Ce qu'on appelle Tempête
Inuzuka repoussa délicatement les cheveux poisseux de Kuramochi et ajusta le linge humide sur son front.
- Comment allez-vous aujourd'hui, Kuramochi-san ? murmura-t-il d'un ton qui s'efforçait d'être joyeux. Il s'assit sur le tabouret et posa les mains sur ses genoux, très droit comme un écolier. "Le blizzard s'est arrêté et les chiens ont bien envie de courir. Fuuren Kuma a failli manger Anko, mais Riki l'en a empêché."
Il eut un petit rire.
- Riki se rappelle bien qu'il est le chef de la meute ! Utsumi-san a dit qu'il viendrait avec moi conduire le traineau, cette après-midi, pour qu'ils puissent se dépenser. Kuma a peut-être juste besoin de se changer les idées et de se dégourdir les jambes. Qu'est-ce que vous en pensez, Kuramochi-san ?
Son sourire vacilla dans la lumière ambrée qui remplissait la pièce à cette heure de la journée. Ses épaules s'affaissèrent un peu.
- Samejima-san a dit qu'il vous avait raconté l'histoire de ce pingouin qui avait avalé un morceau de poisson trop gros pour lui. Est-ce qu'il vous a dit que la même chose est arrivé à Funaki-san, le même jour ? Il a failli s'étouffer avec son dîner. Hoshino-san lui a donné une grande claque dans le dos pour que ça se dégage ! Il avait les yeux qui pleuraient. Yamazato-san était très vexé !
Il prit une longue respiration, son sourire en train de se décrocher aux bords des lèvres.
- Kuramochi-san. Tani-sensei… Tani-sensei a dit…
Sa voix s'étrangla. Il tendit la main et agrippa la manche du jeune homme.
- S'il vous plaît… Réveillez-vous. On a besoin de vous…
Ses larmes débordèrent. Il avait beau les essuyer d'un geste furieux, elles continuaient à couler. Il ne reconnaissait pas sa voix, aiguë, suppliante.
- Kuramochi-san ! J'ai besoin de vous…
Il baissa la tête et sanglota, comme il ne l'avait pas fait depuis très longtemps, comme un enfant dont les émotions brisent le barrage de la pudeur, de ce qui est raisonnable.
Plus RIEN n'était raisonnable.
Kuramochi avait sombré dans l'inconscience quatre jours plus tôt. La fièvre était si forte qu'il ne délirait pas comme c'était arrivé auparavant et qu'aucune plainte ne lui échappait plus. Il était simplement étendu sur le côté pour qu'il ne s'étouffe pas, enfoncé lourdement dans le matelas, la respiration sifflante.
Cela faisait dix jours qu'ils étaient rentrés de l'expédition au Mont Botnnuten.
Les hommes s'étaient relayés à son chevet, inlassablement.
Au début, il dormait souvent, mais lorsqu'il était éveillé, ils se sentaient utiles. Ils lui racontaient leurs journées, lui parlaient des chiens, lui donnaient des nouvelles du Japon. Ils étaient déchirés d'assister aux crises de toux qui le pliait en deux de douleur, de devoir s'écarter pour laisser passer le docteur, mais ils revenaient toujours. Parce que, malgré ses yeux brillants de fièvre, il les encourageait, écoutait leurs soucis et leurs disputes, donnait des conseils et même les chahutait quand ils semblaient trop inquiets.
Kuramochi restait Kuramochi.
Mais les choses ne s'amélioraient pas. Les traces de sang s'étaient changées en caillots mêlés de bile, et quand il se croyait seul avec le docteur, il lui arrivait de plaintivement implorer pour quelque chose qui diminue la souffrance.
Derrière la porte, Utsumi s'était éclaté la lèvre en la mordant quand il avait entendu le mot "morphine."
Himuro était plus sombre et plus sarcastique qu'il n'avait jamais été depuis le début du voyage. Il était tellement infect qu'ils le fuyaient sans même s'en cacher. Les autres avaient l'impression qu'on le punissait en le chargeant d'aider le jeune homme à manger, par exemple. Quand on le faisait sortir de l'infirmerie, et qu'à l'intérieur Tani-sensei s'agitait en essayant de calmer son malade secoué par ces quintes qui semblaient lui arracher la poitrine, le visage d'Himuro était figé dans une expression d'humiliation enragée qui faisait peur.
Mais dans l'infirmerie, quand le médecin roulait des bandes en prétendant être vieux et sourd, Himuro tenait la main de Kuramochi et le suppliait en chuchotant d'aller mieux.
Kuramochi souriait faiblement, ses yeux bruns grands et rieurs pendant un instant d'accalmie, et promettait qu'il serait sur pied le lendemain.
Kuramochi était soit un très bon menteur, soit un optimiste comme le monde n'en avait jamais porté.
Puis il n'avait plus répondu, un jour, après une crise tellement forte qu'elle avait failli le faire tomber de son lit. Ils avaient attendu un peu, qu'il se repose, mais…
Soixante-douze heures plus tard, il n'avait toujours pas repris conscience et Tani-sensei avait avoué, ce matin-là, que s'il ne se réveillait pas bientôt, il ne se réveillerait plus jamais.
Deux jours auparavant, Samejima avait annoncé que Riki dédaignait la nourriture qu'on lui apportait et qu'il s'était blessé à force de tirer sur son collier pour s'échapper. Le chien était maintenant dans le couloir, où le médecin l'avait accepté en baissant les yeux.
"Maintenant… c'est peut-être tout ce que l'on peut faire pour lui…"avait-il soupiré.
Les hommes n'avaient plus rien dit de la journée, échangeant des paroles minimum en accomplissant leurs tâches habituelles, et personne ne s'était plaint de devoir prendre une partie des corvées d'Inuzuka qui ne sortait plus de l'infirmerie.
Inuzuka n'était qu'un enfant, après tout. Ce qu'ils pouvaient à peine accepter malgré la guerre qui hantait leurs passés, lui n'y avait pas encore fait face.
Dans la salle de radio, Yokomine considérait le télégramme qu'Himuro lui avait dicté et ne pouvait se résoudre à l'idée de devoir l'envoyer.
La page griffonnée par un stylo qui tremblait de chagrin et de colère commençait par ces mots :
"Chère Miyuki-chan,
Ton beau-frère, Takeshi Kuramochi, ne reviendra jamais d'Antarctique."