Les Tueurs de mes rêves

Chapitre 1 : L'oeil aveugle

1655 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 10:14

Springwood, 5 septembre 2013

 

Je sais, je sais. Rouler fatigué, c'est dangereux. Et faire cours dans le même état, c'est pas terrible non plus. Je m'en foutais. Quoi qu'il se passerait, ce ne serait pas important. Plus rien n'avait d'importance pour moi, même pas la réussite de mes élèves, et Dieu sait que, par le passé, j'aurais fait n'importe quoi pour les aider. Mais voilà, les choses avaient changé et j'étais de plus en plus mauvais à l'école, si j'ose dire.

Je m'appelle Oliver Yellowspring - un nom pas spécialement agréable, je sais - et j'étais prof de biologie au lycée de Springwood. Un boulot que j'avais autrefois adoré et que je haïssais maintenant. Je ne supportais plus rien. L'endroit. Les collègues. Les élèves. Mon envie de tout plaquer croissait au fil des jours. 

En garant ma voiture sur le parking, je crus que j'allais me mettre à pleurer. Comme d'habitude, je ravalai mes larmes. Il fallait que je passe à autre chose, maintenant. Ce qui m'était arrivé ? Ma femme et mon fils étaient morts. Voilà, c'est dit. Et mon fils fréquentait ce lycée, évidemment. Vous imaginez ce que ça fait, de se dire qu'on n'accompagnera plus jamais son enfant de dix-sept ans à l'école ?

Je sortis de la voiture et traversai la cour à grandes enjambées. Je m'arrêtai aux toilettes pour pleurer et vomir mon angoisse, essayant de ne pas me voir dans les miroirs, mais j'eus le temps d'apercevoir des cernes couleur cendre autour de mes yeux injectés de sang - insomnie, merci. Je me rinçai le visage et filai en cours. 

Les nouveaux élèves m'attendaient toujours dans la même salle, et bien sûr, elle était au troisième étage du lycée. Ca les faisait râler presque autant que moi. Rien de tel pour commencer l'année dans la joie et la bonne humeur. J'en croisai quelques-uns dans l'escalier ; Sophie Gallagher, une rouquine de dix-huit ans que je connaissais depuis deux ans, me salua avec la timidité qui la caractérisait ; Gabe Trigger, ce colosse d'un mètre quatre-vingt dix, me bouscula, s'excusa et se remit à gravir les marches quatre à quatre ; Christina et Daniel Baney, les jumeaux, échangeaient des plaisanteries... Bon. En fait, j'étais le seul à être de mauvais poil. D'accord. L'année commençait bien.

Je laissai tous mes élèves entrer dans la salle avant moi. Le temps de respirer encore un peu. Leurs rires jaillissaient hors de la pièce par la porte ouverte, tandis que seul dans le couloir, adossé au mur, je tentais de ne pas craquer une nouvelle fois.

"Eh, entendis-je quelqu'un dire, il fout quoi, Yellowspring ?"

C'était une voix inconnue. Combien de nouveaux élèves aurais-je, cette année ?

"Bah, il devrait bientôt venir. Je l'ai croisé tout à l'heure."

Gabe.

"Dans un sens, ça nous arrange, non ?"

Rooney Earl. Sa remarque fut accueillie par de nouveaux rires.

Allez Oliver, me dis-je, quand faut y aller, faut y aller.

J'inspirai un bon coup et entrai en cours. Les rires cessèrent presque aussitôt.

Je jetai un regard à la ronde. J'avais une bonne trentaine d'élèves sur les bras et je les connaissais tous. Sauf six d'entre eux.

Le premier s'était réfugié au fond de la salle, les yeux rivés sur son bureau pour ne pas avoir à regarder les autres ; le deuxième, assis à côté de Daniel, se curait les ongles avec son compas ; la troisième me dévisageait, attendant patiemment le début du cours ; le quatrième finissait de se rouler une cigarette - je me demandai s'il aurait le culot de la fumer maintenant - tandis que la cinquième lui soufflait quelque chose à l'oreille ; et la sixième...

Dès que mon regard croisa le sien, je sentis un frisson glisser le long de mon dos et me secouer tout entier. Ce fut plus fort que moi.

Elle avait croisé les pieds sur son bureau et me fixait, l'air de dire : "Je fais ce que je veux et je t'emmerde". J'avais rencontré ce genre d'élève maintes fois au cours de ma carrière, mais aucun d'entre eux n'avait ce regard de... de tueur. L'un de ses yeux était aveugle, recouvert d'une pellicule blanchâtre, et s'enfonçait profondément dans sa joue froissée et trouée par des brûlures, mais d'une certaine manière, il semblait encore vivant. Il me scrutait, comme l'autre.

La jeune fille s'était entièrement rasé le crâne. Ajouté à ses muscles, cela lui donnait un air androgyne. 

Lorsque je lui demandai son nom, elle me toisa dans une inquiétante parodie de sourire et lança :

"Kanra Dawn Gallagher.

- Gallagher ? m'étonnai-je. Comme Sophie ?

- On est soeurs, intervint cette dernière.

- Tu parles ! ricana Kanra. Si je m'appelle Gallagher, dit-elle en se retournant vers moi, c'est parce que ses parents voulaient toucher les allocations familiales.

- Cela ne me regarde pas, l'arrêtai-je. Merci, mademoiselle. Mais faites-moi le plaisir de retirer vos pieds de ce bureau."

Elle me toisa avec le plus parfait mépris et, comble de l'irrespect qui me cloua sur place, tendit les poings vers moi et m'offrit ainsi la vision de ses majeurs dressés. L'élève du fond écarquilla les yeux et se mordit les lèvres, comme s'il avait lui-même fait preuve d'insolence ; certains rirent nerveusement ; quelques petites frappes que je connaissais applaudirent, et cela me fit reprendre mes esprits très rapidement.

"Vous tous, là, puisque ça vous fait tant rire, quatre heures de colle chacun. Et vous, Gallagher, laissez-moi le plaisir de vous accompagner chez le Proviseur...

- Mais pas de problème ! me sourit-elle. Il n'y a vraiment aucun souci. Comme ça, je pourrai rester bien au chaud dans un bureau, sans avoir rien d'autre à foutre que de... dormir, ouais, ça me tente assez. Dis donc, à ce propos, tu manquerais pas un peu de sommeil ? Tu te tapes de sacrés cernes."

Je faillis l'envoyer "se faire foutre". J'avais envie de hurler. Je me dirigeai simplement vers la porte, l'ouvris et fis signe à Kanra de me suivre, sans parler. J'étais tellement choqué. Ce manque de respect total à l'égard d'un prof, la façon dont elle avait prononcé le mot "dormir", ce sourire sadique qu'elle avait eu en évoquant mes cernes, ce tas de brûlures sur son bras et sa joue gauches, et ce putain d'oeil blanc qui tentait sans cesse de pénétrer les miens. En sortant dans le couloir, je fus comme pris de vertiges, mais je tentai de le dissimuler. Elle m'observait avec un sourire intrigué et narquois, marchant à peu près à la même allure que moi. 

La lumière filtrant par les fenêtres du couloir semblait creuser ses cicatrices, poussant les ombres au fond des cratères de chair décolorée. Je détournai le regard, pris d'un haut-le-coeur. Je ne voulais pas garder cette fille dans ma classe. C'était hors de question. Je filais au pas de course dans l'escalier, talonné par ce monstre, désireux de m'en débarrasser au plus vite. Kanra sifflotait derrière moi, un air qui ne m'était pas inconnu, mais je ne parvenais pas à mettre un nom dessus. Où l'avais-je donc entendu ? Tin, tin, tin tin tin tin... 

Lorsque nous atteignîmes enfin le bureau du Proviseur, elle cessa de siffler et, tandis que je frappais à la porte, me demanda, sur le ton de la conversation :

"Tu connais cette musique ?"

Je ne répondis pas. Je la plantai là, avec le Proviseur qui venait de lui ouvrir, sans expliquer à celui-ci pourquoi je lui avais amené cette fille. J'avalai les marches quatre à quatre, le coeur battant et des larmes de peur aux yeux, parce que je venais de me rappeler les paroles de la chanson : 

Un, deux, Freddy te coupera en deux, 

Trois, quatre, remonte chez toi quatre à quatre, 

Cinq, six, n'oublie pas ton crucifix, 

Sept, huit, surtout ne dors plus la nuit, 

Neuf, dix, il est caché sous ton lit...

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