à toi ! Mais tu n’as pas tort… eh, Bellamy, fais-moi plaisir et sers-toi une belle rasade de rhum, sache que c’est la soif qui détermine si la boisson est bonne ! S’égosille le capitaine.
C’est suffisant pour le convaincre de se servir à même le tonneau, en formant un creux avec ses mains. Le spiritueux lui brule la gorge, et il regrette de ne pas avoir dosé la quantité, mais il peut donner raison à Morgan, ça réveille. Il observe Jack s’entrainer à l’amarrage d’un navire, en se disant qu’il devrait maintenant se prendre en main pour devenir un vrai marin, et qu’il ferait donc mieux d’aller écouter aussi. Mais entre la petite guerre de boutades, et la puissance de l’alcool qui le consume encore de l’intérieur, il ne s'est même pas rendu compte à quel point ils sont proche du port de Tortuga. Il suffit d’un coup d’œil pour qu’il retombe de son petit nuage. Le simple fait de s’approcher de cette île est une bien désagréable expérience sensorielle. Même d’aussi loin, le bruit et l’odeur vous prennent les tripes en guise d’avertissement, bienvenue en terre hostile. Bellamy ressent ça, mais Jack et lui sont des enfants de Nassau, donc forcément difficiles à impressionner ! Il respire un grand coup, et se sent prêt à poursuivre le voyage, en commençant par poser le pied sur cette île maudite.