La flèche du destin

Chapitre 3 : Le procès

1824 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/12/2023 15:40

Gauche… Droite…Tellement de voies de fuite… Le sang battait comme un tambour contre les tempes d’Artémis, son souffle s’engouffrait violemment dans ses poumons et une pellicule de sueur collait sa tunique à sa peau. Ramassée sur elle-même, la déesse était prête à bondir, mais ses chaînes l’empêchaient hélas de fuir. Les choses étaient plus vite qu’elle ne le pensait : il avait fallu moins d’un jour pour qu’Hadès et Poséidon en personne ne la traînent de force sur l’Olympe, pour « répondre de ses actes ». Elle s’était tant débattue qu’ils avaient fini par l’enchaîner, et elle était désormais aussi impuissante qu’un oiseau en cage. On l’avait même dépouillée de son arc et de son carquois. De toute évidence, les talents d’orateur d’Apollon n’avaient pas suffi.

Les procès d’immortels étaient si rares que tout l’Olympe semblait s’être donné rendez-vous. Le brouhaha des conversations, teinté d’une impatience perverse, ricochait sur les murs. Tout était beaucoup trop lumineux, éclatant, et Artémis ferma les yeux, avant de les rouvrir brusquement. La voix de Zeus, son père, avait fait taire toutes les autres. Ce dernier entama un discours dont elle ne saisit que quelques mots, tant elle écumait de rage: « crime », « Actéon », « Héra », « châtiment ».

-       Mes lois sont claires ! hurla-t-elle, incapable d’en supporter davantage. Quiconque offense ma vertu le paie de sa vie ! Je n’ai fait qu’appliquer cette règle !

-       Elle dit vrai ! Une telle injure ne pouvait rester impunie et Actéon a lui-même couru à sa perte.

C’était Athéna, bien sûr, la seule autre déesse vierge, avec Hestia. Hélas, l’avis de trois déesses ne ferait pas le poids face à celui des autres dieux réunis, songea Artémis. Comme les Olympiens devaient avoir attendu une occasion telle que celle-ci, comme ils devaient se réjouir d’enfin l’humilier. Quelle ironie... La chasseuse chassée… D’ailleurs, son sort semblait déjà avoir été scellé par le seul juge de cette mascarade :

-       Artémis paiera pour son acte. Mais elle ne purgera pas sa peine seule, tonna Zeus.

Quoi ?

C’est alors que les gardes firent entrer une deuxième personne. Artémis aurait pu repérer son parfum doucereux et son allure mièvre à des kilomètres à la ronde, sans parler de sa chevelure, dont le démêlage devait occuper plusieurs heures. Aphrodite se plaça juste à côté d’elle, aussi fraîche que si elle venait de sortir de son bain. Le cauchemar était désormais complet, d’autant plus que la déesse de la beauté n’était évidemment pas enchaînée.

-       Aphrodite, tu es accusée d’adultère avec Arès… commença Zeus.

-       Je suis innocente ! l’interrompit Artémis. Je n’ai pas à être associée à elle !

La voix de son père se fit alors dangereusement douce, alors qu’il s’approchait :

-       Tu seras punie avec Aphrodite, et tu devrais être heureuse de ta sentence : je vous envoie toutes les deux mener une quête. Si vous réussissez, vous serez acquittées. (Seules elle et Aphrodite purent entendre la suite, la voix de Zeus se réduisant à un murmure.) Héra m’a demandé ta tête, et je te rappelle qu’elle a déjà tué de ses mains une mortelle qui tentait de séduire Actéon.

Les poings d’Artémis se resserrèrent. Son père ne l’avait jamais portée dans son cœur, et la garder en vie n’était certainement pas lié à une quelconque clémence, mais devait cacher un intérêt personnel. Tirant de toutes ses forces sur ses chaînes, la déesse lui cracha au visage. La réaction fut immédiate : son corps s’embrasa, comme si elle était foudroyée de l’intérieur. A sa grande honte, elle hurla à s’en arracher les poumons.

Il eut un second cri, paniqué - Apollon ? Alors qu’un voile noir tombait sur le monde, l’atroce souffrance desserra ses crocs. La chasseresse s’aperçut qu’elle gisait contre une surface froide – le sol – et que ses joues étaient trempées de larmes. Des mains chaudes la saisirent, assortie d’une vague bienfaisante qui chassa les brûlures fantômes.

-       Arty, obéis, je t’en supplie, murmura son frère.

-       Je ne le laisserai pas m’humilier…

-       Tu risques bien pire. S’il-te-plaît !

-       Mais Aphrodite…

-       Ravale ton orgueil et réfléchis. Ce n’est qu’une quête….

Déjà, Poséidon tirait Apollon en arrière. Le doux réconfort s’évanouit, la douleur revint, plus assourdie. Bandant ses muscles pour masquer ses tremblements, Artémis se redressa, le cœur battant à tout rompre. Sa rage l’avait abandonnée, ne restait plus qu’un sentiment inconnu, primitif. De la peur ? Elle releva néanmoins le menton. A côté d’elle, Aphrodite restait muette, fixant le sol comme une enfant prise en faute, alors qu’elle avait l’un des plus grands clapets de l’Olympe. Pourquoi ne disait-elle rien ? Pourquoi ne tentait-elle pas de se défendre ?

Puis Zeus se pencha à nouveau vers elles et leur expliqua quelle serait leur quête.

Artémis faillit lui cracher à nouveau au visage.

 

 

 

 

 

Comme il fallait s’y attendre, les appartements d’Aphrodite sur le Mont Olympe étaient une écœurante débauche de luxe. Dorures, marbres, bustes, sculptures semblèrent se refermer autour d’Artémis, qui se dirigea à grands pas vers le balcon et sa vue plongeante sur le ciel.

-       Quelle est cette pestilence ? lança Aphrodite

Artémis haussa les épaules.

-       Et qu’est-ce que c’est que ça, sur ta tunique ? poursuivit la déesse en se bouchant carrément le nez. Du sang ? Tu me rappelles Arès, quand il venait me faire des visites surprises durant la guerre de Troie. Tu vas tout de suite aller prendre un bain.

Artémis dut faire un effort titanesque pour garder son sang-froid. Elle n’avait peut-être pas changé de tunique, après le déluge en forêt, mais elle ne sentait quand même pas si mauvais.

-       Je crois plutôt que nous allons nous dépêcher de mener cette quête. Ou plutôt, que je vais me dépêcher. Une cruche comme toi ne fera que me ralentir, cracha-t-elle.

Les joues d’Aphrodite rosirent, mais la déesse eut un horrible sourire, comme si elle venait d’avaler un citron :

-       Déesses ou pas, nous devons passer inaperçues, tu as entendu Zeus. Je peux nous déguiser en servantes, alors dépêche-toi de te laver. Et… cela ne m’enchante pas plus, de faire équipe avec une bête sauvage telle que toi.

Alors que le poing d’Artémis allait se fracasser sur la pommette de la déesse, cette dernière leva un doigt, les sourcils haussés :

-       Tttt… N’oublie pas que je peux te faire tomber amoureuse de n’importe qui, y compris de mon cher mari Héphaïstos. Ou alors… pourquoi pas de ton frère ? Comme ce serait divertissant !

Le poing d’Artémis retomba, tandis que la sueur, sur son corps, devenait glacée. Ravale ton orgueil, se répéta la chasseresse, tout en se jurant d’utiliser son arc à bon escient, dès que cette histoire ridicule serait terminée. Cette garce verrait qu’on ne l’insultait pas impunément.

 

Au cœur des appartements d’Aphrodite, le bain fut curieusement agréable. Les lacs froids avaient la faculté de revigorer, mais l’eau chaude détendait les muscles et apaisait l’esprit, songea Artémis, même si elle aurait préféré se trancher la langue plutôt que de l’avouer. Elle regarda l’eau, dont la transparence avait laissé place à une couleur brunâtre, et s’enfonça encore plus profondément dans le bassin. Sur le sol, les bougies tremblantes lui rappelaient les étoiles entre le feuillage des arbres, et elle eut soudain l’envie irrépressible de voir les vraies étoiles. Elle sortit de l’eau, s’enveloppant dans une tunique, s’accouda à une fenêtre, plongea ses yeux dans ceux de la grande ourse.

Plus de bruit, plus de soif de sang, plus de lumières aveuglantes, simplement le silence et le calme. Artémis pensa à sa grotte, au murmure de la forêt, au pas léger des biches, au clapotement des rivières, à la lune, sa chère lune qui brillait au milieu du lent ballet d’étoiles, et son cœur enfla douloureusement. Tant qu’elle restait dans son sanctuaire, à l’écart de l’Olympe, elle était en sécurité, mais il avait suffi d’un seul faux pas, comme avec Actéon, pour qu’elle se retrouve à la merci de ceux qu’elle méprisait. Elle n’était pas faite pour ce monde… Sa virginité, son indépendance, ses armes, tout détonnait. Seule Athéna pouvait la comprendre… Pour le reste des dieux et des mortels, elle n’était qu’une anomalie, inspirant tantôt la crainte, tantôt le mépris. Les femmes seraient toujours sous l’autorité de leur père, puis de leur époux… Rien ne pourrait changer cela.

La déesse soupira, enfouit son visage dans ses mains et sentit soudain le poids du ciel l’écraser. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans le sol, sans personne pour lui tendre la main. Mais il en avait toujours été ainsi, après tout. Elle avait juré qu’aucun homme ne l’asservirait jamais. Mieux valait la mort que la soumission.


 

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