Patrocle
Durant les semaines qui précédaient les jeux, Patrocle courut deux heures par jour pour gagner en musculature et en endurance. La veille du départ, il s’entraîna bien plus légèrement, veillant seulement à assouplir ses muscles. Comme disait Chiron : Ne laisse jamais toutes tes forces sur le terrain d’entraînement. Une fois ses exercices achevés, il se baigna dans la fontaine proche du temple d’Artémis. Il avait pris l’habitude de passer l’après-midi à se promener en ville et n’y faillit pas ce jour-là. La Locride continuait de le fasciner, et il était émerveillé par la simplicité de sa cité natale. À côté, l’Egypte lui faisait l’effet d’un ramassis de sable rassemblées par la tempête.
Lorsque la nuit commençait à tomber, il se trouvait une table dans l’un des nombreux établissements offrant à manger près de la place. Des serviteurs lui apportaient alors son repas sur de grands plateaux en bois : du pain frais et une entrée faite de crème aigre, d’herbes aromatiques et d’huile d’olive, suivie d’une assiette de poisson épicé. Il restait là, assis, à contempler les étoiles, et alors qu’il achevait son repas par quelques gâteaux au miel, il avait la sensation que les dieux l’avaient invité à venir résider à leur côté, en Olympe.
Ce n’était qu’après, lorsqu’il avait rejoint ses appartements dans le palais royal, qu’il se remettait à penser à Sthéléné et que sa gorge se serrait de nouveau. Alors, il se levait de son lit et contemplait la cité endormie, l’esprit empli de pensées amères.
Les jeux approchaient, et il allait bientôt embarquer pour Corinthe, et les paroles de sa mère ne cessaient de lui revenir en tête.
« Elle m’a prédit que ce sera toi qui viendras vers moi, mon fils. Et je t’attendrai ! »
Patrocle revint brusquement a la réalité, car on venait de frapper à sa porte. Quand il l’ouvrit il trouva Spendios, le garde qui l’avait conduit vers Chiron des années auparavant qui haletait.
— Spendios ? s’écria Patrocle en le voyant bouleversé. Que t’arrives-t-il ?
— Mon prince… vous devez m’aider…
— Spendios calme toi ! Dis-moi ce qu’il y a ?
— C’est Aspasia… votre nourrice… elle a était fouettée par votre… par la reine et elle l’a emprisonné… elle va l’exécuter.
Spendios s’effondra mais Patrocle le visage blême le souleva et le regarda dans les yeux.
— Dis-moi ce qui s’est passé !
Et Spendios raconta que Philomèle avait reproché à la vieille nourrice, de ne pas avoir si bien éduqué la fille d’une de ses nobles qui habite au palais. Mais Aspasia avait répliqué innocemment que les garçons qu’elle a pris sou son aile sont devenus de grands hommes même si l’un d’eux avait été exilé de sa cité. Courroucée, la reine ordonna son arrestation et la fouetta elle-même devant toute la cour.
— Aspasia a toujours eu la langue acérée mais…
— Aspasia parle avec son cœur, coupa Patrocle gentiment. Et son cœur est aussi grand que la mer Egée, je vais m’en occuper Spendios. Reste ici ne bouge pas.
Patrocle s’était rendu immédiatement au mégaron, où il avait trouvé sa mère parmi ses conseillers.
Jugulant à grand-peine sa colère, il avait lancé :
— Qu’avez-vous fait à mon ancienne nourrice ?
Écartant d’un geste ses conseillers, qui avaient reculé mais étaient restés à portée d’oreille, Philomèle s’était adossée à son trône. Elle avait dévisagé le jeune homme quelques instants. Patrocle avait cru lire de la satisfaction dans son expression.
— Ta nourrice ? Tous les serviteurs du palais m’appartiennent. Ces barbes grises dans leurs habits bariolés et leurs bijoux criards m’appartiennent. Tu m’appartiens.
— On m’a dit… (il s’était forcé à garder son calme.) On m’a dit qu’elle avait subi le fouet, avant d’être emprisonnée. Je voudrais savoir pourquoi. C’était une bonne servante, et elle méritait mieux.
Philomèle s’était penché vers Patrocle.
— Une bonne servante, avait-elle craché, doit savoir garder sa langue devant sa souveraine, et toi mon fils, tu dois aussi apprendre à respecter ta reine, et te souvenir que tu n’es que toléré ici.
Elle sourit comme une louvé affamée et ajouta d’une voix puissante :
— Si tu tiens tant que ça à plaider la cause de cette servante, alors à genoux !
Patrocle se tint parfaitement immobile. Toute sa fierté le poussait à se détourner de cette femme dure et arrogante, à quitter la salle le dos droit et pleine de défi. Mais Aspasia allait mourir malgré tout, et il avait promis à Spendios qui allait régler cela. Oui, il pouvait rester drapé dans sa fierté et quitter la pièce, mais que vaudrait sa fierté ensuite ?
La bouche sèche, les yeux clos, il s’était laissé tomber à genoux devant la reine.
— Je voudrais demander…
— Silence ! J’ai des affaires à régler. Reste où tu es tant que je ne te donne pas la permission de parler.
Son humiliation avait été totale. Philomèle avait réuni ses conseillers autour d’elle pour débattre des problèmes d’État. Le temps avait passé. La pierre froide du sol lui faisait mal aux genoux, mais elle n’avait pas bougé ni rouvert les yeux.
Après un temps, il n’avait même plus écouté les conversations. À un moment, il avait senti la chaleur du soleil dans son dos, et compris que l’après-midi touchait à sa fin.
Quand Philomèle s’était de nouveau adressé à lui, il avait rouvert les yeux et vu que les courtisans et les scribes s’étaient éclipsés.
— Eh bien ? Soumets ta requête.
Il l’avait dévisagé. Elle avait paru plus fatiguée, et son regard avait perdu de son éclat.
— La pitié ou l’humanité n’ont donc aucune importance pour vous, reine ? demanda-t-il d’une voix douce. Aspasia habite ici depuis plusieurs années, et n’a jamais dérobé a son devoir, est-ce ainsi que vous récompensez le dévouement et de cette femme ? La vérité qu’elle a révélé n’en est pas moins une vérité, aussi désagréable soit-elle. Elle fait bien son travail et tout le monde au palais peut témoigner de cela.
Philomèle avait changé d’expression. Calée sur son trône, elle continuait de le scruter sans expression.
— Tu sais aussi que je ne tolère pas la suffisance et l’arrogance, dit-elle d’une voix plus calme.
— Si vous voulez vous débarrasser d’elle, alors placer là à mon service elle et son mari, quel meilleur châtiment pour elle que de vivre aux côtés d’un exilé, proposa Patrocle.
— Tu veux la reprendre à ton service ?
— Oui, en effet.
Elle l’avait dévisagé longuement.
— Tu t’abaisse pour une simple servante, dis-moi pourquoi ?
— Elle a était la seule à être bonne avec moi, alors que tout le monde me tournait le dos sur votre ordre. Dit Patrocle en la regardant dans les yeux.
Elle avait hoché la tête.
— Tu sembles faire forte impression chez tous ceux qui t’approchent. Sarpédon de Cilicie brûle de se venger de toi ; Penthésilée de la horde, te faire fouetter et humilier… et même le pharaon Ramsès réclame ton retour en Egypte. Réponds à ceci, Hoplite Sanglant : si je t’avais dit que la seule façon pour toi de sauver Aspasia consistait à partager ma couche, t’y serais-tu pliée ?
— Oui, assure-t-il sans hésiter. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Elle avait secoué la tête.
— Une bonne question, mon fils, à laquelle il faudra répondre toi-même.
— Comment le pourrais-je ? Je ne connais pas vos pensées.
— C’est parce que tu n’es pas roi, tu es certes un grand meneur d’hommes, tu donnes un ordre et les soldats obéissent. Un roi c’est autre chose, tous ceux qu’il gouverne, requièrent une chose ou une autre. Pourtant, chaque cadeau fait à l’un sera ressenti par l’autre comme un affront. Parmi eux, il y a ceux qui sont loyaux envers leur souverain. Et puis il y a les traîtres. Certains sont loyaux aujourd’hui, qui deviendront des félons demain. Certains pourraient devenir des traîtres, mais un cadeau de ma part m’assurera leur loyauté. Comment le roi sait-il à qui se fier, qui il faut tuer, qui il convient de récompenser et qui il doit châtier ?
— Vous avez manigancé tout cela, répondit Patrocle en se levant et en regardant sa mère ahuri. Vous saviez qu’Aspasia allait répliquer sachant son tempérament fougueux, et vous saviez que j’allais venir vous voir après cela.
— Mais je ne savais pas que tu allais comprendre mon stratagème. Dit-elle en souriant amusée. Tu mérites encore une fois ta réputation.
— Ces tests prendront-t-ils fin ?
— Tu pars demain à Corinthe, annonce-t-elle d’une voix puissante. Aspasia et Spendios seront tes serviteurs, le spartiate et l’amazone t’accompagnent aussi. Car, si les dieux le veulent, un jour, tu seras peut-être une autorité. Et ce jour-là, ceux que tu gouvernes, il te faudra connaître leurs pensées, leurs rêves, leurs ambitions. Car une fois devant toi, les loyaux et les fourbes te sembleront impossibles à départager. Tous riront de tes plaisanteries, tous pleureront de te voir triste. Ils protesteront de leur amour indéfectible pour toi. Des paroles creuses, vides de sens… À moins que tu puisses lire dans leurs pensées. Et la leçon s’arrêtera là pour aujourd’hui.
— Et vous les connaissez toutes ? Leurs pensées ?
— J’en sais assez, sur leurs idées et leurs ambitions, pour assurer ma survie. Ne l’oublie pas quand tu te tiendras devant les autres roi Grecs.
Elle se leva et fit signe qu’il pouvait se retirer.
— Il me faut à présent écouter les requêtes de mes sujets, loyaux comme déloyaux.
Patrocle s’apprêtait a partir mais s’arrêta et regarda sa mère un moment, elle lui cachait quelque chose, cela se voyait à sa manière de regarder le vide, il connaissait cette expression, comme si elle avançait des pièces sur son échiquier, il devait se montrer prudent, même si les paroles de Philomèle s’incrustaient dans son esprit.