Tombés du ciel
Aujourd’hui, c’est samedi. Comme tous les samedis, tu te lèves vers 10h00, cheveux en bataille, yeux cernés. La nuit a été mouvementée : tu as encore fait un cauchemar. Des cauchemars, tu en fais beaucoup depuis que tu es enfant. Avant, il y avait ton grand frère Swan qui, quand tu avais peur le soir, au moment du coucher, te racontait de rocambolesques histoires d’un monde dans lequel il y avait de grands palais, des princesses, de grandes îles animées qu’on reliait en bateau et bien entendu, ta partie préférée : les pirates. Ça marchait à tous les coups et tu t’endormais paisiblement, la tête remplie d’aventures. Vous aimiez, pendant votre temps libre, vous prendre pour des pirates en quête d’un incroyable trésor, les lits de l’orphelinat devenaient vos navires et vous embarquiez pour d’interminables traversées sur des mers déchaînées. Nés d’un père inconnu et d’une mère qui décéda à l’hôpital peu après t’avoir mise au monde, vous vous étiez vus confier à l’orphelinat d’une petite bourgade portuaire et aviez grandi ensemble jusqu’à ce qu’il atteigne la majorité. Il dut alors partir, mais promit de revenir te chercher après avoir trouvé un emploi stable pour pouvoir subvenir à tes besoins. Tu avais six ans et il était ton héros : tu acceptas la nouvelle fièrement en retenant tes larmes puis, jour après jour, tu guettais à la fenêtre son retour. Mais il ne revint jamais.
Les cauchemars reprirent et les années passèrent sans qu’il ne donne signe de vie mais l’espoir ne tarissait pas, tant et si bien que tu t’entêtais à repousser tous les potentiels parents qui s’intéressaient à toi. Des tours, tu en avais des centaines : tu pouvais jouer la cleptomane, l’hystérique, la déséquilibrée, la pyromane… tant de rôles, de vestes différentes que tu enfilais pour devenir l’enfant type à ne pas adopter. La majorité arriva lentement et une fois dehors, diplôme en poche, tu entamas un cursus en psychologie à la fac, gardant en tête le souvenir de ton frère disparu. La seule chose qui te restait de lui était une photo, prise le jour de son départ, « pour ne pas que tu m’oublies » avait-il dit en plaisantant.
Cette photo, aujourd’hui encore, tu la gardes à l’abri dans un cadre sur ta table de chevet, pour qu’il veille sur toi quand tu dors. Parfois, quand la vie ne te fait pas de cadeaux, il te prend de te confier à travers elle à la personne qu’il aurait pu, qu’il aurait dû être. Même si tu as du mal à l’admettre, parfois tu te dis qu’il n’est sûrement plus de ce monde et c’est le cas ce matin. S’il était encore vivant, tu as beau retourner la situation dans ta tête, tu ne trouves jamais une seule raison qui aurait pu l’empêcher de te contacter. Le kidnapping ? Tu y as pensé maintes fois, mais après dix-sept ans… ?
Tu jettes un œil à son portrait avec un pincement au cœur. Encore poisseuse du stress engendré par tes mauvais rêves, tu te diriges vers la douche en titubant. L’appartement n’est pas bien grand : une unique pièce à vivre rassemblant cuisine et salon surmontée d’une mezzanine où tu n’oses pas dormir, ainsi qu’une salle de bains des plus rudimentaires dans laquelle les waters et la cabine de douche se battent en duel pour savoir qui sera le plus proche du lavabo. Malgré l’exiguïté des lieux, tout objet trouve sa place dans l’harmonie de ton aménagement. Pas un papier qui traîne, pas même tes sous-vêtements de la veille. Ce n’est pas que tu reçoives du monde souvent, mais le bordel t’angoisse un peu. Tu as peur de perdre tes repères, de ne plus retrouver telle ou telle chose qui en temps normaux « aurait dû se trouver là ». Du canapé à la douche, les quelques mètres que tu parcours sont fastidieux, tu te forces néanmoins à ne pas traîner car aujourd’hui tout particulièrement, tu te dois d’être en forme : tu viens de décrocher un entretien d’embauche dans une crêperie pour un job d’été. Pas l’emploi de ta vie, mais il faut bien gagner son pain. Tu prends une douche rapide mais revigorante et te prépare à sortir prendre l’air, éventuellement manger en extérieur et te rendre à ton entretien. Pour l’occasion, tu te pares d’un chemisier blanc et d’un tailleur noir puis étire sur tes paupières un trait de liner. Élégante mais sobre.
11h00, il est temps pour toi de t’oxygéner et aller puiser l’inspiration nécessaire à tes dessins dans ce que Mère Nature a à t’offrir. Tu tournes la clé dans la serrure et te voilà dehors. L’air de la fin de matinée est doux ; le printemps est parti pour céder la place à un été timide mais déjà bien présent. Armée d’un bloc à dessin et de l’équipement de base du petit illustrateur bien au chaud dans ta sacoche aux côtés de ton smartphone et ton fouillis, tu te diriges vers la petite plage de galets à la sortie du village. Tu sais que là-bas, tu pourras t’adonner à ton activité sans que personne ne vienne te déranger. Tu aimes le calme et la sérénité que tu t’imposes chaque week-end et ne les troquerais pour rien au monde contre des sorties entre amis ; encore faudrait-il en avoir. Tu as bien quelques connaissances qui traînent de ça delà mais tu ne les fréquentes pas plus que ça en dehors des cours. La solitude te va si bien.
Arrivée à bon port, tu t’assois sur le même rocher que tu t’évertues à couver depuis des années sans jamais qu’il n’éclose. C’est le plus confortable que tu aies pu trouver dans le coin et il a même un dossier pour soulager ton dos ! Sortant ton matériel, tu constates que la mer est particulièrement calme. Le roulis régulier des vagues sonne comme une mélodie qui t’inspire. Tu brandis ton crayon et la mine file sur le papier, comme habitée par l’esprit de Courbet, autonome, esquissant d’abord de grossières formes géométriques s’entremêlant pour former le pont d’un bateau, sur lequel tu ajoutes deux hommes armés de sabres. Des pirates, bien sûr !
Tu restes une petite heure à gratter ta feuille jusqu’à ce que ton estomac te rappelle que tu n’as pas pris de petit-déjeuner. En rassemblant tes affaires, tu te dis que tu mangeras sur place pour être en avance et te diriges vers l’arrêt de bus le plus proche. Ce dernier ne tarde pas à arriver, pour une fois. Tu montes à bord, paies ton billet et prends place devant afin de ne pas rater ton arrêt. Le bus démarre alors que tu enfonces tes écouteurs dans tes oreilles pour ne pas avoir à supporter l’ambiance pesante des transports en commun. Mélomane éclectique, tu as tout de même une préférence pour tout ce qui est antérieur aux années 90 dans les domaines du rock et du rap tout particulièrement, les autres styles musicaux ayant pour toi été pulvérisés par les nouveaux artistes de l’an 2000. Nirvana pousse la chansonnette en arrière-plan tandis que tes yeux rivés sur le paysage se déplacent au rythme des rares arbres qui tiennent encore debout. Entre les rudes hivers et les étés étouffants que connaît ta région, la plupart de ceux qui sont plantés par les communes ne passent pas la barre de la première année. Les champs, la mer et les fermes sont tout ce qu’il y a de plus banal dans le coin. Plus haut il y a de vastes villes très actives que tu pourrais joindre en prenant le train mais tu ne t’y rends que pour les cours et tu dois avouer que c’est déjà bien assez : la foule, le CO² rejeté par tout ce trafic routier, les buildings… ce n’est pas toi.
Le trajet en bus passe plus vite que tu ne l’espérais, preuve irréfutable que les vieux artistes font toujours bien leur job. Tu descends à l’arrêt le plus proche du centre-ville pour rejoindre au plus vite une baraque à frites ou n’importe quel vendeur de nourriture que tu pourrais croiser. Ton ventre gargouille au détour d’une ruelle qui descend vers la plage. Tu connais bien la ville : c’est ici que vous avez grandi, ton frère et toi, lorsque vous n’étiez encore que des bambins à la recherche d’une famille. Si ta mémoire est bonne et que rien n’a changé, un pizzaïolo devrait se trouver non loin. Bingo ! Tu aperçois sur ta droite le camion tant convoité, signe du salut de ton estomac. Pas exactement le même que dans tes souvenirs, mais bien réel. Tu commandes et attends sur le côté ton carton. Comme la saison n’a pas vraiment commencé, le service est rapide et tu pars sans attendre en quête d’un banc face à la mer. Tu optes pour le premier qui vient, pressée de te rassasier. En silence, tu ouvres le carton qui renferme le Graal. La pizza sent bon alors tu t’empresses de croquer dedans. Ton téléphone diffuse maintenant dans tes oreilles une mélodie agréable et apaisante qui se marie à merveille avec la beauté de la côte.
L’air marin vient caresser tes jambes nues alors que tu termines ton repas. Comme il te reste du temps avant l’entretien, tu décides de partir pour une balade digestive motivée par la mélancolie que t’inspirent les lieux. Tes pas te guident à travers la vieille ville, remontant des rues déjà tant arpentées par le passé, chargées d’émotions et de rires d’enfant. Immanquablement, tu passes devant ce qui fut autrefois l’hôpital où tu naquis, remanié peu après en hôtel destiné à accueillir des touristes de tous horizons envieux de vos plages au sable fin et de sérénité. Questions budgétaires, te dis-tu en dépassant la bâtisse aux couleurs fades censées rappeler l’été. Plus loin encore dans le sens de ta marche, il y a l’orphelinat. Tu n’y es pas retournée depuis de longues années ; à dire vrai tu avais plutôt envie d’oublier mais comme l’occasion se présente, tes pas hésitants et la curiosité te guident finalement jusqu’à lui…
Tu t’arrêtes devant ce qui fut ton refuge. En levant les yeux vers l’entrée, tu constates non sans un pincement au cœur qu’il est maintenant à l’abandon, un arrêté de la mairie faisant acte d’approbation à son imminente démolition. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont murées et le lierre a proliféré le long des murs, donnant au bâtiment des allures de manoir hanté. Le frisson que tu attendais parcourt enfin ton échine. Il se tenait là, juste à ta place, agitant sa main à la petite fille dont le minois pointait à sa fenêtre, lorsque tu l’as vu pour la dernière fois. Dans un élan nostalgique, tu fais le geste tout en fixant les barreaux de ton ancienne chambre, au premier étage. Au même moment, un papillon aux beaux reflets violacés passe dans ton champ de vision et captive ton regard. Tu en vois beaucoup depuis que tu es petite. Ils ont toujours la même couleur vive. Tu le suis des yeux un instant, jusqu’à ce que l’éclat de ses ailes disparaisse derrière un pan de mur. En t’avançant sur le sentier, tu distingues sous le lierre des messages peints à la bombe, au sol des canettes de bière brisées et de vieux mégots. La légère brise qui rafraîchit l’air produit, en s’engouffrant au travers des planches qui barricadent les fenêtres, un sifflement similaire au hululement d’une chouette. Tout en contournant le bâtiment, des souvenirs emplissent ta mémoire. Tout est si différent et pourtant… pour toi, rien n’a changé. Tu sens encore l’odeur du repas du soir qui se prépare dans les cuisines alors qu’avec les autres enfants, Swan et toi chahutez sur les balançoires. L’emplacement de la table commune où vous vous réunissez chaque soir, récitant le bénédicité et la tapisserie des murs, bleue, avec des hirondelles au plafond. Si tu fermes les yeux, tu peux même revoir les visages de tes instructeurs, sévères, marqués par le temps et si tu te concentres un peu, tu entends encore leurs sermons quand vous couriez dans les couloirs.
Dans l’arrière-cour, les jeux pour enfants rouillés font la moue et grincent au moindre coup de vent. Triste tableau, penses-tu en te remémorant les rires et les pleurs qui imprégnaient ces lieux auparavant synonymes d’amusement et de gros bobos. En progressant sur la terrasse noircie, tu constates qu’une fenêtre a échappé à la condamnation. Sans trop réfléchir aux conséquences, tu enjambes le rebord et te retrouves dans ce qui fut autrefois une salle de classe. Le mobilier a été réaménagé, sûrement par des squatteurs, en un cercle et les restes d’un feu de camp trônent au centre des chaises branlantes. En te demandant quels genres d’inconscients allument un feu dans une ruine qui tient à peine debout et qui de surcroît est menacée d’être rasée pour des raisons évidentes, tu avances dans les décombres du lieu qui abrita tes joies, puis tes peines pendant de longues années. Un dernier tour de piste avant qu’ils ne disparaissent, emportant avec eux le souvenir douloureux d’une enfance chaotique…
Dans l’obscurité des couloirs, ton souffle se fait court et tes pieds font crisser tantôt du verre, tantôt de la ferraille, te faisant de temps à autres tressaillir d’angoisse. La poussière que tu soulèves danse dans les rais de lumière qui s’insinuent paresseusement à l’intérieur par le plafond croulant. Motivée par l’envie de revoir une dernière fois ta chambre, tu gravis l’escalier de bois avec appréhension, craignant que ton poids ne fasse ployer la structure. Chaque pas que tu fais provoque des craquements qui se propagent dans les planchers et résonnent comme une morbide symphonie dans le silence impénétrable qui imprègne les murs. Tu laisses glisser tes doigts sur la tapisserie en lambeaux alors que tu t’engages dans la dernière ligne droite, faisant ressurgir en toi des craintes viscérales tapies profondément dans ton cœur. L’espace d’un instant, tu fermes les yeux pour les faire taire, continuant à progresser à tâtons jusqu’au bout de ce long couloir, trébuchant même sur l’un de ces sommiers à ressorts que vous aviez, certainement jeté là par quelque junkie de passage. Quand tu relèves la tête, tu es face à l’entrée de votre chambre mais… quelque chose cloche. Cette porte rouge, face à toi, n’était pas là avant. Tu en es persuadée : tu connais cet orphelinat comme ta poche et ce n’est pas la porte de ta chambre qui se tient là. Celle-ci est rouge, flamboyante, presqu’irréelle au milieu des gravats et des débris qui jonchent le sol. Le papillon violet que tu as vu plus tôt est posé sur la poignée. Tu restes un moment la gorge nouée en zieutant autour de toi si quelque chose d’autre semble ne pas se trouver à sa place mais hormis la poussière, le plancher délabré et les tessons de verre, rien n’a vraiment bougé. La plupart des portes sont cassées, d’autres ont complètement disparu mais celle-ci… n’a rien à voir avec la désolation qui t’entoure. On dirait presque qu’elle est neuve et que quelqu’un vient de l’installer. Fébrile, tu plisses les yeux pour la distinguer mieux tout en restant à bonne distance. Tu déglutis difficilement, tout ça prend la tournure d’une mauvaise blague mais plus étrange encore, quelque chose a été gravé à même le bois au beau milieu de cette porte.
« S-W-A-N… » lis-tu lentement en frissonnant.
Swan… le prénom de ton frère, disparu dix-sept ans auparavant, est gravé sur cette porte ?! Si c’est une blague, elle est vraiment de mauvais goût ! C’en est tellement choquant que ton sang ne fait qu’un tour. Ce ne peut être une coïncidence. Pas ici, pas maintenant. Tu n’étais jamais revenue ici jusqu’à aujourd’hui et qui plus est, tu n’as jamais parlé à personne de la disparition de ton frère pas plus que tu n’as eu de nouvelles de lui depuis que… depuis…
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ta main est déjà en train de tourner la poignée puis sans réfléchir davantage, tu te précipites dans la chambre en appelant ton frère comme si tu t’attendais à le trouver derrière cette porte :
« Swan ?! »