Le Prince & L'Idiot
CENT LETTRES
Pendant presque une semaine, l'accès aux appartements du médecin de la Cour leur est barricadé.
Gaius, très sombre, a dit que Merlin avait très peu de chances de s'en sortir et qu'il ne voulait pas être encombré de personnes inutiles pendant qu'il travaillait à sauver son petit-fils.
Guenièvre est la seule qu'il laisse entrer et sortir. Les serviteurs l'assiègent de questions, mais elle se contente de serrer les lèvres en secouant la tête, des larmes silencieuses sur les joues : non, Merlin n'a pas repris connaissance. Non, la fièvre ne baisse pas. Non, on ne sait pas s'il pourra garder sa jambe, le risque d'infection est encore trop élevé.
Le soir où ils sont revenus à Camelot avec leur précieux fardeau, Gwaine a disparu à la taverne et Sir Léon a fini par aller l'y repêcher au bout de quatre jours. Il l'a jeté aux cachots pour qu'il dessoule et Daegal a supplié les gardes de le mettre dans une cellule aussi éloignée que possible de celle du chevalier barbu qui ressemblait à une loque.
Perceval et Numéro Quatre sont retournés à Daobeth pour participer à l'embuscade. Odin n'est jamais venu, cependant – sans doute prévenu par un espion. Ils se sont joints aux patrouilles qui continuent de battre la campagne entre le château en ruines et la frontière de Cornouailles.
Georges donne chaque jour une coupelle de lait au petit chat estropié.
Arthur tabasse des mannequins d'entraînement sous la pluie qui ne cesse de tomber. Dort à peine et ne mange rien. N'a jamais été aussi sévère pendant les conseils. Erre dans les couloirs lorsque la nuit tombe et se retrouve toujours au même endroit, derrière la porte en bois qui lui est interdite.
Ils attendent, attendent, attendent.
N'osent pas espérer.
En ont-ils le droit ?
Ils n'ont pas sauvé Merlin. S'il est dans cet état, suspendu par un fil à la vie, c'est leur faute à tous.
Lorsque la petite princesse dort, la Dolma laisse Guenièvre la surveiller pour se faufiler jusqu'aux appartements du médecin de la cour. Elle s'installe sur un tabouret à côté du lit et caresse les cheveux noirs de Merlin, change le linge mouillé sur son front, et chantonne la berceuse d'Hunith, inlassablement. Son visage aussi blanc que l'oreiller tourné vers elle comme s'il l'entendait dans son sommeil troublé, le jeune homme s'apaise un peu. Les cauchemars reculent, la fièvre lui laisse un peu de répit.
La nuit, quand Gaius est seul pour veiller son petit-fils, le vieil homme a bien du mal à contenir son émotion. Le feu pétille dans la cheminée, chaud et réconfortant, mais Merlin est secoué de frissons, marmonne sans vraiment reprendre conscience, gémit et appelle Arthur, bredouille qu'il est désolé, qu'il regrette ce qu'il a dit, qu'il sera bien sage…
Les cloques laissent des marques de peau rose et lisse, les croûtes font place à des cicatrices blanches, les bleus jaunissent puis disparaissent. Mais les onguents, les emplâtres et les potions ne peuvent pas soigner les blessures causées par les mots et la peur.
Chaque fois que Gaius change les bandages qui immobilisent le genou de son petit-fils, surveillant anxieusement les signes d'infection qu'il redoute, il ne peut s'empêcher de penser que même s'il guérit, quelque chose restera brisé à jamais.
Comment recolle-t-on les morceaux d'un cœur ?
Au bout d'une semaine, la pluie cesse. Le temps se réchauffe, le ciel d'azur se déploie au-dessus des tuiles qui coiffent les tours, le soleil clair comme une pièce d'or sèche les toits de chaume de la ville basse. Dans le jardin sur la terrasse, les premières roses de l'année ouvrent leurs corolles. L'herbe est tendre, d'un vert vif. Des hirondelles font leur nid dans les écuries royales, lançant des trilles joyeuses.
Une après-midi où la température le permet, Guenièvre ouvre les fenêtres des appartements du médecin de la cour et laisse entrer la brise pure et les rayons tièdes dans la pièce où l'air est vicié par une odeur lourde, étouffante, de souffrances et de linges souillés. Elle rassemble les draps sales et les chemises à laver dans une corbeille qu'elle dépose à la porte, puis revient s'asseoir sur le tabouret avec son tricot.
- Il respire mieux, dit-elle avec satisfaction, en remontant un peu la couverture moelleuse sous le menton du blessé. "La fièvre a encore baissé."
Debout derrière la table, Gaius plie son sourcil sans cesser de broyer des feuilles dans un bol.
- Prends garde qu'il n'ait pas froid.
- J'ai rajouté une couverture, il ne craint rien, assure la jeune femme. "Je suis certaine que cela lui fait du bien de sentir l'air du printemps."
Elle reprend ses aiguilles, passe une maille à l'endroit, une autre à l'envers, puis repose l'écharpe sur ses genoux.
- Va-t-il bientôt se réveiller, Gaius ? Le roi a pu lui parler, la nuit où ils l'ont sauvé. Pourquoi n'a-t-il pas repris conscience depuis ? Je veux dire… c'est mieux, sans doute, avec sa jambe dans cet état et toutes ces affreuses blessures qu'il a fallu désinfecter et soigner, mais…
Le vieil homme soupire.
- Peut-être qu'il a peur de revenir dans le monde des vivants, Guenièvre. Peut-être qu'il croit que s'il ouvre les yeux, il sera de retour dans ce château de l'enfer. Ou dans le couloir avec… quand… ce que la Dolma a raconté. Ou sur le terrain d'entrainement, le jour où les mots du roi… ont dépassé sa pensée.
- Oh, Merlin… souffle la jeune femme, les larmes aux yeux. "C'est fini, je te le promets. Tout cela n'arrivera plus jamais… nous sommes tellement, tellement désolés… s'il te plaît, reviens-nous…"
Elle se penche et dépose un baiser sur le front en sueur du serviteur.
- Nous t'aimons, Merlin… chuchote-t-elle en traçant du bout des doigts la pommette osseuse, la joue creusée et jaunie, le menton anguleux. "Nous t'aimons si fort… ne nous laisse pas…"
Gaius sent sa gorge se serrer et se concentre sur ses feuilles.
Un coup discret est frappé à la porte.
- Entrez, lance le médecin de la cour, pensant qu'il s'agit de la Dolma.
La tête blonde du roi se glisse timidement dans l'embrasure.
- Oh, fait Guenièvre avant de mâchouiller sa lèvre inférieure d'un geste machinal.
- J'ai vu la fenêtre ouverte, marmonne Arthur sans oser avancer dans la pièce. "J'ai pensé que… peut-être…"
Gaius secoue la tête.
Le roi ne fait pas mine de repartir, les yeux rivés sur le lit. Son regard brûle tandis qu'il enregistre l'état de maigreur extrême de son serviteur, la jambe surélevée par des coussins et emprisonnée dans un appareil de bois qui ressemble à un instrument de torture, le torse qui se soulève avec peine à chaque respiration gênée par les côtes cassées.
Guenièvre range son tricot dans le panier à côté du lit et se lève doucement, comme pour ne pas effaroucher un oiseau. Sa robe froufroute sur le sol quand elle s'approche du roi et le prend doucement par le bras, après avoir échangé un regard avec Gaius.
- Venez, Sire, dit-elle gentiment. "Asseyez-vous à côté de lui."
Arthur obéit machinalement.
- Dites-lui quelque chose, souffle-t-elle.
- Mais il dort, proteste maladroitement le roi.
- Nn'on, murmure une toute petite voix.
Guenièvre étouffe un cri en mettant ses mains sur sa bouche, Gaius se précipite vers le lit aussi vite que le lui permettent ses longues robes et sa panse ventripotente. Arthur se fige.
Les saphirs les contemplent sous la frange de cils sombres.
- Mon garçon, balbutie le vieil homme.
- Merlin, souffle le roi.
Cela lui demande un gros effort de garder les yeux ouverts, mais il est réveillé. Il ne bouge pas, bien trop épuisé et engourdi, mais sa bouche esquisse la forme d'un sourire.
Guenièvre glousse de joie en essuyant une larme.
Le jeune homme se rendort au bout de quelques instants, mais cela a suffi pour leur donner un espoir fou. La nouvelle se répand très vite. Tel un ours qui se secoue après un long hiver, Camelot se met à bruisser d'animation.
Enfin sobre, Gwaine reprend ses fonctions. Perceval et Numéro Quatre reviennent de leur expédition. C'est comme si tout le monde se remettait à vivre, maintenant que Merlin est de nouveau à sa place, parmi eux.
Il faut du temps, mais pas après pas, ils avancent vers la guérison, ensemble.
Au début, il n'a pas la force de rester éveillé plus de quelques minutes, à peine le temps de lui faire avaler un peu de soupe. C'est une bénédiction plus qu'autre chose, car avec la conscience lui reviennent aussi les sensations et il pleure souvent de douleur, surtout le soir.
Guenièvre continue de passer ses journées près de lui, sans jamais se plaindre des draps souillés à changer ou des égratignures qu'il laisse dans sa paume quand elle lui tient la main pendant qu'on change ses bandages ou que l'on resserre son attelle.
Gaius a trainé son lit tout près de celui de son petit-fils pour que celui-ci puisse le toucher quand il s'éveille au milieu de la nuit et se croit seul, terrifié, abandonné.
Sir Léon a amené une boucle d'un blond vénitien de sa fille aînée à qui on vient juste de couper les cheveux pour la première fois et raconté comment sa cadette, qui est à peine plus âgée que la princesse, riait aux éclats chaque fois qu'il imite un canard.
Numéro Quatre s'est accroupi à côté du lit pour que Merlin puisse effleurer sa gorge et sentir le ronronnement affectueux, tandis que ses yeux noirs exprimaient une profonde tendresse.
Perceval s'est assis sur une chaise et a raconté qu'en passant à travers la forêt, ils avaient vu une biche avec ses deux faons et une quantité déraisonnable – et insolente – de lapins aux queues touffues.
Quand Gwaine s'est approché timidement, Merlin lui a jeté les bras autour du cou et le chevalier a eu beaucoup de mal à cacher son émotion qui lui dégoulinait dans la barbe pendant qu'il serrait son ami contre lui.
C'est le plus dur.
Savoir qu'il ne leur en veut pas, qu'il ne pense qu'au fait qu'ils sont venus le sauver, qu'il a oublié qu'ils l'avaient négligé, qu'il se réjouisse simplement de les avoir de nouveau autour de lui, comme si c'était tout ce qui comptait, comme s'il n'y avait pas besoin d'excuses ni de regrets.
Ils se sentent tellement indignes de son amitié.
Ils savent qu'ils ne pourront jamais l'égaler.
Alors ils essaient d'avancer avec ce poids, à la fois encouragés et rendus humbles.
Arthur a vu dans les yeux de Merlin le regard dont Gaius avait parlé. Ce regard rempli de tristesse et d'incompréhension, impossible à soutenir.
Il l'a vu quand Daegal a été amené dans les appartements du médecin de la cour, avant qu'il ne soit emmené au-delà de la frontière de Cantia où il a été banni.
Merlin s'est recroquevillé instinctivement en voyant entrer le jeune garçon. Il a simplement hoché le menton tandis que Daegal sanglotait en lui demandant pardon. Ses yeux bleus étaient écarquillés de terreur rétrospective et de questions informulées.
Arthur a frissonné en imaginant le désespoir dans les yeux de son serviteur, suspendu au plafond d'une cellule sombre, tandis que la porte se refermait sur l'ami qui l'avait trahi.
Il sait qu'il mérite ce regard, lui-aussi.
C'est pour cela qu'il a accepté de laisser Daegal parler.
Parce qu'il voudrait pouvoir dire à Merlin à quel point il s'en veut, mais qu'il ne sait pas par où commencer…
Il se réveille en sueur au milieu de la nuit et les échos de ses cauchemars résonnent dans ses oreilles.
Merlin hurle au secours et c'est lui qui claque la porte.
La culpabilité le suit sous le chêne où il donne ses audiences alors que le printemps fleurit sous le tiède soleil clair. Les gens demandent des nouvelles de Merlin, veulent savoir quand il accompagnera de nouveau son maître en visite dans les chaumières, cuisinent des tartes pour lui, ont une foule d'anecdotes à partager.
Arthur leur envie cette facilité à trouver un sujet de conversation, lui qui peine à trouver quoi répondre tandis que son serviteur babille doucement, allongé sur son lit, ses doigts accrochés au bord de la tunique du roi comme pour se persuader qu'il est bien là.
Merlin bavarde de plus en plus au fur et à mesure que ses forces reviennent et sourit à ses amis, mais la peur est toujours tapie quelque part au fond de ses yeux.
La Dolma vient tous les jours le voir et amène Albion avec elle. La petite princesse, qui n'aime pas rester assise, pousse fort sur ses jambes en tendant son cou potelé, et fourre ses doigts dans sa bouche en gazouillant à qui mieux-mieux. Les visites de la nourrice, en fin de journée, coïncident avec celles du roi comme par un fait exprès. Avec le temps, celui-ci en vient à apprécier ce moment, à imiter Merlin quand il embrasse le bébé sur le front lorsqu'il est l'heure d'aller le coucher, à prendre sa fille dans ses bras et à lui faire des grimaces pour voir si elle gloussera comme celle de Sir Léon – pour le plaisir d'entendre son serviteur pouffer avec la même spontanéité qu'autrefois.
Sans s'en rendre compte, Arthur se remet à vivre, petit à petit, à force d'essayer de ramener le grand sourire sur les traits anguleux de son ami.
Il s'implique à l'entrainement et raconte à Merlin les chutes cocasses des chevaliers, leurs exploits et leurs faits d'armes.
Il écoute et s'intéresse aux doléances du peuple pour pouvoir lui donner des nouvelles des paysans dont son serviteur connait tous les noms.
Il capture des papillons dans ses mains calleuses parce qu'il ne se lasse pas de voir les étincelles d'émerveillement s'allumer dans les yeux bleus quand il les relâche dans les appartements du médecin de la cour.
C'est en croisant Geoffroy de Montmouth qui amène à Merlin l'un des livres que celui-ci et Mithian ont lu et relu dans la bibliothèque royale, qu'Arthur trouve son idée.
Le lendemain, au moment de partir, il glisse dans la main de Gaius un papier plié en quatre et s'esquive avant que le vieil homme ne puisse poser de questions.
C'est la première lettre.
Elle ne contient que quelques lignes banales – le roi n'a jamais été très à l'aise avec la prose – mais le visage rayonnant qui l'accueille lorsqu'il revient le soir suivant vaut tout l'or du monde.
Merlin ne dit rien, il ne mentionne même pas la lettre, mais quand Arthur s'en va après avoir gentiment ébouriffé les cheveux de son serviteur, Gaius l'accompagne jusqu'à la porte et lui tend un minuscule rouleau de parchemin. Les yeux du vieil homme sont humides d'émotion et de reconnaissance.
Le roi n'attend pas d'être dans sa chambre. Il se pose sur le rebord d'une fenêtre dans l'escalier en colimaçon pour défaire le petit ruban bleu et dérouler le bout de papier.
"Penojour Sire,
Connent al-vous ?
Avez-vous qoupé le mouveau felan de la cuissinière ? Gwaine a dit qu'il ovait tourvé pil ressemplait à des euves de gerenouilles fraichenent qondus et enfeloqqés de norve de cachon.
Merci barce que vous venez me vouar tous les jours.
Merlin"
Arthur rit en déchiffrant les pattes de mouches appliquées, mais une larme coule le long de sa joue.
Il écrit de nouveau le lendemain.
"Bonjour Merlin,
Gwaine a raison, ces flans sont absolument immangeables. Georges lui-même a eu du mal à en avaler une cuillère. Merci de m'avoir prévenu, je les lui ai fait tester avant de les essayer.
J'ai vu hier une des hirondelles qui logent à l'écurie. Ses oisillons seront nés lorsque tu pourras te lever, tu n'auras plus qu'à surveiller tes chats : le gros matou qui dort sur le tas de foin a un œil sur le plat de choix qui se prépare.
Ecoute bien ton grand-père et dépêche-toi de guérir.
Arthur"
Les semaines passent, le printemps fait place au début de l'été, et les lettres se succèdent, remplies de bêtises et d'amitié profonde, de questions sérieuses et de conseils ridicules, de petits riens et d'un grand tout.
Les côtes de Merlin se sont bien remises, il mange avec appétit, il fait moins de cauchemars et il a hâte de reprendre son service auprès du roi – Arthur aussi, il y a des limites aux nombres de blagues sur le cuivre qu'un homme peut supporter.
Mais le jour où le serviteur est enfin autorisé à poser les pieds au sol et à se mettre debout avec précaution, soutenu par Numéro Quatre et Perceval, ce que Gaius a gardé enfoui au fond de lui jusque-là devient évident.
La jambe de Merlin ne sera jamais plus comme avant.
Il pourra s'appuyer dessus avec le temps, marcher et peut-être même courir, mais elle restera raide.
Ce soir-là, la lettre de Merlin est mouillée d'étoiles transparentes, même si elle promet à Arthur que tout ira bien.
Le roi est dévasté, rattrapé par la culpabilité dont il avait presque réussi à se débarrasser. Il cherche longuement ses mots avant de répondre et de cacheter le parchemin.
"Peu importe que tu boites, Merlin.
Il y aura toujours une place pour toi à Camelot.
Je n'ai pas besoin d'un serviteur de compétition. Tu as toujours été à mes côtés, et je n'en veux pas d'autre que toi."
Le parchemin que Gaius lui tend, le lendemain, ne contient qu'un seul mot.
"Merci."
Il y a un dessin, aussi. Un dragon qui étend ses ailes et un chevalier en armure coiffé d'une couronne.
Arthur le contemple longtemps, puis le range avec les autres lettres dans la cassette de bois posée sur sa table de nuit.
oOoOoOo
Quand Merlin commence à marcher avec des béquilles, il reçoit une invitation en bonne et due forme pour un pique-nique dans la forêt. Arthur a décidé que le grand air ne pourrait faire que du bien à son serviteur que ces longs mois d'immobilité ont pâli et affaibli.
Le fait que cette date corresponde à l'anniversaire de son mariage avec Mithian empêche qui que ce soit d'avancer le moindre commentaire sur cette journée de récréation.
Gaius a approuvé et surveille avec tendresse son petit-fils qui babille avec excitation tandis que Perceval le hisse sur le dos de son cheval. Numéro Quatre fait la courte-échelle à la Dolma qui accompagne l'expédition. La nourrice rosit et roucoule quand le géant silencieux lui met le pied dans l'étrier, puis se met soudain à houspiller comme une harpie Gwaine qui est en train de vérifier les sangles qui attachent le couffin de la petite princesse sur le dos d'un âne blanc.
- Il n'a plus ses faveurs, glousse Sir Léon à Arthur qui observe la scène d'un air amusé.
La petite compagnie s'éloigne avec des paniers chargés de victuailles et de couvertures damassées et se dirige vers le vieux chêne tordu au bord de la rivière, à l'endroit où le prince rejoignait ses amis pour pêcher, chasser ou regarder les étoiles.
Après le repas, pendant que la Dolma se trempe les orteils dans l'eau délicieusement fraîche sous l'œil rancunier de Gwaine, Gaius explore le sous-bois à la recherche de plantes rares.
Arthur et Merlin sont étendus sous l'arbre à l'épais feuillage, à travers lequel ne dansent que quelques mouches de lumière dorée, mais ils ne font pas la sieste.
Avant de s'éloigner, la nourrice a déposé la petite princesse sur la large cage thoracique de son père qui était un peu emprunté au début.
La petite fille a maintenant huit mois. Elle est assise fièrement sur son perchoir et ses petits pieds nus se trémoussent. Ses menottes potelées tripotent le nez de son père, son menton, tirent sur les cordons de son col, se tendent avec des gloussements de joie pour essayer d'attraper les libellules et les insectes qui virevoltent autour d'eux.
Arthur la tient par la taille et tente de ne pas être éborgné. Il entend Merlin pouffer de rire quelque part près de sa tête et se demande s'ils ressemblent à une étoile ou à un étrange drapeau, vus du ciel : lui vêtu d'une simple chemise rouge, Merlin d'une tunique bleu cobalt et Albion d'une robe de dentelle blanche.
L'herbe d'un vert émeraude dégage une odeur profonde de terre sombre et de fraîcheur. La rivière coule à travers les arbres en scintillant au soleil. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles frémissent à peine à la brise.
- "Moi j'aime danser, dilly dilly, moi j'aime chanter"…
La voix grave d'Arthur est maladroite, mais la petite princesse semble apprécier la comptine et l'applaudit en gigotant avec excitation.
- Puis-je dire quelque chose, Sire ?
Arthur arque un sourcil tout en évitant les doigts minuscules décidés à explorer l'intérieur de ses narines.
- Merlin. Tu n'attends jamais d'en avoir la permission pour dire quoi que ce soit. Alors quand tu poses une question comme celle-ci, tu flanques les foies aux gens.
Albion pousse une trille joyeuse et se tortille pour échapper à son père qui la lève dans ses bras et la fait sauter un peu dans les airs.
- Très bien, alors, dit Merlin d'un ton très sérieux, en croisant ses mains sur son ventre. "Je pense que vous devriez vous en tenir à l'épée. Le chant ne vous sied pas."
Arthur met quelques secondes à comprendre qu'il devrait se sentir insulté, puis une vague de reconnaissance le submerge.
C'est la première fois depuis qu'ils l'ont ramené de Daobeth que son serviteur le taquine.
- Merlin.
- Oui, Sire ?
- Un de ces jours, je te ferai jongler devant toute la Cour. On comptera le nombre d'œufs que tu casseras. Je suis sûr qu'il y aura de quoi faire une belle omelette.
Un gloussement de rire lui répond.
- Ce sera toujours plus plaisant pour ceux qui y assisteront que d'écouter un récital de votre part, Sire.
Albion s'agite pour qu'on la laisse descendre et Arthur choisit de se concentrer sur elle plutôt que de continuer la joute verbale. Une fois posée dans l'herbe, la petite fille rampe en direction de Merlin sans se soucier de salir sa robe blanche, attrape des poignées de boucles noires et gazouille avec intérêt, jusqu'à ce qu'elle aperçoive sa nourrice qui revient.
La Dolma se penche et cueille l'enfant qui lui tend les bras avant de s'éloigner pour lui donner à téter un peu à l'écart. Gaius est revenu et s'est installé sous le chêne où il n'a pas tardé à piquer un somme, sa tête chenue tombée sur sa poitrine. Gwaine est allé remplir son outre à la rivière et sifflote tout en gardant un œil sur les alentours.
Tout est paisible, en harmonie avec la mélodie lointaine de l'eau.
- Tu es là, Merlin ? demande le roi presque à voix basse, sans tourner la tête.
- Je suis là, Arthur, répond son serviteur, les yeux fixés sur le ciel bleu qui se reflète dans ses iris.
Le silence lui-même retient son souffle.
- Est-ce que tu seras toujours là ?
- Je ne vous quitterai jamais, Sire.
Arthur hoche le menton.
Il ne sait pas que Merlin l'observe.
Ce soir-là, dans le parchemin que le roi déroule en entrant dans sa chambre étrangement vide et froide après cette chaude journée de juillet, il y a une liste de raisons ridicules et magnifiques pour rester auprès de lui.
Entre autres, pour ses dents de souris et son inhabilité à cueillir des fleurs.
Arthur rit et pleure à la fois. Il boit à la santé de sa femme disparue, aux souvenirs et au passé qui ne doit plus être un boulet, mais une raison d'avancer.
oOoOoOo
Août est déjà bien entamé quand Gaius estime que Merlin est enfin capable de reprendre son travail.
La veille de son retour, Arthur écrit une dernière fois et réalise qu'il s'agit de la centième lettre échangée entre lui et son serviteur.
Il réfléchit si longtemps que sa bougie est presque consumée quand il sable le parchemin, et que Merlin dort déjà profondément quand il se glisse dans les appartements du médecin de la cour.
Il salue silencieusement Gaius, s'assoit sur le tabouret comme il en a l'habitude et reste un moment silencieux, à contempler le visage anguleux que la lune caresse d'une lueur bleutée. Puis il laisse la lettre et s'en va.
Le reflet de la lune scintille sur le cachet des Pendragon.
Il n'y a que trois mots à l'intérieur de la feuille soigneusement pliée.
"Pardonne-moi, Merlin."
Le lendemain, quand Arthur ouvre les yeux, clignant des paupières parce que le soleil inonde sa chambre par les fenêtres aux rideaux déjà tirés, il croise le regard bleu de Merlin qui penche la tête de côté en souriant.
Le jeune homme est accroupi à côté du lit, les coudes sur le matelas, le menton dans la main.
- Je vous ai amené un cadeau, chuchote-t-il d'un ton frémissant de joie anticipée.
Le roi bâille en regardant autour de lui et… évidemment… il y a un chaton qui miaule d'un air embarrassé sur la courtepointe écarlate.
Arthur fronce les sourcils et pouffe de rire en même temps et il sait qu'il a été complètement – entièrement – pardonné.
Merlin se redresse en s'aidant du montant du lit et lui tend la main pour l'extirper de ses couvertures. Puis il boite jusqu'à l'armoire pour choisir les vêtements tout en faisant la liste de ce que le roi devra accomplir dans la journée. Arthur le suit, adaptant son pas sur celui plus lent et plus hésitant de son serviteur, et répond en plaisantant doucement.
Tout est comme avant et tout est différent.
oOoOoOo
Les nuages filent dans le grand ciel bleu d'automne, le soleil chatoie sur les feuilles d'or cramoisi, la pluie passe et revient, puis laisse place à de gros flocons de neige.
Le petit chat estropié est devenu un chasseur de rat redouté et loge dans le troisième cellier où Georges lui donne des couennes de lard en cachette de la cuisinière.
Le neveu de Rodor est monté sur le trône à la mort du roi de Nemeth et a renouvelé les alliances avec Camelot.
En janvier, Albion fait ses premiers pas en lâchant les mains de Merlin pour aller vers les bras d'Arthur, applaudie par Guenièvre et la Dolma.
Le roi n'est plus le dernier à s'intéresser aux progrès de la petite fille. Ses journées sont remplies à ras-bord de réunions, d'audiences publiques, d'entrevues et de rapports à lire, mais il ne manque jamais l'entraînement à l'aube et ménage toujours un moment dans son emploi du temps pour être avec l'enfant.
En juin, Geoffroy de Montmouth se retire définitivement du conseil pour continuer à rédiger l'histoire du royaume et Arthur se retrouve submergé par la paperasse qui a toujours été gérée par d'autres. Il se met à passer des heures interminables dans ses appartements, ce qui contrarie et inquiète beaucoup Merlin.
Gaius a une idée de la solution à ce problème, mais ne dit rien et se contente d'envoyer Guenièvre porter un reconstituant au roi, pendant que Merlin est occupé à polir l'armure dans la cour des gardes où Perceval et Derian font un concours de bras de fer, sous les rires des chevaliers.
Son panier de tricot à la main, la jeune femme frappe à la porte de la chambre royale et se glisse à l'intérieur après avoir entendu un grognement.
Arthur lève à peine les yeux.
- Ah, Guenièvre. Tu tombes bien. Tu allais à la nurserie ? Attends-moi, je t'y accompagnerai. J'ai une question pour la Dolma.
Elle se contente d'acquiescer, pose la potion et cherche une chaise.
Au bout d'une demi-heure, elle comprend qu'il l'a oubliée et sort son tricot du panier, amusée.
Le doux cliquetis des aiguilles se mêle au crissement de la plume sur le parchemin dans le silence confortable, paisible, simple.
La jeune femme redresse le menton de temps en temps, lance un coup d'œil en direction de la table à laquelle travaille le roi. Le soleil fauve de la fin d'après-midi le nimbe d'un halo doré et, pendant un instant, le regard de Guenièvre se brouille.
Penché sur l'écritoire, elle voit Lancelot comme lorsqu'il remplissait ses rapports, à l'époque, dans la pièce claire de l'aile Ouest qui a été leur foyer.
Puis l'image redevient nette et elle secoue la tête avec tendresse.
Ils sont si différents, même si leur amour pour leur pays est le même.
Lancelot serait assis très droit, écrivant calmement de sa longue écriture régulière, salant de temps à autre d'un geste mesuré. Elle s'apercevrait soudain qu'il a ses beaux yeux noirs posés sur elle et ils échangeraient un sourire, sans rien dire, parce qu'ils se comprenaient sans mots.
Arthur griffonne furieusement, lui. Puis il s'arrête, chiffonne ses cheveux blonds en considérant le pâté d'encre qu'il vient de faire. Soupire, froisse une boulette de papier, la jette en fronçant les sourcils. Se remet à écrire et se mordille les lèvres, la plume suspendue en l'air, cherchant la formulation qui lui échappe.
Il serait clairement plus à son aise et plus heureux dans la forêt ou une arme à la main.
Guenièvre pouffe de rire en sourdine.
- Puis-je faire quelque chose pour vous aider, Sire ?
Il hésite, ouvre la bouche, puis la referme. Se gratte la nuque avec embarras.
- Euh… oui. Si… si tu peux.
Oh, elle peut.
Lancelot lui lisait et lui expliquait ce qu'il rédigeait, et elle apprenait avec ferveur.
Elle laisse le tricot sur son siège et vient vers la table dans un bruissement de sa robe de soie.
Le soleil auréole ses longs cheveux frisés pendant qu'elle parle, pointant du doigt les fautes et les ratures sur le parchemin, et qu'Arthur hoche le menton avec approbation.
Tout semble soudain beaucoup plus clair.
Comme lorsqu'il venait d'être couronné et que Lancelot se penchait sur son épaule pour relire avec lui les brouillons des traités.
Il ne faut au roi que quelques semaines pour comprendre que la jeune femme sera bien plus utile au royaume que l'ennuyeux scribe qui a été recruté et que ses idées fraiches et logiques apporteront davantage de confort et de paix aux sujets de Camelot que les discours creux et pompeux de ses ministres.
A partir de là, un siège est assignée à Guenièvre à la Table Ronde, au grand dam du conseil et pour la plus grande fierté de Merlin.
Gaius se contente d'un sourire en coin, pliant son sourcil broussailleux. Il se fait vieux, lui aussi, garde souvent ses pieds au chaud sous une couverture et boit des tisanes à petites gorgées, prétendant qu'il n'est plus bon à grand' chose.
Le médecin qui le seconde et le remplacera un jour a établi ses quartiers dans l'aile Est et se plaint souvent que les chevaliers n'ont pas le réflexe de venir le voir quand ils sont blessés à l'entraînement ou lors d'une escarmouche avec des bandits.
Numéro Quatre – que de plus en plus de gens appellent Derian, maintenant – accompagne Merlin dans les bois quand celui-ci va y chercher des herbes et le ramène parfois sur son dos, quand le jeune homme accepte d'admettre que sa jambe lui fait mal. Les longues enjambées solides du géant ne ralentissent pas sous le poids si léger et ses yeux sombres pétillent de vie tout en écoutant les chansons et les réflexions naïves de son ami.
Gwaine s'est remis à donner des leçons d'escrime à Merlin et Sir Léon surveille cela de près. Ils sont aussi ceux qui lui apprennent à se raser quand un fin duvet noir commence enfin à pousser sur son menton – Arthur trouve hautement ridicule que deux barbus enseignent à son serviteur quasiment imberbe comment manier la lame.
De nouveau, les feuilles mortes virevoltent au vent et Samhain revient avec son cortège de citrouilles et de souvenirs. L'hiver lui succède et dessine des arabesques cristallisées sur les fenêtres, accrochant de petites perles de glace sous les toits.
Perceval a fabriqué un petit chariot en bois dans lequel on charge des pommes et que la petite Albion, vêtue de fourrures blanches et rouges comme un farfadet, tire derrière elle au bout d'une ficelle. Les chats de Merlin la poursuivent quand elle court en rond et la font éclater de rire.
Elle a beaucoup de caractère et son mot préféré est celui de tous les enfants de son âge : "non". Arthur croit qu'elle copie l'habitude qu'a son serviteur de lui tenir tête, mais la Dolma n'est pas dupe. La nourrice est probablement la seule qui comprend ce que baragouine l'enfant à longueur de journée, mais Merlin et Guenièvre sont persuadés qu'ils n'ont pas besoin de traduction.
Le roi ne se lasse pas d'entendre les deux syllabes qui sont suffisamment claires pour ne pas déclencher de polémiques.
Pa-pa.
Cet été-là, les bâtisseurs de Camelot commencent la construction d'un immense cor de pierre en forme de dragon, qui servira à prévenir toute la contrée en cas d'attaque. Arthur compte également aménager des salles sous le château pour y rassembler toute la population des terres avoisinantes en cas de menace ou de siège.
Pour les trois ans de la princesse, le roi lui offre un poney et passe l'hiver à lui apprendre à monter dans la cour tapissée d'une épaisse couche de neige. Le pâle soleil joue dans leurs cheveux blonds, étincelant sur les boucles d'argent de leurs capes, et tout le monde tombe d'accord sur le fait qu'ils ont bien la même bouche et la même paire de sourcils.
Lorsque le printemps revient, des cadeaux affluent et des propositions de mariage pour le père comme pour la fille se mettent à arriver de toutes parts. Arthur les renvoie sèchement ou les ignore, malgré la pression des conseillers.
Il n'est pas question de s'allier dix ou vingt ans en avance avec des seigneurs qu'il connait à peine et puis il n'a pas oublié Mithian.
Albion est à l'âge où l'on commence à poser des questions. Elle joue beaucoup avec les filles de Léon et ne comprend pas très bien pourquoi celles-ci ont une maman et pas elle.
Merlin essaie de lui expliquer que sa mère est partie à Avalon avec Freya, mais la fillette ne comprend pas pourquoi elle ne revient pas de ce voyage, alors.
Arthur l'emmène dans le jardin de roses et lui raconte des histoires sur Mithian, dont l'enfant ne se lasse jamais : la belle et douce reine est une héroïne qui la fait rêver.
Mais à la fin de la journée, quand elle se blottit dans les bras de la Dolma avant d'aller au lit, Albion demande parfois d'un ton ensommeillé si Guenièvre ne pourrait pas devenir sa maman.
oOoOoOo
Pour le trente-deuxième anniversaire du roi, Camelot se pare de guirlandes de fleurs qui embaument à tous les coins de rue, de drapeaux et de bannières colorées, de lanternes et de chansons. Les nobles s'habillent de vêtements chamarrés, les paysannes tressent des pâquerettes dans leurs cheveux, les carreaux brillent, les cuisines répandent des fumets délicieux, des rires éclosent de partout, mêlés aux tambours et au son des vielles.
Le vin coule à flots et Gwaine est partout pour flirter, passant une main négligente dans ses cheveux bruns ondulés, sourire charmeur aux belles dents offert à toutes les filles de vingt ans.
De longues tables ont été disposées dans la cour d'honneur, recouvertes de nappes blanches et d'une profusion de nourriture. Les serviteurs passent d'un pas dansant entre les rondes qui se forment et s'entrelacent.
Le roi est assis sur une grande chaise au haut dossier et frappe des mains en rythme, riant à la joie de ses sujets.
Gaius l'observe avec affection, tout en bavardant avec la Dolma dont le pied s'agite sous sa longue robe noire jusqu'à ce que Numéro Quatre vienne l'inviter. Le visage laid de la nourrice s'embellit d'un sourire ravi et elle se laisse entraîner, laissant le vieux médecin siroter son verre en solitaire.
Perceval a l'air tout emprunté, rouge et heureux, avec à son bras une jouvencelle blonde si petite qu'on croirait voir une pince à linge sur une branche de chêne.
Sir Léon n'ose pas faire danser sa femme qui est de nouveau enceinte – on espère que ce sera un garçon, cette fois – et se contente de rire aux pas maladroits de ses deux filles.
Guenièvre, ses longs cheveux frisés et sombres piquetés de minuscules étoiles d'un jaune vif, s'approche du roi et se penche pour se faire entendre.
- Avez-vous vu Merlin, Sire ?
- Il est là-bas, répond Arthur en haussant la voix et en indiquant son serviteur d'un geste de la tête. "En train de conter fleurette à la princesse, comme d'habitude. Gwaine a une très mauvaise influence sur lui ! Et dire que la réputation des chevaliers de Camelot repose en grande partie sur les épaules de ce pilier de taverne…"
Quelqu'un passe à côté d'eux et bouscule la jeune femme qui se rattrape sur l'accoudoir du fauteuil juste à temps pour ne pas tomber. Ses manches amples se froissent sur le genou du roi, son menton lui frôle le front. Elle se redresse vivement, jette un coup d'œil derrière elle en s'empourprant, puis fait une petite révérence.
- Excusez-moi, Votre Altesse.
- Il n'y a pas de mal, répond Arthur en adressant un coup d'œil exaspéré à Gwaine qui n'était pas loin et a provoqué cet accident en guise de réponse à la taquinerie habituelle.
Guenièvre lisse un pli sur le devant de sa robe blanche brodée d'abeilles et répond au signe de la main que lui adresse la petite princesse qui sautille dans la ronde avec Merlin.
- Ils sont trop mignons… sourit-elle.
Arthur acquiesce, calant son menton sur son poing, le coude sur l'accoudoir.
Le serviteur grand et maigre boitille en se dandinant en rythme avec la musique, ses yeux du même cobalt que sa tunique brillants de joie sous ses cheveux noirs emmêlés, ses oreilles décollées et ses pommettes anguleuses lui donnant dix ans de moins que les vingt-huit hivers qu'il a fêté quelques mois plus tôt. Il fait tourner devant lui la princesse de presque quatre ans qui rit aux éclats, innocente et heureuse. Sa robe de percale bleue tournoie autour d'elle et la lumière des torches nimbe les boucles blondes soyeuses qui volètent autour de ses joues rondes, accrochant des étoiles dans ses yeux d'ambre aux longs cils sombres.
- N'allez-vous pas danser avec elle ? demande Guenièvre, attendrie.
Le roi lâche un petit rire.
- Je ne crois pas que le cavalier cèderait sa place.
Il n'ajoute pas qu'il espère que les deux se fatigueront en même temps et que Merlin ne forcera pas trop sur sa jambe.
Il relève les yeux et une moue amusée s'installe sur son visage en voyant que la jeune femme suit le rythme sans s'en apercevoir.
- Guenièvre ?
- Oui, Sire ? répond-t-elle distraitement.
Il se lève et lui tend la main.
- Viens.
Elle hésite, jette un coup d'œil autour d'elle, tortillant le pli de sa robe. Arthur se penche vers elle.
- On a le droit de rire, chuchote-t-il doucement. "C'est toi qui me l'a appris."
Elle cligne des cils pour refouler les larmes qui lui montent aux yeux et sourit au roi.
- Merci, dit-elle en faisant la révérence.
Ils s'incrustent dans la ronde et les gens ne ralentissent pas, lançant de grands sourires au roi qu'ils aiment pour cette simplicité qu'il sait partager avec eux.
Guenièvre est un peu raide au début, puis elle se met à sourire, penchant la tête de côté, et se laisse emporter par la danse, plongeant ses yeux noisette dans les yeux de lin. Leurs doigts se croisent et s'effleurent, il rit en se trompant dans les pas, elle glousse en lui faisant de gros yeux.
Il y a si longtemps qu'ils se connaissent, qu'ils sont amis, qu'ils se soutiennent mutuellement.
Merlin et Albion les regardent en se tenant par la main. La petite fille admire la robe de soie qui tourbillonne gracieusement et le jeune homme se gratte la nuque, un peu intrigué.
Quand la musique s'arrête, Albion se faufile entre les danseurs et court vers Guenièvre. La jeune femme a juste le temps de se pencher pour ouvrir les bras avant qu'elle ne lui saute au cou.
Arthur contemple Guenièvre qui sourit avec amour, nichant sa joue de satin caramel contre la joue de porcelaine de la princesse qui glousse de plaisir.
Et soudain il sait, avec certitude, ce qu'il doit faire.
Alors le lendemain, lorsque Guenièvre se présente avec les documents du jour, il la fait asseoir et le lui explique.
Elle y réfléchit pendant longtemps, en parle avec Gaius et la Dolma, et même avec Geoffroy de Montmouth qui curieusement semble tout de suite convaincu du bien-fondé de cette décision.
A l'automne, elle donne sa réponse et lors des festivités de Yule à la fin de l'année, dans le château enneigé décoré de houx et de gui, habillée d'une robe violine et dorée qui chatoie à la lumière des bougies, elle épouse Arthur et devient reine de Camelot.
Lorsqu'elle s'assoit sur le trône et que les vivats résonnent, Albion s'approche d'elle avec un bouquet de roses cueillies dans le jardin sur la terrasse et lui fait une grande révérence. Puis elle grimpe sur les genoux de Guenièvre et lui plante un gros baiser sur la joue.
- Je vous aime, maman, chuchote-t-elle.
Guenièvre respire le parfum des roses et sourit en retenant ses larmes, serrant contre elle la petite fille vêtue de velours cramoisie qui est le symbole de leur rêve à tous.
Ce soir-là dans la chambre royale, quand ils se retrouvent seuls l'un en face de l'autre, Arthur et Guenièvre ferment tous les deux les yeux et murmurent en même temps qu'ils sont désolés.
Puis leurs lèvres s'unissent pour sceller leur alliance.
Il faudra du temps pour que leur amitié faite de confiance et de respect se change en un amour profond, au fil des jours puis des années, mais ils ne tardent pas à constater à quel point ils sont efficaces lorsqu'ils travaillent ensemble sur un pied d'égalité.
Arthur est la force, Guenièvre la sagesse. Il a l'assurance de la royauté, elle connait la vie du plus humble des sujets. Il n'a pas peur de foncer dans le tas, elle sait gérer les conséquences.
Aucun ennemi ne peut tenir devant eux.
Les conseillers ont râlé, certains ont démissionné et quelques royaumes ont envoyé des lettres pour se plaindre de cette union peu convenable, mais Camelot dans l'ensemble approuve le choix du roi.
Merlin ne s'en doute pas, mais il est leur inspiration à tous les deux.
Le temps file sans les attendre.
Léon a une troisième fille, Perceval se marie et Albion grandit.
Deux ans encore s'écoulent.
Deux longs hivers passés près de la cheminée dans laquelle brûle un grand feu clair, à écouter la Dolma raconter à sa façon théâtrale des histoires de fées et de légendes, tandis que Gaius somnole dans le fauteuil à bascule. A faire des batailles de boule de neige avec les chevaliers et à jouer à cache-cache dans la bibliothèque royale. A boire du vin chaud aux épices dans les cuisines jusqu'à en avoir les joues bouillantes et à déguster des croquants au miel.
Deux étés à courir derrière les grenouilles à la pleine lune avec Sir Léon et ses filles, à galoper à cheval le long des routes de Camelot, à faire la sieste dans les champs avec Gwaine et à se réveiller les cheveux pleins de tiges de foin. A regarder les étoiles avec Perceval et à lancer des pièces dans des puits sombres et frais pour faire des vœux. A s'accrocher des cerises aux oreilles et à introduire des criquets et des sauterelles dans la salle du conseil par la porte entrouverte, en risquant d'être découverts par le roi.
Deux printemps à apprendre à coudre et à broder avec Guenièvre dans la chambre ensoleillée pendant que Merlin polit l'armure d'Arthur. A aller chercher des herbes avec Derian dans le sous-bois qui bruisse d'insectes pressés et à tacher le bout de leurs nez en le plongeant dans les corolles gorgées de pollen sucré. A s'essayer au combat pendant l'entrainement avec une petite dague émoussée et à accompagner son père lors des audiences sous le chêne centenaire.
Deux automnes à cueillir des champignons avec Georges, à faire des bouquets de feuilles aux tons orangés, à patauger dans les flaques, à commencer à apprendre à lire avec Geoffroy de Montmouth. A aller rencontrer les pauvres dans la ville basse et à découvrir que la vie n'est pas la même pour tous. A allumer les bougies de Samhain partout dans le château et à mettre une robe noire le soir de la fête, à serrer très fort les mains de ses parents pendant le toast portés à ceux qui sont partis.
Puis, l'année des six ans d'Albion, Arthur prend une grande décision.
Le royaume est en paix depuis longtemps et chaque nouveau traité renforce les alliances.
Odin lui-même finira par se rendre à l'évidence et se rallier à eux.
Et pour montrer qu'il est disposé à la réconciliation, le roi envoie des émissaires du côté des Grandes Mers de Meredor, au château de son oncle Agravaine.
Ils sont porteurs d'une lettre qui pardonne à Morgane et lui propose de revenir vivre à Camelot.
A SUIVRE...