Sous l'affiche d'un film pornographique
Chapitre XXX
Étendu sur le béton froid, j’y presse ma joue.
Je regarde la poussière qui flotte dans le coucher de soleil devant moi.
Sans dire le moindre mot, incapable de bouger,
Je ne fais qu’imaginer des chimères maladroites. *
– Sommeil réfrigéré – amazarashi
Au moment où Valentine avait amalgamé les deux pouvoirs, si tout pour elle s’était confondu en une clarté aveuglante, il n’en avait pas été le cas pour les trois adolescents qui observaient, impuissants, la scène.
Les bijoux brillèrent d’un éclat incomparable, comme jamais ils n’avaient lui auparavant, avant qu’une lumière n’enveloppât la jeune femme ainsi que les trois divinités qui lui tournaient autour. Prenant peu à peu l’aspect d’une sphère de lumière, leurs ombres se détachaient de l’aura blanche qui émanait autour d’eux, avant de s’étendre indéfiniment sur la toiture.
Du peu que l’on pouvait distinguer de celle-ci, Plagg et Tikki restaient figés dans les airs, la tête rejetée en arrière, comme inanimés. La silhouette de Roarr rôdait toujours dans le dos de la jeune femme restée debout, mains tendues devant elle, comme si une créature minuscule s’y réfugiait. Aucun des êtres ne bougeait, tous gardaient une position fixe, telles de vraies statues de chair.
Alya se risqua à s’approcher, espérant pouvoir ainsi rompre le maléfice et libérer la « princesse » de son sommeil. Elle déchanta bien vite tant la lueur lui faisait mal aux yeux ; une chaleur s’en dégageait et s’intensifiait à mesure qu’elle s’y mêlait, jusqu’à la brûler. Si elle était allée un peu plus loin, quitte à serrer les dents pour endurer la douleur, peut-être aurait-elle pu voir des rougeurs apparaître sur la peau de ses mains et de ses avant-bras.
« Ça ne sert à rien, murmura Marinette d’un air abattu. On ne peut plus rien faire…
– Ne viens pas me dire qu’on va abandonner comme ça ! grinça la rouquine en reculant. Tu as vu ce qu’elle a fait ! »
Elle eut beau retenir son geste, il était clair que son regard s’était tourné vers la dépouille sans vie du père d’Adrien ; l’adolescent était resté à ses côtés, silencieux, telle une coquille vide, incapable d’exprimer la moindre émotion. Il avait bien versé quelques larmes, qui avaient séché par la suite, mais gardait cette position inanimée, prostré sur ses genoux, tremblant de la tête aux pieds. Ses mains avaient à peine osé toucher le corps, dont les yeux fixaient encore le vide sans que plus rien ne s’y reflétât désormais.
Sans attendre d’autre réponse, elle retenta, tendant la main le plus loin possible devant elle, jusqu’à atteindre le corps de la jeune femme impassible. Elle sentait sa peau tiraillée par la chaleur excessive de cette sphère de lumière, mais ne voulait en rien abandonner. Non, elle n’abandonnerait pas !
Elle poussa un cri guttural, jusqu’à refermer les doigts sur son précieux pendentif du Renard, et saisir au passage la broche du Papillon. Elle recula rapidement, essoufflée, mais ravie d’elle. Elle aurait bien aimé arracher des griffes de Valentine les Miraculous de la Coccinelle et du Chat Noir, mais il fallait se rendre à l’évidence que c’était bien trop risqué ; elle ignorait si cela empêcherait l’amalgame, et si cela libérerait les deux kwamis de l’emprise de leur ennemie. À bien y réfléchir, le plus judicieux était de les lui laisser.
Elle regarda son butin avec fierté, et n’attendit pas plus longtemps pour remettre autour de son cou le précieux pendentif, admirant la petite broche qui brillait au creux de sa paume.
Nooroo, qui avait observé la scène de loin, ayant fui l’immense sphère lumineuse à temps avant qu’elle n’engloutît tout, était resté muet, impassible. Comme si, pour le kwami de la Transmission, dont le pouvoir reposait beaucoup sur les ressentis des êtres – peut-être pas autant que dans le cas du Paon, certes –, tout cela n’avait aucune importance.
Son porteur était décédé. Et alors ? Dans le meilleur des cas, il retournerait dans la Miracle Box auprès de ses frères et sœurs. Dans le pire des cas, un nouveau despote viendrait régner sur son existence déjà grandement asservie par cette broche. Il s’y était attaché, certes, mais les traitements que lui infligeait Gabriel avaient peu à peu fait diminuer son empathie pour cet homme. Il n’irait pas jusqu’à dire qu’il ressentait de la « haine » ou du « dégoût » pour lui, de son vivant, non. Plutôt de la « pitié ».
Il flotta dans les environs, avant de se dire que, peut-être, Mayura – ou plutôt, Nathalie – devait être tenue au courant des événements. Mais à quoi bon ? Elle ne pourrait rien faire de plus que se laisser aller à son désespoir ; nul ne comptait autant à ses yeux que son supérieur. Nooroo avait rarement ressenti d’émotions aussi fortes malgré leur non-réciprocité. Comme si le fait de voir l’homme qu’elle aimait être aveuglément épris d’une autre n’avait fait que renforcer davantage ses propres sentiments.
Finalement, il se dit que cela ne servirait à rien ; que feraient-ils d’une Mayura aveuglée par le désespoir tandis que cette jeune femme – Valentine, s’il avait bien compris – faisait face au kwami incarnant le néant ? Ce n’était plus qu’une question de minutes avant qu’il ne lui offrît la possibilité d’exaucer un vœu. Que demanderait-elle ? De ce qu’il avait senti émaner d’elle, cela avait à voir avec un être aimé porté disparu.
Finalement, elle et Gabriel n’avaient pas été si différents l’un de l’autre. Seulement, la jeune femme avait eu le cran d’aller jusqu’au bout, et de ne pas se contenter de confrontations par le biais de pantins désarticulés. Un frisson parcourut son essence. Il avait bien été chanceux de ne pas tomber sur elle, elle aurait pu être bien plus cruelle que ne l’avait été son porteur…
« Qu’est-ce qu’on peut faire pour lutter contre ça ? demanda Alya en apostrophant son amie – quand s’était-elle rapprochée d’elle ? Il ne l’avait pas vue – et d’un ton pressant. Il doit bien y avoir quelque chose à faire !
– On ne peut qu’attendre, souffla Marinette en se relevant péniblement – elle venait tout juste de réaliser qu’elle était tombée à genoux – et en titubant jusqu’à Adrien. J’ignore ce qu’elle va désirer, mais il y a de fortes chances que certains d’entre nous n’y survivent pas. »
Elle posa sa main sur l’épaule du blondinet, et risqua un coup d’œil vers le cadavre à ses côtés. Le sang avait coagulé sur les plaies, formant de grosses taches rougeâtres difformes de part et d’autres du corps et de ses vêtements. Là où autrefois avait-on trouvé une belle veste de couleur crème ne restait qu’un vulgaire morceau de tissu cramoisi et perforé par endroits, de même que pour la chemise blanche impeccable et le blaser qu’il portait en-dessous.
Retenant ses tremblements et son dégoût pour la mort affreuse à laquelle ils avaient assisté, elle tendit la main jusqu’au visage de l’adulte, afin de faire glisser les paupières sur les yeux. Les lunettes à monture rectangulaire qu’il portait fièrement de son vivant avaient glissé et s’étaient écrasées sur les pierres ; les verres étaient désormais rayés de part et d’autre, lorsqu’ils n’étaient pas complètement brisés par endroits.
S’il fallait donner un exemple concret de ce que l’on pouvait appeler une mort « violente », bien que « douce » et « lente », celle de Gabriel pouvait être assurément adéquate. Loin de là l’envie de disposer une telle illustration dans un dictionnaire des fins de vie, mais pour le choc que cela avait été chez les adolescents témoins de cette scène, il apparaissait comme un malheureux martyr qui ne méritait en rien la fin qui lui avait été offerte – si cela eût pu être un cadeau quelconque.
Marinette enserra Adrien de ses bras dans une tentative de réconfort qu’elle savait parfaitement vaine ; elle espérait seulement que cela calmerait un tant fût peu l’adolescent. Il sembla peu à peu revenir à la vie, s’animant de nouveau, pour glisser ses mains dans le dos de la brunette, avant de pleurer en silence sur son épaule.
Ils restèrent longuement enlacés. Alya restait en retrait derrière, incapable de trouver les mots ou les gestes à adopter dans de telles circonstances. Et la vision du corps la figeait de terreur tandis que des pensées insupportables l’assaillaient à leur tour. Leur arriverait-il la même chose lorsque Tigresse – ou Valentine – sortirait de cette sphère lumineuse ?
Le petit kwami s’approcha d’elle en virevoltant silencieusement, avant de se poser timidement sur son épaule. Il semblait qu’il avait lui aussi préféré laisser les deux adolescents seuls. Alya s’assit à-même les tuiles, genoux relevés, et les entoura de ses bras, avant d’y poser son menton. Ses yeux ne cessaient de fixer cette bulle intemporelle qui irritait la rétine et brûlait la peau.
« Quand vont-ils en sortir ? demanda-t-elle au papillon.
– Nul ne le sait. Selon ce qu’elle a désiré, il se peut que nous ne voyions pas ce qui en sortira. Serait-il possible qu’elle souhaite la destruction du monde tel que nous le connaissons ?
– Qui sait ? Je ne l’ai pas assez affrontée pour qu’elle me confie ses envies. »
Elle secoua les épaules ; le kwami manqua de glisser le long de sa tenue et de tomber au sol. Elle le rattrapa de justesse en amenant la paume de sa main pour l’y récupérer. Il leva vers elle ses grands yeux mauves empreints d’un mélange de tristesse et de réconfort.
« J’aimerais qu’il existe une solution pour tout faire revenir dans l’ordre. Comme si rien ne s’était passé. Même si j’aime l’idée d’avoir été, même temporairement, la grande héroïne de la ville. Mais ce rôle revient à Marinette, sa place est aux côtés d’Adrien.
– Il existe une telle solution, soupira le kwami. Elle se trouve là-dedans. »
Il désigna du bout de la patte la boule blanche qui illuminait leurs visages en se reflétant sur le grain de leurs peaux. Alya émit un soupir, en même temps que lui. Il était impossible de mettre la main sur cette « solution », ou quoi qu’elle fût, sans risquer gros. Elle se doutait bien qu’il faisait mention de l’amalgame des deux Miraculous. Mais que s’était-il passé lorsqu’elle avait invoqué les deux kwamis de la Création et de la Destruction ? Les choses commençaient à devenir floues dans sa tête.
« Pour rétablir l’ordre des choses et reprendre le contrôle de votre histoire, il vous faut tout simplement mettre la main sur les Miraculous de la Coccinelle et du Chat Noir. Cependant, c’est bien plus facile à dire qu’à faire, annonça tristement le papillon.
– Nooroo, c’est ça ? » demanda l’adolescente après avoir acquiescé face à ses propos.
Le kwami acquiesça timidement.
« Ravie de faire ta connaissance, fit-elle en souriant. Rena Rouge. »
Il tendit la patte afin de lui serrer la main, en quelque sorte. Elle s’exécuta sans pouvoir réprimer la petite grimace d’amusement qui se frayait un chemin sur ses lèvres.
« Mais en l’occurrence, tu devrais plutôt m’appeler Alya. Nos identités secrètes n’ont plus vraiment d’importance, pas vrai ? » rit-elle amèrement.
Le silence s’interposa entre eux, comme un troisième convive gênant qu’ils ne tentèrent pas de chasser. L’esprit de l’adolescente divaguait, à la recherche d’une possible manière d’empêcher le pire de se produire. Qui savait ce qu’allait faire et devenir la jeune femme avec ce pouvoir capable de déformer la réalité ? Elle soupira.
Soudain, une idée lui vint.
Elle pouvait être folle, mais elle pouvait tout aussi bien marcher.
« Nooroo, demanda-t-elle au kwami en examinant une nouvelle fois la minuscule broche, est-ce que, à la manière des Miraculous, ça peut être néfaste si quelqu’un se fait akumatiser avec un but ?
– L’akumatisé a rarement un but précis en tête, répondit-il. Mon Maître se servait du malheur des gens pour les manipuler. Et dans votre cas, ce ne serait pas un pouvoir de manipulation, mais bel et bien de Transmission, à moins que vous ne soyez aussi despote que feu mon Maître.
– Je me disais juste que nous pourrions trouver quelqu’un à qui transmettre des pouvoirs lui permettant de remonter dans le temps. En retournant au moment où toute cette histoire a débuté, en empêchant Tigresse de mettre la main sur son Miraculous ou je ne sais quoi, peut-être pourrions-nous passer outre les pouvoirs de l’amalgame ? »
Le papillon leva vers elle un regard à la lueur étincelante. Comme si cette idée saugrenue avait fait naître un nouvel espoir.
« Mais à qui pourrions-nous transmettre une telle responsabilité ? Ils ne sont pas en état de le faire, ajouta-t-il en désignant les deux adolescents du bout de la patte. Et qui activera ma broche pour utiliser mon pouvoir ?
– Je le ferai ! » lança-t-elle.
Elle semblait si sûre d’elle, tant convaincue que cela pourrait marcher.
« Si ce n’est pas un but personnel que tu recherches avec mon Miraculous, alors je pense que cela pourrait aller. Mais à qui transmettrais-tu ce pouvoir ? »
Elle se leva, et jeta un coup d’œil en contrebas. Thomas – dont elle ne comprenait toujours pas dans son entièreté l’implication dans toute cette histoire – était resté là, et tournait en rond, faisant les cent pas sans pouvoir trouver le repos.
« Je pense qu’il sera le candidat idéal, sourit-elle. Il a tout ce qu’il faut pour nous aider. »
Le kwami sembla approuver son idée, et la suivit en lévitant lorsqu’elle descendit d’un bond les hauts étages de la demeure après s’être de nouveau transformée en Rena Rouge, fuyant enfin l’ambiance oppressante du toit qui lui serrait le cœur.
Le jeune homme afficha un air surpris, au-delà de l’air maussade qui avait pris place sur son visage depuis de longues minutes. Il avait compris ce qui s’était passé, tout du moins dans les grandes lignes, mais il ne parvenait décidément pas à saisir la raison de la venue de la renarde à ses côtés. Après tout, Valentine ne l’avait-elle pas dit ? Il n’était qu’un civil sans pouvoirs, sans la moindre capacité, et avec le décès du Papillon, il avait perdu la seule once de pouvoir qu’il lui avait transmis. Il se sentait horriblement coupable de ce qui s’était produit, comme s’il avait réellement pu faire quelque chose et changer la donne de ces horribles événements.
Et maintenant, celle avec qui il avait autant aimé passer de bons moments était là-haut, dans un instant figé, sans qu’il ne pût faire la moindre chose susceptible de la sortir de cet étau dans lequel elle avait volontairement glissé son cou et resserré.
« La seule chose qu’on puisse faire, annonça Rena Rouge, c’est de tenter de causer un paradoxe temporel. C’est notre dernier espoir. »
L’idée lui parut si absurde qu’il ne put retenir le petit rire qu’elle provoqua chez lui. Mais pourtant, à écouter les explications sérieuses avancées par l’héroïne qui se tenait devant lui, il ne put qu’approuver l’initiative. Si, d’une manière ou d’une autre, il pouvait protéger Valentine de cette plongée dans les Enfers qu’elle avait subie, s’il pouvait l’empêcher de tuer un homme – le souvenir de cet acte odieux lui donna la nausée –, alors il foncerait tête baissée dans la bataille.
« Que proposes-tu ? s’enquit-il d’un air défaitiste. Je ne vois pas en quoi je pourrais t’aider. Et j’imagine qu’eux deux, là-haut, ne sont pas non plus en état de se battre. Admets-le, vous avez perdu face à Valentine.
– Nous avons encore un atout dans notre manche. Ou plutôt, je l’ai ici, dans la main ! » sourit l’adolescente en écartant les doigts, révélant une broche dont le cœur ressemblait à une larme violacée.
Le cœur du bijou luisait faiblement. Le jeune homme ne put que hausser les épaules, incertain.
« Si elle a les plus puissants, ou je ne sais quoi, ce n’est pas avec ça qu’on va la battre. Elle est encore bloquée là-haut, on ne peut rien faire tant qu’elle n’en sort pas. Si elle en sort un jour. »
Il semblait si défaitiste que, pour peu, cela aurait eu un impact sur l’enthousiasme et la détermination d’Alya. Elle était convaincue que c’était là leur unique chance de renverser la donne. Mais si personne n’était prêt à l’accompagner dans cette mission, qu’allait-elle faire ?
D’ailleurs, où en était Nino ? Il n’avait plus donné de nouvelles depuis un petit moment. Était-il paisiblement rentré chez lui, ignorant ce qui se tramait là ? Elle se jura de le réprimander comme il se devait la prochaine fois qu’ils se verraient. Si elle survivait d’ici là.
« Avant d’abandonner, il y a une dernière chose que j’aimerais tenter, expliqua-t-elle. Avec les pouvoirs de Transmission du Papillon, j’aimerais accorder à quelqu’un le pouvoir de remonter dans le temps. Grâce à ça, nous pourrions empêcher l’élément déclencheur de cette histoire. Tu es proche de Valentine, non ? Tu dois bien savoir ce qui l’a rendue… comme ça. »
Pour ne pas dire folle.
Il haussa les épaules. Le douloureux souvenir de leur rupture, sur cette terrasse de bar, l’assaillit soudainement, étouffant son cœur, l’enserrant dans un étau qui ne le laisserait pas s’échapper aussi simplement. Elle avait mentionné son père tombant en poussière, il s’en souvenait très bien, mais il ne comprenait pas ce qu’elle avait voulu dire par là. Elle n’avait jamais parlé de sa famille, il ne connaissait rien de tous les tenants et aboutissants de sa vie d’avant leur rencontre. Il retint un rictus. Au final, il ne la connaissait pas tant que ça. Alors il était tout bonnement incapable de lui venir en aide.
« Si Valentine ne veut pas être sauvée, alors tout ça sert à rien, maugréa-t-il en enfonçant ses mains au creux de ses poches de jean. Elle est bien trop bornée pour se laisser avoir par une bande d’adolescents, et bien trop obstinée pour revenir sur ses décisions.
– S’il te plaît, implora la renarde. Il y a sûrement quelque chose qu’elle a dit ou laissé entendre, et qui pourrait nous aider !
– Non, coupa-t-il sèchement. Il n’y a rien de tout ça. Abandonne, c’est fini. Il vaut mieux oublier ce qui s’est passé. Il vaut mieux, pour tous. »
Elle croisa les bras sur sa poitrine. Il lui cachait quelque chose, c’était évident. Il y avait un secret qu’il refusait de divulguer, qu’il voulait garder pour lui. Et même si cela lui déplaisait, elle n’avait pas trente-six solutions pour lui délier la langue.
Elle fit mine de s’éloigner, pour se dissimuler quelques pas plus loin, et de détacher sa flûte de sa hanche, pour en faire sortir quelques notes. Elle n’avait pas envie d’en venir à un tel stratagème, mais elle n’avait pas le choix. Elle fit apparaître progressivement un mirage, le meilleur qu’elle eût pu créer de toute sa carrière d’héroïne renarde.
Les yeux de Thomas furent attirés par la sphère lumineuse qui pulsait, jusqu’à disparaître peu à peu. Il aperçut la silhouette de Valentine reparaître doucement, reprenant ses couleurs, et chancelant lorsqu’elle fit quelques pas. Elle sembla s’arrêter, contempler quelque chose ou quelqu’un sur le toit – probablement les adolescents qui s’y trouvaient encore – avant de faire demi-tour et de se tourner vers lui. Dans la semi-obscurité, il crut la voir sourire, afficher une réelle expression de joie sincère.
L’ombre du tigre blanc planait toujours autour d’elle, et sembla l’envelopper, la portant doucement jusqu’à ce qu’elle n’atteignît le sol. Elle resta là, silencieuse, sur le parvis du manoir. Une brise vint soulever ses cheveux, qui ondulèrent avec le vent, et ses yeux vinrent timidement croiser ceux du jeune homme.
« Tu es fière de toi ? lui lança-t-il en croisant les bras sur son torse. Tu as eu ce que tu voulais ?
– J’ai préféré y renoncer, lui répondit-elle. Avant que tout ne se finisse, j’aurais aimé te demander une dernière faveur. Veux-tu bien faire cela, pour une amie ?
– Tu t’amuses encore à m’utiliser pour parvenir à tes fins. Tu n’en as pas assez, de jouer avec moi ? »
Elle lui adressa un regard suppliant. Il ne pouvait pas lui résister lorsqu’elle avait cet air si doux esquissé sur ses traits. Et pourtant, il ne pouvait lui pardonner. Elle était devenue un monstre, comment pouvait-il lui être encore serviable après tout ça ?
« Je suis désolée. Même si mes mots ne suffiront jamais à corriger tout le mal que j’ai pu faire, que j’ai pu te faire. Excuse-moi, Thomas. »
Il fit un pas dans sa direction. Elle en fit un à son tour.
« Qu’est-ce que tu me veux ?
– Je ne peux pas revenir sur mes actes. Je n’ai pas ce pouvoir. J’ai refusé le vœu qui m’était accordé. Je n’en étais pas digne. Pas après tout ce que j’ai fait pour mettre la main dessus.
– Tant d’humilité de ta part. J’en suis touché, siffla-t-il.
– S’il te plaît, fais-moi confiance. »
Elle avait avancé de nouveau vers lui. Pourtant, le jeune homme resta impassible, et ne bougea pas d’un millimètre.
« J’aimerais que ce soit de ta main. Pas de celle d’un autre. S’il te plaît.
– Tu ne vas quand même pas me demander de te tuer, pour que tu meures en martyr, » ricana-t-il avec amertume.
Elle garda le silence un instant. Puis elle répondit.
« Vous avez récupéré les Miraculous du Renard et du Papillon, non ? Je l’ai remarqué, que je ne les avais plus. Rends-moi service, et utilise-les pour remonter dans le temps, pour empêcher tout ça. Si tu me racontes tout ça, si tu me dis tout ce que je vais faire si je reste aveuglée par ma vengeance… Je n’agirai pas comme je l’ai fait. »
Il resta dubitatif. Mais peu à peu, il s’ouvrit au dialogue. Ses bras se décroisèrent, et il se rapprocha suffisamment d’elle pour pouvoir sentir son parfum l’envelopper. Le mélange des odeurs de tous les cosmétiques qu’elle utilisait comme à son habitude – le shampooing à l’huile d’olive, le gel douche à la rose, et le parfum aux agrumes – se mêlèrent et l’enivrèrent une fois de plus. Il aurait bien cru ne plus pouvoir les sentir. Pour peu, il se serait bien jeté dans ses bras pour sentir sa chaleur une dernière fois. Mais une voix lui ordonna de se restreindre. Il ne devait pas lui donner raison, ni lui faire croire qu’il était entièrement à sa merci. Même s’il ne pouvait faire taire ce sentiment qui grondait dans sa poitrine.
« C’est vraiment ce que tu souhaites ?
– Mourir ne m’apportera rien. Je dois continuer à vivre pour racheter mes fautes. Mais si on joue avec le temps, peut-être pourrions-nous protéger tout le monde… surtout ces deux-là, souffla-t-elle en esquissant un geste laissant comprendre qu’elle parlait d’Adrien et Marinette. Je leur ai fait payer pour rien. »
Thomas resta un instant songeur, pesant le pour et le contre. Il avait envie de l’aider, pour sûr. Peut-être la renarde avait-elle raison. Si Valentine aussi pensait comme cela, alors pourquoi refuser ? Il voulait la protéger d’elle-même. Et si les pouvoirs de Transmission du Papillon pouvaient faire l’affaire…
« Très bien, soupira-t-il. J’accepte.
– Merci, Thomas.
– Ne va pas croire que je le fais pour toi. Tu ne mérites pas mon pardon pour tout ce que tu m’as fait. Je le fais pour ceux que tu as blessés. L’homme que tu as tué. Je le fais pour aider ceux dont les vies ont été détruites par ta faute. »
Elle rit doucement. Il réalisa alors que sa voix lui avait vraiment manqué…
« Fais comme tu le veux, Thomas. Je sais que tu es une personne digne de confiance. »
Il haussa les épaules. Il n’avait pas tellement envie d’entendre cela venant d’elle. Il ne parvenait toujours pas à savoir si elle était sincère, ou si cela faisait encore une fois partie de son plan détestable. Peut-être se jouait-elle encore de lui ? Peut-être tentait-elle de l’éloigner afin de le protéger ? Non, elle n’en avait plus rien à faire de lui.
Mais alors dans ce cas, pourquoi l’avait-elle éloigné du champ de combat, loin d’elle ?
Tout était confus. Il ne parvenait ni à comprendre ce qu’il ressentait, ni à savoir ce qu’il devait ressentir dans de telles circonstances.
« Va-t’en maintenant, ordonna-t-il. Rentre chez toi, enferme-toi. Et rends-moi ces bijoux que tu as volés. »
Elle les ôta, un à un. D’abord les boucles d’oreilles, puis la chevalière. Et, après un instant d’hésitation, elle détacha de sa main la parure. Les trois bijoux brillaient faiblement entre ses mains, s’entrechoquaient dans un léger bruit métallique.
Puis Valentine les posa au sol, à ses côtés.
« Promets-moi de ne pas y toucher tant que je ne suis pas partie, souffla-t-elle, avant de se reprendre. Non, laisse quelqu’un d’autre les récupérer. On ne sait jamais, tu pourrais te laisser corrompre par leur pouvoir, comme moi je l’ai été. »
Il secoua la tête, promettant silencieusement de se mêler le moins possible à ces choses-là ; il était, certes, bien plus impliqué dans cette maudite histoire qu’il ne l’aurait voulu, mais il n’avait pas eu le choix. Elle lui fit un dernier signe de la main, le salua une dernière fois, et descendit une à une les dernières marches qu’il lui restait à passer avant de fouler le sol de graviers soigneusement disséminés, à la perfection, comme on devait s’y attendre de feu Gabriel Agreste.
Le sol grinçait sous ses pas, tandis que ses chaussures laissaient une empreinte, bien que très légère, sur ce dernier. Thomas l’observa longuement, admirant secrètement – même s’il s’en voulait de ressentir ce genre de sentiments positifs à son égard – sa silhouette qui semblait si minuscule face au portail de métal luisant dans la nuit.
Lorsque la jeune femme eut disparu derrière les hauts murs délimitant l'enceinte du domaine Agreste, Rena Rouge surgit de l'ombre. Elle sembla tout de suite comprendre, sans qu'il n'eût quoi que ce fût à lui expliquer, qu'elle devait récupérer les bijoux posés à-même le sol. Elle les glissa dans la poche droite de sa combinaison, au niveau de sa hanche – il n'émit aucune remarque quant au fait que ces tenues avaient des poches, d'autant plus qu'il n'y avait aucune délimitation ni quoi, encore une fois ce devait être la magie de leurs divinités – et lui adressa un large sourire.
« Tout va bien ? demanda-t-elle en tendant la main vers lui, cherchant un semblant de contact physique avec son bras.
– Ouais, grogna-t-il. J'accepte ta proposition. »
Elle dissimula son contentement d'avoir réussi son tour de passe-passe – et ignora la surbrillance de son pendentif qui avertissait qu'elle atteignait la limite de sa transformation – en affichant un air un peu surpris. Puis elle sautilla de joie, comme le ferait n'importe quelle gamine de son âge.
« J'ai un minimum de pudeur, souffla-t-elle, alors permet-moi d'aller changer de kwami un peu plus loin.
– C’est pas comme si on était pressé, puisque ça a l’air réglé de son côté à elle, lâcha-t-il en s’asseyant lourdement sur les marches. Tu peux prendre ton temps. Ça sera, de toute façon, la première fois que tu utilises le Papillon, non ?
– C’est vrai, » répondit-elle en regardant dans le vague, sans laisser plus d’indications quant à ce à quoi elle répondait réellement.
Elle tourna les talons, allant se cacher dans un coin à l’abri des regards. Il scruta un instant le sol poussiéreux, sans rien faire de plus. Ses lèvres s’entrouvrirent juste assez pour laisser un soupir lui échapper.
Quelle histoire sordide.
Il avait hâte que la renarde revêtisse la broche du Papillon et qu’elle fît ce qu’elle avait l’intention de faire. Il attendait avec grande impatience le moment où il pourrait enfin rejoindre son lit, ses doux oreillers, et s’enrouler dans la couette duveteuse.
Oui, il n’en pouvait plus d’attendre d’aller se coucher et de tout oublier de cette soirée interminable qui paraissait hors du temps, et hors de sa compréhension.
Le jeune homme remarqua alors qu’il tapait nerveusement du pied. Machinalement, il tira de la poche de sa veste le paquet de cigarettes qu’il y avait glissé, et en extirpa une d’un petit coup sur le fond de la boîte de carton léger, avant de la coincer entre ses lèvres. Il en alluma l’extrémité à la flamme d’un briquet rangé au même endroit, aspirant dans le même temps la fumée, le tabac et tous leurs méfaits qui vinrent imprégner sa gorge, sa trachée, ses poumons.
Il toussota quelques instants, maintenant fermement son unique moyen de calmer son stress grandissant entre l’index et le majeur, avant d’inspirer de nouveau le tabac brûlant. Et il se demandait pourquoi il avait arrêté – temporairement – ? Le simple fait que cela lui rongeât la santé cigarette après cigarette ne devait pas être suffisant, semblait-il.
« Elle en met du temps pour changer de kwami, » souffla-t-il à mi-voix en expirant une énième volute de fumée en direction du ciel déjà bien trop pollué de la capitale.
Y avait-il une sorte de rituel à suivre pour les détenteurs de Miraculous afin de revêtir leurs tenues magiques ? Il aurait bien tout le loisir de poser ses questions lorsqu’il reverrait la renarde, si elle revenait un jour.
Il alluma rapidement l’écran de son téléphone afin de jeter un œil à l’heure ; à la place, il resta un instant figé devant le fond d’écran qu’il n’était toujours pas parvenu à changer, une photo de lui et Valentine sur les quais de la Seine. Un selfie qu’ils avaient pris en étant bien éméchés, à la sortie d’un bar, où les cheveux châtains ébouriffés de la jeune femme masquaient une partie de son visage, mais laissaient tout de même entrevoir son sourire dévastateur, et où la barbe mal taillée de Thomas lui donnait un air bien trop négligé pour porter la tenue qu’il avait revêtue ce jour-là.
Un maigre sourire se dessina sur son visage, et il se hâta d’éteindre le rétro-éclairage afin de faire disparaître cette image maudite. Finalement, il n’avait pas retenu l’heure qu’affichaient les nombres. Et il n’avait pas envie de revoir cette photo. Tant pis.
Le jeune homme prit une grande inspiration, la fumée vint agresser sa gorge de nouveau ; la cigarette passa à l’état de mégot. N’en restait plus qu’un cylindre d’un orange sale, humidifié par sa salive et brûlé à l’autre extrémité. Il le broya soigneusement entre ses doigts afin d’en faire sortir les quelques restes de tabac encore rougeoyant, qu’il écrasa du bout de la semelle contre les graviers. Enfin, il posa le mégot sur la marche, près de lui, imprimant du mieux qu’il pût l’idée qu’il lui faudrait le récupérer lorsqu’il quitterait les lieux pour le jeter à la poubelle. Il était hors de question de commettre une telle incivilité en le balançant dans la cour du manoir, ou encore sur la voie publique.
Expirant toute la fumée et l’air contenus dans ses poumons, formant une volute ondulant jusqu’à disparaître, il leva les yeux au ciel. Des nuages formaient un amas grossier et incomparable à toute forme ou silhouette existante.
Quelque chose attira alors son attention, au-dessus de sa tête. Quelque chose qui n’aurait pas dû être là.
Il percevait une importante source de lumière, qui provenait du toit. Il fronça les sourcils, plissa les yeux, mais rien n’y fit : il ne rêvait pas.
Comment cela était-il possible ? Il était pourtant sûr et certain d’avoir vu la sphère éclater et Valentine en sortir un peu plus tôt.
Dans ce cas, qu’avait-il vu à ce moment-là ?
La renarde.
Elle y était forcément pour quelque chose.
Il voulut l’appeler, ou partir à sa recherche afin de s’expliquer. Elle ne devait pas être bien loin après tout.
Thomas se redressa, jeta un dernier coup d’œil en direction de la sphère de lumière, et resta là, figé, incapable de bouger.
Une fois de plus, la bulle éclata, avant de complètement disparaître.
Elle s’ouvrit tel un cocon, révélant la créature qui s’était enfermée dans ses bras de soie dans un halo éthéré.
D’en bas, il put apercevoir Valentine. Elle avait beau paraître comme d’habitude, elle lui sembla quelque peu… changée…
Et surtout, une angoisse sourde montait en lui sans qu’il ne comprît pourquoi.
La seule chose dont il était parfaitement sûr, et prêt à en mettre sa main à couper s’il se trompait, était que, cette fois-ci, cela n’avait rien d’une quelconque illusion ou d’un mirage.
C’était bien réel.
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*『冷えたコンクリート もたれて頬を付ける
目線の先 西日に漂う埃を見る
何を話すでも無く 身動きとれず
僕は下手な絵空事ばかりをずっと空想する』
「冷凍睡眠」- amazarashi