SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 5 : La bête

6717 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/12/2023 18:53

  Les Caraïbes sont situées dans une zone géographique où le climat peut être dévastateur. C’est l’une des premières surprises qu’ont eu les explorateurs européens lors de la découverte des terres qu’ils baptisèrent initialement « Indes Orientales ». Les écrivains qui ont participés aux voyages créèrent une drôle de personnification pour définir ce climat, le jugeant de « capricieux ».

    Imprévisible, la tempête qui s’abat cette nuit sur Nassau est d’une rare violence. Les lourdes trombes d’eau qui s’échappent d’imposants nuages gris cendre sont aussi froides, et perçantes, que des pics à glace. Les sentiers boueux de la jungle se transforment petit à petit en une mélasse épaisse, et mouvante. Une brume opaque se meut entre les arbres, et trouble toute perspective d’horizon.

-       Jack ! Va moins vite, je peine à avancer, on va se perdre ! Crie Bellamy, d’une voix étouffée par le fracas du tonnerre.

    Physiquement, il est loin des capacités de Jack qui, même chargé du sac plein à craquer de pièces, progresse bien plus vite que lui. Le chemin pour rejoindre la baie où leur futur navire est amarré n’est pas si long, mais ils ne peuvent se permettre de décélérer. Ils doivent aller le plus loin possible, et au plus vite. Progressivement, le jeune blondinet sent son souffle le lâcher. Sa vue est déjà obstruée par le brouillard, il ne voit plus que des formes noires, et vient à prier qu’un éclair puisse lui illuminer le chemin. Il n’a plus la force d’extirper ses jambes des trous de boue qu’elles creusent à chaque pas. Sa gorge sèche se noue, il n’est plus en capacité d’appeler son ami. Son prochain pas est malheureusement celui de trop. Impossible de continuer à supporter ce corps bien trop lourd, il se met à maudire ce qu’il préfère en ce bas monde (après la philosophie, et l’histoire) : les pâtisseries. Chacune de celles englouties lors de sa vie, apparaît dans son esprit comme un petit démon de sucre responsable de sa chute. Il se voit déjà au petit matin sur le bûcher de la place publique, devant le regard satisfait de Pedro Noriega. Avec un paquet de remords, il s’effondre en avant, et murmure… 

-       Désolé Jack, je ne serais pas du voyage…

    Tout le lâche. La pression et la peur s’envolent aussi, un sourire vient même décorer son visage. Alors qu’il s’apprête à s’écraser sur le sol fangeux de la jungle, une main agrippe son bras dodu, et le retient fermement. Celle-ci est accompagnée d’une voix qui surpasse le grondement de l’orage. 

-       Bellamy ! Debout sombre crétin ! Relève-toi ! Hurle Jack en soutenant avec peine la masse de son ami.

    Le fait d’être retenu dans sa chute donne un second souffle soudain à Bellamy. Il revient à lui, et s’agrippe à Jack de toutes ses forces. Il met quelques secondes avant d’arriver à se tenir debout par lui-même. Essoufflé, il bafouille quelque chose d’inaudible avant de rechuter sur l’épaule de Jack.

-       Eh oh, allez soldat, on y est presque ! Je porte environ dix mille pièces sur une épaule, je n’aurais pas la force de porter dix milles kilos sur l’autre, m[5] on gros, envoie-t-il en redressant son ami, qui a l’air de sourire. Tu sais quoi, le blond ? Si tu te remets en route, et que tu tiens le coup jusqu’au bout, alors tu auras l’honneur de choisir le nom de mon navire ! Qu’est-ce que tu en dis ?

-       De notre navire Jack… je choisirai le nom de notre navire, répond Bellamy d’une voix faible, mais déterminée.

-       De notre navire ! Allez, je t’aide sur quelques mètres, et après que tu cours, que tu marches, ou que tu roules, peu m’importe, mais on avance ! Lâche rien !

   Les paroles de Jack ont l’effet d’un boost d’adrénaline pour Bellamy. Les deux garçons se remettent en chemin.

    Après avoir traversé trois kilomètres de jungle sous la tempête, marqués par quelques pauses dues à de nouvelles chutes de Bellamy, ils arrivent enfin sur la crique. Malgré le manque de lumière, ils peuvent clairement distinguer que le navire est toujours là, il n’a pas bougé d’un iota. Ils galèrent quelques minutes pour retrouver l’emplacement de leur coffre, et de leurs sacs d’affaires. Malheureusement, quand ils finissent par les retrouver, seul le coffre est en état d’être emporté.

-       Nos affaires ! Ce n’est pas possible, notre carte est morte, et nos vêtements ensevelis sous la boue, se lamente Bellamy.

-       Arrête de te plaindre on s’en fou, on en trouvera des nouveaux rapidement, il faut aller lever l’ancre maintenant !

-       Je suis quelqu’un de propre moi Jack ! Ça commence bien cette histoire…

   Bellamy prend le coffre sur ses épaules grâce à sa superbe invention. Près du but, il surmonte la fatigue tant bien que mal. La descente de la falaise se passe sans accroc, il existe un vieux chemin un peu délabré, mais toujours empruntable. Arrivé en bas, Jack marque un temps d’arrêt en voyant son nouveau navire. Trois jours à le reluquer jour et nuit, ce soir enfin, il est à lui. Mais avant de pouvoir se réjouir, il faut savoir manœuvrer la bête. Ce n’est pas un bateau énorme, à vue d’œil, Bellamy juge que l’embarcation conviendrait à un équipage de maximum dix matelots.

-       Tu penses qu’il est passé où l’équipage, Jack ? crie Bellamy, pour se faire entendre entre le bruit de la pluie, du vent, et des vagues.

-       Surement dépouillé, ou tué. Peu importe, l’important est qu’il n’est pas là, alors dépêchons nous !

   Les deux garçons progressent dans l’eau glaciale pour rejoindre le navire. Il est amarré à proximité du rivage, mais la tempête a fait monter le niveau de l’eau, et ils sont obligés de nager sur quelques mètres pour le rejoindre. C’est un gros problème pour Bellamy, vu le poids du coffre. Il essaye de l’enlever des ses épaules pour nager d’un bras, et le tenir de l’autre, mais il en est incapable, les vagues sont trop fortes, et le retour de courant aussi, il doit se servir de ses deux bras. Impossible de le donner à Jack, qui galère également à se trimballer le sac de pièces tout en le maintenant fermé.

-       Jack, je n’arrive pas à avancer avec ce coffre de malheur, je vais me noyer si ça continue ! Lance-t-il désespérément à son ami devant lui.

    Malheureusement, son appel se perd dans le brouhaha monstrueux de la mer. Avec beaucoup de déception, et de rancœur envers sa forme physique, il lâche le coffre contenant toutes les richesses qu’ils ont accumulées en quatorze ans, le laissant couler à quelques ridicules petits pieds de profondeur.

   Arrivés en face de la coque du navire, ils nagent encore un peu en la longeant pour rejoindre l’échelle permettant de gagner le pont. Ils grimpent, et finissent enfin par poser les pieds sur le sol craquant du navire. A leur grande surprise, le rafiot a l’air totalement abandonné. Il n’y a quasiment rien dessus, si ce n’est deux grandes cordes, quelques tonneaux, et un vieux canon mobile. Aucun signe laissant penser qu’un équipage a vogué dessus il y a de ça trois jours.

-       Jack, tu es sûr qu’il n’est là que depuis trois jours ?

-       Sûr et certain ! Je me promène souvent dans cette partie de l’île, et je n’ai jamais rien vu dans cette crique, jamais !

   Bellamy est sceptique, ça semble être trop beau pour être vrai.

-       Allez, pose le coffre quelque part et va prendre le gouvernail, je m’occupe de lever l’ancre, on n’aura pas besoin de déplier la voile, le vent pousse le courant dans un sens qui nous est favorable, et avancer trop vite avec ce temps pourrait causer notre perte ! Mais ne prend pas la confiance, je fais le sale boulot uniquement parce que tu ne sais rien faire de tes dix doigts boudinés. Dès demain, c’est moi qui manœuvrerais mon vaisseau, et je t’apprendrai toutes les tâches d’un second !

-       Très bien mon capitaine !

    Dans la hâte et l’obscurité, Jack ne s’est pas rendu compte que Bellamy n’a plus le coffre en sa possession. Le blond n’ose pas lui dire qu’il n’a pas été capable d’embarquer leur butin. Il attendra l’aube, ils doivent garder leurs dernières forces, ainsi que de bonnes énergies, pour se tirer le plus loin possible de Nassau. Bellamy monte donc les marches pour rejoindre le poste de commandement, et saisit, pour la première fois de sa vie, le gouvernail d’un navire. L’émotion qu’il ressent est forte, la sensation de pouvoir aller où il veut sans limite le satisfait bien plus que la sensation de pétrir une pâte feuilletée. En regardant Jack s’agiter à lever la plus grosse ancre de sa vie (au moins dix fois plus grosse que celle de son minuscule bateau-navette), il explose de rire. Jack s’agite dans tous les sens pour faire fonctionner le moulinet qui permet d’embobiner la chaîne de l’ancre. Ce mécanisme permet de rendre l’action beaucoup plus simple, au vue du poids de celle-ci. Mais elle est censée être effectuée par un homme adulte, de préférence plutôt fort. Dans un dernier effort surhumain, il parvient finalement à la faire remonter, bloque le mécanisme, et laisse l’ancre pendre le long du navire. Instantanément, l’embarcation se met à tanguer au rythme des vagues. Le courant est si fort, qu’elle avance quasi naturellement, et très vite, ce qui inquiète Bellamy. Mais avant d’avoir pu réfléchir à quoi que ce soit, il est pris par la force d’attraction du gouvernail qu’il peine à tenir droit. Jack court à toute vitesse pour l’aider à tenir le cap.

   Les deux jeunes matelots passent alors plus d’une heure, sans avoir aucune notion du temps, à se battre contre la tempête. Ils n’auraient jamais pensé qu’il serait aussi dur de tenir un gouvernail. Finalement, après une lutte acharnée, la navigation devient un peu plus facile, la tempête s’est calmée. Jack suggère alors de lâcher le gouvernail, et de laisser le navire les porter où les vents le voudront, de toute façon, ils ont laissé leur seule carte totalement détruite par les précipitations avec leurs affaires. Ils finissent par descendre sur le pont, et vont s’asseoir au pied du mât. Bellamy respire profondément, et profite de la brise nocturne qui lui caresse la joue. Il s’apprête à parler avec Jack, mais en se tournant vers lui, il le voit déjà plongé dans un sommeil profond. En le regardant, il se surprend à être heureux de l’avoir suivi, ce qu’il a fait ce soir est plus qu’inconscient, presque suicidaire, mais aux côtés de Jack, cela semble naturel, et presque sensé. Oui c’est le mot, sa vie prend du sens aujourd’hui. Il détend enfin sa tête, et son corps. Il abandonne son dos au vieux bois du mât, qu’il trouve anormalement confortable. Un sentiment de délivrance le traverse, et, avant de fermer ses paupières pour s’endormir à la belle étoile, il se promet à lui-même que, peu importe l’issue de ce voyage, il n’émettra jamais le moindre regret.

***

    La nuit a été courte, Jack et Bellamy sont réveillés par d’ardents rayons de soleil. Après avoir repris leurs esprits, et réalisé qu’ils ont réussi leur coup, ils sont aussitôt soulagés par la météo qui est, après une telle tempête, plus qu’optimale pour naviguer. Ils ne se parlent pas trop les dix premières minutes qui suivent leur réveil. Jack fait les quatre-cents pas sur le pont du navire, pour se familiariser avec celui-ci. Bellamy lui, est assis sur la rambarde en bois à l’extrémité de la dunette (partie surélevée à l’arrière du navire où se trouve le poste de commandement) les yeux rivés sur le sillage tracé par le bateau, pensant à ce qu’il laisse derrière lui. Une fois que les paupières ne collent plus l’une à l’autre, et que les estomacs commencent à gargouiller, ils décident enfin de faire le point.

    Jack rejoint Bellamy pour inspecter son futur fief, le poste de commandement. Curieux de le voir dos tourné au pont du navire, il vient s’accouder à la rambarde.

-       Déjà nostalgique, le blond ?

-       Non, je me sens libre, c’est tout.

-       Ahah moi aussi ! Moi aussi, Bellamy. Ce vaisseau a l’air totalement abandonné, je n’ai rien trouvé. Aucune trace d’un équipage, rien ! Il n’y a que le strict minimum pour le faire naviguer, et l’amarrer, c’est tout. J’irai jeter un œil dans la cale mais bon, heureusement qu’on a un gros butin avec nous…

    Bellamy baisse la tête à la mention de leur butin. L’abandon du coffre lui était totalement sortie de la tête, le moment est venu d’en faire part à Jack.

-       En parlant de ça Jack, il y a un petit problème.

-       Un problème ? Comment ça ?

-       Heu… comment te dire… le coffre, je ne l’ai plus.

-       Pardon ?

-       J’ai lâché le coffre Jack, je n’arrivais pas à nager avec.

-       Mais pourquoi tu ne me l’a pas dis, enfin ?! J’aurais pu le prendre moi ! Oh non, c’est dramatique, non, non…

-       Tu ne m’entendais pas ! J’ai essayé ! C’est bon, ne dramatise pas, on a récolté un pactole énorme hier soir, ça va le faire ! T’en faisais pas un fromage pour nos vêtements, et nos biens…

-       Mais enfin, Bellamy, tu ne comprends pas !

   Jack a l’air vraiment dévasté et inquiet en entendant cette nouvelle, ce qui ne lui ressemble pas. Il descend l’escalier qui sépare la dunette et le pont, fonce s’emparer du sac de pièces dérobé lors de la vente, et remonte à toute allure. Il s’approche de Bellamy, et l’attrape par les épaules.

-       Qu’est-ce que je ne comprends pas, Jack ?

-       Tiens, soupèse ce sac.

   Jack tend le sac dérobé lors de la vente à Bellamy. Il s’en saisit, et le trouve étonnement léger pour un sac contenant un peu plus de dix mille pièces de huit…

-       Jack, qu’est que ça veut dire ?

-       C’était trop lourd ! Je ne suis pas costaud moi, j’ai failli m’évanouir à plusieurs reprises, comme toi ! Mais il fallait bien que l’un de nous deux tienne la route jusqu’au bout, alors petit à petit j’ai… lâché du lest, dit le jeune capitaine, comme si tout était normal.

-       Tu as fais quoi ?!

-       Calme-toi ! Il doit rester encore environ deux, ou trois mille pièces dans ce sac, au pire des cas, mille, le vrai problème, c’est le coffre ! C’est toi qui nous met dans la panade, tu es irresponsable ! Accuse Jack, en pointant Bellamy du doigt.

-       Mais tu es aussi bête qu’un âne, ma parole ! S’énerve Bellamy, comme rarement il lui est arrivé de s’énerver dans sa vie. Je te jure que de tout mon cœur je regrette d’avoir suivi un imbécile comme toi !

-       Et moi je regrette d’avoir embarqué une pleureuse comme toi !

    Alors que les deux équipiers se couvrent respectivement de tous les noms d’oiseaux possibles et imaginables, un énorme bruit de fracas vient les interrompre. Ils se figent instantanément, et oublient de suite leur petite querelle. Ce bruit vient de la cale du navire. Il s’écoule quelques secondes de latence avant qu’ils n’entendent un grognement de bête sauvage enragé, suivi de bruits de pas assez lourds pour se faire ressentir dans toute l’ossature en bois du navire. Jack et Bellamy viennent prudemment se jucher sur le balcon de la dunette, ils ont une vue sur ce qui sortira par la porte de la cale, située juste en dessous d’eux. Les bruits de pas se rapprochent lentement. Bellamy arrive à déterminer au son de ceux-ci qu’il y a deux étages dans la cale, un servant probablement de stock, et un autre devant servir d’appartement pour l’équipage. Ces deux étages mèneraient donc juste en dessous du pont de commandement, où il doit sûrement se trouver une sorte de « bureau du capitaine ». Vu l’intensité des tremblements, et du vacarme provoqué par les pas, c’est là que doit se trouver actuellement la bête.

-       Il arrive, chuchote Bellamy d’une voix très basse.

    Son ami hausse les épaules pour lui dire qu’il ne sait absolument pas quoi faire. Ils échangent un regard, et un hochement de tête n’ayant aucun sens, si ce n’est « on improvise ».

    La porte s’ouvre. Ils l’entendent, mais ne peuvent pas encore voir ce qui en sort. La chose avance sur le pont du navire, et après qu’elle ait fait deux ou trois mètres, ils voient enfin… un homme. Ils ne le voient que de dos, mais ils sont impressionnés par sa silhouette. Il est très grand, environ un mètre quatre-vingt-dix, peut-être un peu plus. Il est vêtu d’un linge bleu marine très sale, mais qui embrasse bien la forme démentielle de ses épaules. Le haut de son corps est taillé en v, mais ses hanches sont bien enrobées. Il porte sur sa tête un vieux tricorne dont les extrémités et la structure se tiennent mal, on dirait plus un bonnet de besogneux qu’un vrai couvre-chef. Il en dépasse de longs cheveux blonds, dont l’éclat est terni par la saleté, ils lui tombent jusqu’au milieu du dos. L’homme s’étire, et baille d’une force à réveiller un ours en hibernation. Il fait craquer tous les os de son corps, comme s’il ne s’était pas tenu debout depuis des années. Les deux garçons le regardent sans savoir quoi faire. Bellamy est terrifié car il pense que quelqu’un a réussi à les suivre en douce la nuit précédente.

    Beaucoup plus calme, Jack prend une initiative. Il essaye de communiquer avec son ami en faisant des signes. Il pointe l’escalier droit à Bellamy et balance sa main vers l’avant, ce qui doit vouloir dire « toi, tu descends par là ». Il fait ensuite tournoyer ses deux index l’un autour de l’autre, ce qui doit vouloir dire « une fois en bas ». Il termine en mimant une salve de coups de poings sans aucun sens, qui elle, doit logiquement vouloir dire « on le tabasse ». La part de lucidité encore active dans la tête du blond lui susurre que c’est du grand n’importe quoi, mais, incapable de réfléchir quand une émotion le submerge, il s’abandonne à l’idée de Jack.

    Au même rythme, et chacun de leur côté, ils descendent prudemment le double escalier qui entoure la porte de la cale, reliant le pont au poste de commandement. Mais alors qu’ils se concentrent pour progresser sans émettre le moindre son, leur cible se met à parler, comme si quelqu’un d’autre était présent sur le navire.

-       Allez les gars, on se sort les doigts de l’oignon, et on vogue jusqu’où le rhum est meilleur que celui qu’on a dans le gosier ! Crie-t-il très fort.

    Il ne semble pas s’adresser à un équipage qui serait encore endormi dans la cale, il a l’air de donner des ordres à un équipage qui serait juste en face de lui, sur le pont.

-       Eloïse, j’ai un cochon là-bas dessous, entier, et il a l’air vachement bon ! Concocte-nous un truc dont toi seule a le secret, mon amour… dit-il avec une voix beaucoup plus basse et suave, en faisant mine d’attraper quelqu’un par la hanche. Arrêtez de crapahuter partout bande de petits corniauds, vous aurez les oreilles et le groin à vous tout seul, c’est moi qui vous l’promet !

    Il se met à trottiner sur le pont les bras ouverts devant lui, en prenant le ton affectueusement niais que l’on prend quand on s’adresse à des enfants.

    Jack et Bellamy se regardent, ils sont figés, chacun au milieu de leur escalier respectif, en priant pour que l’homme ne se retourne pas vers eux.

-       Mais avant de prendre la route du rhum, les amis, et de s’attaquer à la carcasse du cochon…

    L’homme change de ton, et se retourne à une vitesse folle.

-       … on va s’occuper de nos deux petites vermines perturbatrices !

    Cette fois, les deux garçons sont vus, et n’ont plus de plan. L’homme les regarde avec agressivité, mais il ne fait rien. Il avance doucement vers eux en faisant des gestes à… des personnes imaginaires qui seraient en train de le suivre ? Très dur de décrire le spectacle auquel Jack et Bellamy assistent actuellement.

-       Qu’est-ce que diable vous fichez sur notre bâtiment, les moustiques ?! Hurle désormais l’homme mystérieux.

    Bellamy est pétrifié. L’homme, une fois en face, dégage une telle aura, que le blond n’est même plus capable de se mouvoir. Il n’a pas le visage de quelqu’un de méchant, au contraire. Il a des traits drôlement fin, mais il est profondément marqué par les années, et par la boisson. Bellamy juge qu’il doit avoir environ cinquante, ou soixante ans, qu’il ne ferait pas du tout avec une hygiène de vie différente, il est facile de deviner que celle-ci est déplorable. En plus de la saleté de ses cheveux et de ses habits, il a le visage légèrement noirci par la crasse, et sa dentition est dans un piteux état. Mais le plus frappant, ce sont ses yeux. Leurs sclères extrêmement jaunies, et leurs pupilles grandement dilatées, font de l’ombre à deux iris d’un bleu azur scintillant. De sa vie, jamais Bellamy n’avait vu d’aussi beaux yeux, ni d’aussi ravagés par l’alcool. Une bidoche en contraste avec le haut musclé du corps de l’homme témoigne également d’un goût pour l’excès, et d’un manque de forme. Malgré tous ces attributs physiques, Bellamy est incapable de déceler ce qui lui fait si peur venant de cet homme. C’est indescriptible mais… il ressent le sang, la violence, et la mort déborder de l’enveloppe charnelle de celui-ci. Pourtant, des criminels et des pirates, il en a vu un bon paquet séjourner sur Nassau, mais jamais il n’a ressenti une telle menace, pas même quand son regard a croisé celui d’un homme presque aussi terrifiant, à travers la porte de la salle des ventes, la veille. Ce qui va encore plus le surprendre, c’est de voir que son ami, lui, dans la décontraction la plus totale, s’est mis à descendre les marches de son escalier. Il se dirige vers le titan.

-       Je ne sais pas à quel genre de divinité tu causes, l’ancêtre, mais là, tu es sur mon navire… dit Jack d’un ton sec.

    L’homme scrute le jeune garçon qui lui tient cet affront, et a tout d’un coup l’air désemparé. Le petit moineau fait face au grand colosse sans plier, il ne montre aucun signe de peur.

-       … je répète, ce navire est à moi alors toi, qu’est-ce que tu fais la ? Insiste-t-il.

    Cette fois, Jack se tient à un petit mètre de l’homme, il le regarde dans le fond des yeux en attendant une réaction, qui ne vient pas. D’aussi près, Jack remarque que quelque chose ne va pas dans l’expression de celui qui lui fait face. Comme si en l’espace de quelques secondes, tout avait changé en lui. Cependant, il prend enfin la parole.

-       Ce navire est le mien, gamin, tu m’entends ? Tu es un intrus, et j’aimerais grandement savoir ce que tu fais là.

-       Et qu’est ce qui peut me le prouver ?

-       Peut-être le fait que je dormais tranquillement dedans, avant de me retrouver au beau milieu de nulle part, réveillé par deux piafs en train de se tirer les cheveux sur mon pont ?

-       Hm, oui, ça tient la route… mais tu arrives trop tard, ce navire m’a choisi ! Il appartient désormais au capitaine Jack Sparrow et… euh, oui, bon, j’ai promis à mon camarade ici présent qu’il en choisirait le nom, mais un petit problème nous a interrompu, et don…

-       La ferme maintenant, dit l’homme avec calme.

    Il attrape Jack par le cou, et le soulève. Jack se débat comme il peut, mais il sent que l’homme peut lui détacher la tête du reste de son corps en une simple pression. Le soi-disant propriétaire du navire avance jusqu’à la rambarde gauche du pont, et suspend le moineau au-dessus de la mer, prêt à l’offrir en pitance aux requins. Bellamy, qui jusque-là regardait son ami faire le héros, crie à l’homme d’attendre. Il remonte sur la dunette, et se saisit du sac de pièces. Il redescend, et le jette à ses pieds.

-       Tenez ! Tenez, c’est pour vous, je suis sûr qu’on peut trouver un arrangement, il y a là-dedans environ trois mille pièces d’or, dit-il en position de soumission.

    Jack essaye de marmonner quelque chose, et fait des gestes avec ses jambes, sûrement pour manifester son désaccord. Son tortionnaire resserre alors l’étreinte jusqu’à ce qu’il devienne rouge comme une tomate, et soit incapable de se mouvoir.

-       Tu es au courant que je peux tous les deux vous faire couler, et garder ce sac pour moi, n’est-ce pas, petit goret ?

    Malgré sa position compliquée, Jack sourit en entendant cette moquerie. Bellamy, lui, ne se laisse pas démonter, et essaye d’avoir l’air le plus persuasif possible.

-       Bien sûr que je le sais. Mais, voyez-vous, je sens que vous êtes un homme d’honneur, et que tuer gratuitement deux jeunes pirates ne vous ressemble pas. Négocions, je vous en prie, répond-il calmement.

    Etrangement, il ne ressent plus du tout la même aura meurtrière chez la bête. Il a l’impression de voir un autre homme, sage et réfléchi, bien qu’il en impose toujours autant. Celui-ci baisse la tête, sourit, et balance Jack à l’autre bout du pont. Il s’avance vers le blond, qui ne peut s’empêcher de reculer au même rythme. Finalement, Bellamy s’arrête, et lui fait face. Ecrasé par la prestance de son ennemi, il ne se débine pas. Ils se fixent, se scrutent, se jaugent, attendant que l’un d’eux prenne la parole.

-       Tu dis vrai, je n’ai pas envie de tuer deux petiots sans défense, tout comme cela ne me submergerait pas de tant de remords. Tu sais quoi, réponds à ma première question, si tu veux que l’on négocie, qu’est-ce que diable vous fichez sur mon bâtiment ?

    Bellamy raconte à l’homme leurs ambitions, leurs petites aventures, et le pourquoi du comment ils se sont retrouvés là.

-       Eh bah dis donc, vous êtes deux drôles de garnements, ma parole ! Répond-t-il à la fin du discours de Bellamy. Je sais que je devrais les garder là ! Mais je me suis juré que plus jamais, plus jamais ! Je me le suis juré… Poursuit-il.

    Il a détourné son regard de celui du blond, semblant parler à quelqu’un derrière son épaule.

-       A qui parlez-vous ? Demande Bellamy.

-       Hein ? Dit l’homme en se retournant vers son interlocuteur, l’air surpris. A personne, à personne… bon, Eloïse est d’accord, alors je vais vous laisser en vie, vous vous occuperez de donner un coup de neuf à ce bâtiment, le temps que nous arrivions à bon port, où vous dirigez vous déjà ?

-       Eloïse ? Qui est cette Eloïse ? Interroge Bellamy, en ignorant la question qui lui a été posée.

-       C’est le nom de cette vieille carcasse de bois flotté sur laquelle vous vous trouvez.

-       Ah ça non ! Interromps Jack à l’autre bout du pont.

   Il est à peine remis de ses esprits, le visage encore rosé par la strangulation. L’homme-bête et Bellamy se retournent vers lui, ils le dévisagent. Ils ont pu se comprendre assez vite, cette intervention vient semer le trouble dans leur discussion. Bellamy fait discrètement signe à Jack de se taire, mais il n’en fait rien. Il s’avance vers eux, et clame fièrement son désaccord.

-       J’accepte que vous ne nous tuiez pas, certes. Cependant, je refuse catégoriquement de me retrouver sous les ordres de qui que ce soit, je réclame le poste de capitaine !

-       Mais, Jack, ce n’est pas à toi d’acquiescer le fait de ne pas être tué !

-       Et pourquoi pas ? Bellamy, je t’ai promis que, aussi idiot cela puisse paraître, tu nommerais mon bateau ! Et je tiendrai parole.

-       Ce n’est pas un bateau, c’est un bâtiment, glisse le capitaine légitime.

-       Soit, donnez à ça le nom que vous voulez, ça m’est égal, mais son nom propre, lui, doit être donné par le tas de neurones qui se tient en face de vous.

-       Jack, on s’en fiche de ça ! Ce batea… Ce bâtiment, lui appartient, estime toi heureux qu’il nous offre l’hospitalité, alors qu’on s’est invités par effraction.

    Bellamy essaye d’apaiser la situation, et de rattraper l’audace mal venue de Jack.

-       C’est bon ! J’accepte, tu seras le capitaine de ce bâtiment jusqu’à ce que nous atteignions… Vous allez où déjà ? Demande à nouveau l’homme-bête.

-       Vous acceptez ? Remarque Bellamy, surpris.

-       Tortuga ! Clame Jack.

-       Tortuga ? Ça fait des lustres que je n’ai pas posé le pied là-bas…

-       Vous avez dit que vous acceptez ? Insiste le blond.

-       Roh la ferme ! Bien sûr qu’il accepte ! Aussi grand et… gros, et… menaçant, et quoi qu’il puisse paraître, n’importe quel marin se plierait sous le joug du capitaine Jack Sparrow !

    Cet auto-éloge de Jack dessine une moue chaleureuse sur le visage de l’homme, ce que Bellamy remarque assez vite. Pendant que Jack monte les marches pour rejoindre le poste de commandement avec allégresse, Bellamy continue de fixer l’étrange monsieur, qui vient de passer devant lui du prédateur le plus intimidant qu’il n’ait jamais vu, à un simple marin semblant se réjouir de la compagnie de deux gamins qui ont tenté de lui voler son navire. Observateur et vif d’esprit, il a remarqué toutes sortes de choses très intéressantes dans le comportement de cet homme, en un laps de temps très court, et ce sourire qui ne disparaît pas de son visage en fait partie.

-       Tu te demandes ce qu’un homme de mon gabarit fait tout seul sur un navire à l’abandon, n’est-ce pas ?

-       A vrai dire, je me demande plusieurs choses à votre sujet.

-       T’as l’air intelligent pour ton âge, un peu trop pour te retrouver là… c’est de sa faute, hein ? Dit l’homme en montrant Jack entrain caresser le gouvernail du navire, d’un signe de la tête.

-       A cause ? Je dirais plutôt « grâce » à lui… dites, j’aimerais savoir, pourquoi vous avez changé d’avis, et de comportement vis-à-vis de nous, aussi vite ? Nous n’avons été en aucun cas convaincants, nous ne vous apportons rien, et nous avons même essayé de vous voler ! En prime, vous offrez à Jack le titre de capitaine ? Et à qui vous parliez, avant de nous interpeller comme un psychopathe ? Des fantômes ? Ou bien peut-être avez-vous trop bu, ou bien vou…

-       Hep hep hep, une question à la fois ! Et puis, quand on rencontre quelqu’un, il n’y a-t-il pas une question plus cordiale, et moins intrusive qui doit naturellement se poser ? Rétorque l’homme d’un ton soutenu.

-       Son nom, gras double ! Crie Jack du haut de son perchoir. Demande-lui son nom enfin, fais preuve de politesse !

    L’homme rigole de cette intervention, et fait un signe d’approbation à Jack. Bellamy meurt d’envie de monter se crêper le chignon avec son ami, mais il doit admettre qu’il a raison. Le prénom et le nom de famille de quelqu’un sont les premières choses qui définissent un individu. On dit de certaines personnes qu’elles « portent bien leur nom », ce qui est faux. Un nom est bien porté juste car il est collé à cette personne depuis toujours, comme un tampon d’encre sur un sac de farine. Et l’on a beau tout savoir de quelqu’un, c’est bien futile si l’on ne sait pas comment il s’appelle.

-       Il est vrai que nous ne nous sommes pas présentés comme il faut, je m’appelle Bellamy Lingard. L’imbécile heureux que vous avez nommé capitaine lui, c’est Jack Sparrow.

-       Capitaine Jack Sparrow ! Désormais je ne tolèrerai plus que l’on néglige mon titre ! Hurle le moineau.

-       Vous voyez ce que vous avez fait ? Se désole Bellamy. Enfin bon… et vous alors, comment est-ce que vous vous appelez ?

-       Je m’appelle Peanut. Morgan Peanut.

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