Patrocle

Chapitre 22 : Début des jeux

2361 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/07/2023 12:38

Deux mois plus tard.

Agamemnon, un long manteau noir sur ses épaules larges, son bouc noir ressemblant à la lame d’une épée, était debout à la proue de son navire et regardait la cité côtière de Corinthe. Son regard sombre et sinistre examina les hauts murs. Son visage ne révélait rien de ses émotions. À côté de lui se tenait Pélée, le roi de Thessalie, et son fils le prince Achille, un jeune guerrier aux cheveux blonds vêtu d’une tunique blanche à l’ourlet brodé d’or.

— Ajax n’est pas là, fit remarquer Pélée en regardant les alentours. Je ne vois aucun de ses navires.

— Dommage ! répliqua Achille. Mon gigantesque cousin aurait pu me divertir plus longtemps

Pendant un moment, Agamemnon ne comprit pas ce qu’il voulait dire. Achille était réputé invincible et plus personne n’osait le défier au combat ou à la lutte, pour lui la présence d’Ajax aurait dû lui donner un peu de piment a ces jeux ou il s’attendait à gagner de toute façon.

Agamemnon vit que des courtisans s’étaient réunis sur la plage pour l’accueillir, mais il ne bougea pas et ne leur fit aucun signe.

— Des murs puissants, dit Pélée. Impressionnants. Comme si Corinthe était bâtie par les dieux eux même.

Agamemnon lui jeta un regard, mais ne dit rien. Les gens parlaient souvent des dieux qui marchaient au milieu des hommes, mais Agamemnon n’avait jamais été témoin d’un tel miracle. Il croyait aux dieux, bien entendu, mais il pensait qu’ils étaient très loin des affaires des hommes ou, du moins, indifférents à celles-ci.

Ses armées avaient conquis des cités qu’on disait protégées par des dieux, et aucun de ses hommes n’avait jamais été frappé par la foudre d’Arès ou par le marteau d’Héphaïstos. Ses prêtres étaient pour la plupart de fieffés hypocrites. Si son armée subissait un revers, c’était la volonté des dieux. Une victoire, et c’était aussi la volonté des dieux. Agamemnon avait bien l’impression que les dieux favorisaient les hommes qui avaient les meilleures épées et l’avantage du nombre.

Malgré tout, il sacrifiait aux dieux avant chaque bataille. Il s’était même mis aux sacrifices humains, comme le faisaient autrefois les Hittites, avant des engagements particulièrement importants. Peu lui importait que cette méthode l’aide surnaturellement ou pas. Ce qui comptait était qu’un tel mépris de la vie humaine faisait naître la peur et la panique chez ses ennemis – tout comme massacrer tous les habitants des cités qui résistaient à son ambition. D’autres cités se rendaient alors sans qu’un siège prolongé soit nécessaire, et leurs chefs juraient avec enthousiasme allégeance à Mycènes.

Sur la plage, les courtisans attendaient toujours, leurs longs manteaux blancs flottant dans la brise légère.

— Te sens-tu fort, Achille ? demanda Agamemnon au fils de Pélée.

— Toujours, répondit Achille.

Ses yeux bleus brillèrent, et Agamemnon vit que le jeune homme ne vivait que pour le combat et la gloire.

— A ce qu’on dit les jeux ont déjà commencé. Déclare Pelée d’un ton jovial. Nous ferions mieux de rejoindre le colisée de Corinthe, et voir qui sont les heureux finalistes.

— Je ne suis pas ici pour les jeux, répliqua froidement Agamemnon. Je veux que le roi Créon de Corinthe me jure fidélité comme les autres avant lui. Voilà qui explique ma présence, rien de plus, rien de moins.

— Et il le fera, assura Pélée en lui touchant l’épaule. Mais nous devons y arriver par d’autres voies que celle de la guerre. Ulysse pourra le convaincre sans qu’aucune épée ne sorte du fourreau.

— Je l’espère… murmura le roi de Mycènes d’une voix sombre.

Un jour, pensa-t-il, je prendrai un grand plaisir à faire enfoncer des fers chauffés au rouge dans tes yeux.

Il haïssait Pélée, mais ne le montrait jamais. Pélée était important pour ses ambitions, et, pour le moment, cela seul comptait. Son grand projet qu’il nourrissait en secret, demandait un grand nombre de guerriers, et Pélée disposait de huit mille combattants dans son armée et d’un fils qui valait cent guerriers à lui seul. Pour une telle armée, Agamemnon était prêt à cacher sa haine sous des sourires amicaux et des promesses d’alliance. Il ignorait – pour le moment – les excès du fils de Pelée, les massacres, les duels à mort contre les autres princes et guerriers, battus, brisés et humilié.

Achille était une brute qui battait et tuait par plaisir. Agamemnon attendrait. Et, quand Troie serait à lui, Pélée et son fils seraient les premiers à mourir. Le premier d’un grand nombre…

Pendant un instant, la haine qu’il éprouvait pour les autres rois remonta à la surface. Il revit le gros Nestor, Idoménée le vantard, et Ulysse, le seigneur des ruses. Et bien d’autres. Il déglutit et se lécha les lèvres d’une langue desséchée. Tous ses ennemis mourraient, mais chacun en son temps. Aujourd’hui, ce n’était pas le moment de penser à Pélée ou aux autres rois de l’Ouest. Aujourd’hui, tout tournait autour des jeux.

Il regarda de nouveau vers la cité. Un char tiré par deux chevaux d’un blanc pur en sortit. Il était conduit par un homme aux larges épaules vêtu d’une tunique bleu pâle et d’un manteau blanc rebrodé de fils d’argent. Ses longs cheveux blonds et sa courte barbe étaient maintenant striés de blanc. Créon vieillissait, mais il irradiait toujours l’autorité. La foule lui fit place, et le roi conduisit son char vers la plage au milieu des acclamations. Agamemnon sentit un mélange puissant d’émotions en le voyant – haine et admiration. Même ceux qui ne connaissaient pas le roi de Corinthe s’apercevaient qu’ils étaient en présence de Créon.

Agamemnon savait parfaitement qu’il était encore plus imposant, pour sa part, avec ses épaules larges et puissants, sa musculature et sa démarche gracieuse le faisait ressembler au dieu Zeus en personne. Et cette apparence reflétait exactement ce qu’il était, le roi guerrier le plus connu du monde occidental.

Créon avait beau posséder une présence royale, mais n’avait pas la férocité sans limites d’Agamemnon de Mycènes. Ses ennemis mouraient. Leurs familles mouraient. Leurs pères, leurs mères, leurs oncles et leurs amis mouraient. Agamemnon semait la terreur sur son passage, et elle enveloppait ses ennemis comme une brume marine. Et il était capable de planifier une campagne ou une bataille et de la mener brillamment à terme jusqu’à ce qu’il ait gagné.

— Maintenant, nous débarquons, dit-il au moment où le char du roi de Corinthe s’arrêta sur la plage, à proximité du navire mycénien. Le renard est venu nous accueillir. Nous flatterons son ego et nous sourirons à ses plaisanteries. Et, pendant ce temps, nous imaginerons le jour où il sera à genoux devant nous.

 

*

La course de moyenne distance était une nouveauté pour les Grecs, qui préféraient tous la stadia, épreuve se disputant sur deux cents pas. Chiron avait appris à Patrocle que de nombreuses cités ne possédaient pas de piste ovale et que les coureurs devaient s’accommoder de celle, rectiligne, dessinée pour la stadia ; arrivés en bout de piste, ils tournaient autour de piquets plantés dans le sol avant de repartir en sens inverse.

À cause des Troyens, friands de courses plus longues, les spectateurs grecs avaient peu à peu fini par se laisser convertir. Patrocle savait que les paris comptaient pour beaucoup dans ce revirement de situation… car un homme qui mise de l’argent sur un coureur préfère que la course soit plus longue pour prolonger l’excitation que procure l’enjeu.

Le jeune homme s’assoupit quelques minutes et fut réveillé par la clameur de la foule ; un combat de boxe venait de s’achever par un coup retentissant qui avait jeté un des adversaires à terre, inconscient. Patrocle se leva et partit chercher Dates. Il le trouva au nord du terrain d’entraînement, où il observait les lanceurs de javelot.

« C’est un beau jour pour courir, commenta le Spartiate en montrant le ciel du doigt. Les nuages garantiront une certaine fraîcheur. Comment te sens-tu ?

— J’ai une petite raideur dans le cou, mais je suis prêt. »

Dates lui montra un homme grand et bien rasé qui se préparait à une trentaine de pas d’eux.

« Voici Eumélos de Phères, lui dit-il. Et, derrière lui, son ami… Philoctète, je crois. »

Patrocle observa attentivement ses deux adversaires. Eumélos faisait des étirements en posant la jambe sur un banc et en se pliant vers l’avant. Satisfait, il s’assouplit les muscles de l’aine. Pour sa part, Philoctète courait sur place en faisant aller et venir ses bras au-dessus de sa tête. Grand et musclé, Philoctète était idéalement bâti pour la course d’endurance. Patrocle s’intéressa longuement à lui, ce qui lui permit de voir que le réchauffement de l’autre était très précis et sa concentration sans faille.

« Je crois qu’il est temps que tu te prépares, toi aussi », murmura Dates.

Patrocle se reprit brusquement. Il étudiait Philoctète avec une telle attention qu’il avait presque oublié qu’il devait prendre part à la course, lui aussi. Avec un sourire coupable, il courut jusqu’à la ligne de départ. Quittant son chiton et ses sandales, il s’échauffa rapidement puis courut tranquillement pendant quelques minutes pour faire disparaître la raideur de ses muscles.

Les coureurs furent appelés par un vieillard à la barbe courte. Un par un, ils furent présentés à la foule. Les sept Corinthiens engagés reçurent une ovation, Eumélos et Philoctète furent encouragés par les cris d’un petit groupe de spectateurs, mais Patrocle, n’eut droit qu’à quelques applaudissements polis.

Une fois alignés, les coureurs tournèrent les yeux vers le vieil homme. Celui-ci leva la main.

« Allez ! » cria-t-il.

Les Corinthiens s’élancèrent en tête et une ligne étirée se constitua derrière eux. Philoctète se cala juste derrière Eumélos, en quatrième position, et Patrocle leur emboîta le pas. Il n’y eut aucun changement dans l’ordre des premiers lors des cinq premiers tours de piste, la course en comprenant vingt.

Patrocle décida alors d’attaquer. Passant habilement par l’extérieur, il vint se poster en tête et accéléra brusquement l’allure pendant un demi-tour. Un trou d’une quinzaine de pas se forma entre lui et son suivant direct. Une fois le virage amorcé, il risqua un coup d’œil derrière lui et vit qu’Eumélos le rattrapait. Le jeune homme déclencha alors sa deuxième accélération. Ses poumons commençaient à brûler et ses pieds souffraient sur l’argile surchauffée. À ce moment, les nuages s’écartèrent et le soleil se mit à darder de tous ses rayons.

Patrocle était trempé de sueur. Au onzième tour, Eumélos le suivait toujours, malgré quatre accélérations qui lui avaient à chaque fois permis de se détacher. Mais, chaque fois, son adversaire revenait lentement, inexorablement, sans jamais paniquer. Deux fois encore, Patrocle tenta de le lâcher, et deux fois il revint.

Patrocle avait désormais mal partout, mais il se dit que son adversaire devait être dans le même état. Lors du seizième tour, il produisit un nouvel effort et maintint la cadence pendant trois quarts de tour. Cette fois, Eumélos se retrouva avec vingt pas de retard ; il avait mal jugé son adversaire et s’était attendu à ce qu’il craque avant. Mais il revint encore et, lorsque le dernier tour commença, il n’avait plus que six pas de retard.

Patrocle n’osait plus se retourner, de peur de perdre son rythme, ce qui serait une erreur fatale à ce stade de la course. Il revenait sur les retardataires et s’apprêtait à leur prendre un tour. Il y avait là deux Corinthiens et, devant eux, Philoctète. Le petit homme ne cessait de regarder derrière lui et Patrocle sentit ce qui se préparait. Le noble allait s’arranger pour tomber devant lui et le faire trébucher, ou pour le bloquer, le temps pour Eumélos de le doubler.

Il entendait désormais le souffle court de ce dernier juste derrière lui, et il comprit ce que les deux comparses s’apprêtaient à faire. Eumélos essayait de se porter à sa hauteur pour le coincer contre Philoctète. La colère insuffla un regain d’énergie aux muscles épuisés de Patrocle.

Il accéléra et se retrouva vite derrière Eumélos. « Pousse-toi, je te double par l’extérieur ! » lui cria-t-il.

Dans le même temps, il se jeta à l’intérieur. Eumélos fit semblant de trébucher et s’affala sur sa droite, où arrivait Philoctète. Les deux hommes mordirent la poussière et Patrocle acheva le tour seul. La foule se leva lorsqu’il franchit la ligne d’arrivée.

Les Corinthiens se moquaient bien qu’il ne soit que Patrocle, un coureur inconnu. Ce qui comptait, c’est qu’il venait d’humilier deux princes.

Dates se précipita sur son ami.

« Nous venons d’assister à la première victoire de Patrocle de Locride », lui dit-il.

Et Patrocle eut l’impression qu’un nuage noir obscurcissait le ciel.

 

 


Laisser un commentaire ?