Mélancolie Céleste

Chapitre 1 : Mélancolie Céleste

Chapitre final

2262 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/10/2024 12:35

Comme chaque matin, Chang’e descendit les marches de son palais de jade et de cristal. Elle contempla le firmament qui offrait toujours la même teinte noire. De là où elle était, le Soleil n’était guère qu’une étoile, certes plus grosse et plus brillante que les autres, mais une étoile parmi les autres néanmoins. D’ailleurs, il ne les masquait pas, elles étaient toujours visibles, de jour comme de nuit, myriade de points fixes qui ne prenaient même pas la peine de scintiller. Aussi, ses rayons ne parvenaient à colorer le ciel ni en bleu, ni en rouge, ni en pourpre. Cependant, ce n’était pas le Soleil que Chang’e venait contempler, mais la Terre. Elle éprouvait une profonde nostalgie quand elle dirigeait son regard vers cette énorme boule bleue en suspension dans ce fond d’encre, toujours au même endroit, qui tournait lentement sur elle-même. Il y a bien longtemps, elle vivait sur cette planète. Elle y était née, elle y avait grandi au milieu de ses congénères, et elle y avait aimé. Elle avait épousé Houyi, un grand héros qui avait sauvé le monde de la sécheresse et des incendies. Acclamé de tous, il fut choisi pour devenir Empereur. D’abord bon, l’exercice du pouvoir eut raison de son intégrité, et il se transforma en un tyran avide et inflexible, cherchant à étendre toujours plus sa domination sur le monde. À trop attendre de l’homme providentiel, il arrive que l’on donne naissance à un monstre. Celui-ci parvint à se procurer un élixir d’immortalité, qui devait lui permettre de rendre son règne éternel. Alors, pour éviter qu’un malheur sans fin ne s’abatte sur la population, Chang’e subtilisa le breuvage et le consomma à la place de son époux. Aussitôt, ses pieds quittèrent la terre ferme, elle s’éleva dans les airs, au-dessus des lumières de la cité, traversant la brume et les nuages, survolant les palais et les jardins célestes, pour venir se poser sur la Lune, qui devait devenir sa demeure pour l’éternité.

Les premières années au ciel avaient été particulièrement éprouvantes pour elle. Le cœur comprimé par la solitude, elle avait fixé la poussière grise du sol sélène en l’inondant de larmes. Tout lui manquait alors : sa famille, ses amis, sa maison, le chant des oiseaux, les promenades dans des jardins colorés ou au bord de lacs où s’épanouissaient les fleurs de lotus. Elle avait ardemment souhaité s’extraire de ce vide qui avait commencé à la dévorer intérieurement. Et puis, les jours succédèrent aux jours et les siècles succédèrent aux siècles, comme une roue qui tourne sans que rien ne vienne l’accélérer ou la ralentir. Sa vie était devenue statique, ses larmes s’étaient taries. Il n’y avait guère qu’une chose qui avait évolué, c’était sa nostalgie. Si, initialement, la sensation de manque s’était attachée à des choses très concrètes, c’était aujourd’hui un sentiment plus diffus qui l’accompagnait quand elle levait les yeux au ciel. De là où elle était, la Terre apparaissait identique de jour en jour. Pourtant, après plus d’un millier d’années, ce monde n’était certainement plus celui qu’elle avait connu. Les générations avaient succédé aux générations. Les gens qu’elle avait aimés étaient tous morts et sans doute oubliés depuis bien longtemps par leurs descendants. Ils étaient devenus des ancêtres, et à ce titre, ils n’étaient que des entités flottantes au sein d’un vaste ensemble indéfini auxquels les vivants s’adressaient sans bien savoir qui le composait au-delà de leurs propres grands-parents. Elle-même ne se souvenait guère des gens qu’elle avait fréquentés lors de son existence terrestre. Pas plus qu’elle ne se souvenait des vibrations mélodieuses du jinghu, du parfum enivrant de la fleur de jasmin, de la saveur rafraîchissante de la coriandre ou de la caresse du vent dans sa longue chevelure, plus noire et brillante que les laques les plus raffinées. Ses souvenirs étaient comme des pierres tombées dans la rivière du temps. Érodés par le flux des années, ils étaient devenus des galets entièrement lisses, dont la forme et la taille n’avaient plus rien à voir avec leur aspect d’origine. Elle en arrivait même à douter, avait-elle vécu sur Terre, ou bien l’avait-elle seulement rêvé ? Il était des rêves bien plus palpables que les souvenirs d’une époque aussi reculée. Les détails des visages avaient été effacés de sa mémoire. Elle se souvenait de noms et de moments particuliers, comme des éclairs lumineux et fugaces dans la nuit de l’oubli. De son époux, le dernier humain qu’elle avait aperçu alors qu’elle disparaissait dans les nuages, elle ne se rappelait que de deux yeux, écarquillés et luisants, dans lesquels se lisait la détresse d’un homme qui voyait s’envoler à jamais l’amour de sa vie et ses rêves d’éternité. Et ce cri, ces dernières tonalités humaines qui étaient parvenues jusqu’à elle : « Chang’e ! ». Il avait crié son prénom, comme une corde lancée désespérément entre deux mondes qui ne devaient plus jamais se rejoindre. Ce cri, elle pouvait toujours l’entendre distinctement dans son esprit. C’était finalement la chose la plus tangible qui la rattachait encore à cet autrefois.

Aussi, quand elle contemplait cette boule bleue, elle avait la nostalgie d’un monde qui n’était plus et dont elle ne se souvenait plus. Elle avait la nostalgie d’une illusion qui semblait faire partie d’elle, et qui pourtant lui échappait. Et autour d’elle, à perte de vue, s'étendait le régolithe gris de son exil sans fin. Elle en avait fait le tour, parcouru la face cachée d’où la Terre n’est plus visible. Là, face à une nuit sans fond, elle avait réalisé qu’elle était comme une naufragée aux confins du ciel. Devant elle, quelques étoiles flottant encore dans le vide, puis le néant. Pas une âme qui vive, pas même la trace d’une âme qui eût jamais vécu. Rien. Alors, invariablement, ses pas la ramenaient au même endroit, sur la face dite visible. Ce palais émergeant au milieu d’un paysage désolé, où elle résidait, et ce mortier dans lequel un lapin de jade broyait inlassablement des herbes médicinales pour produire de l’élixir d’immortalité. Car oui, dans cette nuit de solitude qu’elle traversait, une petite étoile verte scintillait. C’était le Lapin de Jade, cet unique compagnon que le sort lui avait accordé.

Son histoire était bien singulière. Jadis, il était un lapin tout ce qu’il y a de plus banal, un lapin comme il en existe des millions. Un jour, l’Empereur de Jade était descendu sur Terre, déguisé en vieillard. Prétendant être rongé par la faim, il testa la compassion des animaux, en leur demandant de lui amener de quoi manger. La loutre lui apporta du poisson, le singe lui apporta des fruits. Mais le lapin n’avait rien à lui donner, il se jeta alors dans les flammes, afin de devenir lui-même le repas du vieillard. L’Empereur de Jade, touché par le sacrifice altruiste du petit animal, décida de le récompenser. Il le ressuscita, le changea en jade, et l’envoya sur la Lune, où il pourrait vivre éternellement au côté de Chang’e, sans craindre le moindre prédateur, sans souffrir ni de la faim, ni de la soif, ni du froid.

Pour elle, la présence du petit animal était réconfortante. Il lui permettait de ne pas être le seul être vivant, la seule conscience au milieu de cette étendue minérale. Elle le saluait au lever comme au coucher. Cela lui donnait un prétexte pour utiliser sa voix, et ainsi la préserver. Les premières années, il lui arrivait régulièrement de s’asseoir à ses côtés, et de lui partager ses réflexions à voix haute, pendant qu’il pilait méticuleusement les herbes de sa préparation. Mais après des siècles sans le moindre évènement notable, il n’y avait plus de réflexion dont elle ne lui eût pas encore fait part, et ses monologues se firent de plus en plus rares.

C’est pourquoi, ce jour-là, l’animal parut quelque peu déconcerté quand elle continua à lui parler après son habituel salut. Il en vint même à suspendre momentanément sa tâche.

« Dis-moi, pour toi, la vie ici est-elle une bénédiction ou une punition ? »

L’animal fit des petits bonds vers elle et vint se frotter contre sa robe. Puis il la regarda intensément en faisant frémir son museau. 

« Tu as l’air heureux. Pourtant, ici, tu n’as rien de ce qui t’occupait sur Terre. De quoi s’agissait-il ? Chercher à manger ? Chercher une partenaire ? En être libéré, est-ce cela qui te rend heureux ? Sans doute oui. Peut-être que c’est ce qui nous différencie, cette capacité à vivre au jour le jour. Ne rien regretter du passé, ne pas faire de projets pour l’avenir. 

Le passé, sans doute finirai-je par l’oublier complètement. Peut-on avoir la nostalgie de ce dont on ne se rappelle pas ? Je ne sais pas. Mais il me semble qu’on peut avoir la nostalgie de nos propres souvenirs. Je sais que j’ai déjà beaucoup oublié, et j’aimerais que ces souvenirs perdus puissent refaire surface par moments. Une berceuse que me chantait ma mère, un sourire que me faisait mon père. Ma mère me chantait-elle des berceuses ? Mon père m’a-t-il déjà souri ? Je ne me rappelle ni de la voix de ma mère, ni du visage de mon père. Je ne sais plus, et j’ai la nostalgie de ce savoir.

C’est étrange comme les souvenirs évoluent. Ils apparaissent d’abord très clairement, comme on les a vécus, à travers nos yeux. Le temps passant, ils nous reviennent, mais comme si nous étions une personne extérieure. On se revoit faire la scène, on ne la revit plus de l’intérieur. Comme si ce soi du passé était quelqu’un d’autre. Puis cette scène se désagrège, il ne reste que des fragments qui ne suffisent plus à reconstituer l’ensemble de l’image. Et finalement, on oublie.

Quant au futur, sans doute est-il juste de s’en soucier quand on a des projets, et une fin inéluctable, une date avant laquelle il faudra avoir accompli ce qui doit être accompli. Moi, je n’ai ni l’un ni l’autre. Depuis que j’ai bu cet élixir, mon âme a été privée du droit à un repos éternel. Je suis condamnée à exister tant que l’Univers existera, et je ne sais si l’Univers pourrait un jour ne plus exister. Pour ce qui est de faire des projets, maintenant que je suis coincée ici, cela semble bien difficile. Je n’ai plus aucun pouvoir sur mon destin. Oui, je devrais faire comme toi, vivre au jour le jour, accepter ce présent permanent dans lequel nous sommes enfermés, toi et moi, afin de mieux l’apprécier. Et qui sait ce que l’avenir nous réserve. Peut-être l’Empereur de Jade nous enverra-t-il de nouveaux compagnons. Peut-être même que les Terriens trouveront un jour un moyen de venir ici sans l’aide des dieux. Mais peut-être aussi que l’Humanité s’est éteinte depuis longtemps. Comment savoir ? »

Elle adressa un sourire un peu triste au lapin. Prenant cela pour une invitation, l’animal bondit et elle parvint de justesse à l’attraper dans ses bras. Elle le sentit alors se blottir et agiter ses oreilles, dont les pointes vinrent lui chatouiller le menton.

Elle rit.

Le lapin plongea alors, avec beaucoup de tendresse, ses yeux de jade dans les yeux noirs de Chang’e.

Elle sentit les larmes lui monter.

Cela faisait des années qu’elle n’avait ni ri, ni pleuré.

Elle le serra ainsi pendant un temps qui aurait semblé bien long à un mortel. Puis elle se baissa pour le reposer doucement sur le sol gris. Le lapin agita ses oreilles, et reprit son labeur. Alors que Chang’e se relevait, un bout de parchemin tomba de sa manche. C’était l’écrit d’un sage qu’elle avait sur elle, pour étude, quand elle avait quitté la Terre, et qu’elle gardait depuis. L’essentiel du texte avait été effacé par les années, si bien qu’il ne restait que huit caractères, et elle n’était sans doute plus capable d’en lire d’autres que ces huit-là :


生為離別死為歸途


La vie est un départ, la mort est un retour, avait écrit le sage. Chang’e était donc parti sans espoir de retour, quand le retour du Lapin de Jade avait été pour lui un nouveau départ.



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