Patrocle
Des nuages de poussière s’élevaient au-dessus de la pleine de Qadesh, tels deux serpents rivaux s’approchant l’un de l’autre. Deux formidables armées montaient à l’assaut.
Patrocle se demanda s’il allait un jour revoir le vieux Chiron. Sous le casque, l’afflux sanguin lui tambourinait dans les oreilles, sa respiration produisait le mugissement des vagues par gros temps et l’odeur de transpiration était insupportable. Le soldat de Sparte sur sa gauche lui envoyait une bourrade à chaque pas, la courroie du bouclier qu’il portait dans le dos lui sciait les épaules et la poignée de la lance d’hoplite lui irritait la paume. Patrocle observa l’effectif de l’énomotie de Dates : trente et un barbus au visage de pierre. Le reste de la troupe formait un long serpent écarlate. Les renforts égyptiens étaient venus avec à leur tête le prince Ramsès : division de composé de chars a faux, et de Ra composé uniquement de cavalerie.
L’armée culminait à presque sept mille hommes. Les Skirites formaient l’avant-garde avec un détachement de cavaliers venus avec Patrocle. La colonne progressait dans un paysage de collines rocheuses et de hautes terres boisées.
Enfin leur apparut le mur de fer qui les attendait sous un immense nuage de poussière. Acier, bronze, étoffes et bannières bleu et blanc. Les brigades troyennes s’étiraient d’un bout à l’autre de l’horizon. Près de dix mille guerriers, estima Patrocle. D’où s’éleva un tonnerre roulant de cris et de chants moqueurs.
Des ordres furent aboyés dans les rangs de la colonne spartiate. La troupe entière manœuvra de façon à présenter un front uni à l’armée de Troie : hoplites de Dates à droite, alliés de Sparte au centre, Skirites chargés de tenir le flanc gauche. Au martèlement du pas cadencé succéda un formidable frottement de bois et de métal, chaque soldat se réfugiant derrière son bouclier pour opposer un mur de bronze orné d’emblèmes rutilants à l’ennemi – les alliés affichant des blasons à l’effigie de Ra et de Ptah.
Patrocle fit lui aussi passer son bouclier de l’arrière à l’avant, puis glissa son avant-bras gauche dans le manchon de bronze, ou porpax, et empoigna l’épaisse lanière de cuir. Le rempart venait de se muer en prolongement naturel de son bras.
Le silence se fit avec, pour seul contrepoint, un léger souffle de vent.
Un Spartiate sans armure, derrière Patrocle, porta à la bouche deux auloï – des flûtes jumelles qui lui firent comme des défenses d’éléphant –, inspira et commença à jouer.
Une plainte grave et lugubre se leva sur la plaine. Le jeune homme en eut la chair de poule : l’hymne de Castor ressuscitait des souvenirs d’enfance et des temps plus heureux à la ferme. Alors que son regard s’attardait sur la ligne de front troyenne, il prit conscience qu’il avait la bouche sèche et que sa vessie, dilatée, devait avoir la taille d’une pastèque. Il se savait capable de vaincre n’importe lequel d’entre eux en combat singulier. Et puis, quoi ? Chiron ne l’avait-il pas forme inlassablement au dur métier de phalangiste, lui apprenant à se tenir, à être inamovible, à savoir quand pousser, quand attaquer ? N’avait-il pas fait la preuve de son talent et de sa valeur auprès de ses compagnons d’armes, sur la plage ? Pour autant, se trouver là, à l’orée d’une bataille rangée, était une expérience entièrement nouvelle pour le jeune homme. Une perspective étrange… et dérangeante.
— Tu as peur, petit chasseur ? lança Dates, placé à sa droite.
Il s’abstint de le regarder. Il poursuivit :
— Marcher au combat, c’est comme avancer avec des chaînes autour des chevilles. Impossible de faire demi-tour ou de courir… sauf à vouloir se couvrir de honte. Quant à parer ou esquiver comme quand on affronte un ennemi solitaire, c’est autrement plus difficile. Tu fais partie d’un mur, mon garçon, de la machine de guerre spartiate. Et tu ne vas pas te dérober. Il n’est plus question d’entraînement. Tu vas te battre et triompher sur le champ de bataille… ou mourir. (Il soupira, puis poussa un rire de gorge.) Réjouis-toi, petit ! Vivre en tutoyant ainsi la mort, c’est vivre intensément.
— Je préfère cent fois mourir vieux et entouré d’enfant, qu’avec toi si tu veux tout savoir, cracha-t-il.
— C’est pour cela que tout le monde te déteste mon garçon, tu n’as pas l’esprit d’un guerrier. Tu sais te battre, cela oui par les mamelles d’Aphrodite ! Mais il te manque le feu d’Ares dans la poitrine. La rage, l’envie de tuer, de survivre, c’est cela qui te fera rester en vie.
Dates le regarda un moment puis secoua la tête.
— Et pourtant, je t’aime bien, va savoir pourquoi. Tu me rappelle mon fils. Un sacré petit vaurien, il préfère la poésie à la guerre. Une honte pour un père et un soldat de Sparte.
Le masque de fer tomba. Pour la première fois, Dates aperçut le petit garçon dans les yeux de Patrocle. Ce coup d’œil lui suffit pour comprendre. Il ne répondit rien, au demeurant. Le masque de hargne et de froideur réapparut aussi vite qu’il s’était volatilisé. Le vacarme des flûtes s’intensifia.
Une honte pour un père !
— Pauvre garçon, murmura Patrocle d’une voix inaudible.
La morne complainte des flûtes cessa. Les railleries et les insultes des Troyens cessèrent à leur tour.
Des centaines d’officiers, de part et d’autre, relayèrent l’ordre d’avancer. À la manière d’un bras gigantesque balayant la surface d’une table, les Lacédémoniens et leurs alliés s’ébranlèrent à une allure qui surprit Patrocle. La marche était contrainte, certes, mais rapide… et effroyablement silencieuse. Alors que leurs alliés Egyptiens criaient ou chantaient, les Spartiates ne pipaient mot, un regard de haine rivé sur la ligne adverse.
La distance entre les belligérants diminuait très vite. Patrocle vit que l’ennemi d’en face n’était autre que les Apolloniens : un régiment d’hoplites en tunique bleue avec une pièce d’épaule couleur saphir. L’apollonien arborait un casque attique à crête, un thorax en bronze de facture ancienne et des bottes de cuir blanc repoussées d’or. Arrivé presque au corps à corps, il poussa un cri de guerre aigu :
— Alăla ! Alăla !
Le cœur de Patrocle battait la chamade. La réponse à la question de Stentor était évidente, désormais : oui, il avait peur. Donnant du talon à chaque foulée, résolue à ne pas céder à la panique, il vit les lances troyennes approcher, approcher, puis ce fut…
Le choc.
Les pointes effilées raclèrent contre son bouclier, lui coupant le souffle ; certaines sifflant tout près de sa tête, d’autres visant les mollets. Tout au long de la ligne de front, le fracas monumental du fer et du bronze résonna, comme si des centaines de griffes métalliques s’en donnaient à cœur joie. Les lances cherchaient à disloquer l’alignement des boucliers pour permettre au frère d’armes voisin de porter un coup d’estoc fatal. Les victimes se comptaient par centaines dans ces premiers instants décisifs. Tout autour, ce n’était que cris assourdissants, râles et, en contrepoint, le choc mou des entrailles vomies par terre. Un fer de lance érafla la joue de Patrocle, sectionnant au passage une mèche de cheveux. Il sentit du sang chaud lui couler sur la joue, son odeur métallique, son goût ferreux sur ses lèvres. L’apollonien multipliait les assauts, voyant en ce jeune garçon le maillon faible. Partie intégrante du mur d’hoplites, il en était réduit à rester à l’abri de son bouclier et à riposter à l’aveuglette.
— Regardez, les Spartiates ont convié un enfant à la bataille ! rugit gaiement l’officier supérieur.
Au même instant, l’horrible puanteur des boyaux libérés se répandit à la ronde, accompagnée d’une bruine de sang chaud. Une lance se brisa sous l’effort, imitée par des centaines d’autres dans les deux camps. Privées d’une partie de leurs griffes, les lignes de front se ruèrent à l’assaut dans un fracas immense de boucliers entrechoqués. Patrocle se retrouva nez à nez avec l’officier supérieur troyen, à l’image des duels qui opposaient l’armée de Sparte à un ennemi supérieur en nombre.
— Je vais t’arracher les couilles, ensuite…
Vif comme l’éclair, il planta sa lance dans l’œil de l’officier fort en gueule. Ses vantardises se muèrent aussitôt en râles d’agonie. Il s’effondra, aussitôt remplacé par un autre ennemi. Patrocle bloqua un coup d’estoc puis riposta de même mais en plantant cette fois la lance dans la bouche du troisième, celle-ci se brisa. Il tira son épée incurvée et commença à taillader et à trancher tout ennemi qui osait se présenter devant sa lame meurtrière. Puis, il entendit le martèlement grandissant de sabots qui frappaient le sol. Le jeune homme regarda en direction du nord.
Près d’un millier de cavaliers ennemis descendaient la pente et fondaient sur lui, menés par le prince Hector en personne. Dates hurla un ordre et les spartiates se regroupèrent, mais c’était sans compter les amazones qui s’abattirent sur eux par l’est comme des furies. Patrocle jura entre ses dents et rejoignit aussitôt le mur de bouclier lacédémonien.
Sarpédon de son côté hocha la tête satisfait. Ces imbéciles avec leurs phalanges ne pourront jamais résister à deux charges de cavaleries portés sur deux points non opposés. Faire pivoter une phalange prenait beaucoup trop de temps, et les cheveux d’Hector et de Penthésilée étaient assez rapides pour adopter cette tactique.
Les cavaliers Troyens, leurs manteaux noirs flottant au vent, descendirent en trombe la colline pour réceptionner bille en tête la ligne spartiate. Hector, un bouclier de bronze sur l’avant-bras gauche, et l’épée à la main droite, tomba sur le premier ennemi. Un hoplite pointa sa lance vers sa poitrine. Hector se dévissa sur sa selle et, croisant son ennemi, lui asséna un aller-retour avec sa lame. Celle-ci toucha l’hoplite au niveau de la gorge, le décapitant sur le coup. Le puissant troyen s’apprêtait à en décapiter un autre mais curieusement ce dernier bloqua l’attaque en levant simplement son bouclier en bronze. Hector poussa un grognement et n’eut pas le temps de croiser le visage de ce soldat qui a réussi à dévier son coup tranchant.
Patrocle car c’était lui, s’apprêtait à foncer sur Hector mais aperçut Penthésilée qui avait réussi à intercepter le prince Ramsès, il regarda Hector un moment puis décida de porter secours au fils de pharaon qui reculait devant les assauts violents de la princesse amazone.
Cette dernière tournoya sur elle-même et porta un coup transversal qui fit tomber le prince à genoux, il était à sa merci, levant sa lance pour lui transpercer la gorge, elle l’abattit en avant mais fut bloquée par lame spartiate. Penthésilée sauta en arrière et foudroya du regard ce simple soldat qui osait la défier.
Lançant son cri de furie, elle chargea sur l’hoplite qui bloqua son estoc avec son bouclier de bronze. Ce dernier riposta avec sa lame incurvée et l’amazone bloqua à son tour le coup porté, faisant une pirouette elle décrivit un cercle avec sa lance et porta un puissant coup diagonal que Patrocle intercepta aussitôt, il fit une pirouette et chargea sur Penthésilée qui recula devant l’assaut. Ce combat durait trop longtemps. Et ce soldat n’était pas quelqu’un d’ordinaire. L’amazone savait reconnaître un ennemi redoutable, et cet homme se battait comme un vrai seigneur de guerre.
Une joie sauvage l’envahit, enfin quelqu’un à sa mesure. Elle une fille d’Ares, elle va livrer un combat titanesque. Criant comme une chimère, elle arrêta la charge de Patrocle et lança une pluie d’attaque de lance que Patrocle bloqua et évita.
Cette femme méritait bien sa réputation, elle était forte, même plus forte que lui. Mais pas question pour Patrocle d’abandonner ou céder du terrain, il fléchit les genoux et porta une estocade qui faillit trancher la gorge de Penthésilée si ce n’est qu’elle l’évita en penchant la tête en arrière. Mais elle réalisa tardivement son erreur, car Patrocle fit un roulé boulé au sol et lui fouetta le dos avec son épée incurvée. Penthésilée cria à la fois de rage et de douleur. Mais au lieu de tomber au sol comme l’aurait fait un guerrier ordinaire. Elle retira son casque libérant ses cheveux noirs et regarda Patrocle avec des yeux de Gorgone.
Ce dernier subjugué par sa beauté, fit une grimace. Surtout lorsque elle sauta sur lui avec un hurlement effrayant. Cette femme aussi belle que monstrueuse se battait avec une force et une rapidité presque surhumaine. Les rumeurs étaient donc vraies ? Son père serait donc le puissant Ares ? Patrocle était à bout de souffle, contrairement à son assaillante infatigable. Mais soudain, l’image de sa mère le jetant au loin traversa son esprit, tout comme les paroles de Dates.
Une honte pour un père !
Un feu brulant parcourut la poitrine de Patrocle, et le monde devint silencieux. Sans crier ni rien, mais avec une rage titanesque, il bloqua le dernier coup de Penthésilée, puis d’un puissant coup tranchant il entailla le bouclier de bronze de l’amazone, et lui frappa le visage avec le sien, puis s’apprêta à lui donner le coup de grâce, quand soudain il sentit une lance lui traverser l’épaule gauche.
Regardant surpris celui qui l’avait attaqué. C’était Sarpédon, qui avait lancé son javelot sur Patrocle pour porter secours à la princesse guerrière, cette dernière cria de rage :
— Non, il était à moi !
Patrocle mit un genou à terre, mais toujours prisonnier de sa fièvre de sang, arracha le javelot puis lança aussi un puissant cri strident, se releva et se rua sur Sarpédon en tailladant et en découpant tous ceux qui se trouvaient sur sa route. Puis sauta sur les aires et le temps s’arrêta soudainement. Patrocle l’expression figée de rage, et Sarpédon de stupeur. Le temps repris sa course et Patrocle fouetta la poitrine du général qui tomba de son char. Patrocle aussi tomba au sol sans connaissance. Et la bataille autour d’eux continua de plus belle.