Le Prince & L'Idiot
Chapitre 16 : Dans un pays de brume, en temps de paix
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Dernière mise à jour 23/07/2015 10:02
DANS UN PAYS DE BRUME, EN TEMPS DE PAIX
Lorsque l'automne enveloppe Camelot d'une lumière fauve et de feuillages écarlates, Lancelot épouse Guenièvre. Il n'y a personne pour accompagner l'époux, alors le roi s'en charge, et Gaius est celui qui mène la fiancée orpheline jusqu'à l'autel. La soubrette est radieuse, vêtue d'une robe d'un rose poudré de fleur de cerisier, brodée de perles, ses sombres cheveux frisés relevés artistiquement par un peigne d'ivoire.
Merlin, sur son trente-et-un dans un surcot bleu cobalt et une chemise blanche, sourit à s'en décrocher la mâchoire et applaudit frénétiquement.
Et il est encore plus émerveillé, l'été suivant, lorsque c'est Arthur qui se tient sous le dais.
Il a fallu au roi presque un an pour se décider : une année passée à reconstruire son royaume meurtri, à échanger du courrier avec Nemeth toutes les semaines, à voyager aux quatre coins de Camelot, à envoyer des émissaires aux pays voisins, à travailler si dur, à ne trouver paix et tranquillité que sur les remparts, les yeux tournés vers le sud tandis que ses mains calleuses habituées aux combats lissaient le fin parchemin des lettres.
C'est Mithian qui a écrit en premier, et elle a posé tellement de questions qu'il a bien fallu qu'il réponde (Arthur n'est pas un homme de lettres, après tout, c'est un guerrier). Puis il a découvert qu'il se sentait toujours mieux après avoir couché sur le papier ses inquiétudes, ses doutes, ses projets. La princesse lui a renvoyé ses vœux pleins d'espoir, des plaisanteries affectueuses, des suggestions complètement insensées. Il s'est surpris à penser qu'un jardin serait plaisant sur l'une des terrasses. Elle a dit qu'elle aimerait bien voir ça, alors il l'a invitée au printemps. Merlin ne pouvait pas être plus enchanté, bien sûr. Le serviteur donnait régulièrement ses propres lettres au coursier – un indéchiffrable bavardage heureux que par un miracle Mithian semblait comprendre et auquel elle répondait avec une candeur sincère.
A son grand soulagement, Arthur n'a jamais eu besoin de demander s'il pouvait lire leur courrier, étant donné que son valet savait les lettres par cœur et les récitait à son maître tout en le préparant pour la journée.
Les deux semaines du séjour de la princesse à Camelot sont passées beaucoup trop vite et Geoffroy de Monmouth a dû rappeler à son souverain que sa présence – corps et esprit – était requise pendant les conseils. Sous l'œil d'un garde du corps et d'une duègne de Nemeth, Merlin et Mithian ont planté des roses dans le jardin, couru derrière leurs chats dans les couloirs, joué avec des enfants dans la ville basse et aidé à tailler les arbres fruitiers dans les villages avoisinants. Ils sont rentrés chaque soir pour dîner en ramenant avec eux un parfum d'herbe fraichement coupée, de boutons de fleurs, de rayons de soleil et de liberté.
Leurs gloussements de rires et leurs cœurs tendres toujours prêts à donner un coup de main ont vite été le sujet de conversation numéro un dans tout Camelot. Les gens se sont attachés à la princesse et se sont mis à la gâter juste comme ils le faisaient pour le serviteur de leur roi.
Après que Mithian soit retournée chez elle, les chevaliers l'ont souvent mentionnée, le personnel du château n'a pas attendu qu'Arthur en donne l'ordre pour prendre soin du jardin installé sur la terrasse sud et les conseillers ont fréquemment suggéré à quel point une alliance avec Nemeth se révèlerait profitable.
Aussi, quand Arthur a annoncé ses fiançailles avec la princesse Mithian, il n'a rencontré que des sourires attendris et des hochements de têtes approbateurs.
Et la foule n'avait jamais été aussi grande, ni aussi joyeuse, lorsque la royale mariée est arrivée au château sous un voile de dentelle crème, dans un nuage de pétales amarantes et de grains dorés, les sabots de son cheval se frayant un passage sur les branches de laurier étendues dans les rues de la ville.
Les beaux yeux d'ambre de Mithian se sont accrochés aux yeux de lin pendant la cérémonie et elle a gracieusement incliné son cou de porcelaine quand on a posé l'imposante couronne sur sa chevelure châtaine qui cascadait en longues boucles soyeuses jusqu'à sa taille souple.
Puis le roi a pris sa main et l'a présentée au peuple – son peuple, maintenant – et elle a souri avec douceur et détermination.
Elle est reine.
Et elle se tient aux côtés de l'homme qu'elle aime, du guerrier qu'elle admire, du roi de Camelot.
Son époux.
Elle frissonne de joie, d'émerveillement et d'inquiétude à l'idée de ne pas être à la hauteur lorsque les serviteurs quittent leurs appartements, ce soir-là. Elle se sent si petite, si jeune, si inexpérimentée, pieds nus dans sa longue chemise brodée, quand Arthur se tourne vers elle et lui sourit.
C'est Guenièvre qui a revêtu Mithian de sa robe de mariée et c'est elle qui a défait les laçages de la magnifique robe de soie crème. Elle a chuchoté à la princesse qu'il n'y avait rien à craindre de cette première nuit avec son mari.
Le roi contemple la timide jeune femme qui l'attend dans la lumière ténue des bougies et il se souvient des mots amers de Morgause : il se promet qu'il ne fera jamais de la vie de la reine un enfer.
Il s'approche doucement de son épouse, prend délicatement son fin visage dans ses mains et, quand elle ferme les yeux avec confiance, il l'embrasse pour la toute première fois.
- Je vous aime plus qu'une centaine de royaumes… murmure-t-il.
Elle se blottit dans ses bras.
- Je resterai près de vous pour protéger ce royaume, pour toujours.
Il y a un bouquet de roses sur la table près de la fenêtre et leur fragrance embaume la chambre.
Les jours passent, les saisons, et Camelot demeure en paix.
Arthur n'a jamais été aussi occupé, aussi passionné, aussi dépassé, aussi heureux, aussi inquiet, aussi déterminé.
C'est une bonne chose qu'il puisse compter sur les siens pour avancer.
Lancelot sait toujours par quel bout attraper les tâches de la journée, il ne panique jamais, reste parfaitement calme jusqu'à ce que le roi réalise que ce n'était pas aussi compliqué qu'il l'avait envisagé. Et il y a souvent dans le coin de ses yeux un éclat de camaraderie amusée pendant les interminables conseils ou lors des visites des souverains des alentours.
Perceval patrouille et Sir Léon entraine les nouveaux chevaliers quand il n'est pas occupé avec sa petite fille. Ils sont là, tous les jours à l'aube, pour donner leurs rapports autour de la table ronde qu'Arthur a fait construire et a installée dans la grande salle aux fenêtres en ogive, au-dessus de la salle du trône.
Gaius n'a pas l'intention de se mettre à la retraite de sitôt et Gwaine… eh bien, Gwaine est Gwaine et n'a pas changé d'un brin depuis que le jeune prince qui pêchait dans la forêt avec lui en cachette de son père est devenu un roi qui a à peine le temps de chasser avec ses invités de haut rang.
Guenièvre, quant à elle, est une grâce du ciel avec sa nature raisonnable et son esprit pratique. Son statut a changé en épousant Lancelot et la servante est maintenant une noble dame de compagnie, ce qui lui permet de garder un œil sur Mithian et Merlin, au grand soulagement d'Arthur.
La reine est toujours très digne et à la pointe de l'étiquette lors des cérémonies, des banquets et des visites d'autres souverains, mais elle est si enthousiaste à l'idée d'aider les pauvres et les nécessiteux qu'elle ne voit jamais le mal nulle part. Et Merlin… eh bien, Merlin a une fois essayé de convaincre son maître que les ours étaient des créatures incomprises.
Ils sont tout le temps en train de se fourrer dans des situations impossibles et n'ont qu'une seule excuse à la bouche : "je ne pouvais pas ignorer ça !"
Comme la fois où ils se sont rendus dans un village à l'est et où la veuve d'un forgeron, probablement dérangée par le chagrin, a assommé Merlin avec une grosse pierre – Gaius a bien cru qu'il allait y rester, cette fois – et a brûlé le poignet de Mithian avec un fer rouge. Ces deux notoires – impossibles, maladroits, adorables – étourdis ont essayé de défendre la vieille femme, assurant qu'elle avait dû être effrayée par les armures de leur escorte, mais Arthur n'a rien voulu entendre et l'a faite pendre. Personne ne s'en prend à la reine et s'en sort impuni.
Après ça, il a assigné Gwaine à leur protection rapprochée, tout en sachant bien qu'ils sauraient convaincre le chevalier de la nécessité de leurs expéditions de charité, et officiellement instauré Guenièvre dans les fonctions de chaperon. Heureusement, l'ancienne servante ne se laisse pas facilement tromper et, de plus, elle s'entraîne régulièrement avec son mari à manier une épée, ce qui rassure Arthur, quelque part, même si Gwaine – Sir Gwaine – est de loin le meilleur épéiste du royaume, parce que – c'est à devenir fou – Mithian et Merlin sont deux, et que l'un essayerait probablement de mourir en sauvant l'autre, et vice-versa, si l'occasion s'en présentait.
Le roi se sent toujours beaucoup plus à l'aise quand il pleut des cordes. Il sait qu'à la fin de la journée, s'il descend à la bibliothèque royale, il les trouvera allongés sur le ventre comme deux enfants, étendus sur une couverture entre deux rangées d'étagères à côté d'une énorme pile de livres, en train de lire à mi-voix et de commenter les enluminures sous l'œil attentif de Geoffroy de Monmouth.
Lorsqu'il se faufile derrière eux pour les surprendre, il retrouve un instant son sourire et l'insouciance de ses vingt-six ans que les responsabilités et les épreuves lui ont dérobé, et c'est une des raisons pour lesquelles ils lui sont si précieux.
Mithian est si jeune et Merlin ne change pas, toujours fidèle à lui-même.
Du moins, à l'intérieur, en tout cas. Parce que physiquement, son serviteur a évolué. Il est toujours grand et mince, mais le caneton gauche est devenu un jeune cygne. On ne peut plus l'appeler le garçon. Ses traits sont plus âpres, ses bras osseux se sont étoffés d'un peu de muscles, il se tient plus droit qu'auparavant, sa voix est devenue plus grave et, à la surprise d'Arthur, celui-ci a même entendu des gens dire que son valet était un assez bel homme – sans doute si vous mettez de côté les oreilles décollées et le regard bleu émerveillé.
Il ne se rase pas encore et le roi est plutôt soulagé à ce sujet. Il redoute le moment où Merlin manipulera une lame aussi près de sa gorge.
Les jours passent, la brume se lève sur les collines et dépose un voile de rosée sur les prairies. Le soleil monte derrière les postes de guet et caresse les forêts. La lune se montre et se cache, ses croissants se reflètent sur les étangs couverts de glace.
Les lettres d'Agravaine disent que Morgane se remet doucement et qu'elle passe des heures sur la plage à regarder l'écume des vagues s'enrouler sur l'étendue d'un bleu-vert profond.
Perceval et Gwaine se battent en duel pour une femme du nom de Lamia qui disparait avec un troisième homme et laisse les deux copains se réconcilier après une nuit à boire ensemble à la taverne.
Rodor est venu en visite pour la plus grande joie de sa fille. Il a complimenté Arthur sur sa façon de mener le royaume, sur les routes bien entretenues, les paysages florissants et les sourires du peuple. Le roi a hoché la tête, plus ému qu'il ne voulait l'admettre.
Il fait de son mieux pour protéger les gens et pour les accepter avec leurs différences, leurs croyances, leurs souhaits, mais se retrouve souvent obliger de rendre justice et de condamner, même s'il voudrait pardonner, parce qu'on s'attend à ce qu'il soit aussi puissant que son père.
Il n'ignore pas que tous les yeux sont fixés sur lui, dans le pays et au-delà des frontières. On connait sa jeunesse, on juge la façon dont il s'y prend, on cherche ses faiblesses et il sait que cette paix fragile ne durera pas éternellement. Quelqu'un finira par marcher contre Camelot avant qu'il ne soit prêt.
Alors il redouble d'efforts.
Et quand Arthur sent le besoin d'hurler de frustration et de fracasser un mannequin de bois en grognant comme un sanglier – parce que les conseillers sont si tatillons, les choix devant lui dangereux et compliqués, et qu'il est un homme d'action avant d'être un politicien – Merlin est toujours là, cramponné au sac de sable qu'il bugne, en train de courir à côté de lui autour du terrain d'entrainement sous la pluie battante, prêt à l'aider à vomir sa colère jusqu'à ce qu'il soit capable de considérer une solution possible aux problèmes qu'il doit résoudre. Son bavardage léger est souvent empreint d'une sagesse spontanée, inattendue, qui indique au roi la bonne direction.
Et quand Arthur est las des complots malsains, des exécutions nécessaires, de ce monde mauvais et du poids des milliers de vie qui repose sur ses épaules, Mithian est toujours là pour le prendre dans ses bras ou organiser une partie de chasse, pour lui dire qu'il a le droit de se tromper sans le laisser s'apitoyer sur son sort, pour le faire sourire et lui montrer comment attraper la vie par son coin heureux.
Grâce à eux, le roi peut s'asseoir sur le trône d'un air assuré et imperturbable, rendre Lancelot fier de sa maîtrise de soi, faire face à tout ce qu'il doit affronter avec un courage tranquille et une sage détermination.
Mais parfois Arthur se réveille en sursaut au milieu de la nuit, baigné de sueur, le cœur cognant sous ses côtes : s'il meurt demain sur un champ de bataille, lors d'une embuscade de bandits ou même d'une stupide maladie, qui prendra soin du royaume ? Il n'a pas d'héritier et le roi Rodor est peut-être son plus allié le plus fiable, ce n'est qu'un vieil homme et Nemeth est un tout petit pays. Mithian ne pourrait jamais régner sur Camelot toute seule. Non seulement elle n'a aucune idée de la politique – et Arthur ne l'entend pas autrement, il veut qu'elle garde cette innocence, qu'elle ne soupçonne jamais les décisions terribles qu'il doit prendre – mais elle se tuerait probablement à la tâche en essayant de rendre tout le monde heureux.
Lancelot, Gaius, Sir Léon, Geoffroy de Monmouth sont de bon conseil et protégeraient le royaume au péril de leurs vies, mais Arthur a fini par se rendre compte qu'ils ont besoin d'un chef, de quelqu'un à leur tête.
Quelqu'un avec un esprit fort, quelqu'un de sensé, quelqu'un de hardi, capable de trancher lors des discussions, quelqu'un qui aime, comprenne et respecte le peuple, mais aussi quelqu'un qui puisse supporter la douleur et les doutes qui viennent avec le pouvoir de la couronne.
Pas forcément un guerrier.
Pas forcément un homme de lettres et de politique.
Pas forcément quelqu'un d'âgé et d'expérimenté.
Quelqu'un avec une vision.
Albion, les cinq royaumes unis, serfs et nobles avec des droits égaux.
Arthur ne pense pas que lui-même aie toutes les qualités requises.
Il sait juste quel est son rêve et il le poursuit farouchement.
Les jours passent, les saisons, et cela fait déjà deux ans depuis que Camelot est tombée, que Uther est mort, que le prince est devenu roi.
Ils sont toujours là, tous les sept autour de lui.
C'est Samhain, ce soir.
Le château bruisse de préparations joyeuses, la grande salle est décorée de guirlandes de gui et de genévrier, de hautes chandelles blondes, de nappes pourpres et de plats en argent. Les couloirs encombrés sont remplis d'une chaude odeur de viande rôtie et de pâtisseries, les serviteurs cavalent dans les escaliers, s'activant pour que la fête soit grandiose, dans un bourdonnement de musique et de rires.
Dans la plus haute tour, Mithian tournoie dans une robe chasuble pervenche, bordée de fourrure blanche, dansant avec le roi qui n'a pas encore revêtu ses atours pour le banquet et ne porte qu'une chemise rouge de fin lin sur ses haut-de-chausses. Arthur se sent submergé de reconnaissance devant son bonheur et se penche pour embrasser sa femme bien-aimée.
Derrière la fenêtre, un flocon tout seul valse doucement vers le sol, comme une plume.
A SUIVRE…