Le Prince & L'Idiot
PAS DE FUMÉE SANS FEU
La forêt est encapuchonnée dans un brouillard blanc. Les feuilles mortes, cuivrées et sèches, crissent sous les bottes des cinq hommes qui se serrent les uns contre les autres sur un tronc d'arbre recouvert de mousse et de lichen.
- Quand vous serez marié, on ne pourra plus faire ça… remarque Gwaine entre deux bouchées de poisson grillé.
Lancelot hoche le menton, ses yeux noirs fixés sur le feu qui pétille en produisant une épaisse fumée grisâtre. Le bois est humide et les gouttes qui tombent des arbres de temps à autre s'évaporent avec un frishtt paisible quand elles touchent les pierres chaudes.
- C'est vrai, murmure Arthur.
Il ne dit pas que si son père découvrait la camaraderie qu'il entretient avec des roturiers, ç'en serait fini maintenant des escapades qui lui tiennent tant à cœur.
- Heureusement que le mariage a été repoussé au printemps, alors… dit placidement Perceval.
Le vieux chêne tordu qui sert de point de ralliement craque comme s'il riait sourdement quand le vent se lève.
Il fait trop froid pour passer la nuit dehors, alors les trois vagabonds s'entassent dans la ridiculement petite chambre de Merlin et Arthur se rend déjà mis de côté. Le jour suivant, dès qu'il a passé assez de temps sur le terrain d'entraînement pour disperser les soupçons, il laisse les chevaliers entre les mains de Sir Léon et se rue chez Gaius où il trouve les larrons en train de faire semblant que l'indigestible porridge du vieux médecin est le meilleur petit déjeuner qu'ils n'ont jamais eu. Ils ont passé la nuit à bavarder comme des gamines excitées et n'arrêtent pas de bâiller largement.
Arthur trouve la vie vraiment injuste. Il donnerait n'importe quoi pour avoir droit au même bonheur insouciant.
Moitié malicieux, moitié sérieux, Merlin lui propose d'échanger leurs rôles, mais ça ne le fait pas rire.
Les heures passent trop lentement et les mois trop vite. Le temps se réchauffe et les arbres s'habillent de petites fleurs blanches et roses, de bourgeons d'un vert vif et d'oiseaux en plein émoi.
Pendant que la sentinelle lui fait son rapport, Arthur observe Guenièvre et Lancelot du haut de la tour de guet. Ils reviennent du marché, sans doute. Le jeune homme porte le panier et la soubrette explique quelque chose tout en consultant un morceau de papier. Ils rient dans la brise chargée de pétales de cerisier. Ils s'arrêtent à un étal, leurs mains se frôlent dans le bac de pommes de terre, ils gloussent bêtement.
Ces deux-là sont devenus vraiment bons amis cet hiver, quand Lancelot a été malade et qu'il a squatté chez Gaius pendant quelques semaines. Gwaine réussit toujours à faire rire aux éclats la servante, mais la jeune fille a pris l'habitude de baisser un peu les yeux quand Lancelot s'adresse à elle, et de sourire avec les pommettes roses. Même Perceval, qui est toujours le dernier à s'apercevoir de ce genre de choses, leur jette des coups d'œil attendris de temps en temps.
Arthur est perplexe. Il devrait être jaloux, non ? Pourtant il ne l'est pas vraiment, même s'il se sent légèrement agacé par leurs niaiseries. Il commence à comprendre que ce qui l'attire chez Guenièvre, plus que sa beauté ou son courage, c'est sa façon droite et sincère de lui parler, le fait qu'elle s'adresse à lui comme à un homme, non pas comme à un prince.
Un peu comme Merlin.
Un peu comme une conscience.
On n'épouse pas sa conscience, cependant. Même si le froissement de sa robe fait courir une drôle de chaleur dans votre cou.
Et Arthur essaie désespérément de tomber amoureux d'Elena, parce qu'Uther est intransigeant, chaque fois qu'il aborde le sujet : le mariage aura lieu et peu importe ce que son fils pense de la jeune femme :
- C'est un poulain sauvage, Père.
- Elle a de l'énergie, j'en conviens. Une femme en bonne santé apporte de la joie à son mari.
- Cette vieille horreur qui lui sert de nounou a plus de grâce qu'elle.
- Au moins, Lady Elena a de la retenue dans ses avances, Arthur, comme une vraie damoiselle de bonne famille. Cette Grunhilda accable notre pauvre Gaius de ses… attentions chaque fois qu'elle est en visite au château. Le pauvre homme est au bout de sa vie.
- Comment pouvez-vous imaginer que je tombe amoureux d'une femme qui croque des grenouilles vivantes pour son quatre-heures ?
- Les Gaulois en sont friands, m'a-t-on dit.
C'est à s'en arracher les cheveux.
Et Merlin n'est d'aucune aide, ces temps-ci. Non seulement il se tait résolument, les lèvres pressées pour signifier qu'il ne participera à aucune débat sur la question (il a donné son avis clair : "les gens devraient se marier par amour, un point c'est tout"), mais il se montre aussi particulièrement nerveux et énervé chaque fois qu'il croise Morgane dans un couloir. La seule explication qu'on peut en tirer est un mouvement de tête buté et une phrase énigmatique : "non non non, c'est pas une bonne idée."
Arthur a interrogé Guenièvre et celle-ci a haussé les épaules. Elle pense que Merlin n'aime pas la nouvelle femme de chambre de la princesse, Sefa, qui est pourtant une jeune personne tout à fait gentille et insignifiante aux yeux du prince. Morgane semble s'entendre très bien avec elle et l'emmène souvent en promenade. Guenièvre apprécie cette amitié, surtout que cela la dispense de monter à cheval pour accompagner sa maîtresse chaque fois que celle-ci souhaite échapper à la monotonie du château.
Arthur a d'abord été un peu troublé, puis il s'est fait une raison : Morgane sourit de nouveau depuis l'arrivée de Sefa et ça n'est pas arrivé depuis longtemps. Merlin a dû être contrarié par un mot prononcé de travers une fois, cette animosité est infondée. Il a quand même insisté pour accompagner sa sœur lors d'une de ses promenades habituelles et s'est promis qu'il ne recommencerait pas. Apparemment l'idée d'une après-midi réussie pour Morgane consiste à pouffer en tressant des bleuets avec sa servante. Et il n'a pas vraiment apprécié d'être pris pour cible des railleries de la princesse, qui semble s'amuser beaucoup de sa détresse face à Lady Elena.
Nul besoin de s'inquiéter.
Il a tort, mais il ne le sait pas encore.
Il continue de suivre sa propre routine, d'obéir à son père, de s'appliquer à rester éveillé pendant les leçons ennuyeuses à mourir que lui donne Geoffrey de Monmouth sur les lois et décrets de Camelot, de participer aux conseils où on lui demande de plus en plus son avis, de diriger les entraînements des chevaliers avec Sir Léon, de cartographier le royaume, de gagner des tournois, de courtiser Lady Elena avec autant de bonne volonté qu'il peut en rassembler – et bénie soit la neige épaisse qui a paralysé les routes pendant presque tout l'hiver et l'a empêché de voyager jusqu'au domaine de Lord Godwyn, lui donnant une parfaite bonne excuse – d'assister aux banquets et de patrouiller à la recherche de bandits… et de s'échapper chaque fois qu'il en a l'occasion pour aller au chêne tordu respirer loin de cette pression.
Parce qu'il n'arrive juste pas à trouver le bout de l'écheveau. A savoir par où commencer, comment changer, quoi faire de tout ce qu'il a appris, connu, découvert depuis deux ans qu'il a cessé de penser comme Uther Pendragon – l'homme qui a trahi sa mère, celui sur qui il avait basé sa vie, son père.
Pendant des semaines, il se comporte de façon modèle, puis – ça lui a pris longtemps et il a presque laissé passer sa dernière chance – Arthur réussit finalement à être vrai avec lui-même.
C'est sa première étape, sa première décision personnelle sur cette longue route toute tracée devant lui.
Il est juste un peu embarrassé d'avoir attendu jusqu'au moment où Lady Elena s'est avancée le long du tapis rouge dans sa robe de soie brodée pour lui prendre la main et lui dire qu'il n'allait pas l'épouser.
Ses paroles déclenchent un sacré tumulte dans la grande salle et les veines sur le front d'Uther ont l'air prêtes à exploser quand la jeune femme gousse de rire, amusée, et répond qu'elle est plutôt contente qu'il ait parlé avant qu'elle ne le fasse.
Elle a beau être maladroite et plutôt garçon manqué, elle ne manque pas d'honneur, et Arthur s'est assez attaché à elle, finalement – enfin, autant qu'on peut l'être à une amie ou à un frère d'armes.
Il est surpris qu'elle pense comme lui que leur mariage ne soit pas une bonne idée et très soulagé de savoir qu'il ne va pas lui briser le cœur : c'est contraire au code de la chevalerie de faire pleurer une dame.
Le roi est hors de lui et s'apprête à jeter son fils au cachot et à l'obliger à épouser la damoiselle même s'il faut pour cela en venir à lui lier pieds et poings.
Mais le père d'Elena – qui se trouve être le meilleur ami d'Uther – apaise ce dernier et l'entraine hors de la grande salle avant que la famille royale ne se donne davantage en spectacle (Morgane complète le tableau en faisant des grimaces pour ne pas éclater de rire). Lord Godwyn est déçu que le mariage n'aie pas lieu, certes, mais favorablement impressionné par la détermination d'Arthur et par son discours bien tourné.
Le ton digne et calme du prince n'a offensé personne, il s'est montré courtois et il y a du vrai dans ce qu'il a dit : un roi et une reine malheureux ne sauraient rendre leur peuple heureux.
- Je vous souhaite de trouver le bonheur auprès d'un homme qui vous aime de tout son cœur.
Uther fait les cent pas un moment, en grognant et en soufflant comme un sanglier en colère, les yeux rétrécis. Puis il s'arrête devant la fenêtre, passe la main dans ses cheveux gris d'un air las.
Il sait d'où vient cette idée ridicule que, roturier ou noble, on devrait pouvoir choisir sa vie, et il est décidé à la combattre de toutes ses forces.
Balinor n'empoisonnera pas l'esprit de son fils.
- Ne le punissez pas, Uther. Arthur sera un grand roi, un jour. Vous devriez être fier de lui. Et il est peut-être temps que certaines vieilles traditions soient changées…
Elena s'en va à cheval après avoir proposé au prince de le battre à la course dès qu'il en sentira l'envie et Arthur sourit sincèrement en retour.
- Au-revoir, princesse.
Merlin lui donne un coup de coude.
- Elle va vous manquer, avouez !
Le prince attend que les visiteurs aient franchi le pont-levis, puis renifle, narquois.
- Nah. Je crois pas.
Il attrape son serviteur et le coince sous son aisselle, le traîne jusqu'à ses appartements. Il fait beau et il ne s'est pas senti aussi bien depuis des mois.
C'est le moment idéal pour une belle chasse à courre qui remontera le moral de Morgane et fera râler Merlin d'une façon tout à fait satisfaisante.
L'été arrive à la vitesse d'un cheval emballé, remplit les journées d'éclaboussures d'eau et de rires, et les nuits de chansons de troubadours et de criquets. Les blés ondulent dans les champs, blonds et lourds de grains qui promettent une bonne moisson, des réserves pour longtemps. Le ciel est grand, clair et aussi bleu que les yeux de Merlin. Il n'y a pas eu un seul raid de bandits depuis des semaines.
Tout est bien, si ce n'est que la santé du roi n'est pas très bonne. Il a de fréquentes migraines, dort mal à cause de cauchemars et aucune des potions de Gaius ne semble le soulager. Arthur s'inquiète pour son père, mais Uther se préoccupe davantage des rumeurs qui pourraient se propager : si leurs ennemis apprenaient qu'il est malade, Camelot serait mis en péril.
Le monarque insiste donc pour assister aux audiences lui-même et pour répondre en personne aux requêtes qu'on lui présente.
Arthur est assez surpris, cependant, de le voir prendre au sérieux le récit d'un berger qui raconte avoir vu de la fumée s'élever des ruines d'Idirsholas, au fin fond du pays. Les paysans tremblent dans leurs braies : apparemment, c'est un mauvais présage. Le prince pense qu'on devrait accorder plus d'importance aux rapports de Sir Léon sur les centaines de mercenaires qui migrent vers Cenred avec une régularité inquiétante, mais Uther le fait taire en levant la main impatiemment.
- Prends un ou deux hommes avec toi et va voir de quoi il s'agit. Les chevaliers de Medhir ne sont pas à prendre à la légère.
- Vous n'êtes pas sérieux, Sire ! Ce sont des légendes, tout juste aussi 'dangereuses' que des fantômes.
Il semblerait que ce soit exactement le problème pour le roi qui se débat chaque nuit avec les ombres du passé et les cris de ceux qu'il a fait exécuter lors de la Grande Purge.
Arthur s'en va à l'aube le lendemain, avec Merlin pour seul compagnon.
Il ne l'emmène pas avec lui pour patrouiller, d'ordinaire. Principalement parce que les écuyers peuvent assumer les tâches d'un serviteur lors de ce genre de sorties, mais aussi parce qu'il ne saurait pas quoi faire du grand garçon dégingandé s'ils étaient attaqués par des bandits : lui dire de se cacher dans un buisson ? Merlin n'obéirait jamais. Il sauterait au contraire au milieu de la bataille pour essayer de protéger son maître et serait blessé à coup sûr – ou pire.
Et puis, il y a une troisième raison pour laquelle le prince ne cède pas, même si Merlin le supplie à chaque fois de le laisser accompagner les chevaliers : Arthur n'aime pas tuer, mais il sait que c'est inévitable pour la protection du royaume. Lorsqu'il est en patrouille et qu'il doit se battre, il le fait et, après autant d'années, ça ne l'affecte plus de voir les cadavres répandus autour de lui quand les bois redeviennent paisibles. Mais, d'une certaine façon, il préfère que Merlin ignore ce côté-là de sa vie.
Peut-être que c'est pour cela que les chevaliers laissent leurs familles au château et se contentent de sourire quand ils entrent dans la cour et voient leurs bien-aimés rassemblés en bas des escaliers blancs... La jeune épouse de Sir Léon se jette à son cou et elle n'a aucune idée du temps insensé qu'il a passé au dernier ruisseau pour s'assurer qu'il n'y avait pas trop de taches de sang sur sa cape rouge.
Et Arthur redresse ses épaules fatiguées, plaque sur son visage son air le plus "crétin royal arrogant" alors qu'il met pied à terre et laisse le babillage joyeux de Merlin effacer l'odeur amère de la mort.
Mais cette fois-ci, l'endroit où ils vont est si terne qu'il n'y aura certainement pas de bataille, pas de bandits, rien que des moutons qui puent et des orties qui vous piquent quand vous vous glissez dans les bois pour satisfaire un besoin naturel.
Il y a trois jours jusqu'aux landes pelées qui entourent les ruines d'Idirsholas, bonnes uniquement pour pâturer des brebis peu difficiles, et Arthur n'est pas pressé.
Sa dernière entrevue avec son père s'est mal passée.
- Tu passes beaucoup trop de temps loin des affaires du château et tu négliges tes devoirs. Je commence à penser que tu te comportes de moins en moins comme un prince et de plus en plus comme un roturier. Ne crois pas que je sois dupe, Arthur. Je sais que Balinor a essayé de te convertir à ses idées réfractaires et je ne te laisserai pas tomber dans le piège de ces belles paroles.
- Balinor n'est pour rien dans mon comportement, Sire. Je n'ai besoin de personne pour penser et voir ce qui est nécessaire au bien-être de mon peuple.
- Beau résultat que cette indépendance d'esprit qui nous a coûté une alliance précieuse avec les Gawant ! Et explique-moi pourquoi l'on me dit que tu accordes plus d'importance aux paroles de cet idiot qu'à celles des jeunes nobles de ton entourage ?
- Sir Bedivere avait tort et cela a été prouvé, Père.
- Il n'empêche que tu ne peux pas humilier un chevalier juste parce que ton serviteur a raison ! Arthur, je crois qu'il est temps que tu te sépares de ce garçon. Quel âge a-t-il ?
- Je ne sais pas. Vingt ans, peut-être vingt-et-un.
Merlin avait la dégaine d'un adolescent de seize ou dix-sept ans quand il est arrivé à Camelot et il a beau avoir pris une douzaine de centimètres depuis, il n'a pas changé d'une once.
- Presque un adulte, donc. Il est clair qu'il ne pourra jamais dépasser les limites de son infirmité. Il t'a bien servi, mais maintenant que tes responsabilités augmentent, tu dois t'en débarrasser. Il est tout à fait inconvenant que le prince héritier de Camelot soit suivi partout par un idiot efflanqué.
- Mais, Père, Merlin est…
- Il suffit ! Gaius continuera à l'utiliser comme garçon de courses et il servira en cuisine ou aux étables, là où ses maladresses causeront le moins de gêne. Je ne sais pas pourquoi tu t'es tant attaché à ce pauvre bougre, Arthur. Vraiment, je ne comprends pas.
- Si vous preniez le temps de vous intéresser à votre peuple, ou à moi, vous le sauriez ! Merlin change la vie des gens, il y a quelque chose de lumineux chez lui… et… c'est mon… mon a-
- Foutaises ! Un prince n'a que faire de la compagnie d'un manant et je ne veux plus jamais entendre ces divagations grossières ! Dès ton retour de patrouille, je demanderai à l'intendant du château de t'affecter un autre serviteur. Plus un mot, Arthur. Je suis ton père et ton roi. Tu me dois obéissance.
Le tonnerre gronde dans le ciel pourtant clair et Merlin sursaute. Son cheval fait un écart, bouscule celui d'Arthur et tire le prince de ses pensées moroses.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Encore un de tes pressentiments bizarres ?
Le grand garçon maigre secoue la tête.
- Non-on. Il va pleuvoir.
Arthur lève la tête et scrute l'horizon.
- Je ne pense pas. Il n'y a pas un seul nuage. C'était ton estomac, je parie.
- Je ne suis pas Lady Elena, proteste Merlin en riant.
Ses yeux bleus se fixent, un peu inquiets, sur son maître.
- Tout va bien, Arthur ?
- Hmm.
- Vous vous êtes disputé avec le roi ?
Le prince grimace.
- Est-ce si évident ?
Le jeune serviteur prend le temps de tapoter l'encolure mouillée de sueur de son cheval.
- On est allés bon train, comme si vous vouliez mettre autant de lieues que possible entre vous et le château.
- C'est juste qu'il fait si chaud que passer six jours à mariner dans les mêmes vêtements sans prendre un seul bain me parait être quelque chose à vite expédier.
Les sourcils sombres s'arquent, perspicaces.
- Vous vous êtes baigné pendant deux heures dans cette rivière, hier soir, pendant que je faisais la lessive.
- C'est ton odeur que je ne tiens pas à devoir supporter.
Merlin ne relève pas.
- Le roi a mal à la tête, c'est pour ça qu'il se met en colère contre tout le monde, dit-il au bout d'un moment de silence.
Les sabots de leurs chevaux trottinent sourdement sur la terre molle qui exhale la bruyère.
- Et puis, il s'inquiète pour Dame Morgane.
C'est au tour d'Arthur de froncer les sourcils.
- Dame Morgane ? répète-t-il, étonné. "Pourquoi ?"
Merlin hésite, presque comme s'il allait trahir un secret.
- Les gardes l'ont prise à rôder sur le chemin de ronde. Deux fois. C'est de la faute de Sefa. Guenièvre n'a jamais été d'accord que la princesse sorte la nuit et…
Arthur tire sur les rênes brusquement et son cheval s'arrête avec un hennissement indigné.
- Morgane sort du château pendant la nuit ?
- Tous les mercredis soirs depuis presque un an, l'informe laconiquement son serviteur, avant de se lancer dans un discours un peu haletant, comme s'il n'avait attendu que cette question pour vider tout ce qu'il a sur le cœur. "Elle n'aime pas qu'on la suive, alors Guenièvre a dit que c'était bien si Sefa l'accompagnait, au moins, maintenant, parce que Sefa a son petit poignard, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Sefa n'est pas une bonne personne et Dame Morgane pleure quand elle revient et puis la dame blonde lui dit des choses qui lui font peur et j'ai dit à Guenièvre qu'il fallait vous en parler et elle m'a grondé parce que ça pouvait vous faire de la peine et je ne voulais pas que vous soyez de nouveau en colère comme la première fois, mais je ne pouvais pas dire à Guenièvre parce qu'elle ne sait pas qui c'est mais je crois que ce n'est pas une bonne amie pour elle et maintenant la princesse ne va pas bien du tout et si le roi apprend qu'elle l'a vue il va se fâcher et Dame Morgane va pleurer et crier encore une fois…"
Arthur interrompt le flot de paroles d'un geste impérieux.
- Attends. Stop. Quelle femme blonde, Merlin ? De quoi tu parles ? Pourquoi mon père et moi serions-nous contre cette nouvelle amie de Morgane ? Et au nom du ciel, comment se fait-il que ma sœur réussisse à manipuler ses serviteurs pour la laisser sortir du château pendant la nuit ? Les bois autour de Camelot sont tout sauf un endroit pour une dame !
Une pensée lui traverse l'esprit et ses yeux flamboient.
- A moins que… Ne me dis pas qu'elle rencontre cette personne à la taverne ! articule-t-il, horrifié à l'idée de sa délicate sœur se rendant à cet endroit sordide plein d'hommes grossiers et dangereux.
- Non, non, pas du tout, proteste Merlin, alarmé.
Il se lance de nouveau dans des explications embrouillées et Arthur doit mettre pied à terre et conduire son cheval par la bride pour arriver à remettre de l'ordre dans ce qu'il entend.
Lorsqu'il pense avoir à peu près compris ce qui se passe, il se demande s'il ne va pas abréger cette stupide excursion de reconnaissance aux ruines d'Idirsholas pour revenir dard-dard au château.
Cette dame blonde que Morgane rencontre en cachette ne peut être Morgause et, même si celle-ci n'a pas manifesté l'intention de leur nuire, la seule fois où Arthur l'a rencontrée, il se souvient de ses yeux pâles et froids et du sourire carnassier qui ornait la bouche fine de la femme. Morgane est si influençable, si jeune et si naïve… si elle rencontre Morgause en secret depuis si longtemps, qui sait ce que sa demi-sœur lui aura fourré dans la tête ? Des pensées douloureuses, amères, exigeantes… ce qui expliquerait les humeurs sombres de la princesse depuis des mois.
- Arthur ?
Le prince secoue la tête pour se débarrasser des cheveux blonds qui lui tombent dans les yeux et de cette impression de malaise.
- Tu aurais dû m'en parler plus tôt, reproche-t-il. "Morgane ne devrait pas se mettre en danger et ressasser le passé avec une femme qui n'est rien d'autre qu'une inconnue pour nous. Je lui en toucherai un mot à notre retour. Qu'est-ce que tu m'as caché d'autre ?"
- Rien, souffle Merlin d'un air penaud, avant d'ajouter avec inquiétude : "Est-ce que Guenièvre va avoir des ennuis maintenant que vous ne l'aimez plus ?"
Arthur s'étouffe avec sa propre salive.
- QUOI ? Merlin, j'espère que tu ne me crois pas si versatile ! Je ne change pas d'attitude envers un serviteur en fonction de mon humeur ou de mon… attachement pour eux !
- Pourquoi êtes-vous si méchant envers Georges, alors ? interroge innocemment le serviteur.
- Je ne suis pas méchant avec lui ! Georges est juste le serviteur le plus rigide et le plus ennuyeux qui soit et… tu sais quoi, Merlin, je pense que c'est toi qui vas avoir des ennuis ! ajoute-t-il en remontant sur sa selle et en se lançant à la poursuite du garçon qui s'est mis à glousser en le voyant s'emporter.
Ils piquent un sprint et atteignent les ruines juste avant la nuit. Une fois les chevaux attachés dehors, Arthur tire son épée et part à la recherche des restes du feu dont la fumée a été aperçue une semaine plus tôt par le berger. Merlin abandonne les selles et les sacoches et le suit prudemment.
Le prince étouffe un sourire amusé à la façon de marcher à pas-chassés de son serviteur qui allonge son cou maigre pour regarder partout autour de lui.
Il fait froid et sombre dans le château en ruines. Des toiles d'araignées épaisses et blanches s'accrochent aux piliers et aux statues comme des rideaux de dentelle éthérée.
Comme il s'y attendait, Arthur trouve un brasero depuis longtemps éteint dans ce qui doit être l'ancienne salle d'armes.
- Des voyageurs qui ont dû s'arrêter pour la nuit, soupire-t-il. "Voilà les fantômes. Mon pauvre père doit être bien fatigué pour croire à de telles sornettes…"
- Arthur, dit Merlin d'une drôle de voix.
- Oh, ce n'est pas comme ça que tu vas me faire peur, riposte Arthur par-dessus son épaule. "Il en faudrait bien davantage pour que je crie d'une voix de fille comme un certain serviteur de ma connaissance quand une chauve-souris lui a tiré les cheveux avant-hier soir…"
Mais la main de Merlin s'accroche à sa manche.
- Arthur, presse-t-il.
Le prince se retourne, une réflexion moqueuse sur les lèvres, qui s'éteint à l'instant où ses yeux rencontrent la silhouette noire qui surgit d'un recoin.
Quelque chose de lourd racle sur les dalles derrière lui, la lune qui passe entre les étroites meurtrières s'accroche sur un reflet de métal à sa droite…
Ils sont cernés.
Arthur prend une grande respiration, tend le bras et pousse son serviteur vers sa gauche dans le même élan qu'il abat son épée sur le premier de ses assaillants.
- Fuis, Merlin, fuis !
Ils sont quatre ou cinq, non peut-être plus, de grosses barbes, des armures faites de bric et de broc, les haleines absolument pestilentielles. Des bandits, sans doute. Arthur fait tournoyer son épée, enroule sa cape d'un vif mouvement autour de son avant-bras et s'en sert pour parer les coups.
Où est Merlin ? S'ils peuvent sortir de cette salle et rejoindre les chevaux, ils ont une chance contre ces brutes. Où est Merlin, bon sang ? Est-il déjà dehors ou l'a-t-on capturé ?
Quelqu'un bouscule son épaule et dans le coin de son œil, il aperçoit une masse de cheveux noirs et des yeux bleus effrayés mais déterminés.
- MERLIN ! QU'EST-CE QUE TU ATTENDS POUR FOUTRE LE CAMP ! hurle le prince, furieux et terrifié.
Le serviteur ne répond pas. Il a trouvé un bout de bois – ou un reste de lance – et se défend aussi maladroitement qu'on aurait pu s'y attendre.
Oh malheur, il va se faire crever en moins d'une minute.
Arthur redouble d'efforts dans la mêlée, mais c'est sans espoir. Ils sont trop nombreux, il en vient d'autres, ils ne vont jamais s'en sortir…
- Vite, Sire !
Merlin le tire par sa cape, l'étouffe à moitié et manque le faire tomber en s'accrochant à lui par-derrière et Arthur ne comprend pas ce qui lui prend jusqu'à ce qu'un tas de pierres s'écroule entre lui et ses assaillants dans un nuage de poussière calcaire. Toussant et crachotant, il émerge de la citadelle en ruines à la suite de son serviteur et trébuche en essayant de reprendre sa respiration, un rire au bord des lèvres.
- Bien joué ! Qui l'aurait cru ? Tu m'as sauvé la vie, Merlin !
Le grand garçon lui jette un coup d'œil effaré, haletant et blanc de poussière.
- Heureusement qu'on a eu du pot, oui, proteste-t-il. "Ha ! C'était des fantômes coriaces, ceux-là !"
Arthur pouffe de rire, les épaules moites de soulagement. Il remet son épée au fourreau et sourit.
- Je crois que tu viens juste de prouver que mon père avait tort. Tu es un excellent garde du corps, Merlin. Se battre à coup de morceaux de châteaux n'est pas donné à tout le monde !
Son large sourire s'éteint un peu quand il remarque l'estafilade dans la veste de son serviteur.
- Hé. Fais voir ça.
Merlin grimace un peu en touchant la coupure ensanglantée.
- C'est rien, j'ai dû m'accrocher sur une pierre.
Arthur le considère d'un air positivement radieux.
- Ta première blessure de guerre ! Félicitations.
Il se penche, déchire un bout de sa tunique et noue le morceau de linge rapidement autour de la blessure sans écouter les grognements de protestations de son serviteur.
- C'est moi qui vais devoir recoudre ça ! piaule Merlin.
- C'est ton travail, ne t'en plains pas. Là, ce sera mieux. Je ne tiens pas à te ramener trop amoché à Gaius.
Merlin souffle par le nez et ouvre la bouche pour répliquer.
Et c'est la dernière chose que voit Arthur avant de s'effondrer sur le sol quand quelque chose le frappe à la nuque avec brutalité.
oOoOoOo
Quand il reprend conscience, il est au fond d'un puits, étalé sans armes sur de la paille moisie qui empeste l'urine, dans un cercle d'hommes en haillons penchés sur lui.
- Merlin ? bredouille-t-il.
La tête de son serviteur apparait au-dessus de lui.
- Arthur ! Vous êtes réveillé !
Il tend la main au jeune homme et le hisse sur ses pieds. Arthur chancelle un instant, pris de vertige, puis jette un coup d'œil autour de lui, rapidement, pour évaluer la situation.
Capturés. Ils ont été capturés. Où est cet endroit ? Qui les retient prisonniers ? Savent-ils qu'il est l'héritier de Camelot ?
Quelqu'un tape sur l'épaule du prince et il se retourne immédiatement en grondant.
- Touchez-moi encore une fois et je vous tue.
Deux yeux bruns clignotent et l'homme lève les mains devant lui en rigolant.
- Aucunes manières, vous autres, gens de la haute !
- Gwaine ! pépie Merlin et ses yeux bleus se remplissent d'espoir tandis que l'homme lui fourrage dans les cheveux avec affection.
Arthur considère son ami de haut en bas.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
- Oh, vous savez… mauvais endroit, mauvais moment, mauvaise bière, élude l'homme en rejetant ses cheveux en arrière avec son sourire gouailleur habituel.
Le prince lève les yeux au ciel.
- Certaines choses ne changent pas… qu'est-ce que tu as fait de Perceval et Lancelot ?
Gwaine prend un air offensé.
- Je ne suis pas tout le temps avec eux. J'ai une vie, moi. On n'est pas mariés, vous savez.
Arthur se contente de grogner.
Il fait un tour sur lui-même, les poings sur les hanches, examine le lieu, les gens qui ont reculé autour d'eux, les murs suintants, calcule à toute vitesse leurs chances de s'échapper de cette prison.
- Où sommes-nous ? demande-t-il de la voix rapide et impérieuse qu'il prend quand il commande une opération.
Merlin reconnait l'attitude que son maître prend lorsqu'il monte sur son cheval avant de partir en patrouille et il range aussitôt ses longs membres dégingandés le long de son corps maigre, prêt à répondre au premier ordre.
- Dans le puits d'un vieux château abandonné, répond Gwaine. "Chez un nommé Jarl. Un type charmant. Trafiquant d'esclaves."
- Oh.
Arthur se mordille les lèvres, plongé dans ses réflexions, lorsqu'un crachat tombe dans le puits et rate sa joue d'un centimètre. Il lève les yeux, outré, et rencontre le regard aviné de l'homme le plus laid qu'il a jamais rencontré.
- Eh bien, eh bien, tas de vermines. Lequel d'entre vous va affronter mon champion aujourd'hui, pour le plaisir des yeux de ma belle dame ?
Gwaine se racle la gorge.
- Belle est un mot un tantinet exagéré, je dois dire, souffle-t-il sous sa barbe brune.
Le truand penché au bord de la margelle, loin au-dessus d'eux, s'humecte les lèvres, puis pointe un ongle noir de crasse en direction de Merlin.
- Toi, la sauterelle.
- Moi ? répète le serviteur d'une voix un peu étranglée, en jetant un coup d'œil éperdu autour de lui.
L'homme éclate d'un rire gras. Arthur grince des dents et fait un pas en avant.
- Hé ! crie-t-il. "Qui est ce soi-disant champion ? Est-il seulement capable de se mesurer à des demi-portions comme celui-ci ?"
- Oy, proteste Merlin.
Jarl se gratte l'oreille pendant un instant, puis souffle sur ce qu'il a extrait de son conduit auriculaire et mâchouille avec satisfaction.
- Pourquoi ? Tu penses que tu peux offrir un meilleur spectacle à la plus belle des belles ?
- Arthur, non, grince Gwaine.
- Certainement, dit Arthur fermement, en poussant Merlin derrière lui dans ce qu'il pense être un mouvement discret et qui n'échappe pas du tout au trafiquant d'esclaves.
- Très bien, alors. Mais je te préviens, si tu perds, je découperais ton petit ami la libellule en morceaux et je les donnerai à manger aux corbeaux.
Merlin frissonne malgré sa confiance inébranlable en Arthur.
- Je ne perdrai pas, assure le prince en fusillant le truand de son regard le plus méprisant.
Le sourire abominable de Jarl s'élargit encore plus.
- Alors, es-tu prêt, mon champion ? appelle-t-il.
Il y a un instant de silence, puis Gwaine lève la tête, très sérieux.
- Je le suis, répond-t-il.
A SUIVRE…