Patrocle
Hélène prit une grande inspiration, tentant de chasser les pensées qui tourbillonnaient en elle, mais elles revenaient avec une force qu’elle ne contrôlait pas. Elle savait ce qu’elle devrait faire : se concentrer sur la raison officielle de sa présence au Mont Pélion, les alliances, les devoirs, les jeux de pouvoir. Mais ces obligations semblaient fades face à l’étrange attraction qu’elle ressentait pour Patrocle, un homme qu’elle n’avait rencontré que brièvement mais qui avait éveillé en elle un besoin qu’elle ne comprenait pas.
Elle se demandait ce qui avait captivé Clytemnestre à ce point, au point de briser la carapace de dureté de sa sœur. Elle s’interrogeait sur cet amour intense, presque douloureux, qui semblait avoir pris racine sans prévenir. Hélène, elle, n’avait jamais connu l’amour sous cette forme. Elle avait l’admiration des hommes, leurs hommages et leurs promesses, mais personne n’avait jamais éveillé en elle ce besoin irrépressible de comprendre, de consoler, d’être proche... jusqu’à ce qu’elle croise Patrocle.
Serrant davantage son poing, elle repoussa ce sentiment. Elle n’était pas ici pour succomber aux émotions ; elle était une princesse de Sparte, fille de Zeus, destinée à forger des alliances, pas à se perdre dans des rêveries. Pourtant, malgré ses efforts, une partie d’elle se languissait de revoir le jeune homme, de découvrir la vérité cachée derrière ses yeux sombres, de comprendre la douleur qui l’habitait.
Non, elle ne désirait pas le ravir à Clytemnestre. En fin de compte, elle tenait beaucoup à sa sœur. Mais sa courte rencontre avec le Myrmidon ne la déçut pas. Elle y avait trouvé de l’émotion, sous la forme d’une innocence, d’une peur et d’une douleur. Sa douleur à lui. Hélène l’avait ressenti ; elle avait été transportée par elle, et n’avait pu oublier son expression lorsqu’il avait cherché pourquoi ses parents l’avaient abandonné à la cruelle Philomèle.
La princesse en a était émue et avait désiré de tout son être se retrouver avec lui le consoler ne serait-ce que pour un instant, un seul instant…
À présent, elle était si proche de Patrocle…
Hélène serra son poing et poussa un grognement.
Non, se dit-elle, non. Ne sois pas stupide, ma petite. Ne pense plus à ça. Pense à…
La prophétie !
Philomèle avait demandé à l’oracle si elle aurait un fils et l’oracle avait répondu : Tu auras un fils, aussi beau que la nuit qui précède le jour, il sera aimé de tous, des rois écouteront ses sages paroles, et de grands guerriers respecteront son courage, son nom sera gravé a jamais dans la mémoire des hommes.
Et Philomèle avait reçu Patrocle comme fils, mais l’oracle n’avait pas préciser qu’il était le siens, l’autre révélation ne concernait pas Patrocle, mais l’enfant que Ménétios avait emmener avec lui, le véritable enfant de Philomèle.
Il ne deviendra jamais roi. Il va se nourrir de ce qu’il chasse et cultive, très loin des lumières d’un palais. Ce sera un homme de moral.
Patrocle avait vécu dans un palais, et n’avait appris à chasser que plus tard, et d’après ce qu’elle a entendu parler, il vivait dans une riche demeure en Egypte lorsqu’il combattait pour Ramsès. Son destin est donc autre, les prophéties n’étaient pas à sens unique, et les interpréter était très difficile, même la Pythie de Delphes ne comprenait pas leurs sens cachés, se contentant de délivrer les messages des dieux.
Hélène sentit un frisson lui parcourir l'échine alors qu'elle réfléchissait davantage à la complexité des prophéties et à leur impact sur les vies des hommes, celle de Patrocle semblait enchevêtrée dans des contradictions. Il était le fils adoptif de Philomèle, certes, mais alors qui était-il ? Et pourquoi sa destinée semblait-elle si éclatante, si enveloppée de grandeur. Il était le Myrmidon aux qualités guerrières et aux stratagèmes exceptionnels, respecté par les hommes et estimé par les rois, pourtant il était hors des lumières des palais qui conféraient la royauté.
Peut-être était-ce pour cela qu'Hélène s'était sentie attirée, comme si elle percevait une sorte de secret à moitié caché, une vérité invisible qui l'appelait. Elle se remémorera ses propres expériences avec les prophéties. Elles étaient comme des éclats de lumière filtrant à travers un prisme, projetant des ombres et des reflets incomplets. Rien n’était jamais clair, jamais certain. La Pythie, malgré sa connexion divine, restait elle-même un outil, un intermédiaire, livrant des messages qu'elle ne comprenait pas toujours.
— Peut-être, murmura Hélène, les dieux eux-mêmes ne cherchent-ils pas à être compris. Peut-être préférer-ils que nous trouvions notre propre chemin à travers leurs énigmes.
Il faisait chaud, l’air était mielleux, et pourtant, l’espace d’un moment du moins, il parut plus frais que dans la hutte. Hélène prit une bouffée à pleins poumons. L’odeur de l’herbe des montagnes et des pins était forte dès qu’on s’éloignait un peu de la ferme. Elle distingua également une senteur de chèvrefeuille. Comme elle s’habituait petit à petit à la chaleur de cette nuit d’été, il retira sa cape et la posa sur le banc situé autour du tronc du vieux saule pleureur.
Et c’est là qu’elle l’aperçut entrain d’apaiser une pouliche dans un enclot rond. Elle prit place et l’observa un moment. Il semblait serein et calme et Patrocle faisait courir l’animal à l’aide d’une corde qu’il faisait claquer, il la faisait courir le long du périmètre intérieur de la barrière.
L’instinct du cheval lui disait de fuir le danger, et de ne se retourner qu’une fois à l’abri pour voir ce qui l’avait effrayé. Patrocle faisait galoper le poney depuis déjà un certain temps ; puis, ignorant qu’Hélène l’observait, il baissa les épaules et tourna le dos à la pouliche. Le poney baissa la tête et se rapprocha de lui. Patrocle continua de marcher, changeant lentement de direction. L’animal le suivit pas à pas. Tout en se déplaçant, il parlait à la bête d’une voix douce. Finalement, il se retourna pour lui faire face et lui frotta le front et le cou.
Hélène resta figée, fascinée par la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il y avait quelque chose d’hypnotique dans la manière dont Patrocle interagissait avec la pouliche, un mélange de patience, de douceur et d’autorité tranquille. Ses gestes étaient précis, presque chorégraphiés, mais empreints d’une sincérité qui trahissait une profonde connexion avec l’animal.
Elle observa la manière dont il murmurait des paroles apaisantes, son ton bas et rassurant contrastant avec le claquement énergique de la corde qui, quelques instants plus tôt, guidait encore la bête. C’était comme s’il comprenait l’instinct de l’animal, comme s’il savait exactement comment convertir cette peur en confiance.
Hélène sentit son cœur se serrer. Elle avait vu des hommes dresser des chevaux auparavant, mais jamais de cette façon. Ils employaient habituellement la force, brisant l’esprit de la bête pour en faire un outil. Mais Patrocle, lui, semblait chercher autre chose. Il ne soumettait pas la pouliche, il lui parlait, il construisait un pont invisible entre eux.
Lentement, elle se redressa, hésitant à s’approcher. Une part d’elle ne voulait pas interrompre ce moment. L’autre brûlait d’une curiosité irrépressible.
— C’est fascinant, murmura-t-elle finalement, plus pour elle-même que pour lui.
Patrocle leva doucement la tête à ces mots, ses yeux sombres brillant dans la lumière tamisée de la lune. Il semblait surpris, mais pas mécontent de sa présence. Il tapota une dernière fois le cou de la pouliche avant de lui permettre de s’éloigner.
— Vous observez souvent en silence, ou est-ce une habitude récente ? demanda-t-il avec un demi-sourire, une lueur de malice adoucissant ses traits.
Hélène haussa les épaules, un léger sourire jouant sur ses lèvres.
— Seulement quand la scène vaut la peine d’être regardée, répondit-elle, sans détourner les yeux de lui.
— La pouliche avait peur. Je l’ai fait courir, mais elle ne savait pas quel était le danger. Est-ce que vous avez vu comment sa bouche claquait en galopant ?
— Oui. Elle avait l’air très en colère.
— Ce n’était pas de la colère. Les poulains font la même chose. Elle régressait à un stade enfantin. Elle me disait : « J’ai besoin d’aide. S’il te plaît, sois mon chef. » C’est pour cela que j’ai baissé les épaules et que je me suis détourné. Elle est venue aussitôt vers moi pour rejoindre mon troupeau.
— Est-ce que cela veut dire que vous êtes son étalon ?
— En fait, cela ferait plutôt de moi la jument en chef. Les étalons se battent, mais les juments commandent aux troupeaux.
Hélène éclata d'un rire léger, surprise par la réponse inattendue de Patrocle.
— Une jument en chef ? Vous êtes en train de me dire que la clé pour diriger, c'est de ne pas chercher à dominer ? demanda-t-elle, intriguée.
Patrocle haussa un sourcil, un sourire en coin éclairant son visage.
— Peut-être. Mais ce n’est pas seulement une question de domination ou de force. C'est une question de confiance. Si la pouliche voit en moi quelqu'un qui peut la protéger, elle me suivra. Pas parce qu'elle y est forcée, mais parce qu'elle le veut.
Hélène hocha lentement la tête, réfléchissant à ses paroles.
— C'est une manière intéressante de voir les choses. Je connais des rois et des généraux qui gagneraient à apprendre de vous, Patrocle.
Le sourire de Patrocle s'effaça légèrement, remplacé par une expression pensive.
— Peut-être, mais les hommes sont souvent plus compliqués que les chevaux. Ils se méfient, ils doutent, et ils cherchent à manipuler. Une pouliche, elle, ne ment pas. Elle ne cache rien. Tout ce qu'elle ressent est à découvert.
Hélène le regardait attentivement, décelait une pointe de tristesse dans sa voix.
— Et vous, Patrocle ? Que cachez-vous ? murmura-t-elle presque malgré elle.
Le jeune homme tourne lentement la tête vers elle, ses yeux sombres se plongeant dans les siens.
— Rien que vous ne puissiez deviner, princesse, répondit-il avec douceur, mais sans détour.
Hélène se leva et s’approcha de lui sans le quitter des yeux. Patrocle sentit un frisson lui traverser l’échine, la jeune femme était plus une déesse qu’une mortelle, d’une beauté pure et parfaite comme une rose d’or, brûlante comme un éclair et diaphane comme les rayons de la lune. Elle s’arrêta devant lui et continua de le scruter avec une expression étrange, et Patrocle pria les dieux de ne pas succomber.
Hélène se tenait à quelques pas de Patrocle, ses yeux brillants d'une intensité qui semblait transpercer son âme. Le silence entre eux n'était rompu que par le souffle tranquille de la pouliche et le bruissement des feuilles du saule pleureur. Elle ne bougeait pas, mais tout en elle, de son regard à sa posture, émanait une puissance captivante, presque écrasante.
Patrocle, pourtant habitué aux champs de bataille et aux regards des rois, sentit son cœur battre plus vite. Il détourna les yeux, comme pour se protéger, mais il savait que c'était inutile. La présence d'Hélène était une tempête douce, un mélange de douceur et de pouvoir qui le déstabilisait complètement.
— Vous êtes étrange, Patrocle, dit-elle enfin, sa voix douce mais pleine d'assurance.
Il relève les yeux vers elle, déconcerté.
—Étrange ? répéta-t-il. Comment cela, princesse ?
Hélène incline légèrement la tête, un sourire énigmatique jouant sur ses lèvres.
— Vous n'êtes pas comme les autres hommes que j'ai rencontrés. Vous ne cherchez pas à m'impressionner, à me flatter, ou à m'utiliser. C'est déconcertant. Presque... déroutant.
Patrocle serra les poings, luttant contre l'envie de répondre quelque chose de trop sincère.
— Peut-être parce que je sais que vous êtes bien au-delà de tout cela, répondu-il finalement, sa voix à peine plus qu'un murmure.
Le sourire d'Hélène s'effaça, remplacé par une lueur de surprise. Elle n'était pas habituée à une telle honnêteté. Elle tendit une main vers lui, effleurant son bras d'un geste léger, presque imperceptible, mais suffisant pour faire jaillir un éclair dans la poitrine de Patrocle.
— Alors pourquoi as-tu peur de moi ? demanda-t-elle, ses yeux plongeant dans les siens.
Patrocle sentit sa gorge se nouer. Il recula légèrement, baissant les yeux comme un guerrier vaincu.
— Ce n'est pas de vous que j'ai peur, murmura-t-il. C'est de ce que vous pourriez éveiller en moi.
— Eveiller quoi, Patrocle ? murmura-t-elle en lui prenant la main.
Patrocle fixa la main d'Hélène qui venait de saisir la sienne, douce et légère comme une plume, mais qui semblait peser le poids de toutes les décisions impossibles. Il sentit sa respiration se bloquer un instant, chaque fibre de son être tendue entre l'envie de s'abandonner et celle de fuir.
Il relève les yeux vers elle, son regard est voilé par un mélange d'émotions qu'il ne parvenait plus à contenir.
— Ce que je n'ai pas le droit de répondre, répond-il d'une voix rauque, à peine audible.
Hélène s'avança d'un pas, impliquant la distance entre eux, son regard toujours ancré dans le sien. Elle semblait chercher quelque chose dans son âme, une réponse qu'elle espérait y trouver.
— Et si je vous disais que moi aussi, je sens quelque chose que je ne comprends pas ? murmura-t-elle, sa voix comme un souffle qui embrasait l'air autour d'eux.
Patrocle serre la tête, presque désespérée.
— Vous ne devriez pas penser ainsi, princesse. Vous êtes Hélène de Sparte. Destinée à briller dans les palais des rois, à unir des nations par votre simple existence. Moi, je ne suis qu'un soldat, un homme fait pour les batailles, pour servir les autres.
Hélène serra légèrement sa main, comme pour l'empêcher de s'échapper, et ses yeux s'adoucirent.
— Et si, pour une fois, nous ne pensions pas au destin, ni aux prophéties, ni à nos rôles ? Et si, pour une nuit, nous étions juste... Hélène et Patrocle ?
Ses paroles suspendent le temps. Patrocle sentit son cœur battre si fort qu'il avait l'impression qu'il allait s'échapper de sa poitrine. Les mots qu'elle venait de prononcer étaient à la fois un espoir et un piège, et il ne savait pas s'il avait la force de leur résister.
Mais les dieux eurent pitié, car Spendios arriva à temps pour briser le sortilège. Patrocle se redressa brusquement, son cœur battant encore à tout rompre. L'arrivée de Spendios, aussi inattendue qu'opportune, avait brisé l'intensité du moment, et il en fut presque reconnaissant. Mais il n'avait pas pu empêcher cette sensation étrange qui avait envahi son corps, comme si quelque chose de profond venait de se jouer entre lui et Hélène.
— Par tous les dieux… murmura-t-elle entre ses dents.
— Monseigneur il faut ramener les bêtes, un orage se prépare.
Hélène, elle, s'était rapidement reculée, son regard fuyant le sien, et une lueur de gêne flottait dans l'air entre eux. Elle passa une main nerveuse dans ses cheveux, un geste presque imperceptible, mais qui trahissait l'agitation qui s'était emparée d'elle.
— Oui… il devrait vraiment rentrer les animaux, soupira-t-elle finalement, cherchant à se reprendre. Un orage en approche, comme il dit.
Patrocle hocha la tête, reprenant lentement le contrôle de son souffle. Il n'osait croiser son regard à nouveau, craignant que quelque chose de plus fort que la simple attraction ne s'y reflète. La chaleur qui s'était installée entre eux semblait aussi inopinée qu'irrésistible, et il savait que, même s'ils s'éloignaient maintenant, il n'oublierait pas ce moment.
— Laissez-moi faire, dit Spendios, rompu à la gestion des bêtes. Je m'en occupe. Vous devriez vous mettre à l'abri.
Patrocle tourna la tête vers lui, un peu surpris par l'insistance du vieil homme, mais il savait que, dans des moments comme celui-ci, l'ordre de Spendios n'était pas une simple suggestion. Il était le guide, le gardien des animaux, et il était plus sage de lui laisser la charge des bêtes en toute confiance.
— Très bien, murmura-t-il, son regard se posant une dernière fois sur Hélène, puis il se détourna. L'orage viendra plus tôt que prévu, il vaut mieux que nous nous préparions.
Ils se séparaient sans un mot de plus, et Patrocle se concentrait sur les tâches à accomplir, luttant contre la tentation de revenir à ce que leur échange aurait pu être, si seulement les dieux ne les avaient pas interrompus.
*
Cet hiver cruel semblait vouloir tester les limites de tous ceux qui parviennent sous son joug implacable. Patrocle, au cœur des montagnes du Pélion, entendait les récits de misère que lui rapportait Spendios. Ces histoires d'enfants grelottants, de vieillards succombant au froid et de villages entiers réduits à manger l'écorce des arbres le hantaient. Il savait que la souffrance était partout, mais cette fois, elle avait pris une ampleur insoutenable.
En Locride, la situation était encore plus sombre. Les habitants, accablés par la négligence de leur reine, Philomèle, subissent de plein fouet les conséquences de sa cupidité et de son manque de prévoyance. Les greniers vides, échangés contre de l'or, ne servaient à rien face aux bouches affamées. Patrocle, malgré la colère qu'il ressentait pour sa mère adoptive, espérait secrètement que son ancien général, Halirrhotios, avait transmis ses avertissements à Clytemnestre. Si quelqu'un pouvait éviter une telle tragédie à Mycènes, c'était bien elle.
Mais plus que la politique ou les stratégies militaires, ce fut le souvenir de Clytemnestre qui pesait le plus sur son cœur. Chaque jour loin d'elle renforçait l'absence, creusant un vide qu'aucune distraction, pas même les émotions troublantes qu'il avait ressenties pour Hélène, ne pouvaient combler. Il aimait cette femme aux mille contradictions, dure mais protectrice, impitoyable mais vibrante de vie.
« Tu me manques, murmura-t-il à lui-même, le regard perdu vers l'horizon enneigé. Rien ne changera cela. »
Patrocle serra les poings, conscient que ses obligations le retenaient ici, loin de celle qu'il aimait. Mais dans son esprit, il lui restait fidèle, ses pensées revenant inlassablement à Clytemnestre, comme un voyageur égaré trouvant toujours le chemin de la maison.
— Viens manger ! dit Aspasia d’une voix douce.
Patrocle se détourna de la fenêtre, ses pensées encore embrouillées, et vint s'asseoir devant une assiette de bouillon épaissie à la viande. Hélène, déjà attablée, mangeait avec un appétit visible. Patrocle ne pouvait retenir un sourire en la voyant délaisser toute finesse pour mordre à pleines dents dans un morceau de pain, qu'elle trempait ensuite dans le bouillon.
— Tu manges comme une vraie montagnarde, dit-il, amusé.
Hélène leva les yeux de son assiette, une miette de pain collée à sa lèvre. Elle s'arrête un instant, puis, avec un geste délibéré, elle arrache une autre bouchée de pain et la trempa dans le bouillon.
— Quand on a faim, les manières passent après, rétorqua-t-elle, en mordant avec défi dans le pain qu'elle tenait.
Aspasia, qui s'était retournée depuis la cheminée, touchait la tête en riant doucement.
— C'est vrai que tu ne ressembles pas à une fille du village. Mais toi, la citadine, tu t'adaptes vite. J'aurais cru que tu serais plus délicat, vu ton allure.
Hélène haussa légèrement les épaules, sa voix détachée.
— Ici, ça n'a pas d'importance, n'est-ce pas ? Ce que je suis ou d'où je viens ne changer rien.
Aspasia haussa un sourcil et lui adresse un sourire curieux.
— On dirait presque que tu fuis quelque chose.
Hélène détourna les yeux un instant avant de replonger son morceau de pain dans le bouillon.
— On fuit toujours quelque chose, non ? répondit-elle évasivement, comme si elle n'attendait pas de réponse.
Patrocle observe l'échange en silence, son regard passant de l'une à l'autre. Il n'intervint pas, mais il sentit son amusement s'estomper légèrement, remplacé par une pointe de tension.
— Mangez, coupa-t-il finalement, d'une voix calme mais ferme. Ce bouillon ne va pas se boire tout seul.
Aspasia s'assit à son tour, attrapant un morceau de pain.
— Je ne dis pas non. Avec tout le travail ici, je ne m'arrête jamais assez longtemps pour manger comme il faut.
Le repas continue dans une atmosphère plus légère, rythmée par le crépitement du feu et les bruits de mastication. Si Aspasia n'insistait pas sur l'identité d'Hélène, c'était par respect pour ce qu'elle percevait comme une volonté de garder ses secrets. Quant à Hélène, pour une fois, elle se sent libérée de son rôle de princesse et apprécie pleinement ce moment simple et chaleureux.
Patrocle de son côté réfléchissait longuement, il voulait retrouver son père et apprendre de sa bouche toute la vérité, quand il en parla avec Spendios et Aspasia, cette dernière secoua la tête avec tristesse et dit :
— Ton père a abandonné la royauté, il vit une vie semblable à la nôtre, il ne représente aucune menace, ni pour toi ni pour Philomèle. Pourquoi veux-tu lui parler ? demanda Aspasia, son ton empreint d'une curiosité sincère mêlée d'inquiétude.
Patrocle se détourna légèrement, fixant un point indéfini dans la pièce.
— Je veux savoir pourquoi il s'est retiré avec… avec mon demi-frère, en abandonnant son royaume et son… autre fils, répondit-il d'une voix grave, presque murmurée.
Aspasia échangea un regard avec Spendios, qui se contenta de relever légèrement les épaules, comme pour dire que la décision appartenait à Patrocle seul.
— Et après, que vas-tu faire ? demanda-t-elle, une pointe de nervosité dans la voix.
Patrocle haussa les épaules, l'air pensif.
— Je ne sais pas, avoua-t-il honnêtement.
Puis, comme mû par une décision soudaine, il se tourne vers eux, son regard brillant d'une détermination nouvelle.
— Demain, j'irai le voir, déclarer-t-il d'une voix résolue. Et j'irai seul.
Un silence s'abattit dans la pièce, rapidement brisé par une voix claire et vibrante.
— Pas question, s'exclama Hélène, se levant brusquement. Je viens avec toi. Il n'est pas question que je te laisse affronter cela tout seul.
Patrocle planta ses yeux dans les siens, son expression calme mais ferme.
— Et c'est pourtant seul que je dois y aller, répliqua-t-il, son ton inflexible. Tu restes ici avec Spendios et Aspasia jusqu'à mon retour.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre et tourna les serres, se retirant de la pièce sans un mot de plus.
Hélène sentit son cœur s'embraser de colère, ses poings se serrent instinctivement. Elle le suivit du regard, ses yeux lançant des éclairs.
— Pas question que tu me laisses comme ça, murmura-t-elle entre ses dents, sa voix remplie de défi. Oh que non. Par tous les dieux, cela suffit. J'ai été plus que patiente, mais maintenant…
Elle inspire profondément, sa colère bouillonnant sous la surface.
— Par Hadès, tu vas me le payer très cher, continue-t-elle dans un murmure rageur. Même si tu en souffres terriblement, comme les autres avants toi.
*
Patrocle ouvrit subitement les yeux, seul dans sa chambre il ne parvenait pas encore à dormir. Il se mit à pleuvoir. De grosses gouttes, de plus en plus nombreuses. Le jeune homme se leva et regarda la nature se déchainer, comme si la déesse Demeter se vengeait encore des mortels qui avaient osé négliger ses temples et son culte. Il s’appuya contre la fenêtre et demeura immobile, absorbé par le spectacle de la pluie qui tombait à verse.
La porte de sa chambre s’ouvrit et Patrocle se retourna brusquement. Et il l’aperçue, la princesse de Sparte aussi belle que dangereuse, avec ses longs cheveux dorés et son regard bleu transperçant, elle était là devant lui et Patrocle sentit un frisson le parcourir, sans dire un mot, elle entra et referma la porte derrière elle, et s’approcha de lui en le regardant dans les yeux, silencieuse et froide comme la glace.
Patrocle resta cloué sur place et sentit son corps s’engourdir, la jeune femme agrippa sa tunique et se hissa vers lui. Le fixa un instant. Et l’embrassa. Patrocle ne s’y attendait pas. Il fut plus déconcerté encore en se surprenant à répondre sans retenue au baiser de la princesse de Sparte. Ce fut un long et profond baiser, suave, excitant. La langue d’Hélène était vive et chaude, caressante. Sa bouche avait un velouté exquis. Et son corps qui se pressait contre lui, si désirable.
Puis soudainement, elle le poussa vers le lit. Ce fut un geste ni soudain ni brusque mais ferme, empreint de beaucoup plus de force, et de puissance. La jeune femme pratiquait aussi la lutte comme Clytemnestre et Patrocle devina qu’elle pouvait rivaliser avec lui sur ce domaine. Mais avant qu’il ait eu le temps d’y réfléchir, elle s’assit à califourchon sur lui, puis l’immobilisa en le maintenant par le cou d’une main tandis qu’elle serrait l’autre poing comme si elle avait envie de le frapper.
Patrocle la regarda surpris, elle de son côté le toisa un moment sans ciller, comme prise de fureur ou de désespoir ou d’autre chose qu’il n’arrivait pas à définir. Puis elle bougea légèrement, se frotta à lui tout en dégrafant son péplum d’un geste rapide.
Hélène avait un corps divin, des seins lourds et fermes et des hanches qui feraient pâlir Aphrodite en personne, des cuisses fuselé et sculpturales et des cheveux qui tombaient en cascade sur son visage. Patrocle voulait résister, mais le ne le pouvait pas. Patrocle voulait la repousser mais ne le voulait pas.
Mais il y avait quelque chose d’étrange chez Hélène, surtout lorsqu’il posa ses mains sur ses hanches mais qu’elle l’obligea à les retirer en s’agitant furieusement tandis que ses doigts se resserraient autour de sa gorge.
Qu’est-ce qui se passe, par Zeus ? songea-t-il encore avant de réaliser que cette jeune femme avait dû endurer des choses qui conditionnaient sa manière d’apprécier les rapprochements de ce genre. Peut-être même était-elle incapable de faire ça autrement, il laissa ses bras retomber le long de son corps et fit en sorte de ne plus bouger. Elle parut satisfaite, comme si l’idée de l’avoir soumis à ses règles la rassurait, et elle desserra légèrement ses doigts, de manière à ce qu’il puisse respirer plus facilement.
Au même moment, elle s’empaler sur lui. Ce fut tellement bon, tellement intime que Patrocle l’enlaça instinctivement mais l’étau se resserra aussitôt autour de sa gorge jusqu’à ce qu’il laisse retomber ses bras encore une fois. Il resta tendu et immobile après ça, le regard fixé sur elle tandis qu’elle le chevauchait de plus en plus vite, respirait de plus en plus fort, haletait en réalité, et puis son visage se tordit, elle poussa un cri mais ne ferma les yeux à aucun moment, continua juste à l’observer, même quand l’orgasme la submergea. Et puis tout à coup, il vit qu’elle pleurait, et Patrocle en fut bouleversé.
Surtout lorsqu’elle se remit à le chevaucher plus violement, plongeant son regard dans le sien avec une expression contrariée les joues baignées de larmes. C’était étrange de ne pas pouvoir l’embrassera ce moment là, de ne pas pouvoir la toucher avec les mains, de n’être relié à elle que par le regard, et elle redoubla d’ardeur, bougea de plus en plus fort jusqu’à frôler la douleur, et louées soit Zeus c’était bon, c’était exactement ce dont il avait besoin et il laissa échapper un grognement tandis que le plaisir s’intensifiait, que la jouissance le submergeait comme elle quelques instants plus tôt, les bras posés le long du corps et les yeux plongés dans les siens.
Quand ce fut terminé et qu’ils respirèrent un peu plus normalement tous les deux, elle se dégagea et s’assit à ses côtés, les yeux baissés, silencieuse. Un moment passa et Patrocle se sentit légèrement étourdi.
— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Parce que j’en avais envie, répliqua-t-elle en regardant le vide.
Patrocle la regarda un moment, c’était donc ainsi qu’elle couchait avec ses amants ? avec violence et avec autorité comme si c’était elle qui prenait les commandes, pas étonnant qu’elle rendait fou ses amants ou amantes, elle les dominait jusqu’à ce qu’ils succombent. Lui n’était pas de cette trompe, il aimait donner de la tendresse et aimait qu’on l’enlace après l’amour, comme le faisait Clytemnestre avec lui, mais Hélène n’était pas Clytemnestre, et Hélène ne sera jamais Clytemnestre.
— Je suis… désolée.
Patrocle la regarda surpris.
— Désolée de quoi ?
— De ne pas… De ma façon d’être… c’est juste que je voulais… me venger de toi… je ne voulais pas te l’avouer mais… tu m’intéresse.
— Tu voulais te venger de quoi ? demanda Patrocle en ignorant ce qu’elle avait dit après.
Elle se tourna vers lui et le défia du regard.
— Je n’aime pas recevoir d’ordres… et je n’aime pas surtout qu’on me… résistent… et toi par les mamelles d’Héra tu es si… différend des hommes ou des femmes que j’ai eu dans ma vie que cela me frustre, lorsque tu as osé m’ordonner de rester ici je n’en pouvais plus. Il fallait que je te…
Elle détourna les yeux puis :
— Que je te possède et que je t’apprenne qui je suis.
Elle se frotta les yeux. Elle avait l’air épuisée. Lui aussi, probablement.
— Hélène ! murmura Patrocle gravement.
Elle le regarda apeurée et ce dernier adoucit sa voix.
— Promets moi, dit-il en souriant. De me serrer le cou un peu moins fort la prochaine fois.
Hélène lui rendit son sourire et son regard espiègle redessina ses beaux yeux bleus.
— Cela veut dire que je viendrais avec toi ?
— Oui, et tu ferais mieux d’aller te coucher, nous partons tôt.
Sans répondre elle se leva, se dirigea vers la sortie en ramassant son péplum et se retourna. Son regard chercha le sien.
— Est-ce que c’était vraiment… bien pour toi ?
Patrocle répondit d’une voix rassurante.
— C’était magnifique. Ça ne se voyait pas ?
— Si, je suppose… Je suis contente. Je pense que…
Elle n’alla pas jusqu’au bout de sa pensée, hélas. Secouant la tête, elle s’éloigna. Patrocle la regarda partir, songeant à ce qu’elle avait été sur le point de dire, regrettant qu’elle se soit ravisée.
« Pourquoi pleurais-tu Hélène ? Était-ce de joie, ou de tristesse ? »