Les Tueurs de mes rêves
Je déteste l'hôpital.
C'est le lendemain de mon entrevue avec Krueger que je me retrouvai avec ce plateau sur les genoux, toujours allongé, examinant avec inquiétude le petit déjeuner que les infirmiers m'avaient concocté.
Je hais l'hôpital.
Le chocolat chaud avait refroidi, les tartines étaient à peine beurrées et le goût de rouille de mon jus d'orange me dissuada immédiatement de finir le verre.
De toute façon, ce n'était pas le genre de boisson dont j'éprouvais le besoin.
J'avais mal au crâne. Les événements de la veille se mélangeaient, perdant toute cohérence. J'étais incapable de dire si j'avais absolument tout rêvé ou si j'avais réellement croisé les trois compères au milieu de la nuit. Trop de questions se bousculaient en moi.
Les croissants étaient trop secs.
Décidant que je n'avais plus faim, je posai le plateau sur ma droite, évitant de justesse de renverser le contenu de mon bol, et me massai les tempes en espérant faire disparaître mon début de migraine.
Au réveil, le type qui m'avait opéré m'avait annoncé que je pourrais quitter les lieux d'ici une semaine. "Et en attendant, reposez-vous et dormez un peu."
Ha. Ha. Ha.
L'immobilité imposée m'irritait au point que je me sentais presque en forme, ce jour-là.
Par la porte entrouverte, j'observais les allées et venues du personnel dans le couloir. Personne ne faisait attention à moi et c'était très bien, mais au bout d'une demi-heure, je dus bien admettre que je m'emmerdais.
"Madame ? appelai-je d'une voie enrouée, tandis qu'une infirmière apparaissait dans l'encadrement.
- Oui, monsieur ? Que puis-je faire pour vous ?" s'enquit-elle avec un grand sourire.
Elle poussa la porte et entra. Elle tenait quelques papiers à la main, portait une blouse quelque peu froissée, ses cheveux blonds mi-longs s'ébouriffaient en une tignasse confuse, et sa bonne humeur et son énergie étaient telles qu'elles parvinrent à m'arracher un vague sourire.
"Vous avez l'air occupée, notai-je, essayant d'être à peu près aimable.
- Oh, vous n'avez pas idée, soupira-t-elle. Comment vous sentez-vous ?
- Pas trop mal."
Elle avisa ce qui me tenait lieu de collation et haussa un sourcil.
"Vous n'avez pas faim ?
- Si, mais pas de cette nourriture, sans vouloir vous vexer."
Elle m'adressa un clin d'oeil espiègle et se rapprocha de mon lit avec des airs de conspiratrice.
"C'est ce que je m'obstine à dire à la direction depuis que je travaille ici : la nourriture est ignoble. Ne vous plaignez pas : moi, j'ai droit à ça tous les matins !
- Tout compte fait, je suis bien content des repas auxquels j'ai droit tous les midis au lycée, ricanai-je.
- Ah, vous travaillez au lycée de Springwood ? Vous êtes professeur ?
- Hmm. De biologie, soufflai-je.
- Aha ! Ma matière préférée ! fit-elle avec enthousiasme.
- C'était la mienne aussi.
- Tiens donc, "c'était", dites-vous ?
- C'est bien ce que j'ai dit, confirmai-je en m'essuyant les yeux. Peu importe."
Elle hocha la tête, n'insista pas.
"Avez-vous besoin de quelque chose ? Le boulot m'appelle !
- Juste d'une occupation. N'importe quoi, pourvu que je ne voie pas le temps passer.
- Je peux vous apporter des magazines, si vous voulez.
- Ils feront très bien l'affaire, merci à vous."
Elle me sourit à nouveau avant de s'éloigner en direction de la porte, son rouge à lèvres sublimant son magnifique visage. Cette remarque intérieure me surprit. Cela faisait déjà quelque temps que je n'avais pas regardé une femme de cette façon. Espérant que mon regard sur sa bouche, ses yeux, son corps élancé et ses formes athlétiques n'était pas trop suspect, je tentai un rictus peu convaincant en guise de remerciement.
"Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez me demander auprès de mes collègues, à moins qu'ils puissent se débrouiller sans moi ! Je suis Abigail Bennett.
- Et moi, Oliver Yellowspring, répondis-je sans réfléchir.
- Ravie de faire votre connaissance. Bon, je me dépêche ! En espérant que votre séjour ici ne vous paraîtra pas trop long.
- Un séjour à l'hôpital, c'est toujours trop long, vous savez.
- Je suis bien d'accord avec vous !" acquiesça-t-elle en riant, et elle quitta la pièce.
***
"Scientific American Mind ? Moi qui pensais que les profs qui consacrent tout leur temps à la matière qu'ils enseignent étaient une légende... !"
Je ne pus m'empêcher de sursauter avec un jappement de stupeur, le dernier numéro du SA Mind entre les mains. Stanley White, se dressant sur le seuil, me souriait avec amusement, une veste en cuir couleur caramel sur le dos, des lunettes de soleil posées sur son crâne chevelu et de vieilles Dr Martens aux pieds.
"White, pourquoi faut-il toujours que vous me preniez par surprise ? grommelai-je.
- Excusez-moi, monsieur. Je peux entrer ?
- Vous n'êtes pas en cours ?
- A cette heure-là, c'est vous qui êtes censé nous faire cours, me fit-il observer.
- Ah... Qu'est-ce que vous voulez ? J'ai pas l'intention de vous faire cours à l'hôpital, lâchai-je en refermant mon magazine et en le jetant négligemment sur mon lit.
- Eh bien, comme j'avais deux heures de trou, je me suis dit que je pouvais les employer à vous rendre visite. C'est tout."
Je lui adressai un regard curieux. Il paraissait beaucoup plus assuré que lors de nos présentations, mais je détectai un certain malaise dans ses yeux.
"Eh bien, si ça vous amuse, restez.
- Comment allez-vous ? m'interrogea-t-il en fermant le battant derrière lui.
- Bien. J'imagine que tout le monde sait que je suis là, je vais encore être emmerdé par mes collègues : "Alors, comment tu vas ?" ; "L'hôpital, ça a été ?" ; "On s'est inquiété pour toi !" ; "Et au fait, t'as fait le deuil ?" Bordel, c'est à croire qu'on me foutra jamais la paix ! m'exclamai-je, pris d'une irrépressible envie de me défouler.
- Ne vous en faites pas, dit-il en s'asseyant à mon chevet, je... (Il baissa les yeux et déglutit.) Je suis le seul au courant."
Je le dévisageai, incrédule.
"Ah oui ? Je vois mal comment ! D'ailleurs, il paraît que c'est cette tarée de Gallagher qui a appelé l'ambulance."
Il releva la tête, une expression d'incompréhension lui déformant la figure.
"Sans vouloir vous contredire... enfin, si justement... ça m'étonnerait. Elle est arrivée au lycée avec une immense gueule de bois, ce matin."
Ce fut à mon tour d'écarquiller les yeux.
"Kanra boit ?
- Elle a passé la nuit à faire la tournée des bars avec Rooney. Il semblerait qu'elles sortent ensemble."
Je balayai cette dernière phrase d'un geste de la main.
"Ça, c'est le genre de chose dont je me fous complètement. Mais vous êtes absolument sûr de vous pour le reste ?
- Oui, parce que Rooney a eu un accident de voiture en rentrant chez elle. Elle avait dans les deux grammes d'alcool dans le sang. Si vous aviez vu l'état de sa bagnole, vous me croiriez. Je ne vois pas comment Kanra aurait pu appeler les secours si elle était dans le même état qu'elle, ni comment elle aurait pu être au courant pour...
- Comment va Rooney ? l'interrompis-je, subitement inquiet.
- Plus de peur que de mal. Elle n'a que quelques égratignures. Elle a fini au fossé, personne d'autre n'est blessé."
Je me surpris à me demander, avec un cynisme agressif, comment Kanra avait réagi en apprenant l'accident de son coup d'un soir. Qu'avait-elle pu penser ? Avait-elle seulement ressenti quelque chose ? Sûrement pas.
Mauvaise langue, va.
Absolument pas, mon vieil Oliver, c'est d'un réalisme absolu.
"Enfin, elle a très bien pu avoir le temps de passer un coup de fil, et être bourré n'empêche personne de..."
Je m'interrompis. Quelque chose ne collait pas.
"Stanley, comment avez-vous su pour moi si vous ne l'avez appris par personne d'autre ?"
Il se tortilla sur sa chaise en rougissant violemment. Voilà qui ressemblait plus à White, mais cela ne me disait rien qui vaille.
Il eut du mal à poser les yeux sur moi. Se passant la main sur la nuque, il s'extirpa une réponse de la gorge avec difficulté :
"Sans doute de la façon dont Gallagher aurait pu être au courant. Ecoutez, je... je crois qu'il faut qu'on parle."
Je m'assis un peu plus confortablement sur le lit, calant mon dos au fond de l'oreiller, le coeur battant. J'avais rarement été aussi attentif aux paroles de mon interlocuteur. Je me massai les tempes, ce qui me détendit un peu. J'avais horriblement chaud, tout à coup.
"Je vous écoute, murmurai-je.
- Pour la nuit dernière, je sais ce que... Je sais ce qui vous est arrivé, dit-il, les yeux baissés, le visage dissimulé derrière ses cheveux. J'y étais."
Je crus que j'allais avoir une attaque.
"Comment ça, vous y étiez ? C'est quoi, cette histoire ?
- J'y étais. Dans votre cauchemar. Avec... avec Freddy."
Personne ne m'avait jamais regardé avec une telle terreur. Quant à moi, j'étais tétanisé, si choqué que je fus incapable de m'extraire de mon immobilité pendant un temps qui me parut incroyablement long. Je ne pus que poser une main sur mon coeur affolé dans une inconsciente et vaine tentative de me calmer.
"J'ai vu... je... j'ai vu tout ce que... J'étais là quand..."
Il courba le dos et se prit la tête entre les mains, inspirant un grand coup. Je hochai la tête sans y penser, l'incitant instinctivement à poursuivre.
"Je l'ai vu quand il a voulu vous tuer. J'aurais voulu intervenir, je... j'ai essayé de l'en empêcher, mais je ne peux pas l'atteindre dans les rêves. Mais lui non plus ! Il ne peut rien me faire. C'est comme si j'étais une simple caméra de surveillance. Je... je suis vraiment, vraiment désolé.
- Moi aussi, m'étranglai-je, je suis désolé."
Je me laissai glisser sur le dos, une main sur les yeux, luttant contre les larmes et le rire hystérique qui menaçait de sortir. Et, sans réfléchir davantage, je décidai de tout lui déballer.
"C'est à cause de moi que Krueger existe encore, balbutiai-je. Je l'ai sous-estimé depuis le départ. Et à cause de moi, ma famille n'est plus là. J'aurais pu empêcher ça, White, j'aurais pu..."
La voix noyée dans un sanglot, je secouai la tête avec énergie.
"Mon Dieu, Stan, si seulement je pouvais revenir en arrière...
- C'est pas vraiment possible, dit-il faiblement, compatissant.
- Tu crois m'apprendre quelque chose, peut-être ? crachai-je.
- Ce n'est pas ça. Désolé. Réconforter les gens, ça n'a jamais été mon fort. Enfin, je... je suis content d'avoir quelqu'un à qui parler de tout ça. C'est tellement...
- Abominable, achevai-je.
- Ce n'est pas la première fois que je vous vois en rêve, monsieur Yellowspring. Je me disais bien que vous aviez une espèce de don, vous aussi."
Je clignai des yeux. La situation atteignait un tel degré de surréalisme que je craignis, l'espace d'une seconde, d'être encore en plein rêve.
"C'est exact, rétorquai-je, j'avais un don. C'est terminé.
- Pourtant, vous avez réussi à frapper Krueger, me rappela-t-il, une lueur d'espoir dans les yeux.
- Je sais. Mais j'étais capable de beaucoup plus, autrefois.
- Ne le prenez pas mal, mais vous parlez comme un vieil homme, fit-il avec un léger sourire d'excuse.
- Eh bien, dans ce cas, qu'on me laisse vieillir en paix ! m'exclamai-je. Stanley, soupirai-je, tu ne peux pas savoir à quel point je t'envie.
- Ma situation est loin d'être enviable. Assister à d'horribles meurtres sans pouvoir agir, c'est affreux."
Je grimaçai avec l'impression désagréable de m'être montré égoïste. Décidément, dans le domaine des relations humaines, j'étais plus que rouillé.
"Excuse-moi, Stan. C'est seulement que quand on a tout perdu, on se raccroche à ce qu'on peut.
- Je ne pense pas que vous ayez tout perdu. Vous avez toujours un travail, par exemple !
- Pff ! lâchai-je, désabusé. Il ne m'intéresse plus.
- Si ça peut vous rassurer, je suis sûr que vous pouvez encore coller une raclée à Freddy ! tenta-t-il de m'encourager.
- Stanley ? feulai-je froidement.
- Oui ? répondit-il, haussant un sourcil.
- Dehors."
Il resta interdit, assis sur sa chaise, me dévisageant sans comprendre.
"White, insistai-je en tendant un doigt vers la sortie, fous le camp d'ici. Retourne bosser et fous-moi la paix !"
Lorsqu'il se leva, il n'avait pas seulement l'air peiné ; il semblait aussi terrorisé.
"Vous n'allez pas m'aider, alors ?
- Je ne peux pas t'aider. Lâche-moi, d'accord ? J'ai suffisamment d'emmerdes comme ça sans que tu n'en rajoutes. Débarrasse le plancher."
Je croisai les bras et détournai le regard, en proie à une colère soudaine et glaciale. Il m'emmerde, le White.
Il poussa un long soupir, les lèvres tremblantes, me lança un dernier coup d'oeil implorant et, enfin, sortit dans le couloir, laissant la porte entrouverte comme à son arrivée.
Je regrettai mes paroles dès qu'il eut disparu de mon champ de vision.
"Stanley ? lançai-je, me redressant. Stanley ?"
La peur m'oppressa à mon tour, me comprimant la cage thoracique. La peur... et le remords.
"Stanley ! m'écriai-je. Attends, reviens !"
Seul le silence me répondit.
"Stanley ! hurlai-je, la panique se substituant à ma peur, tandis que mes paupières recommençaient à me brûler. Stanley, excuse-moi !"
Si un infirmier n'avait pas pointé le bout de son nez à ce moment-là, me demandant si tout allait bien, je pense que j'aurais fini par le supplier. Lorsque le type ressortit, je me sentais horriblement seul. White ne revint pas.
Je restai les bras croisés sur mon lit, tandis que les rayons du soleil éclairaient violemment ma chambre, me donnant, plus que jamais, une vive envie de me lever et de sortir. Et, tant que j'y étais, de rattraper la seule personne qui semblait en mesure de m'aider et de me soutenir. Plus : elle pouvait me comprendre. Et ça, c'était ce qui me manquait le plus depuis des mois.
Tiens, c'est peut-être lui qui m'a réveillé...
Je laissai mes pupilles faire le tour de la pièce, furieux contre moi-même, m'imaginant en train de me cogner la tête contre les murs.
J'emmerde l'hôpital.