Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
-Yuichi ! Tu as encore troué l’une de tes chemises ! S’est exclamé Miyuki un matin lorsqu’elle sortit le linge de la machine et qu’elle vit l’imposant trou sous la manche droite.
-Hein ?
-Regarde toi-même !
Elle lui tendit le vêtement avec dépit.
-Mais c’est vrai ! Mince alors, comment j’ai pu me faire ça sans m’en rendre compte ?
-C’est simple, en ne faisant pas attention et en jouant au football toute la journée. Tu ne t’arrêtes jamais avant la fin de l’après midi et tu reviens en nage du stade, couvert de bleus ! Tu fais du rugby ou quoi ?
-Non, mais n’importe quel sport si on le pratique intensément peut amener à recevoir des blessures. Même la gym si tu vois ce que je veux dire.
Il faisait allusion à la fois où Miyuki s’était blessée au bras lors d’une démonstration de gymnastique lorsqu’elle était encore au lycée. Il termina sa phrase par un rire moqueur.
-Te fiche pas de moi ! a-t-elle crié en lui donnant une légère tape sur la tête. Sincèrement, je ne sais pas lequel est le pire des deux, mon frère ou toi…
-Ce sera répété !
-Tu peux, je m’en fiche !
Et elle ponctua sa réponse avec une nouvelle tape aussi modérée que la précédente. Je les regardais se chamailler du haut des escaliers sans me lasser. Ça m’amusais de voir ma sœur se faire taquiner par quelqu’un pour changer du contraire. Je souriais comme un idiot devant une querelle qui avait tout d’une scène de ménage. Je me suis finalement rapproché, incapable de résister à la tentation d’en rajouter :
« Oh là là, vous en faîtes un de ces boucans. Vous allez arrêter, on dirait un vieux couple »
Très vite j’allais regretter de m’être incrusté dans cette conversation.
-Ah tu tombes bien toi ! S’est aussitôt exclamé ma sœur. Elle a fondu sur moi et a sorti un de mes jeans de la corbeille à linge. Il était encore tout trempé mais je remarquais aussi une importante déchirure sur l’arrière entre les deux poches.
-Euh…
-Tu peux me dire comment tu t’es fait un trou pareil à cet endroit ? Tu t’es mis au sport toi aussi ?
-N….Non pas vraiment.
-Wow, s’est écrié Yuichi en fixant l’énorme accro. Pour avoir autant défoncé ton pantalon, tu as du faire le grand écart non ?
-Et ta connerie ? Ai-je répliqué.
-Quoiqu’il en soit, je me maudis quelquefois d’avoir appris la couture ! J’aimerais bien vous voir raccommoder vos affaires-vous-mêmes…
Sur ce, elle se retira dehors pour étendre le linge.
Yuichi m’a donné un amical coup de coude et après m’avoir fait un subtil clin d’œil, il a suivi Miyuki de près en mimant des gestes affolés, comme si elle allait faire tomber le panier au sol.
-Oh, laisse moi porter la corbeille, c’est sûrement trop lourd pour toi !
-Ne t’occupe pas de moi et va embêter quelqu’un d’autre !
Mon père a surgi derrière moi, les mains repliées dans son yukata, avec la clope au bec. Il les regardait s’éloigner d’un air content.
-Ces deux là s’entendent vraiment bien, pas vrai ?
C’est vrai que depuis quelques temps, ces deux là s’étaient beaucoup rapprochés. Ils partageaient le même humour et le même goût pour le sport. Malgré les taquineries et quelquefois les petites disputes, nous avions pu observer mon père et moi qu’une grande complicité entre eux venait de naître. Chacun aidait l’autre, ils se parlaient beaucoup et s’épaulaient mutuellement. Je m’apercevais qu’ils avaient beaucoup de ressemblance dans le caractère ; un tempérament fort mais doux à la fois. Il semblait qu’aucun souci ne serait jamais à la hauteur pour les inquiéter. Ils formaient véritablement une paire.
Yuichi était très protecteur envers Miyuki, parfois à un point qu’il me faisait de l’ombre. Etrangement cela ne me dérangeait pas, puisque c’était lui. Quant à elle, elle lui manifestait beaucoup d’affection et lorsqu’il en avait vraiment le besoin, elle ne rechignait pas ; elle n’hésitait jamais un seul instant à lui porter secours et se montrait parfois si anxieuse, si maternelle, qu’il arrivait à mon père de jouer les jaloux lorsque ses épaules lui faisaient mal et qu’il espérait recevoir un massage autre que celui d’Anna. Elle l’appelait Yuu-chan en général, son prénom n’étant prononcé que lorsqu’elle était fâchée contre lui.
J’ai toujours pensé qu’ils entretenaient une relation fraternelle. A aucun moment je ne percevais autre chose. Mais très souvent, papa soulignait la puissance de leurs liens avec une réjouissance qui m’irritait au possible sans pour autant éveiller les doutes de ma conscience trop lente et endormie pour conclure quoi que ce soit…
Mais ce n’était ni plus ni moins qu’une question d’heure et de jour. Je fus long à la détente. Il se passait quelque chose entre eux deux, quelque chose que je ne soupçonnais pas et que pourtant, j’aurais du sentir.
Un soir après le dîner, Yuichi et moi discutions tranquillement dans ma chambre comme on en avait l’habitude. Mais l’intonation de sa voix était moins gaie, plus basse qu’à l’ordinaire. Il semblait malade, où en tout cas préoccupé. Je lui ais demandé ce qui le tracassait.
« Je veux m’installer dans mon propre appartement maintenant » m’a-t-il répondu d’un ton morose.
« Hein ? Quoi ? Mais pourquoi d’un coup comme ça ? »
-Mais c’était prévu, je ne vais quand même pas squatter chez vous tout le reste de mon existence…Je me sens de plus en plus mal à l’aise de faire durer mon séjour ici.
-Mais…Mais ! Tu ne déranges personne au contraire ! Papa n’a jamais arrêté de dire qu’ici c’est aussi chez toi ! Et tu aides, tu participes aux dépenses de la maison, tu ne vis pas à nos crochets ! Pourquoi avoir décidé çà aussi soudainement ? Qu’est ce qui s’est passé ?
-Je l’ai décidé parce qu’il me faut reprendre le football et repartir aux Etats-Unis. Masato, nous sommes de grands amis, mais nous ne pouvons pas sacrifier notre vie l’un pour l’autre…
-Mais…J’étais tellement heureux que tu sois revenu, j’ai du mal à accepter l’idée que tu repartes pour de bon…
Yuichi m’a donné une tape dans le dos qui a failli me désarticuler.
-Mais qui a dit que je repartais pour de bon, béta ? Mon futur appartement ne sera pas très loin de chez vous ! Et quand je retournerai aux Etats-Unis, rien ne m’empêchera de passer vous voir quelquefois, pas même le football.
-Une star ne peut pas vraiment décider pour elle ; ais-je murmuré en empruntant le même ton que lui quand il a affirmé vouloir changer d’appartement.
Il m’a regardé d’un air triste puis brusquement, il s’est emparé de moi avec une vigueur déboussolante, m’a mis le bras derrière le dos tandis que l’autre serrait mon cou. Il le faisait avec une telle force que je ne pouvais même pas me débattre.
-Ah tu crois ça ? m’a-t-il dit avec un air espiègle. Moi je te dis que tu peux me faire confiance !
Et il a relâché son étreinte en m’adressant un sourire rassurant. Puis il s’est installé dans son futon.
-Allez mon vieux, maintenant au lit. On a assez parlé de ça pour aujourd’hui.
Je l’ai regardé me tourner le dos et se coucher. Je portais la main à mon cou qu’il n’avait pas ménagé, mais autre chose me nouait la gorge : la pensée que bientôt, ce futon serait à nouveau plié et rangé au fond d’une armoire, que cette chambre n’hébergerait à nouveau personne d’autre que moi. Je ne voulais pas qu’il parte, mais il en avait décidé autrement et c’était ainsi…
Je me suis levé puis me suis dirigé vers la porte.
-Je vais d’abord descendre les poubelles.
D’une allure de zombie, je traversai d’un pas lent et monotone le petit corridor pour descendre les escaliers. Je me suis rendu compte à cet instant que la porte de la chambre de ma sœur était entrouverte. L’horloge annonçait presque minuit, mais la lumière y était encore allumée. Intrigué, j’ai frappé doucement.
-Oui ?
-C’est moi, je peux entrer ?
-Oui, bien sûr.
Elle se trouvait assise à son bureau, encore dans sa tenue de la journée, occupée à écrire une lettre. Une enveloppe neuve qu’elle avait sortie gisait près d’une ramette de papiers, prête à l’emploi.
-Tu écris à quelqu’un ? ai-je simplement demandé.
-Oui, à un de mes meilleurs amis que j’ai connu au Canada. Dans peu de temps c’est son anniversaire et donc je lui envois une lettre pour l’occasion.
-Ah, je vois.
Sans lui demander sa permission, je me suis affalé sur son lit. Elle n’y prêta pourtant aucune attention ; toute sa concentration était portée sur cette lettre.
-Ce n’est pas vraiment une heure pour écrire des lettres.
-Je le sais bien, répondit-elle, mais j’ai tellement eu à penser toute la journée que j’ai oublié de le faire. Donc je m’en occupe maintenant avant de ne plus m’en souvenir.
-Hmm…
Je fixais le plafond, absorbé par le tic tac de sa petite pendule. Bien qu’en temps normal, elle aurait attisé ma curiosité, j’avais déjà beaucoup à penser avec le désir précipité de Yuichi de nous quitter.
-Et il est gentil cet ami du Canada ?
-S’il ne l’était pas, je ne vois vraiment pas comment je pourrais le considérer comme un ami, m’a-t-elle fait remarquer en se tournant vers moi.
-Pas faux.
A dire vrai, je n’étais pas du tout attentif à ses réponses, autant qu’à mes propres questions. J'avais la tête lourde, je me sentais vide, sans doute à cause de la fatigue. Je ne veillais pas aussi tard d’habitude.
-Tu voulais quelque chose ? m’a-t-elle demandé.
-Est-ce que je dois avoir une raison valable pour rentrer dans ta chambre ?
-Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Soudain, elle a posé son crayon puis s’est levée de sa chaise. Elle s’est lentement avancé près du lit et a posé sur moi un regard étrange. J’ai d’abord cru qu’elle allait me disputer pour m’être ainsi étalé sur ses draps. Elle était bizarre, je le sentais, ça m’affolait.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire, a-t-elle poursuivi, ce n’est pas ça…du tout ! »
Et avec une vélocité surprenante, elle s’est jetée sur moi en m’écrasant de tout son poids. Elle chercha à attraper mes bras pour m’immobiliser.
-Mais qu’est ce que tu fais ??!
-Je vais te montrer pourquoi faire du sport, c’est essentiel !
Elle avait beau être une fille d’apparence frêle et fragile, elle possédait une force assez incroyable et n’avait besoin de personne pour se défendre en cas de besoin. Il nous arrivait souvent de chahuter comme ça, et j’ai assez honte de moi en disant que je ressortais presque toujours perdant…Après quelques instants de lutte quand même, elle finissait toujours par me mettre sur le tapis avec ses prises de combat.
J’ai grommelé puis j’ai esquissé un mauvais sourire, bien décidé à me prendre au jeu.
-Ah c’est comme ça !
Par miracle, j'ai réussi à me libérer d’elle puis à mon tour, j’ai tenté de la maîtriser. Mais elle revint aussitôt à la charge, me menaçant de ses deux mains tendues.
Elle me souriait d’un air narquois.
Le début d’une véritable bataille venait de commencer. Elle comme moi ne voulait abandonner que lorsque l’autre aurait capitulé. Nous étions obstinés, bien que je fusse très rapidement épuisé et que je riais trop pour pouvoir me défendre.
Lorsqu’elle s’apprêta à m’attaquer avec de nouvelles chatouilles, je suis parvenu à saisir ses poignets et à la plaquer sur l’oreiller. Je contenais toute la force que je pouvais détenir dans mes bras pour l’empêcher de s’échapper car elle essayait, elle essayait et a bien failli y arriver à plusieurs reprises. Mais pour une fois, le gagnant devait être celui qu’on imaginait être le perdant, enfin !
Nous étions complètement décoiffés. Les draps du lit complètement défaits, la couette pendouillait à moitié sur le sol et la table de nuit avait légèrement bougé de place. A l’heureux prix que j’étais le vainqueur, j’avais réussi à immobiliser ma sportive de sœur qui n’en pouvait plus et qui riait presque aux larmes.
-C’est bon, je crois que je capitule cette fois !
Elle respirait fort et laissa retomber sa tête sur l’oreiller, complètement épuisée par l’effort. Je la regardais, triomphant. Puis, plus mon regard se perdait dans ses yeux brillants, plus je me sentais secoué d’un sentiment que je croyais disparu et je me surprenais à être désireux de la contempler encore et encore, telle qu’elle était sur l’instant. Elle a fermé les yeux comme si elle n’avait même plus l’énergie de les ouvrir. Elle était belle. Belle, plus que mignonne. La jeune adolescente que j’avais retrouvé il y a quatre ans s’était muée en une jolie jeune femme et bien que l’on pouvait encore lire sur son visage ce petit quelque chose gardé de l’enfance, elle avait pris en formes et en taille. Ses cheveux ondulés étaient un peu plus long, sa poitrine aussi s’était développée. Elle ne changeait cependant pas sur sa personnalité. Elle restait toujours aussi gaie et vive qu’avant. Que serions-nous sans sa joie de vivre ?
J’entendais un violent tambour s’emballer dans ma poitrine. Je sentais mes jambes trembloter légèrement et l’odeur de ses cheveux, de ses vêtements envahissaient mes narines à un point où ma tête en avait des lourdeurs. Une chaleur insupportable s’appropriait tout mon être laissant mes joues devenir aussi rouges que mes oreilles.
Cette sensation bizarre, comme si j’étais ivre. Je ne l’avais jamais éprouvé que pour Miyuki-chan seule...
Abandonné de toute raison, je me suis senti céder à une étrange attraction, une force terrible qui m’ôta toute capacité de réflexion tandis que mon visage s’avançait irrésistiblement vers celui de ma petite sœur. Je me rapprochais doucement mais sûrement puis, les yeux mi-clos, incapable de raisonner ni de penser, j’ai tendu les lèvres. Elle ne bougeait pas, elle semblait dormir. Mais sa respiration et les quelques sons qui s’échappaient de sa voix me firent réaliser qu’elle était bien éveillée et qu’elle n’allait pas tarder à réagir, à voir que j’étais sur le point de l’embrasser. Peu à peu, je repris conscience et je voyais effrayé que ma bouche ne se trouvait plus qu’à quelques centimètres de la sienne. Je me suis brusquement reculé et à ce moment là, elle m’a regardé avec une expression si douce et si tendre que je me suis de nouveau approché pour lui donner un baiser, sur la joue.
Elle ne s’y attendait pas, mais très vite elle m’a offert ce sourire plein d’affection qu’elle ne destinait qu’aux personnes qui comptaient le plus pour elle. Je ne sais comment elle aurait réagi par la suite car je me suis aussitôt écarté. Je me sentais nerveux et gêné, pressé de disparaître de sa vue et de faire ce que j’avais à faire : descendre les ordures.
Sans me retourner, je me suis dirigé vers la porte où je trouvais encore la nécessité de me justifier.
« Considère cela comme un baiser du soir. Bonne nuit, petite sœur. »
Je me suis retiré sur ces dernières paroles. Tapis dans l’ombre, angoissé et appuyé contre le mur, je réalisais que ce que je venais de faire n’était pas innocent et que j’avais joué avec la faible flamme de notre famille, une maigre étincelle qui menaçait à tout moment de s’éteindre.