Le Prince & L'Idiot

Chapitre 35 : Pour l'amour des nôtres

6741 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2015 16:18

 

POUR L'AMOUR DES NÔTRES

 

C'est le dernier jour du monde.

Cette nuit, ils livreront leur quatrième bataille et si personne ne vient à l'aube, alors ils mourront tous.

Odin a fait lancer des cadavres par-dessus les remparts et proclamé qu'il n'épargnerait personne si le roi ne se livrait pas.

Arthur a hésité, un instant, puis a décidé de ne pas accepter. La parole du roi de Cornouailles n'a aucune valeur : son sacrifice ne garantirait pas les vies de la reine, de la princesse et des milliers de sujets terrés dans les caves.

Non, il vaut mieux lutter, jusqu'au bout. Il reste encore une chance que Gwaine et Numéro Quatre aient pu accomplir leur mission, que Mercia et Essetir volent au secours de leur allié, que toute la situation soit retournée.

Une dernière chance.

Et s'il faut mourir, alors autant que cela soit l'épée à la main.

Il ne s'y attendait pas, mais son peuple partage son avis. Certains ont entendu parler du marché que proposait Odin et beaucoup sont venus supplier Arthur de ne pas se rendre.

Les gens de Camelot connaissent leur souverain : ils ont foi en lui. Les promesses de l'ennemi sonnent comme des menaces aux oreilles des paysans et des nobles qui ont vu en dix ans changer leur pays et s'accroître leurs frontières sous la houlette ferme et aimante d'Arthur Pendragon.

Maintenant qu'ils ont goûté à cette liberté, ils ne veulent pas d'autre roi.

Même si cela veut dire qu'ils devront protéger cette terre avec leurs propres forces.

Les soldats ont distribué des lances et des cottes de mailles. A ceux qui ne savent pas manier l'épée, on a donné des fourches, des haches, des gourdins. Les chevaliers ont répartis les hommes en groupes en fonction de leurs âges et de leur expérience.

Le plus jeune compte à peine douze printemps, le plus vieux a vu plus de soixante-dix hivers. Ils sont paysans, rétameurs, orfèvres, marmitons, drapiers. Il y a de la peur dans leurs yeux, mais aussi une volonté farouche de survivre. Quelques femmes ont insisté pour se joindre à eux : des veuves qui n'ont plus rien à perdre, de solides filles qui n'ont pas froid aux yeux, l'épouse de Perceval, la cuisinière.

Arthur a donné son accord malgré les mouvements de tête désapprobateurs de ses conseillers et de plusieurs capitaines : il sait que rien ne donne davantage de force qu'une conviction et qu'ils auront besoin d'autant de volontaires qu'ils pourront en trouver.

Dans la grande salle aux massifs piliers gravés, tout est calme, maintenant.

L'après-midi s'achève, étendant un rayon de soleil fauve jusqu'à la pierre dans laquelle se dresse l'épée de légende. Des particules de poussière tombent en scintillant du trou dans le plafond.

Inlassables, les tambours résonnent dehors et leur rythme sourd s'entend dans les cavernes comme les battements d'un cœur.

Quelque part, dans un coin, un ménestrel pince doucement les cordes de son instrument et sa voix monotone, solitaire, s'élève comme un oiseau qui survole les réfugiés.

- "Ami, entends-tu l'appel du dragon souffler sur nos plaines ?"

Arthur traverse les salles, s'arrête près des uns et des autres pour leur sourire, donner quelques mots d'encouragement, tapoter une épaule – observant le cœur serré la résignation digne dont tous sont revêtus.

Un vieillard prend dans ses mains noueuses les doigts déformés par les rhumatismes d'une très vieille paysanne dont les cheveux sont aussi blancs que des fils d'ange.

Un potier au visage crevassé de cicatrices par la petite vérole suçote sa pipe de noisetier, les yeux perdus dans un songe. A côté de lui, un garde en livrée rouge et or fait sauter un jeu de dés dans sa paume, plongé dans de sombres pensées.

Sous les yeux de son épouse qui peine à retenir ses larmes et des deux petites filles aux boucles crépues pressées dans ses jupes, Sir Elyan ajuste les courroies du plastron d'acier qui protègera le torse de son fils et l'enfant se tient très droit, très grave. Son casque un peu trop grand lui tombe sur le nez.

Le troubadour module les paroles comme une berceuse lointaine.

- "… vois-tu au loin brûler les tours blanches…"

Perceval, assis en tailleur, a cessé un instant d'aiguiser son épée pour poser un regard plein d'amour sur sa toute petite femme qui termine de brosser ses longs cheveux qui lui font comme un manteau doré. Ses fins sourcils sont arqués pendant qu'elle se concentre pour tordre les lourdes tresses et les attacher pour ne pas être gênée pendant les combats.

La marchande de chandelles qui a donné naissance hier à son bébé le berce en murmurant des promesses. Elle est coiffée d'un turban de futaine bleue dont s'échappe une mèche ondulée. Une larme coule sur sa joue, sans bruit.

Georges cire ses bottes avec application, comme si c'était la chose la plus importante du monde à ce moment précis. Un épi s'est retroussé dans ses cheveux roux d'ordinaire soigneusement peignés. Ses taches de rousseur ressortent encore plus que d'habitude sur son visage très pâle.

Les notes de musique s'égrènent comme la pluie.

- "… j'ai trouvé un roi digne en vérité…"

Will râle en serrant sa ceinture. Personne ne comprend ce qu'il dit, avec le morceau de viande séchée qu'il mâchouille. Le jeune écuyer a répandu toutes ses affaires autour de lui, comme un adolescent boudeur. Il déborde d'énergie, mais il y a un peu de crainte au fond de ses yeux ombrageux.

Un guerrier coiffé d'une queue de cheval est assis avec deux de ses enfants sur les genoux, une fillette d'une dizaine d'année appuyée contre son bras. Il leur parle et sa femme à côté de lui tricote en reniflant malgré le sourire qu'elle lui adresse.

- "… une damoiselle qui a pour nom foyer…"

Tyr, le palefrenier aux bonnes joues et au collier de barbe noir, a le menton qui tremble tout en se glissant dans une armure un peu étroite pour son ventre replet. Il n'a pas mangé, trop barbouillé, et ne cesse de jeter des coups d'œil timides autour de lui, tout en crispant les lèvres pour rassembler son courage.

Geoffroy de Montmouth est assis à une table, empêtré dans ses longues robes brunes, et relève sa tête chenue de temps à autre, trempant au passage sa longue plume d'oie dans l'encrier. Concentré, solennel, il rédige avec une émotion respectueuse l'Histoire qui s'écrit devant ses yeux, aujourd'hui, ce soir.

La complainte du ménestrel flotte sous les voûtes de pierre.

- "… dans les étoiles, j'ai lancé une pièce d'or…"

Avec une lanière de cuir et quelques-unes des fleurs blanches qui poussent dans les aspérités de la paroi rocheuse, une jeune fille a confectionné une couronne de mariage. Accrochée au bras de son fiancé, vêtue d'une robe de toile rose très simple sur laquelle est encore noué son tablier, elle se tient devant le chef de leur village qui se racle la gorge avant de leur faire prononcer leurs vœux.

Une couverture drapée pudiquement autour de son corps sec et musclé, les mains sur les genoux et ses bouclettes vénitiennes rebroussées par le pansement qui lui barre le visage, Sir Léon attend que la Dolma ait terminé de repriser sa chemise. Il bavarde avec animation, intarissable au sujet de ses trois filles, tellement reconnaissant qu'elles soient en sécurité à la campagne avec leur mère. La nourrice l'écoute avec patience tout en tirant sur son aiguille.

- "… ma mie, attends, ô espère encore…"

Guenièvre, vêtue d'une chemise de lin blanc, la fourrure moirée d'un lièvre jetée en travers des épaules, répète les mouvements de base en faisant tournoyer son épée. La lame étincelle un instant, jetant des paillettes dans ses cheveux frisés si sombres et des reflets sur sa peau satinée tandis qu'elle plie la cuisse et tend le bras, tourne sur elle-même avec force et souplesse. Albion l'imite, gracieuse comme une libellule, avec sa dague miniature. De petites mèches d'un blond duveteux se sont échappées sur sa nuque et effleurent le col brodé de sa tunique bleue. Ses mains potelées serrent très fort le manche incrusté d'or et ses yeux d'ambre remplis d'admiration ne perdent pas un seul des mouvements de la femme courageuse et belle qui retrouve peu à peu son adresse d'autrefois.

- "… pour la gloire, pour la mort, pour Albion…"

Tout en les observant, le barbier de la cour range ses outils avec délicatesse dans leur étui de cuir usé par les années. Un tonnelier passe sa paume calleuse sur les fûts poussiéreux rangés le long du mur, puis remplit avec soin des chopes et des timbales de cidre mousseux. Il distribue sans éclats cette dernière tournée après avoir reçu un signe de tête d'assentiment de l'intendant du château, aidé par le tavernier de l'auberge du Soleil Levant et des filles de joie qui ont le cœur gros.

Un homme maigre, au long nez blafard et aux cheveux épars, fait danser des marionnettes aux costumes défraîchis devant les yeux éblouis d'un garçonnet qui s'enfonce un doigt dans la narine et de sa sœur qui tête son pouce en penchant la tête de côté, des grappes de boucles châtains en désordre sur ses joues rondes.

- "… je me battrais jusqu'aux rivages d'Avalon…"

Gaius est assis au bout d'un banc sur lequel est étendu Merlin. Le très vieux médecin caresse doucement le visage pâle de son petit-fils qui dort et, de temps à autre, un long soupir lui échappe. Ses yeux embués par l'âge ne voient pas vraiment la grande salle souterraine. Il marche dans ses souvenirs, accompagné de ses regrets, incapable de laisser le passé de côté, émerveillé par le cadeau qu'il n'a pas mérité et que lui ont fait un fils qu'il a trahi et une jeune femme qu'il n'a jamais rencontrée…

- Gaius ?

Le vieillard relève sa tête lasse.

- Sire. Que puis-je faire pour vous ?

Arthur s'accroupit en secouant le menton.

- Rien, répond-t-il. "Je voulais juste m'assurer que vous aviez tout ce dont vous aviez besoin."

Il écarte une mèche noire sur le front de son serviteur, sourit sans s'en rendre compte, les bras croisés sur ses cuisses.

- Il dort, marmonne-t-il. "Ce soir, on se bat jusqu'à la mort et lui, il dort comme un bébé… montrez-moi un homme plus en paix avec sa conscience, je ne vous croirai pas. C'est vraiment le meilleur de nous tous..."

Gaius acquiesce sans rien dire. Il ne veut pas inquiéter le roi en lui avouant que Merlin a vomi le peu qu'il avait avalé aujourd'hui, bouleversé et épuisé par la bataille qui s'est livrée à l'infirmerie pour sauver les patients gravement brûlés.

C'est une chose de soigner les blessures habituelles, ç'en est une autre de voir arriver ces corps aux chairs noircies et purulentes, de supporter les sanglots des hommes habitués à serrer les dents quand on recoud leurs plaies.

Merlin ne pleurait plus, à la fin de la nuit. Ses traits anguleux avaient pris une expression amère, marquée d'une douleur sourde et contenue, que Gaius trouve insupportable.

Aucun enfant ne devrait avoir à vivre cela, à voir son innocence arrachée par cette guerre qui brise les adultes – et Merlin, qui ne comprend pas la méchanceté des humains, encore plus que n'importe qui.

Arthur se relève, presse un instant l'épaule du vieux médecin.

- Quand il se réveillera, dites-lui que j'ai besoin de lui pour enfiler mon armure.

Le vieillard le retient par la manche, presque involontairement.

- Sire… ne le laissez pas monter sur les remparts, je vous en prie. Ce n'est pas sa place, il…

- C'est ce qu'il souhaite, Gaius, interrompt doucement le roi en dégageant son bras. "C'est la dernière chose que je peux faire pour lui. Le laisser combattre à mes côtés, comme un égal – comme un frère. Lui montrer que j'ai confiance en lui, que je vois sa valeur. L'autoriser à mourir à mes côtés."

Quelque chose s'étrangle dans la gorge de Gaius et ses bajoues ridées tremblotent tandis que ses yeux âgés, si clairs, supplient le roi.

- Ne le laissez pas mourir, souffle-t-il. "Je vous en prie, Sire. Ne permettez pas qu'on me le prenne… vous avez Guenièvre et Albion, mais il est tout ce qu'il me reste… s'il lui arrivait quelque chose… s'il revenait encore comme ce jour-là… je ne me pourrais jamais me le pardonner…"

Arthur détourne la tête pour cacher son émotion.

- Ce que cette bataille prendra, Gaius, nul n'en est responsable, répond-t-il d'une voix rauque. "Mais je vous promets que je le protègerai aussi longtemps qu'il me restera un souffle de vie."

Il s'éloigne rapidement, respire profondément plusieurs fois, aide une grand-mère bossue à regagner sa place auprès de l'âtre, discute quelques instants avec deux chevaliers, jette un coup d'œil au cône de soleil qui tombe au milieu de la salle.

La lumière baisse et des insectes virevoltent en bruissant, éparpillant les grains de poussière brillants autour du pommeau ancien de l'épée dressée dans le roc.

La chanson du troubadour est terminée.

Il fera bientôt nuit.

Il sent le regard intense de quelqu'un entre ses omoplates et se retourne, sourit en découvrant Mordred mussé dans un tas de couvertures comme s'il avait froid. Il s'approche de son neveu, s'assoit au pied d'un large pilier, à côté de lui.

- Hé, dit-il gentiment. "Qu'est-ce que tu fais, caché là ?

- Je ne me cache pas, répond sèchement le garçon.

Il y a des traces de terre sur ses joues, sa cornée est rouge et enflée, il s'est mordu la lèvre et ses vêtements dégagent une vague odeur de rance.

Le cœur d'Arthur se serre.

- Je suis désolé… murmure-t-il.

L'enfant hausse un fin sourcil noir comme un coup de pinceau et ses étranges yeux d'un bleu pâle reflètent son incompréhension.

- Pourquoi ?

Le roi n'essaie pas d'éviter ce regard qui le perce.

- Pour tout ça. Le siège, les combats, la peur que tu dois ressentir… tu ne devrais pas avoir à vivre tout ça. Je pensais que ce serait une bonne chose pour Morgane de rentrer à la maison et… voilà que je ne fais que la jeter à nouveau au milieu d'une guerre. Ma pauvre sœur…

Mordred le fixe sans rien dire pendant quelques instants.

- Vous l'aimez, en fait, dit-il soudain d'un ton abrupt.

Arthur a le souffle coupé pendant quelques secondes.

- Bien sûr, riposte-t-il enfin.

- Mais vous avez tué ma tante Morgause.

Le roi fronce les sourcils à son tour.

- Oui, parce qu'elle a tenté d'assassiner notre père et causé la ruine de Camelot. Je ne l'ai pas condamnée parce que j'en avais envie, mais parce que c'était la seule solution. Elle était folle de rage et ne cherchait qu'à causer davantage de destruction. Et elle empoisonnait l'esprit de Morgane. C'était la seule façon de l'arrêter.

- Pas parce que vous en aviez envie, répète distraitement l'enfant.

- Non, confirme Arthur sourdement.

Mordred hoche lentement le menton.

- Vous êtes un bon roi, dit-il d'un ton brusque.

- Je te remercie, répond son oncle un peu estomaqué.

Il sourit, se penche et ébouriffe les cheveux poisseux de sueur du garçon.

- Et toi, tu es très courageux. Je suis content de t'avoir rencontré, jeune homme.

Dans les yeux d'azur de Mordred palpite quelque chose qui ressemble à l'aile d'un oiseau.

- Sire, ce sera un honneur de se battre à vos côtés, dit-il maladroitement, en se redressant.

Arthur incline la tête.

- Ce sera un honneur pour moi aussi.

Dans le silence qui suit, le roi se perd dans des pensées dont il est soudain tiré par les piaillements courroucés de Morgane. Il se lève vivement, imité par Mordred, se hâte en direction du tohu-bohu, tranche à travers la foule pour savoir ce qui se passe.

- Ils ont pris mon livre ! hurle sa sœur, ses yeux de perle lançant des éclairs.

- S'pas vrai, Vo'te Maj'sté, proteste une grosse femme en face d'elle, les poings sur ses hanches volumineuses, les joues rouges de colère sous sa coiffe sale. "J'sa même pô lire, pou'quoi qu'j'ferai ça ?"

- J'exige que vous le rendiez ! Vous n'êtes qu'une voleuse !

- Allons, allons, du calme, toutes les deux, réclame le roi en faisant reculer Morgane qui se hausse sur la pointe des pieds, le visage convulsé de rage. "De quel livre parlez-vous, ma Dame ?"

Quelqu'un tire sur sa manche.

- Celui-là, Sire, dit une petite voix timide.

Il baisse les yeux, découvre Albion qui se mord les lèvres et se balance d'un pied sur l'autre, l'air terriblement honteux, un bouquin en lambeaux dans les bras.

- Mon livre ! crie Morgane qui se précipite et le lui arrache.

Elle l'examine de tous côtés, puis se laisse tomber à genoux devant la petite fille, tend une main délicate vers elle, comme une mendiante.

- Pourquoi l'aviez-vous pris, Morgause ? gémit-elle d'un ton de reproche. "Oh, comme c'est cruel de votre part…"

Albion glisse un coup d'œil vers son père qui n'a pas bougé, puis s'approche de sa tante en entortillant un pli de sa tunique.

- Je suis désolée, murmure-t-elle avec effort, les yeux pleins de larmes. "Je voulais juste… je vous demande pardon… je voulais le montrer à Mère…"

Guenièvre se fraye un passage au milieu des gens et son regard passe rapidement de son mari stupéfait et contrarié, à Mordred qui contemple sa cousine d'un air mauvais, puis aux spectateurs qui les entourent et chuchotent entre eux.

- Dispersez-vous, ordonne-t-elle. "Audrey, je suis désolée que vous ayez été accusée à tort. C'est un affreux malentendu et j'espère que vous pardonnerez à la princesse."

La grosse femme s'en va en bougonnant, essuyant ses mains moites sur son tablier en marmonnant qu'il n'y a pas plus de princesse dans cette histoire qu'il n'y en a dans l'arrière-cour d'un asile.

Mordred la foudroie des yeux et Arthur lui pose une main sur l'épaule pour l'apaiser, avant de mettre un genou en terre et de sourire à sa sœur.

- Je suis navré que vous ayez eu si peur, Morgane, dit-il doucement. "Qu'est-ce donc que ce livre ? Est-il si important pour vous ? Je ne l'ai jamais vu. C'est un cadeau qu'on vous a fait ?"

Albion se penche vers son père et lui parle à l'oreille, dans le creux de sa main.

- C'est un cadeau de son amoureux, chuchote-t-elle. "Mais il ne faut pas le dire."

Guenièvre s'accroupit à côté de la fillette et secoue la tête d'un air de reproche.

- Albion. Ce qui est un secret doit rester un secret. Vous trahissez la confiance de celui qui vous l'a confié quand vous le répétez.

L'enfant rougit et se trouble.

- Pardon, souffle-t-elle.

- Ce n'est pas à moi qui vous devez des excuses, dit la reine avec sévérité. "Vous avez pris sans demander quelque chose qui ne vous appartenait pas et causé de la peine. C'est à la personne que vous avez offensée que vous devez vous adresser."

Mordred approuve d'un vif mouvement de tête furieux et Arthur acquiesce très sérieusement aux paroles de son épouse tout en aidant Morgane à se relever.

Albion est dévastée à l'idée de la déception qu'elle a causé à ses parents – et encore plus triste d'avoir fait pleurer son étrange tante.

- Je suis désolée, ma Dame, murmure-t-elle, le cœur gonflé. "Je ne voulais pas vous faire de la peine... Je n'aurais pas dû."

Morgane ne parait pas l'entendre. Elle chantonne à mi-voix en époussetant la couverture du vieux livre.

Arthur, atterré, fait signe à Albion de s'en aller sans se rendre compte qu'elle espérait un regard de sa part, quelque chose qui lui dise que le roi ne lui en veut plus.

La fillette serre ses petits poings et des larmes lui perlent aux yeux. Elle jette un coup d'œil déchirant à Mordred toujours debout à côté du roi, puis s'enfuit sans un mot.

Guenièvre, elle, a pris le bras de la jeune femme.

- Venez, ma Dame, dit-elle avec affection. "Retournons nous reposer. Il y aura sûrement beaucoup à faire cette nuit et je suis sûre que vous voudrez vous rendre utile. Je sais que vous n'hésitez jamais à prendre soin des pauvres et des malades."

- Y-a-t-il de nouveau une épidémie, Guenièvre ? s'enquiert Morgane distraitement.

Arthur passe une main lasse sur son visage, comme pour chasser un cauchemar et sursaute quand sa sœur s'arrête soudain et fait volte-face.

- Où est Lord Agravaine ? demande-t-elle d'un ton cassant, avant de frissonner et d'ajouter d'une voix un peu étouffée : "A-t-il vu ? Sait-il pour le livre ?"

- Non, dit froidement Mordred. "Il ne sait pas et il ne viendra pas pour vous le prendre non plus. Il est mort."

Arthur le dévisage, stupéfait.

- Il est mort ? Comment ça ? Pourquoi n'ai-je pas eu de rapport ? Je pensais qu'il était sur les remparts au nord…

- Il n'y était pas, interrompt l'enfant. "Il est mort hier. Je l'ai tué."

Guenièvre plaque les mains devant sa bouche, horrifiée, et Arthur sent tout son corps se glacer.

- Tu l'as tué ? répète-t-il d'un ton stupide. "Comment ça ? Où est-il ?"

- Dans un trou, là où il le mérite, répond le garçon sans baisser ses yeux d'un bleu surnaturel. "Il allait tous nous trahir. C'était la seule façon de l'arrêter."

Le roi déglutit, épouvanté, en recevant ses propres mots en plein visage, comme une gifle.

- Il est mort ? répète Morgane d'un ton égaré.

Elle fait quelques pas, se tord les mains. Ses yeux de perle se remplissent de buée, puis des larmes coulent sur ses joues pâles et un sourire crispe ses lèvres délicates.

- C'est fini, Mère, lui dit son fils d'un ton presque suppliant. "Vous êtes libre."

Morgane hoquette.

Puis elle éclate de rire, un son cristallin qui réveille en Arthur un souvenir qu'il aurait voulu oublier.

- C'est fini, répète la jeune femme d'une voix musicale, légère.

Puis elle se met à sangloter.

- Oh, mon seigneur Agravaine… ramenez-le moi…

Mordred secoue la tête, les dents serrées, implacable, repousse les caresses mais n'essaie pas de se dégager quand sa mère lui saisit les bras et gronde, crie, ordonne qu'il obéisse avant de s'accroupir sur le sol comme une gamine, sa robe noire répandue autour d'elle, en gloussant à travers ses larmes, le livre serré contre elle.

- C'est fini, fini….

Et soudain Arthur porte une main à sa bouche et titube, sur le point de vomir.

Il vient de comprendre.

Il vient de tout comprendre.

Il croise les yeux sombres de Guenièvre et il sait qu'elle sait, elle aussi.

Il se raidit, jette un coup d'œil circulaire. Oh, les gens les regardent, mais personne n'est assez près pour avoir entendu. On supposera qu'il ne s'agit que d'une crise de "la folle" comme il sait très bien que l'on surnomme sa sœur dans les couloirs du château et les rues de la ville.

Il inspire profondément et se tourne vers Mordred qui attend d'un air impassible.

- Viens, ordonne-t-il. "Montre-moi où il est."

Guenièvre est déjà en train de se pencher pour relever Morgane.

Arthur serre les poings, sans savoir à quel point il ressemble à sa fille à ce moment précis où il décide de ne pas se laisser engloutir par le chagrin et la révolte.

Le soleil a disparu et la pâle lumière du soir tombe seule sur l'épée environnée d'obscurité et de papillons gris.

 

oOoOoOo

 

Au sommet de la montagne, les flocons de neige légers comme des plumes se déposent sur le cairn érigé par Numéro Quatre à côté du tas de terre fraichement retourné.

Le feu brûle encore en haut de la tour, mais les traces de pas qui s'éloignent seront bientôt complètement effacées par le vent qui souffle en rafales.

 

oOoOoOo

 

Les réfugiés ont allumé des bougies partout, sans se soucier d'économiser.

L'air grave malgré leur peur, les hommes attendent le moment de monter au château.

Certains ont les mains jointes, d'autres les doigts entrelacés avec leurs femmes, ou leurs enfants dans les bras. Personne ne se moque, personne ne râle, personne n'ose dire tout haut adieu, mais des larmes coulent silencieusement sur beaucoup de visages.

Arthur les contemple tout en passant les spallières par-dessus sa tête. Quand Merlin s'approche pour les ajuster, il l'arrête gentiment.

- Pas aujourd'hui, dit-il.

Le serviteur le regarde d'un air un peu étonné, puis sourit jusqu'à la pointe de ses oreilles décollées quand Arthur ramasse un canon et l'enfile sur le bras de son ami.

- Equipe-toi, Merlin.

Les deux hommes s'entraident pour boucler les sangles et finissent par se regarder dans les yeux, une fois prêts.

- Tu ressemblerais presque à un vrai chevalier, dit le roi avec sa moue de prince moqueur.

- Vous faites ça presque aussi bien qu'un serviteur, riposte Merlin en tirant un peu sur sa cotte de mailles trop serrée au cou.

Arthur rit un instant, puis se rembrunit.

- Tu n'as pas peur, Merlin ? demande-t-il presque timidement.

- Oh si, j'ai peur, répond son serviteur en le regardant droit dans les yeux. "Mais je crois en vous."

Son ami secoue la tête, incapable de soutenir ce regard rempli d'adoration confiante et aveugle.

Il se tourne vers son peuple qui semble tenir une longue veille, avec ces centaines de bougies.

- Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour eux, murmure-t-il. "Avoir un véritable espoir à leur donner, pas seulement la promesse qu'ils mourront en faisant ce qui est juste. Mais je ne le peux pas. Si nos alliés ne viennent pas demain, Camelot tombera à l'aube. Il faudrait un miracle…"

- Un miracle, vous en avez un sous la main, dit Merlin d'une drôle de voix, amusée et très sérieuse à la fois.

- Qu'est-ce que tu racontes, encore ? demande Arthur en se tournant vers lui. Il fronce les sourcils brièvement quand il aperçoit la grimace qui crispe les traits de son serviteur. "Ça va ?"

- J'ai mal à la tête, grogne Merlin en massant ses tempes.

Le roi acquiesce en se détendant un peu.

- Je sais. Moi aussi. C'est à cause des tambours.

Il pose sa main gantée de fer sur l'épaule de son ami.

- Viens. Je dois leur parler avant la bataille.

Il se fraye un passage au milieu de la foule, marche jusqu'au rocher dans lequel est planté l'épée de légende et se racle la gorge.

- Ce soir, nous allons combattre, commence-t-il en promenant ses yeux de lin sincères sur les visages craintifs des civils et ceux résignés des soldats, sur son peuple terrifié qui s'efforce de se montrer digne.

Il voudrait leur communiquer la foi de Merlin, mais il peine à y croire lui-même, alors il puise dans ce qu'il a d'honnêteté, de courage et d'amour pour eux.

- Ce soir, nous mettrons fin à cette guerre, une guerre aussi vieille que notre terre elle-même. Une guerre contre la tyrannie, la convoitise et le mépris. Nous ne verrons pas tous l'aube se lever. Certains d'entre nous vivront, d'autres mourront. Mais je sais que chacun d'entre vous se sera battu avec honneur et avec fierté. Regardez autour de vous : dans ce cercle, nous sommes tous égaux.

Un murmure court sur la foule, fugace comme une ondulation sur un lac. Il se redresse, s'efforce de leur insuffler la force née de la reconnaissance qu'il ressent envers eux.

Ils n'ont jamais essayé de changer de roi. Ils l'ont accepté comme il était, un prince maladroit et égoïste, et ils ont fait de lui ce qu'il est maintenant.

- Vous ne vous battez pas parce que quelqu'un vous l'ordonne, vous vous battez pour beaucoup plus que cela. Vous vous battez pour vos foyers. Vous vous battez pour vos amis. Vous vous battez pour le droit de moissonner vos champs en paix. Vous vous battez pour que chacun ait le droit de se tenir debout dans ce pays, peu importe d'où il vient ou ce à quoi il ressemble.

Il tremble, mais ne s'en aperçoit pas.

Au fond de lui brûle une flamme, une conviction profonde, enracinée comme un chêne, comme si elle avait été là depuis la nuit des temps. Sa voix vibre dans la grande salle souterraine – forte, chaude, aimante.

- Nous ne nous battons pas seulement pour nos vies, mais aussi pour notre futur. Le futur de Camelot. Le futur des royaumes unis. Le futur de nos enfants. Et quand vous aurez les cheveux blancs, vous regarderez en arrière et vous saurez que vous avez gagné le droit de vivre chaque jour qui s'est écoulé depuis !

Il porte la main à son épée pour la lever et terminer son discours, mais une voix l'interpelle.

- Excalibur, Sire !

Et des centaines d'autres viennent se joindre à la première.

- Longue vie au roi !

- Le roi présent et à venir !

- Excalibur ! Excalibur !

Arthur tressaille, baigné de sueur. Dans le rayon de lune qui tombe sur le roc, soyeux comme les cheveux d'une fée, l'épée l'attend, scintillante.

Il hésite.

Ne va-t-il pas ruiner tous ses efforts ? Cette unité de cœurs qu'il ressent, comme une vague qui remplit les cavernes, ne va-t-elle pas disparaitre, s'évaporer d'un coup lorsqu'il échouera à retirer ce bout de ferraille symbolique de son caillou ?

Il croise les yeux d'azur éthéré de Mordred, en face de lui.

"Non. Ça ne changera rien. C'est vous qu'ils suivront, Sire. Ce sont vos paroles qui ont tout changé."

Les mots résonnent en lui aussi clairement que s'il les entendait.

Soudain il sait qui a crié en premier.

Il tourne la tête et rencontre les visages émus de Perceval et Sir Léon, les hochements de tête approbateurs de Gaius et la Dolma, les iris noisette remplis d'amour de Guenièvre, le regard d'ambre émerveillé d'Albion et celui, étonné et simple comme celui d'un enfant qui s'éveille après un long cauchemar, de Morgane.

Le peuple autour d'eux bruisse d'espoir.

Alors il attrape le pommeau de l'épée et ferme les paupières un instant.

Il respire lentement, puis rouvre les yeux.

Et sourit.

Merlin est là, au milieu des autres – et seul avec lui, comme s'ils étaient au bout du monde.

"Je crois en vous. J'ai toujours cru en vous."

Arthur resserre ses doigts autour du manche incrusté d'or et il déplie son bras, lentement, comme pour saluer la foule devant lui, sans cesser de regarder Merlin.

Il y a de la magie dans ces yeux bleus comme des saphirs.

Une magie éternelle, indestructible, spontanée.

Une magie qui se nomme foi, amour, confiance, abandon total.

Une force immense, aussi légère et fragile qu'un battement de cœur.

Peut-être est-ce cela – peut-être seulement le fait qu'au lieu de tirer brusquement, il a fait glisser la lame en l'inclinant – peut-être le sceau des Pendragon gravé dans son gantelet qui s'adaptait parfaitement à la poignée finement ouvragée.

Peut-être rien de tout cela.

Peut-être juste un miracle.

Parce que les miracles ne s'expliquent pas, ils s'offrent, c'est tout.

L'épée quitte la pierre dans un frôlement et le rayon de lune ondoie le long de la lame, éblouissant, dans le silence.

Arthur la contemple, la soupèse, lui fait face et voit son reflet dans l'acier.

Il n'est qu'un homme.

Mais il est roi.

C'est son rôle de les guider – vers la gloire ou vers la mort.

Alors il pointe Excalibur vers le ciel et crie de toute la force de ses poumons.

- Pour Camelot ! Pour le futur ! Pour l'amour des nôtres !

Toutes les voix se joignent à la sienne, comme la furie d'un océan.

- POUR L'AMOUR DES NÔTRES !

Et à ce moment-là, le dragon rugit, les appelant à la bataille d'une longue sonnerie de cor sourde comme un souffle.

C'est l'heure.

La dernière bataille va commencer.

 

 

A SUIVRE...

 

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