Ce qu'on appelle Tempête
La salle commune bruissait joyeusement, comme chaque soir à ce moment où elle passait de réfectoire à salon. Toute la vaisselle n'était pas lavée – à vrai dire il y avait encore deux ou trois personnes attablées – mais l'atmosphère se chargeait de détente avec anticipation. Hoshino raconterait peut-être encore des histoires incongrues et pleines de sagesse. Samejima allait gagner aux cartes, comme à son habitude. Arashiyama ferait rire toute l'assemblée avec des anecdotes de son travail de guide. Funaki lirait des poèmes. Yokomine, probablement, serait plaisanté et chahuté sur ses rêveries à voix haute au sujet des jumeaux.
Inuzuka réussit à terminer sa bouchée sans que son estomac se soulève d'ingurgiter autant de nourriture après plusieurs jours de privation. Il se moucha bruyamment – son nez ne faisait que couler depuis qu'ils étaient rentrés, l'avant-veille. Il empila ses bols et pivota sur le banc.
Au bout de la table, Hoshino raclait consciencieusement les dernières miettes de son souper, et ne semblait pas les apprécier autant qu'à l'ordinaire, distrait par la dernière personne assise.
La joue dans sa main gauche, Kuramochi observait ses baguettes ramasser une boulette de riz, la pousser dans un coin, gratter un peu de brûlé sur le morceau de poisson.
Il n'avait pas vraiment l'impression d'être celui qui exécutait ces gestes.
Sa nuque était lourde, comme s'il était toujours en train de tirer le traîneau dans la tempête, et ses oreilles bourdonnaient si fort que les conversations semblaient lointaines. Son corps était engourdi, comme s'il n'était pas vraiment revenu avec lui de la carcasse de baleine où il s'était accroché à la vie.
- Du mal à manger, avec ce bandage ? Va falloir qu'on te nourrisse comme Inuzuka ! plaisanta Utsumi en se penchant vers lui.
Les yeux de Kuramochi dévièrent vers son poignet droit, emprisonné dans une attelle.
Il pouvait encore bouger ses doigts, sans trop y penser, mais il n'était pas question de conduire les chiens pendant deux bonnes semaines, avait dit le docteur.
- Vous avez eu de la chance de vous en tirer à si bon compte, reprit Utsumi, le soulagement rétrospectif dans sa voix nettement audible.
Kuramochi sourit, malgré la fatigue lovée sous ses yeux, acide comme le blizzard. Ce n'était pas la première fois de sa vie qu'il passait plusieurs jours sans dormir, mais il était absolument exténué par la tension de maintenir les deux autres éveillés, la morsure du froid contre laquelle il avait dû lutter après avoir enlevé sa parka pour en couvrir Himuro et Inuzuka, l'énergie morale qu'il avait dû rassembler pour croire que les chiens les sauveraient et l'insuffler à ses co-équipiers mourants.
- C'est vrai, aquiesça-t-il. Aucun des chiens n'a été blessé et Himuro sera presque débarrassé de ses béquilles d'ici qu'on revienne au Japon.
- Inuzuka est le seul à se payer un beau rhume, ajouta Utsumi en riant. Et après ça, on dit que seuls les idiots ne tombent pas malades !
Il donna une tape amicale sur l'épaule de Kuramochi qui tressaillit, pincé par une douleur soudaine qui n'avait rien à voir avec les courbatures dont il était perclus.
- Tu seras avec nous, ce soir ? Il faut absolument que quelqu'un batte Samejima ou on sera ruinés avant de rentrer au pays !
Kuramochi sourit encore, sans bouger.
- Compte sur moi.
Sa voix était encore rauque. Utsumi s'éloigna après un dernier coup d'œil sur la portion de riz à peine entamée. Hoshino l'attrapa par le bras avant qu'il ne sorte de la salle.
- Comment est-il ?
- Comme d'habitude, répondit Utsumi, un peu surpris par l'inquiétude tangible dans les yeux de leur leader. "Il n'a pas beaucoup mangé et il est visiblement fatigué, mais il a dit qu'il viendrait jouer ce soir. Je pense qu'il tient le coup et qu'…"
- Il n'a pas dormi, la nuit dernière, chuchota Inuzuka, à peine compréhensible avec son nez bouché.
Hoshino les entraîna tous les deux dans le couloir.
- Il n'a fait que tourner et gémir, continua Inuzuka. J'ai dormi, je… enfin, j'ai pas toujours été réveillé, mais… il n'a pas dormi, c'est sûr. Il était assis, cette nuit, et aussi ce matin quand je me suis réveillé.
- Il est pâle, mais c'est normal après ce que vous avez traversé. Qu'a dit le doc, Hoshino-san ?
L'homme enleva ses lunettes et les essuya. Il massa son nez, puis les remit.
- Kuramochi-han n'a parlé que de son poignet, mais d'après Tani-sensei, il a sûrement aussi des côtes froissées ou fêlées, vu comme il se déplace. Ça expliquerait que cela lui soit inconfortable d'être allongé.
Ils jetèrent un coup d'œil dans le réfectoire. Kuramochi rendait son bol au cuisinier, en s'excusant de ne pas l'avoir vidé. Effectivement, il avait une démarche un peu raide, comme s'il s'efforçait de ne pas trop remuer le torse.
- Je voudrais simplement qu'il se repose, dit Hoshino d'un ton las. "Il s'est occupé des chiens, il a fait la liaison entre la chambre d'Himuro-han et la radio…"
- Il a même donné un coup de main à Samejima, pour installer l'appareil près des pingouins, ajouta Utsumi.
- Il est incroyable… soupira Inuzuka qui se mit ensuite à éternuer à répétition et dut aller se laver le visage, faute d'assez de place dans son mouchoir.
Ce soir-là, Kuramochi gagna l'une des trois parties qu'il fit contre Samejima. Il se mêla aux vannes adressées à Yokomine et fut l'un des derniers à quitter la salle. Ce n'était pas l'homme bourré d'énergie dont ils avaient l'habitude, mais c'était le meneur rempli de charisme et de bonne humeur qu'ils appréciaient tant.
Pendant la nuit, Inuzuka l'entendit tousser à plusieurs reprises, recroquevillé sur lui-même pour empêcher le mouvement qui le secouait de résonner sur ses côtes meurtries. Le garçon se souleva un peu sur les coudes, essayant de savoir s'il devait aider, mais Kuramochi s'en aperçut et lui demanda aussitôt s'il avait besoin de quelque chose. Inuzuka bredouilla, s'embrouilla, finit par se taire. Le jeune homme sourit et lui apporta une pile de mouchoirs improvisés découpés dans un vieux drap. Inuzuka se rendormit avec le sentiment que tout allait bien et un tissu fleurant le savon blotti contre son menton.
Le lendemain, Kuramochi était encore une fois le premier debout, déjà nimbé par la lumière rose et or de l'Antarctique, au milieu des chiens qui dansaient autour de lui, quand les hommes émergèrent du bâtiment pour l'exercice d'échauffement matinal. Yokomine ramassa deux seaux de viande et lui donna un coup de main pour nourrir les bêtes, sans vraiment remarquer que la tâche avait pris bien plus de temps qu'à l'ordinaire. Kuramochi échangea avec les autres des saluts, ses cheveux bruns agités par le vent, son sourire amical habituel sur le visage.
Mais il ne se joignit pas à eux.
Alors qu'il se hâtait en direction de sa cabine pour secouer Inuzuka – en retard comme à l'ordinaire – il vit soudain les murs du couloir trembler comme un mirage sur la plaine blanche.
Ses jambes se dérobèrent et la vision familière de l'étroit passage entre les chambres se dilua dans un étrange brouillard.
Sa tête effleura un rideau bleu marine, puis heurta le sol, et ses yeux se fermèrent.
Devant le chenil, Riki se mit à tirer frénétiquement sur sa chaine en aboyant furieusement.