Breakouedo, le bruissement des bois

Chapitre 7 : La vision de Platypus

3056 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/12/2021 00:06

Baba faisait la leçon à Cornélius dans la cuisine. Il avait déjà été de corvée seul après le dîner parce qu’il avait refusé d’aider Folla le midi. Il était vingt-deux heures dix, Stella pensait qu’il avait sans doute bâclé ses tâches pour être convoqué comme ça. Leur éducateur aurait déjà dû être parti mais il avait demandé à Cornélius de le suivre à peine cinq minutes avant son heure de départ habituelle, comme à contrecœur. Il avait attendu la fin de la journée pour lui assener son sermon qui durait déjà depuis un quart d’heure. Stella et Platypus tendaient l’oreille depuis le réfectoire où ils avaient décidé de venir traîner sans objet au lieu d’être dans la salle commune. La petite pièce tenait plus de la salle-à-manger familiale ; elle ne contenait qu’une grande table rectangulaire flanquée de deux bancs mais on l’appelait "le réfectoire". Dans la pénombre que seule la lumière sélène venait dissiper, ils se serraient l’un contre l’autre hésitant à s’avancer au-delà de l’embrasure. Seule la voix de leur compagnon leur parvenait quand il haussait le ton pour se défendre. Baba fronçait les sourcils, répétait de mille manières différentes jusqu’à épuisement de l’interlocuteur mais jamais il ne montait le ton. On aurait dit que Cornélius soliloquait. Ils parlaient de Marlène et visiblement les lancers de casquette avaient atteint leur cible. Elle n’avait rien dit sur le moment mais s’était confiée à Baba : Cornélius lui faisait peur. D’après les cris de putois de leur ami elle l’avait comparé au diable. Ça, c’était un peu la faute de Baba avec son histoire de l'Artaban... Avant que la porte coupe-feu ne vole sous la poussée exaspérée de l’adolescent rebelle, les deux autres avaient décampé vers leurs dortoirs. Platypus qui n’avait pas envie de subir un compte-rendu fulminant et plein de mauvaise foi éteint sa lampe de chevet sans même jeter un œil au livre volé qu’il avait caché sous son oreiller. Il se mura dans une attitude de dormeur.

Platypus endormi, les trois autres lits occupés par des matelas nus, Cornélius fut dégrisé en un instant. Il se déshabilla avec quelques relents de mauvaise humeur, jetant ses habits furieusement contre le mur. Ils retombaient, mous, sans vie. Il s’effondra sur son lit et son compagnon de chambrée l’entendit pleurer. Ça le distrait de ses propres pensées jusqu’à ce qu'il sombre dans le sommeil.

Cornélius se réveilla au cœur de la nuit. Il étouffait. Août exprimait sa moiteur après avoir soufflé des courants glacés les premiers jours. Il voulu aller l’ouvrir mais la fenêtre était déjà ouverte, il respira un peu, regarda le ciel noir percé de ses lueurs d’étoiles. Son cauchemar s’était déjà évanoui, Baba était un con, Marlène le faisait chier. Il allait demander à ses parents de se barrer de ce trou. Mais avant, avant, il voulait faire son film. Il remarqua que Platypus n’était pas dans son lit. Il devait être parti pisser. Il se recoucha.

 

Platypus s'était réveillé en sursaut, ses draps étaient désagréablement humides. Le ciel au-dehors était violet, sans étoiles. Il avait ouvert la fenêtre. Il ne fut pas exagérément surpris de constater que leur bâtiment était intriqué dans un bouquet d’arbres, au milieu d’une forêt dense de chênes aux feuilles sèches. Était-ce l'automne ? Elles tombaient en pluies éparses. Platypus avait alors fermé les yeux quelques instants, espérant retrouver un peu de normalité. Il entendait les pétioles se rompre comme un crépitement de bulles. Le ciel mauvissait, peut-être que l’aube approchait. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait-être. Cornélius dormait, des traînées d’argent surlignaient ses paupières. Il descendit le long d’un tronc qui fusionnait avec le mur sous la fenêtre, ses pieds nus retrouvant leurs instincts arboricoles. Lorsqu’il eut atteint le sous-bois moussu, il se sentit minuscule. Ici, les feuilles tombaient par milliers, bruit métallique, écho d'une antique bataille elfique. Et puis, il y eut comme un appel sourd. Le son d'un cor peut-être. Il marcha jusqu’à elle car il sut qu'elle l'attendait…

 

Devant l’évier rempli des tasses du petit déjeuner, Stella agitait doucement ses mains plongées dans l’eau chaude. Platypus attendait, un torchon à la main.

-Tu t’y mets où je finis de ranger la table ?

-Pardon, j’étais absorbée par la sensation. elle s’activa sans hâte.

-Je pensais arrêter les cachetons pendant le tournage.

-T’es dingue, Baba va s’en rendre compte et puis tu te souviens quand tu es arrivé ? Tu étais vraiment mal.

-J’ai bien réfléchi et tu sais, je corresponds avec une fille comme moi qui habite à Los Angeles… Elle a une théorie et je me demande si… enfin je voulais avoir ton avis parce que toi tu ne juges pas et…

-Ça m’intéresse vas-y, je suis toute ouïe.

Elle lui adressa un sourire qu'elle voulait engageant. Comme le visage de son amie semblait vide de toute émotion, il se lança :

-Et bien elle pense que nous sommes des chamanes. La schizophrènie ce serait un pouvoir.

-Qui sert à quoi ?

-Dans notre société à rien du tout parce qu’on est tout seul avec ce qu’on entend ou ce qu’on voit. Personne ne nous aide à comprendre ou orienter nos perceptions.

-Et tu as envie de revivre ça ?

-Je le vis de toute façon. Des fois le médicament n’est pas assez puissant. Cornélius se fout bien de moi avec son « Ça y est on l’a perdu, il est avec les Voix les mecs »…

-Ouais, il m’énerve aussi quand il dit ça. Ce n’est pas parce-qu’il n’y a qu’une fille dans le groupe qu’il doit nous appeler « les mecs » ! Et puis il chambre tout le temps des fois c’est fatigant son "humour".

- Ma correspondante, Steawy, pense que les humains ont des capacités d’associations paranormales que Jung appelle synchronicités. Elle m’a écrit que chez nous l’évolution a poussé le truc d’un cran. Nous sommes capables de les générer sans support physique.

-Quel rapport avec le film ?

-Si on veut découvrir des éléments que personne d’autre n’a trouvé sur ce qui est arrivé à la petite Dolorès je pourrais servir d’intermédiaire. Peut-être même qu'on pourrait filmer une de mes « crises».

-Tu as arrêté de prendre ton traitement depuis combien de temps ? désarçonné par la question, il répondit sans avoir eu l'intention de le faire.

-Une semaine en fait. Juste après avoir lu la lettre. Au départ ça n’avait rien à voir avec le film.

-Comment tu te sens ?

-J’ai fait un rêve cette nuit, enfin j’espère que c’était un rêve. J’étais seul là où on a tourné l’autre jour, tu sais là où tu as vu la petite fille. Elle m’a parlé.

Stella lui passa une poignée de petites cuillères. Il les enveloppa dans le torchon. Elle le fixait sans rien dire pour qu’il continue.

-Quand je me suis réveillé, mes pieds étaient tout écorchés mais j’étais bien dans mon lit. Elle m’a dit qu’il fallait que le maître des bois se réveille.

-Tu sais qui c’est ?

-J’ai tout de suite pensé à Folla, je suis allé le voir directement. Je l’ai juste touché comme ça. il lui caressa la joue mais elle n'eut pas le temps de ressentir la tendresse qu’il avait insufflé à son geste. Il a eu peur. Il m’a repoussé. Je ne sais pas trop pourquoi ni comment mais j’avais le livre que j’ai chopé à la bibliothèque hier. Il est tombé de ma main et s’est ouvert à une page qui expliquait comment invoquer Shub-Niggurath.

-Bon ben si notre chamane le dit : on va se faire un petit rituel d’invocation d'entité chtonienne !

Platypus n’avait jamais su décrypter le visage de la jeune fille mais elle était rarement ironique. Il fut soulagé. Avec son aide il serait plus facile de persuader Cornélius d’intégrer ça au film.

 

Baba ne fit pas d’histoire. Il accepta de les laisser aller faire une balade sur le plateau après le déjeuner. Il avait changé les groupes de responsabilité, Stella se retrouvait avec Cornélius et Platypus avec Folla. Il pensait que Cornélius avait compris qu’il était allé trop loin. Il était serein. En quittant l’IME, ils répondirent à son petit salut paternel par mimétisme et Antoine lança le rire collectif une fois qu’ils eurent quitter son aire de surveillance.

-« À tout à l’heure les grands. » Non mais sérieux cette grosse masse de muscles est un vrai chamallow en fait !

-Mouais il ne faut pas qu’il tourne à la sauce Ghostbuster alors. répliqua Cornélius sombrement.

Pendant que les deux adolescents joutaient à coups de tirades moqueuses sur Baba, Stella et Platypus restaient en retrait pour organiser leur coup d’état scénaristique. Ils revinrent dans la conversation tandis que Cornélius refaisait le portrait de Marlène. Antoine bon public se gaussait de ses descriptions salaces. Stella fut bien aise de couper court à leur conversation :

-Hier on a trouvé un livre incroyable à la bibliothèque… Regarde.

Cornélius s’empara de la relique sans ménagement. Platypus se retint avec difficulté de lui ordonner d’être plus précautionneux. Il savait la négociation en cours délicate. Il l’ouvrit là où Platypus avait mis un marque page et lu sentencieusement comme s’il déclamait du Shakespeare :

-« De l’invocation de Shub-Niggurath, la chèvre noire aux mille chevreaux ». Ouaho c’est barré ce truc. Vous avez trouvé ça à la bibliothèque municipale ? Vraiment ? On se croirait dans un Stephen King là.

-Lovercraft en fait. C’est le Necronomicon…

-Le livre des morts égyptien ? tenta Antoine.

-Non, non c’est un livre qui traite de dieux extraterrestres.

-Vachement plus bandant que ton histoire de tueur d’enfants Cornélius. jeta Antoine avec intention de blesser.

Platypus et Stella étaient atterrés ; Cornélius venait de refermer le livre pour le balancer sur les genoux de Folla. Il avait accéléré le pas, ostensiblement boudeur. Platypus envoya un coup de coude dans les côtes d’Antoine et Stella lui lança un regard plus intense qu’un trou noir. Platypus rattrapa leur réalisateur :

-Je me disais que les héros pourraient trouver le livre caché sur les lieux du crime et…

-C’est le fantôme de Dolorès qui leur aurait indiqué la cachette. clarifia Stella.

-En fait, le tueur aurait voulu réveiller Shub-Niggurath mais il se serait fait trucidé par le dieu et c’est pour ça que… que la police a dû trouver un bouc-émissaire à exécuter.

Cornélius s’arrêta brusquement, se retourna faisant piler la troupe. Platypus lui rentra dedans et Stella se retrouva sur les genoux de Folla. Leur ami arborait un large sourire désormais.

-Ça me plaît du tonnerre votre idée !

Les cigales rythmaient leur marche. Cornélius était devenu intarissable. Il développait ses idées de trucages à base de fumigènes et de feux d’artifice pour l’apparition du dieu. Platypus réussissait avec difficulté à glisser des extraits de lecture. Il fut décidé qu’ils ferait du rituel leur scène finale à tourner de nuit.

Arrivés devant le portail de l’avant-veille, Cornélius se mit à tourner prenant une voix de Monsieur Loyal :

-Nous y sommes ! Le carrefour de la Pomme. C’est ici que le destin de Christian Ranucci s’est scellé. Il a grillé la priorité…

Il allait continuer mais Stella regardait les voitures les raser, inexpressive, sans lui prêter attention. Platypus avait visiblement entrepris de noter les plaques d’immatriculation des plus inciviles. Antoine filait des coups de pieds dans la roue avant du fauteuil de Folla, occupé à dégager une pierre qui la bloquait. Folla observe avec intensité les énormes cumulus croisant dans le ciel. Visiblement personne n’avait envie de s’attarder devant la maison du chien des Enfers.

Cornélius fit un travelling avec la caméra. La route gris-marron, les herbes jaunes le long de la barrière de sécurité, une haie de cyprès, le portail, la départementale qui filait au-dessus de l’A52 qu'on entendait vrombir. Le ciel bleu tranchait sur les couleurs délavées des premiers plans. Une peugeot 304 blanche marqua son stop au moment où il appuyait sur arrêt. Surexcité, il voulu reprendre l'enregistrement mais elle était déjà en train de disparaître dans le virage vers La Bourine. Les autres n'avaient rien remarqué. La petite troupe prit la direction de Peypin.

Ils quittèrent rapidement la départementale pour prendre un chemin de terre. Antoine commença tout de suite à se plaindre et ils laissèrent le fauteuil. Il prit Folla sur son dos. Celui-ci s’accroche à lui comme un koala à son eucalyptus. Ils cheminaient le long d’un large chemin caillouteux. De part et d’autre, la végétation piquante du maquis incitait à s’y cantonner. Antoine se reposait souvent, porter Folla retardait tellement leur petite expédition que l’après-midi approchaient de sa fin quand ils arrivèrent à la première champignonnière. Le ciel avait commencé à se voiler amputant sérieusement la luminosité si bien qu’ils ne savaient si le jour avait commencé à décliner ou si seul le mauvais temps en était responsable. Aucun ne portait de montre. Quelques gouttes s'écrasèrent sur le calcaire surchauffé. Humus et pierre chaude mélangeaient leur parfum. On se sentait à l’abri sous l’épaisse frondaison de chênes. Antoine posa Folla à l’entrée monumentale pour jouer les éclaireurs. Platypus sortit la carte mais la pluie se fit plus insistante. Cornélius caracola à l’intérieur. Stella et Platypus aidèrent Folla à descendre s’abriter sous la roche.

Les champignonnières étaient un vaste réseau de galeries artificielles abandonnées depuis des décennies. La salle dans laquelle ils pénétrèrent était immense, un véritable 4 étoiles pour l’âge de la Pierre, on aurait pu y loger une tribu entière. Le plafond était haut, mais les galeries qui partaient dans le fond semblaient faire deux mètres cinquante tout au plus. Tout était de biais. La taille avait laissé des surfaces plates mais l’ensemble était incliné. L’espace et les perspectives donnaient l’impression qu’on perdait l’équilibre.

Cornélius filma l’entrée de ses camarades, à contre-jour. Antoine était parti dans une des galeries. De temps en temps ils l'entendaient tester son écho. Stella et Platypus installèrent Folla sur une large pierre. Une atmosphère de cathédrale se dégageait du lieu. On entendait l’orage qui s’était mis à tonner au dehors. Cornélius s’adressa au groupe incomplet :

-On pourra tourner le rituel ici !

-Feux d’artifice et tutti ? En extérieur ce sera plus sécure. se renfrogna Platypus.

-Plus visible aussi… contrecarra Stella.

-T’inquiète, je n’utiliserai que des trucs tranquilles ! J’ai pas envie que tout nous tombe sur la gueule. le rassura Cornélius.

Antoine déboula, en pleine crise de rire :

-Putain j’ai failli y passer ! J’ai entendu un éboulement dans la galerie que j’avais pris. Je serais pas allé loin de toutes façons on y voit rien. T’as des torches Cornélius ? celui-ci l’ignora poursuivant sa conversation.

-Je ferai vraiment gaffe, juste des fumigènes. Ici, on filmera plutôt l’apparition du monstre, Folla pourrait se cacher derrière et surgir dans la fumée… mais le rituel, Stella, on le fera en extérieur, ouais. De nuit on s’en fout, il n'y a personne dans ce coin et puis si on fait ça un jour où ça pleuviote, on craindra rien.

Stella avait attendu qu’il termine pour répondre à Antoine :

-Il y a des torches et des piles dans mon sac mais vu que les galeries s'effondrent on ferait mieux de se cantonner à cette salle.

-Il faudrait qu’on rentre même. J’espérais que la pluie se calme mais Baba ne nous laissera plus sortir si on n'y va pas maintenant. ajouta Cornélius.

Le visage d’Antoine se crispa dans la pénombre, il en avait marre d'être aux ordres de Big Boss Cornélius. Il avait une furieuse envie de lui balancer son poing dans la gueule.

Cornélius prit Folla sous l’épaule, l’aida à se relever. Ils firent quelques pas ensemble avant que les autres les suivent. Alors qu’ils arrivaient au sommet de la pente, un immense hibou déploya ses ailes au beau milieu du chemin. Sa silhouette majestueuse s’éloigna en quelques battements silencieux, les faisant douter de ce qu’ils venaient de voir.

-L'eau, j'entends l'eau ! annonce Folla.

Surprenant tout le monde, il se dégage de l'appui que lui offrait Cornélius, slalome entre les trois autres et se précipite à l'intérieur de la grotte.

-Mais,... mais il court comme un lapin ! s'étonna Antoine tandis que Stella fourrageait avec précipitation dans son sac pour leur faire passer des lampes.

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